Читать книгу L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra - Страница 35
ОглавлениеComme Amour est sans yeux, il est sans connaissance;
Oui, c'est un dieu bizarre et plein de cruauté,
Qui condamne au hasard et sans nulle équité;
Ou le mal que je souffre excède sa sentence.
Mais si l'Amour est dieu, c'est une conséquence,
Qu'il voit tout, connaît tout, et c'est impiété
D'accuser de rigueur une divinité:
D'où viennent donc mes maux, et qui fait ma souffrance?
Philis, ce n'est pas vous; un si noble sujet
Ne peut jamais causer un aussi triste effet;
Et ce n'est pas du ciel que mon malheur procède.
Je vois qu'il faut mourir dans ce trouble confus.
Comment guérir de maux qui nous sont inconnus?
Un miracle peut seul en donner le remède.
Cette chanson-là ne nous apprend rien, dit Sancho, à moins que par ce fil dont elle parle nous ne tenions le peloton de toute l'aventure.
De quel fil parles-tu? demanda don Quichotte.
Il me semble que Votre Grâce a parlé de fil, répondit Sancho.
J'ai parlé de Philis, reprit don Quichotte; et ce nom doit être celui de la dame dont se plaint l'auteur de ce sonnet. Certes, le poëte n'est pas des moindres, ou je n'entends rien au métier.
Comment! dit Sancho, est-ce que Votre Grâce se connaît aussi à composer des vers?
Mieux que tu ne penses, répondit don Quichotte, et bientôt tu le verras quand je t'aurai donné une lettre toute en vers pour porter à Dulcinée du Toboso. Apprends, Sancho, que les chevaliers errants du temps passé étaient, la plupart du moins, poëtes et musiciens; car ces talents, ou pour mieux dire, ces dons du ciel, sont le lot ordinaire des amoureux errants. Malgré cela, il faut convenir que dans leurs poésies les anciens chevaliers ont plus de vigueur que de délicatesse.
Lisez toujours, seigneur, dit Sancho, peut-être trouverons-nous ce que nous cherchons.
Don Quichotte tourna le feuillet: Ceci est de la prose, dit-il, et ressemble à une lettre.
A une lettre missive? demanda Sancho.
Par ma foi, le début ferait croire à une lettre d'amour, répondit don Quichotte.
Eh bien, que Votre Grâce ait la bonté de lire tout haut; j'aime infiniment ces sortes de lettres et tout ce qui est dans ce genre.
Volontiers, dit don Quichotte; et il lut ce qui suit:
«La fausseté de tes promesses et la certitude de mon malheur me conduisent en un lieu d'où tu apprendras plus tôt la nouvelle de ma mort que l'expression de mes plaintes. Tu m'as trahi, ingrate, pour un plus riche, mais non pour un meilleur que moi; car si la vertu était estimée à l'égal de la richesse, je n'envierais pas le bonheur d'autrui, et je ne pleurerais pas mon propre malheur. Ce qu'a fait naître ta beauté, ton inconstance l'a détruit: par l'une tu me parus un ange, mais l'autre m'a prouvé que tu n'étais qu'une femme. Adieu. Vis en paix, toi qui me fais une guerre si cruelle. Fasse le ciel que la perfidie de ton époux ne te soit jamais connue, afin que, venant à te repentir de ta trahison, je ne sois point forcé de venger nos déplaisirs communs sur un homme que tu es désormais tenue de respecter.»
Voilà qui nous en apprend encore moins que les vers, dit don Quichotte, si ce n'est pourtant que celui qui a écrit cette lettre est un amant trahi; et continuant de feuilleter le livre de poche, il trouva qu'il ne contenait que des plaintes, des reproches, des lamentations, puis des dédains et des faveurs, les unes exhalées avec enthousiasme, les autres amèrement déplorés.
Pendant que don Quichotte feuilletait le livre de poche, Sancho revisitait la valise, sans y laisser non plus que dans le coussin, un repli qu'il ne fouillât, une couture qu'il ne rompit, un flocon de laine qu'il ne triât soigneusement, tant il était en goût, depuis la découverte des écus d'or, dont il avait trouvé plus d'une centaine. Cette récompense de toutes ses mésaventures lui parut satisfaisante, et à ce prix il en eût voulu autant tous les mois.
