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La sculpture idéaliste, expression de la vie invisible de l’âme, au moyen de la vie du corps.
ОглавлениеSOMMAIRE: 1° Théorie. L’art, en général, nous détourne, par la contemplation de la beauté, des imperfections de la vie réelle. Théorie de Platon, que l’art a pour point de départ la réalité. Beauté du corps humain, ses degrés et ses conditions; vie physiologique et vie psychologique. La forme idéale, en sculpture, condition essentielle de la beauté. Expression des sensations et des sentiments. Conditions dans lesquelles la sensibilité, trop violemment excitée, produit la laideur. Le mysticisme dans l’art. Expression de la vie de l’esprit. Expression de l’activité par l’attitude et le mouvement. — 2° Histoire des idées qui influèrent sur l’art en Grèce. Socrate, dans Xénophon. Platon, L’amour platonique. Aristote, Traité de l’âme. Conclusion.
Il est pour l’homme deux sortes de vies: la vie réelle et la vie idéale. La vie réelle nous mêle aux choses de ce monde, et unit notre destinée propre à celle de nos semblables; elle nous rend présents et utiles à tous les degrés de la communauté humaine, la famille, la cité et l’Etat. Elle a sa grandeur et même sa poésie; elle est fertile en dévouements et en douces vertus: elle suffit au bonheur tranquille de ceux qui ont borné leur existence aux joies modestes du foyer domestique: elle contente l’activité des hommes qui touchent aux intérêts, grands ou petits, de leurs concitoyens. C’est par la vie réelle que nous commençons tous: la plupart se livrent à elle seule pour toujours; il n’est personne qui n’y revienne sans cesse, poussé par l’invincible loi de notre nature. Car l’homme a été bien défini par Aristote un être sociable.
Mais si nécessaire et si attrayante que soit la vie sociale, elle amène dans son cours des heures de lassitude et d’ennui. C’est alors que naissent, dans les esprits élevés, l’aspiration vers la vie idéale, le désir de la science, et l’amour de l’art.
Nous avons en nous un instinct et un goût si vifs de la perfection, que nos jours s’écoulent, même à notre insu, dans la recherche de l’harmonie et de la beauté absolues. Les Grecs anciens racontaient qu’avant de tomber en ce monde notre âme avait vécu dans le ciel, face à face avec les merveilles divines, suivant les chœurs des bienheureux, et comprenant l’infini. Cette joie religieuse qu’elle éprouve encore ici-bas lorsque, à travers les tristes ombres de la vie réelle, se glisse un rayon affaibli de la souveraine beauté ; cette souffrance mélancolique qu’elle ressent des imperfections et des misères qui l’entourent, sont autant de ressouvenirs et de regrets de sa première jeunesse passée dans les régions éternelles. Alors, dédaignant les biens terrestres et le bonheur des sens, recueillie en elle-même, elle s’abandonne à la contemplation des grandes lois qui règlent toute justice, toute vérité et toute beauté. Platon a exprimé par une fable ingénieuse cette retraite de l’âme de l’artiste dans la vie idéale. «A la naissance des Muses, quand fut créée la musique, quelques hommes de ce temps-là furent saisis d’une volupté si grande que, toujours chantant, ils oublièrent de manger et de boire, et moururent doucement, sans douleur: c’est d’eux que sont venues les cigales, race privilégiée des Muses, qui vivent sans souffrir de la faim, et qui, sans jamais manger ni boire, chantent dès le premier jour jusqu’à leur mort, puis, s’en allant vers les Muses, rapportent à chacune d’elles les noms de leurs fidèles d’ici-bas .»
L’art a donc pour condition le détachement de la vie réelle, et la pratique de la vie supérieure de l’âme. Le premier artiste a été l’homme qui, jugeant l’existence monotone et vulgaire, s’est efforcé de donner aux conceptions de son esprit une forme perceptible aux sens; le premier sculpteur a été celui qui, cherchanten vain des corps mieux proportionnés, des fronts plus intelligents, des attitudes plus puissantes ou plus gracieuses, un jour, d’un ciseau encore mal habile, ébaucha dans la pierre le dieu, c’est-à-dire l’homme parfait entrevu dans ses rêves.
Mais l’artiste doit-il, pour rendre l’idéal, oublier la réalité ? Le peintre et le sculpteur pourront-ils, s’ils n’ouvrent jamais les yeux sur des modèles vivants, douer leurs personnages de force et de beauté ?