Notre chevalier avait grande envie de connaître le maître de la valise, conjecturant par le sonnet et la lettre, par la quantité d'écus d'or et la finesse du linge, qu'elle devait appartenir à un amoureux de bonne maison, réduit au désespoir par les cruautés de sa dame. Mais, comme dans ces lieux déserts il n'apercevait personne de qui il pût recueillir quelque information, il se décida à passer outre, se laissant aller au gré de Rossinante, qui marchait tant bien que mal à travers ces roches hérissées de ronces et d'épines.
Tandis qu'il cheminait ainsi, espérant toujours qu'en cet endroit âpre et sauvage viendrait enfin s'offrir à lui quelque aventure extraordinaire, il aperçut tout à coup, au sommet d'une montagne, un homme courant avec une légèreté surprenante de rocher en rocher. Il crut reconnaître que cet homme était presque sans vêtements, qu'il avait la tête nue, les cheveux en désordre, la barbe noire et touffue, les pieds sans chaussure, et qu'il portait un pourpoint qui semblait de velours jaune, mais tellement en lambeaux, que la chair paraissait en plusieurs endroits. Bien que cet homme eût passé avec la rapidité de l'éclair, tout cela fut remarqué par don Quichotte, qui fit ses efforts pour le suivre; mais il n'était pas donné aux faibles jarrets du flegmatique Rossinante de courir sur un terrain aussi accidenté. S'imaginant que ce devait être le maître de la valise, notre héros résolut de se mettre à sa recherche, dût-il, pour l'atteindre, errer une année entière dans ces solitudes. Il ordonna à Sancho de parcourir un côté de la montagne, pendant que lui-même irait du côté opposé.
Cela m'est impossible, répondit Sancho, car dès que je quitte tant soit peu Votre Grâce, la peur s'empare de moi et vient m'assaillir avec toutes sortes de visions. Aussi soyez assuré que dorénavant je ne m'éloignerai pas de vous, fût-ce d'un demi-pied.
J'y consens, dit don Quichotte, et je suis bien aise de voir la confiance que tu as en ma valeur: sois certain qu'elle ne te faillira pas, quand même l'âme viendrait à te manquer au corps. Suis-moi donc pas à pas, les yeux grands ouverts; nous ferons le tour de cette montagne, et peut-être rencontrerons-nous le maître de cette valise, car c'est lui sans doute que nous avons vu passer si rapidement.
Ne serait-il pas mieux de ne le point chercher? reprit Sancho; si nous le trouvons, et que l'argent soit à lui, il est clair que je suis obligé de le restituer. Vous le voyez, cette recherche ne peut être d'aucune utilité, et mieux vaut posséder cet argent de bonne foi, jusqu'à ce que le hasard nous en fasse découvrir le véritable propriétaire. Oh! alors, si l'argent est parti, le roi m'en fera quitte.
Tu te trompes en cela, Sancho, dit don Quichotte; dès qu'un seul instant nous pouvons supposer que cet homme est le maître de cet argent, notre devoir est de le chercher sans relâche pour lui faire restitution; car la seule présomption qu'il peut l'être équivaut pour nous à la certitude qu'il l'est réellement et nous en fait responsables. Ainsi donc, que cette recherche ne te donne point de chagrin; quant à moi, il me semble que je serai déchargé d'un grand fardeau si je peux réussir à rencontrer cet inconnu.
En disant cela il piqua Rossinante, et Sancho le suivit à pied, toujours portant la charge de l'âne, grâce à Ginez de Passamont.
Après avoir longtemps fouillé toute la montagne, ils arrivèrent au bord d'un ruisseau, où ils rencontrèrent le cadavre d'une mule ayant encore sa selle et sa bride et à demi mangée des corbeaux et des loups. Cela les confirma dans l'idée que l'homme qui fuyait était le maître de la valise et de la mule. Pendant qu'ils la considéraient, un coup de sifflet pareil à celui d'un berger qui rassemble son troupeau se fit entendre; aussitôt ils aperçurent sur la gauche une grande quantité de chèvres, et plus loin un vieux pâtre qui les gardait. Don Quichotte élevant la voix pria cet homme de descendre, lequel tout surpris leur demanda comment ils avaient pu pénétrer dans un endroit si sauvage, connu seulement des chèvres et des loups.