Ici nous rencontrons chez Platon une théorie dont l’art grec, la poésie comme la sculpture, a sans cesse montré la profondeur et la fécondité : la vraie méthode, fait-il dire à Socrate dans le Banquet, la vraie méthode de l’amour — entendons de l’inspiration de l’artiste et de la recherche de l’idéal — est de s’élever toujours au moyen des beautés réelles, comme par autant d’échelons, vers la beauté sans mélange, passant d’un seul beau corps à deux, et de deux à tous les beaux corps. Enfin, au-delà des beautés sensibles, à travers les choses intellectuelles, les institutions humaines et les sciences pures, la pensée du poète atteindra à la science suprême, et se reposera dans la jouissance ineffable de la beauté immortelle.
Nous résumerons ainsi la doctrine du maître: l’art doit chercher dans la réalité les éléments épars de l’idéal. Car l’idéal n’est pas un être de raison, accessible seulement à la logique abstraite des métaphysiciens: il existe partout, dans la nature, ou plutôt il est la nature elle-même, mais purifiée et agrandie. C’est au génie de l’artiste de le deviner sous les ombres qui l’obscurcissent. Imitez Phidias, disait sans doute Platon aux sculpteurs de son temps: comme lui, avant d’imaginer la beauté des dieux, étudiez dans les gymnases et sur la place publique la beauté des jeunes hommes; avant de produire des Jupiter et des Minerve, taillez dans vos ateliers des statues d’athlètes. Chaque individu est un exemplaire dégénéré d’un type en lui-même régulier et parfait: écartez, pour dégager le type dans sa pureté primitive, les imperfections sans nombre dont la race, le climat, la condition sociale, les passions dominantes et les mille accidents de la vie organique l’ont peu à peu recouvert. Développez ce front sous lequel l’intelligence paraît étouffée: abaissez ces lèvres gonflées par les instincts sensuels; redressez cette tête et ce buste que la méditation savante ou le travail physique a inclinés vers la terre; corrigez cette attitude trop nonchalante, ce geste trop théâtral, cette démarche sans noblesse: en un mot, dans l’homme, tel qu’il apparaît, découvrez l’homme tel qu’il devrait être si rien ne s’était opposé au développement libre et harmonieux de l’âme et du corps. Partez de la réalité pour aboutir à la nature.
Mais cette nature humaine que l’art idéaliste doit reconstituer, est-elle tout entière dans le corps? Le sculpteur aura-t-il fait assez quand, s’aidant de l’anatomie et de la géométrie, il aura composé une statue irréprochable par la mesure des membres et leurs proportions réciproques? Si l’on me montre à l’amphithéâtre un corps, même admirable, sa beauté, qui n’est plus que matérielle, me semble incomplète, et le peu qu’il en reste n’est guère que le dernier vestige de l’existence qui l’a quitté. Il faut, pour qu’il m’intéresse, qu’il ait conservé je ne sais quelle apparence de vie, et que son aspect représente non pas l’immobilité froide de la mort, mais plutôt le repos profond du sommeil. «La beauté, disait Plotin, brille de tout son éclat sur la face d’un vivant, tandis qu’après la mort on n’en trouve plus que la trace .» La vie physiologique est donc une première condition de beauté pour le corps humain. Je passe à l’atelier et j’y regarde un modèle vivant: la santé fait courir sous ces chairs fermes et juvéniles un sang riche; la saillie des muscles indique la vigueur des membres; la poitrine large, la chevelure abondante, la figure bien remplie, témoignent de la force virile dans toute sa fleur. Mais les yeux n’ont pas d’expression, mais la bouche est sans sourire, et les traits sans mouvement n’accusent ni pensée ni émotion intérieure; l’attitude est gauche ou insignifiante. L’âme est absente de ce beau corps, et mon admiration pour lui est mêlée d’un regret. La vie psychologique est donc pour l’homme une seconde condition de beauté. Que l’on me présente ensuite une tête de Raphaël, par exemple le petit Christ de la Madone à la chaise. Il est pâle, maladif, si l’on veut; mais ce jeune front est éclairé d’une intelligence si précoce; il y a dans ce regard tant de douceur et de résignation; l’âme de l’enfant et du Dieu se révèle si bien dans cette faiblesse craintive et cette majesté gracieuse, qu’il n’est personne qui, en face d’un tel tableau, ne saisisse par intuition la loi souveraine des arts du dessin, loi que l’on peut formuler ainsi: l’expression de la vie invisible de l’âme au moyen de la vie du corps.
Et cette loi ne s’applique pas seulement à la reproduction de l’homme par la couleur ou par le marbre: elle est la loi générale de tous les arts. Il y a aussi dans le paysage une âme cachée, et ceux qui savent l’entrevoir sont des poètes. Un horizon lointain de la campagne de Rome, par Poussin, avec ses grandes lignes et ses ombres solennelles; une vue de la mer au soleil couchant, de Claude le Lorrain; une scène champêtre de Ruysdaël ou de Rembrandt, dans les plaines modestes de Hollande, sous un ciel entrecoupé de rayons et de nuées, n’ont-ils pas une physionomie véritable, qui fait de ces accidents de terrains, de végétation et de lumière, une sorte d’être vivant, que nous comprenons et que nous aimons? Ecoutez un chant d’église ou une mélodie de Mozart, le Miserere d’Allegri à la chapelle Sixtine ou la romance de Chérubin, et dites si ces notes ne sont pas autant de paroles qui vous racontent les défaillances, les angoisses et les joies de l’âme humaine. Les monuments eux-mêmes sont parfois des symboles et comme une histoire muette. Le Parthénon, simple, harmonieux, tout pénétré d’une lumière blanche et égale, rappelle le peuple fin, artiste, raisonnable, sans passion vive et sans mysticisme, qui l’a élevé, comme les Notre-Dame gothiques de Strasbourg et de Cologne, avec leurs ogives pleines d’ombres où la voix grave des orgues roule en longs gémissements, nous entretiennent de l’existence attristée et de la foi rêveuse de nos pères.
Nous avons distingué les deux éléments constitutifs des arts en général, et particulièrement de la sculpture: d’une part, la matière, la forme plastique, le corps, qui est un ensemble de signes; de l’autre, l’esprit, l’âme intérieure, qui échapperait aux sens, si le corps qu’elle pénètre ne la manifestait par ses propres modifications. Or tout signe se rattache à l’objet signifié par un rapport quelconque. La philosophie française est souvent revenue, au point de vue métaphysique et psychologique, sur la question des rapports de l’âme et du corps. Cabanis l’a rattachée, comme une branche désormais essentielle, aux études de physiologie médicale. La science esthétique peut se la poser à son tour. Avant d’étudier par quels caractères successifs l’art grec, jusqu’au temps de Praxitèle, a exprimé au moyen de la forme cette force vivante dont nous avons conscience et que nous appelons moi, il n’est pas hors de propos de rechercher, par l’observation et l’analyse, à quels états particuliers de l’âme correspondent les différentes manières d’être du corps.
Déclarons tout d’abord qu’en sculpture l’âme n’atteint sa beauté idéale qu’unie à un corps de formes idéales, c’est-à-dire que la beauté dans la personne humaine a pour condition essentielle la perfection de l’esprit et de son enveloppe matérielle. C’est comme une note unique qui résulte de l’accord absolu de deux sons. Il semble qu’il soit superflu d’énoncer cette vérité. Cependant quelques personnes pensent le contraire, et croient qu’il suffit à la beauté humaine d’une âme noble, intelligente, passionnée, lors même qu’elle est jointe à un corps mal proportionné, à un visage irrégulier ou disgracieux. Assurément les formes laides peuvent, tant l’âme est puissante à se révéler, se revêtir, à un certain degré, de la beauté intérieure. C’est ainsi qu’il advint pour Socrate, malgré sa face de satire. Nous reconnaissons même entre les différents arts une aptitude différente à montrer le beau sous une certaine laideur. Cela est évident pour la poésie dramatique, telle que l’ont conçue les modernes depuis Shakespeare. Dans la tragédie grecque les personnages n’étaient jamais difformes, et dans Philoctète infirme et OEdipe aveuglé et les yeux sanglants, il est certain que la beauté plastique avait sa part la plus grande possible. Le goût public ayant changé, nous avons eu Triboulet et Quasimodo. Mais dans le drame et le roman l’esprit du spectateur ou du lecteur est occupé au moins autant que son regard ou son imagination, et il l’est d’un autre côté. N’est-il pas vrai que le personnage se dédouble en quelque sorte, que sa vie morale, que l’énergie de sa passion, et par conséquent sa beauté morale nous attirent et nous charment indépendamment de sa laideur physique, de son attitude et de son geste? Là donc où nous recevons le sentiment de la beauté, c’est tout autre chose que le corps qui nous a émus. Il n’en peut être ainsi pour les arts du dessin qui n’ont de prise sur nous que par le sens de la vue, qui ne nous montrent la beauté spirituelle qu’à travers la forme et non comme la