Descendez, lui cria Sancho; nous vous en rendrons compte.
Le chevrier descendit. Je gage, seigneur, dit-il en arrivant auprès de don Quichotte, que vous regardiez cette mule étendue dans le ravin. Il y a, sans mentir, six mois qu'elle est à la même place; mais, dites-moi, n'avez-vous point rencontré son maître?
Nous n'avons rien rencontré, répondit don Quichotte, si ce n'est un coussin et une petite valise à quelques pas d'ici.
Je l'ai trouvée aussi, dit le chevrier, et, comme vous, je me suis bien gardé d'y toucher; je n'ai pas seulement voulu en approcher, de peur de quelque surprise, et peut-être de me voir accuser de larcin; car le diable est subtil, et souvent il met sur notre chemin des choses qui nous font broncher sans savoir ni pourquoi ni comment.
Voilà justement ce que je disais, repartit Sancho; moi aussi j'ai trouvé la valise, sans vouloir en approcher d'un jet de pierre. Je l'ai laissée là-bas, qu'elle y demeure; je n'aime pas à attacher des grelots aux chiens.
Savez-vous, bonhomme, quel est le maître de ces objets? reprit don Quichotte en s'adressant au chevrier.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Il aperçut au sommet d'une montagne un homme courant de rocher en rocher (p. 111).
Tout ce que je sais, répondit celui-ci, c'est qu'il y a environ six mois, un jeune homme de belle taille et de bonne façon, monté sur la même mule que vous voyez, mais qui alors était en vie, avec le coussin et la valise que vous dites avoir trouvés et n'avoir point touchés, arriva à des huttes qui sont à trois lieues d'ici, demandant quel était l'endroit le plus désert de ces montagnes. Nous lui répondîmes que c'était celui où nous sommes en ce moment; cela est si vrai qu'en s'avançant à une demi-lieue plus loin, on aurait bien de la peine à en sortir; aussi suis-je étonné de voir que vous ayez pu pénétrer jusqu'ici, car il n'y a ni chemin ni sentier qui y conduise. Ce jeune homme n'eut pas plus tôt entendu notre réponse, qu'il tourna bride et prit la direction que nous lui avions indiquée, nous laissant tout surpris de l'empressement qu'il mettait à s'enfoncer dans ce désert. Depuis, personne ne l'avait revu, quand un jour il rencontra un de nos pâtres, sur lequel il se jeta comme un furieux en l'accablant de coups; courant ensuite aux provisions qui étaient là sur un âne, il s'empara du pain et du fromage qui s'y trouvaient, puis disparut plus agile qu'un daim. Quand nous apprîmes cette aventure, nous nous mîmes,quelques chevriers et moi, à le chercher; et après avoir fouillé longtemps les endroits les plus épais, nous le trouvâmes, enfin, caché dans le tronc d'un gros liége.
Il s'avança vers nous avec douceur, mais le visage si altéré et si brûlé du soleil, que sans ses habits, qui déjà étaient en lambeaux, nous aurions eu de la peine à le reconnaître. Il nous salua courtoisement; et, en quelques mots bien tournés, il nous dit de ne pas nous étonner de le voir agir de la sorte, qu'il fallait que cela fût ainsi pour accomplir une pénitence qu'on lui avait imposée. Nous le priâmes de nous dire qui il était, mais il s'y refusa obstinément. Nous lui demandâmes d'indiquer l'endroit où nous pourrions le retrouver afin de lui donner, quand il en aurait besoin, la nourriture dont il ne pouvait se passer, l'assurant que ce serait de bon cœur; ou que, tout au moins, il vînt la demander sans la prendre de force. Il nous remercia, s'excusa de ses violences passées, nous promettant de demander à l'avenir, pour l'amour de Dieu et sans violenter personne, ce qui lui serait nécessaire. Quant à son habitation, il n'avait point de retraite fixe, il s'arrêtait, dit-il, là où la nuit le surprenait.