poésie à l’aide des paroles immatérielles et du complet développement des caractères. Néanmoins la peinture nous semble gouvernée encore par des règles moins sévères que la sculpture. En effet, dans un certain sens, la peinture serre la réalité de beaucoup plus près que la statuaire. Non seulement elle atteint, au moyen de l’ombre et de la lumière bien ménagées, au relief de la forme, mais par la couleur elle reproduit d’une manière achevée l’apparence et la vie des êtres. Nous pouvons donc demander à la peinture beaucoup de réalité et de vérité, et nous ne sommes point surpris s’il reste dans ses ouvrages quelque chose des imperfections que nous montrent partout la vérité et la réalité. Mais la sculpture n’est-elle pas un art plus idéaliste? Il est évident que, privée de la variété des couleurs, et renonçant en général à figurer par des matières colorées le globe de l’œil, elle est impuissante à représenter ce qu’il y a de plus mobile, de plus spontané, de plus délicat, et par conséquent de plus individuel et de plus réel dans nos sensations et nos passions. Toutes ces nuances fugitives dont l’ensemble compose bien plus que des tons tranchés et vigoureux notre vie morale, et, par une suite nécessaire, notre physionomie, ne sont pas du domaine de la sculpture. Elle est limitée à des expressions plus simples, plus précises, mais aussi plus choisies, moins individuelles, mais plus relevées et plus nobles. Il y a moins de vie dans ses personnages, mais c’est une vie supérieure et plus idéale. Mais cet idéal intellectuel ne peut être rendu qu’à travers l’idéal même de la forme plastique. En effet, si la forme est une suite de signes, et comme un langage organisé, qui manifeste l’invisible idée, ne serait-il pas insensé de reproduire une idée noble par des paroles vulgaires, et de révéler une âme dont la puissance et la beauté sont plus qu’humaines par un corps que déparerait quelqu’une des laideurs de la réalité ? Ce serait exécuter une mélodie admirable sur un instrument faux et incomplet. Enfin n’oublions pas la condition que le goût des anciens avait faite à la sculpture. Ils n’admettaient que le nu, et lors même qu’ils recouvraient le corps de draperies, loin de le dissimuler, ils en accusaient toutes les lignes et toutes les inflexions sous ces tuniques légères dont l’étoffe docile se moulait sur les membres et ne les cachait point. Si la sculpture fut dans l’antiquité hellénique le premier des arts après la poésie, c’est que ce peuple adorait la beauté et la jeunesse, et qu’il considérait presque comme une impiété de proposer aux regards la laideur, signe de la malveillance et du ressentiment des dieux.
Ce point établi, nous allons rechercher comment la vie psychologique, la triple vie de la sensibilité, de l’intelligence et de l’activité volontaire, forme l’aspect original et la physionomie du corps humain.
La sensibilité physique marque, chez l’enfant, la première apparition de l’âme. La rondeur et la mollesse des membres, la douceur de la peau fine et transparente qui les recouvre, facilitent et multiplient les sensations agréables ou pénibles du toucher. Il n’est point d’émotion, si fugitive qu’elle soit, qui n’ait sa trace sur le visage mobile et virginal où aucune ride n’altère encore l’épanouissement du sourire; les yeux purs et profonds expriment toutes les joies naïves, tandis que la bouche vermeille, entr’ouverte comme la corolle humide d’une jeune fleur, semble respirer le bonheur de vivre; la plus petite souffrance étend un nuage sur ces figures si candides; le regard se mouille de larmes, et de légers sillons trahissent au coin des lèvres le mal intérieur. Les contours moins arrondis, les membres plus déliés et en apparence plus frèles du corps de l’adolescent se prêtent mieux, par la souplesse et la facilité des attitudes, à l’expression variée de sensations chaque jour plus nombreuses. Aux affections spontanées du berceau, l’éducation ajoute de nouveaux sentiments préparés par le premier travail de la pensée. Le corps traduit l’enthousiasme naissant de l’âme; l’admiration pour la beauté se peint déjà dans le feu plus vif des yeux, dans le geste plus réfléchi et plus intelligent. Enfin, aux jours de la pleine jeunesse, la vie sensitive apparaît dans toute sa puissance. Grâce à la faiblesse des organes et à la mobilité de l’esprit, la sensibilité, durant le premier âge, n’est jamais qu’effleurée: en peu de mois l’enfant devient homme, la puberté du corps lui donne la volupté, et la virilité naissante de l’intelligence le dispose à la passion.
Cet âge a été chanté par les poëtes de toutes les langues, et la science elle-même, quand elle a voulu le décrire, a souvent emprunté les images de la poësie. Les membres, inondés d’une séve printanière, ont repris l’embonpoint qu’ils avaient perdu pendant l’adolescence; mais on sent, à la fermeté des attaches, à la pureté des lignes, à l’élasticité moelleuse des chairs, que déjà la force se cache sous la grâce. Un souffle paisible soulève également la poitrine; tous les sens, en éveil, appellent le plaisir; et même quand le désir voluptueux sommeille, la pose abandonnée, et la lenteur des mouvements, le regard serein et le demi-sourire des lèvres indiquent la sensation vague du bien-être et le contentement habituel de l’âme.
Mais la sensibilité morale s’est développée en même temps que la sensibilité physique. Jusque-là l’âme, comme le corps, avait vécu pour elle seule. Désormais elle cherchera à se répandre au dehors parce qu’elle se sent incomplète. C’est l’âge généreux des premières amours, amour de la vérité et de la science, amour de la beauté et de l’art. Dès qu’une de ces grandes passions s’est emparée de nous, elle anime et transforme tout notre être, et l’on voit apparaître sur la physionomie l’émotion profonde du cœur; les yeux s’enflamment et s’éteignent tour à tour, les joues se colorent, tous les nerfs du visage frémissent, la respiration se précipite, le sang court dans les veines plus abondant et plus rapide, la force vitale semble doublée. Quelques traits particuliers signalent la passion dominante: l’amour se manifeste par la douceur et la tendresse du regard qui s’arrête, avec un respect mêlé de désir, sur l’objet aimé. Un même sentiment s’interprète par les apparences les plus diverses. Les figures suaves d’Angelico da Fiesole expriment l’adoration autrement que les têtes ardentes, tristes et presque farouches de certains maîtres espagnols; là où le moraliste marque une nuance, même très fine, de la passion, l’artiste reconnaît dans les apparences plastiques le signe original qui y correspond.
De même que la sensation et la passion satisfaites, la sensation blessée et la passion contrariée se marquent sur le visage et le corps adultes par une empreinte si vive, suivant le degré et la durée de l’émotion, qu’elles fixent quelquefois la physionomie pour l’existence entière. La figure se contracte douloureusement, les sourcils se rapprochent, les yeux deviennent immobiles, tantôt ardents et tantôt languissants, les larmes coulent, les joues pâlissent, la bouche s’ouvre pour pousser une plainte, la tête s’incline sous le poids de la souffrance, les muscles se raidissent ou se relâchent, et laissent retomber dans l’affaissement le corps anéanti. Laocoon, replié sur lui-même, les bras étendus, fait un effort prodigieux pour arracher les serpents qui l’enlacent d’une étreinte mortelle; cette puissance inouïe déployée dans la lutte indique le malaise physique aussi bien que la terreur morale: la résistance désespérée se mesure à la violence de l’attaque. Le génie de la Science, dans la Melancholia d’Albert Dürer, assis au milieu de ses instruments inutiles et de ses travaux interrompus, les ailes pendantes, les bras immobiles, montre un découragement sans bornes que le spectacle du ciel, des forêts et des lacs pleins de vie et de lumière, ne saurait consoler. L’accablement résigné de l’attitude répond à la tristesse infinie de l’âme.