Après ces demandes et ces réponses, il se mit à pleurer si amèrement qu'il eût fallu être de bronze pour ne pas en avoir pitié, nous autres surtout qui le trouvions dans un état si différent de celui où nous l'avions vu pour la première fois; car, je vous l'ai dit, c'était un beau jeune homme, de fort bonne mine, qui avait de l'esprit, et paraissait plein de sens; et tout cela réuni nous fit croire qu'il était de bonne maison et richement élevé. Tout à coup, au milieu de la conversation, le voilà qui s'arrête, devient muet, et demeure longtemps les yeux cloués en terre, pendant que nous étions là étonnés, inquiets attendant à quoi aboutirait cette extase, non sans éprouver beaucoup de compassion d'un si triste état. En le voyant ouvrir de grands yeux sans remuer les paupières, puis les fermer en serrant les lèvres et fronçant les sourcils, nous reconnûmes sans peine qu'il était sujet à des accès de folie. Nous ne tardâmes pas à en avoir la preuve, car après s'être roulé par terre, il se releva brusquement et tout aussitôt se précipita sur l'un de nous avec une telle furie, que si nous ne l'eussions arraché de ses mains, il le tuait à coups de poings et à coups de dents; en le frappant il lui disait: Ah! traître don Fernand, c'est ici que tu me payeras l'outrage que tu m'as fait: c'est ici que mes mains t'arracheront ce lâche cœur qui recèle toutes les méchancetés du monde. Il ajoutait encore mille autres injures, qui toutes tendaient à reprocher à ce Fernand son parjure et sa trahison. Après quoi il s'enfonça dans la montagne, courant avec une telle vitesse à travers les buissons et sur ces rochers, qu'il nous fut impossible de le suivre.
Cela nous a fait penser que sa folie le prenait par intervalles, et qu'un homme, appelé don Fernand, lui avait causé un déplaisir si grand qu'il en avait perdu la raison. Notre soupçon s'est confirmé quand nous l'avons vu venir tantôt demander avec douceur à manger aux bergers, tantôt prendre leurs provisions par force, selon qu'il est ou non dans son bon sens. Aussi, poursuivit le chevrier, deux bergers de mes amis, leurs valets et moi, nous avons résolu de chercher ce pauvre jeune homme jusqu'à ce que nous l'ayons trouvé, pour l'amener de gré ou de force, à Almodovar qui est à huit lieues d'ici, et le faire traiter s'il y a remède à son mal, ou tout au moins apprendre qui il est, afin qu'on puisse informer ses parents de son malheur. Voilà tout ce que je puis répondre aux questions que vous m'avez faites; mais soyez certains que celui que vous avez vu courir si rapidement, et presque nu, est le véritable maître de la mule et de la valise que vous avez trouvées sur votre chemin.
Émerveillé du récit que le chevrier venait de lui faire, don Quichotte n'en eut que plus d'envie de savoir quel était cet homme si cruellement traité par le sort, et qu'il trouvait si fort à plaindre. Il s'affermit donc dans la résolution de le chercher par toute la montagne, se promettant de ne pas laisser un recoin sans le visiter. Mais la fortune en ordonna mieux qu'il n'espérait, car au même instant, dans une embrasure de rocher, le jeune homme parut, s'avançant vers eux, et marmottant tout bas des paroles qu'ils ne pouvaient entendre. Son vêtement était tel que nous l'avons dépeint; seulement, don Quichotte reconnut, en s'approchant, que le pourpoint qu'il portait était parfumé d'ambre, ce qui le confirma dans l'idée qu'il devait être de haute condition. En les abordant, le jeune homme les salua d'une voix rauque et brusque, quoique avec courtoisie. Notre héros lui rendit son salut, et descendant de cheval s'avança avec empressement pour l'embrasser; mais l'inconnu, après s'être laissé donner l'accolade, s'écartant un peu et posant ses deux mains sur les épaules de don Quichotte, se mit à le considérer de la tête aux pieds, comme s'il eût cherché à le reconnaître, non moins surpris de la figure, de la taille et de l'armure du chevalier, que celui-ci ne l'était de le voir lui-même en cet état. Enfin le premier des deux qui parla fut l'inconnu, et il dit ce qu'on verra dans le chapitre suivant.