Essayons, pour résumer les rapports de l’âme et du corps dans la manifestation extérieure des faits sensibles, de leur attribuer un caractère commun, et de les faire rentrer dans un phénomène unique. Lorsque l’âme est indifférente, sans jouissance et sans peine, la force vitale rayonne également à travers l’enveloppe matérielle, et de l’équilibre exact de toutes les parties où l’existence circule uniformément, résulte l’impassibilité de l’ensemble. Dès que s’éveille la sensation, la force vitale se porte, plus abondante et plus intense, jusqu’à l’organe affecté, et de là se répand sur le corps entier dont elle émeut toutes les fibres, ou bien, vaincue par une force étrangère, se retire des membres vers son foyer intérieur. Dans l’absence de la passion, rien n’altère la paix du visage: dès que l’âme se trouble, la vie spirituelle reflue vers la physionomie qu’elle traverse en l’éclairant, et dont chaque détail, aussitôt modifié, prend, avec une situation particulière, l’expression et comme le langage du phénomène psychologique. Ainsi, à chaque nouvel état de l’âme répond un état nouveau du corps. Tout changement est un mouvement, et tout mouvement est signe de vie. Aristote, pour qui la nature, collection de substances vivantes, vit elle même d’une existence générale dont la fin est en Dieu, fit aboutir son Traité de physique à une théorie du mouvement. Il analysa les caractères de la sensibilité, et affirma que toute sensation est une altération, άλλoɩ́ωσɩς, c’est-à-dire un mouvement . En même temps donc que le métaphysicien note les degrés de la vie universelle, l’artiste distingue les degrés de la beauté ; la mer lui paraît plus belle qu’une plaine immobile, parce qu’une force infatigable la fait tressaillir; une figure humaine animée par la passion est plus belle que tous les aspects de la nature, parce que les mouvements de la vie organique dévoilent la force immatérielle, l’émotion morale et la conscience.
Nous devons résoudre une question très importante. Puisque les faits sensibles se manifestent sur le visage et le corps de l’homme par une altération ou un mouvement, tout mouvement étant susceptible d’une infinité de degrés, la sculpture doit-elle reproduire à tous ses degrés la vie sensitive? La sensibilité, trop violemment excitée, ne détruit-elle pas la beauté ? Y a-t-il un point où l’artiste s’arrêtera sous peine de produire la laideur, et la science esthétique peut-elle rigoureusement indiquer les limites de l’art?
Observons et analysons de nouveau la réalité. Lorsque la sensation voluptueuse est poussée à l’excès, l’intelligence se trouble, les idées deviennent confuses, incohérentes; l’âme, incapable de se posséder, ne peut résister au plaisir, la raison s’affaiblit et disparaît, l’instinct déchaîné triomphe de la pensée. Platon a décrit, avec une remarquable chasteté de langage, dans le mythe du Phèdre, cette lutte entre les sens et la raison. A grand’peine l’âme du philosophe arrache le coursier sensuel aux jouissances vers lesquelles il se précipite, entraînant l’attelage tout entier. «Ils s’en vont tous les deux; le coursier blanc, par pudeur et par crainte, inonde l’âme de sueur; et l’autre, délivré de la souffrance que le mors et le fouet lui faisaient sentir, encore tout haletant, emporté par la colère, accuse le cocher et son compagnon d’avoir lâchement déserté l’ordre et le bonheur .» Et si le sage doit livrer des combats si sanglants, combien d’âmes vulgaires ne céderont pas aux séductions du plaisir? Mais la nature trop sollicitée se venge cruellement. Si l’intelligence, à chaque nouvelle sensation, est momentanément suspendue, l’habitude des sensations extrêmes amène l’affaiblissement habituel et parfois l’anéantissement complet de l’esprit; le visage s’altère en même temps que l’âme se dégrade. L’intelligence abandonne les yeux qui n’ont plus qu’un regard appesanti, et le sourire, qui n’exprime plus que le contentement du désir assouvi. Les traits, devenus plus grossiers, ont perdu cette mobilité qui révélait si bien les mouvements variés de la vie spirituelle; les parties inférieures de la figure, siège des appétits physiques, développées à l’excès, attirent à elles toute la vie qu’ont perdue les parties supérieures où résidait la pensée. Peu à peu la physionomie humaine, modifiée par le vice dominant, s’est rapprochée de la physionomie de la bête. De grands artistes, Hogarth et Callot, ont gravé toutes ces difformités physiques qui ont pour principe autant de difformités morales. Considérez de près leurs personnages, que l’on appelle justement des grotesques. Ils sont très vivants, très actifs, mais à la façon de l’animal: l’instinct s’est accru chez eux avec une puissance telle qu’il a tout absorbé ; à mesure que cette force aveugle de la chair et du sang grandissait, leur pensée s’éteignait. Là est la raison première de leur laideur. La disposition des organes nous annonçait des hommes, et nous n’apercevons que des bêtes; la sculpture ne peut aller jusque-là, et l’art grec ne l’a jamais tenté. Il eut toujours conscience de ce fait, que la beauté de l’homme se dissipe aussitôt que l’intelligence est effacée du visage par l’excès de la sensation. L’allégorie des compagnons d’Ulysse changés en animaux par Circé l’enchanteresse est profonde: dans l’ivresse de la volupté, il semble que la figure humaine se transforme, tandis que l’âme, troublée par la passion, perd la direction d’elle-même.
Les mêmes phénomènes psychologiques se produisent en nous lorsqu’une douleur trop aiguë nous affecte. Nous ne pouvons souffrir que jusqu’à un certain point, variable à la vérité suivant nos forces physiques ou notre force morale. Nos sens, a dit Pascal, ne perçoivent rien d’extrême. Dès l’antiquité, Aristote avait exactement marqué, dans son Traité de l’âme, les bornes de la sensation douloureuse. «La sensation, disait-il, est un certain rapport et une certaine puissance à l’égard de l’objet senti, et cela même nous fait voir clairement pourquoi les qualités excessives dans les choses sensibles détruisent les organes de la sensation. Si le mouvement est plus fort que l’organe, le rapport est détruit, et ce rapport était pour nous la sensation, tout de même que l’harmonie et l’accord sont détruits quand les cordes sont trop fortement touchées.....» Et plus loin: «La sensibilité ne peut pas sentir l’objet, quand la sensation qu’il produit est trop forte; ainsi elle ne perçoit pas le son au milieu de sons violents; et quand les couleurs sont trop vives, ou les odeurs trop fortes, elle ne peut ni voir ni odorer. La violence des sensations du toucher, et, par exemple, la violence du froid, de la chaleur, de la dureté, peut détruire l’animal. C’est que l’excès de toute chose sensible détruit l’organe qui la sent .» A mesure que la souffrance éprouvée est plus vive, l’intelligence ou la conscience, qui rattache la sensation au sujet sentant, s’affaiblit, jusqu’à ce que, vaincu par le mal, l’homme perde complétement connaissance de lui-même et s’évanouisse; alors le visage ne garde plus aucune trace de la vie intérieure, et de cette beauté qui n’est que le reflet de l’âme à travers son enveloppe matérielle. On dirait même que la vie physiologique l’a quitté, car rien ne ressemble mieux à la mort qu’un évanouissement complet. Chaque fois que l’art idéaliste a montré l’homme dans un pareil état, il a dû corriger la réalité. Les maîtres laissent, sous les traits immobiles et froids, une dernière trace de pensée et d’émotion . Et cette tradition même a passé des peintres anciens aux artistes modernes. «Ménœcée, dit Philostrate, baigné dans son sang, expire avec un visage plein de douceur et paraît s’endormir.» Antiloque mort, entouré de ses amis qui le pleurent, sourit encore comme un homme heureux. La souffrance n’a pu altérer le beau visage de Panthée; il conserve sa sérénité gracieuse, et ses yeux mourants témoignent encore de sa grande intelligence . Ainsi, dans la représentation de l’évanouissement ou de la mort, le statuaire, non moins que le peintre, animera ses créations de cette vie de l’esprit qu’il n’entrevoit déjà plus dans la réalité. Quant aux agitations de la figure humaine causées par la souffrance et qui précèdent l’évanouissement, la sculpture ne doit les traduire qu’en réservant sur la physionomie la part de la pensée dont la défaillance est le commencement de toute laideur. Celle-ci s’achève par la contraction trop violente des muscles qui, dérangeant l’harmonie des traits, détruit la beauté plastique . Mais les convulsions ne sont pas du domaine de l’art; la tête de Laocoon est belle parce que les sculpteurs qui l’ont exécutée y ont répandu l’intelligence; il résiste encore au serpent qui tout à l’heure l’étouffera: la douleur physique n’est pas encore assez vive pour déformer son visage où apparaît surtout l’angoisse de l’âme. L’épouvante ne l’a pas abattu, et sa conscience demeure entière; il relève son front vers le ciel, et de sa bouche entr’ouverte sort une prière ou une plainte pour ses dieux qui l’abandonnent.
Les mêmes considérations s’appliquent à l’expression des sentiments pénibles. Mais ici une distinction est nécessaire. Toutes les souffrances morales, même excessives, ne portent pas atteinte à la beauté soit spirituelle, soit matérielle de la figure humaine. Quelques-unes au contraire redoublent l’intensité de nos facultés intellectuelles qu’elles concentrent dans la pensée unique et toujours présente du bonheur perdu, en même temps qu’elles ralentissent les mouvements de la vie organique et qu’elles donnent au regard à demi-voilé et à tous les traits une tranquillité profonde. Ces diverses affections ont pour signe constant la tristesse ou la mélancolie. Voyez Mignon, dans les peintures poétiques d’Ary Schœffer. Cet amour sans espérance dont elle doit mourir et qui met dans ses yeux noirs et sur son front pâli un deuil inconsolable, y entretient aussi la méditation des joies absentes de la patrie terrestre, et l’aspiration mélancolique vers la patrie future. De telles émotions, loin de nous agiter, assoupissent nos sens, et laissent un grand calme à tout notre être. Mais il en est d’autres qui produisent en nous les plus graves altérations. La fureur précipite le sang vers le visage qui s’enflamme: les yeux égarés s’allument d’un éclat sauvage, des cris inarticulés s’échappent de la poitrine; jamais passion plus ardente ne fait tomber l’homme plus près de la bête fauve. C’est alors qu’Ovide, guidé à son insu par un véritable instinct philosophique, enlève à ses personnages la forme humaine. «L’âme est devenue bête,» dit Dante , et le poëte prête à Ugolin acharné sur sa victime la rage aveugle d’un chien:
Quand’ ebbe detto ciò, con gli occhi torti,
Riprese il teschio misero co’ denti
Che furo all’ osso, come d’un can, forti .
L’épouvante à son comble amène les mêmes effets que la souffrance physique; elle décompose le visage et peut causer l’évanouissement. Dante, après le récit de Francesca, tombe comme un corps mort . Ainsi, toute une classe d’émotions douloureuses, les unes par une surexcitation violente de la vie animale, les autres par l’anéantissement presque absolu de notre énergie physique, aboutissent au même effet psychologique, l’absence momentanée de la raison et de la conscience. Aucune force intelligente ne réglant plus nos mouvements organiques, les phénomènes plastiques que nous avons indiqués tout à l’heure reparaissent avec ces caractères de désordre et de laideur que l’art idéaliste ne peut reproduire. Winckelmann, à propos d’un bas-relief du palais Barberini, représentant la mort d’Agamemnon, remarque que l’artiste a mis Clytemnestre à l’écart, observant ainsi cette maxime d’Aristote qu’il ne faut pas donner aux femmes de passion sanguinaire ; la fureur dont elle est transportée n’a pas enlevé à la reine d’Argos la dignité de son visage; mais les serpents qui s’enroulent autour de son bras et dans sa chevelure, la torche qu’elle élève pour éclairer les meurtriers d’Agamemnon marquent assez son désir implacable de vengeance. La Clytemnestre d’Eschyle avait été en proie à un emportement plus extrême. «Je l’enveloppai, comme on fait les poissons, dans un filet sans issue: c’était un riche voile, mais un voile de mort; deux fois je frappe, deux fois il pousse un cri plaintif, la force l’abandonne, il tombe. Tombé, un troisième coup l’achève .» La poésie, faite avec des idées que l’esprit de l’auditeur modifie et atténue, peut exprimer les excès de la passion dans une mesure plus grande que les arts du dessin, constitués par des formes matérielles qui s’imposent au regard.
Les émotions diverses de la sensibilité morale satisfaite se rapportent toutes à la joie ou à l’amour, ou plutôt elles ne sont qu’une variété de l’amour heureux qui, en possession de son objet, produit la joie, signe de son épanouissement intérieur. Mais si vives qu’on les suppose, jamais elles n’occasionnent les accidents psychologiques que nous venons d’analyser. Il n’en est pas de notre bonheur comme de nos souffrances physiques ou morales: il est toujours proportionné à nos propres forces. On l’a dit avec finesse: la joie ne fait pas mourir; c’est parce que la conscience demeure entière que la passion monte à son comble. Plus la raison connaît l’excellence et les perfections de l’être aimé, plus l’amour est ardent: Ignoti nulla cupido. Ainsi plus l’émotion est profonde, et plus vivement la beauté spirituelle brille sur la physionomie; ajoutons que l’âme, recueillie dans une seule idée et dans un seul désir, indifférente au monde extérieur et aux sollicitations des sens, communique aux traits du visage et au corps un calme harmonieux, nouvel élément de beauté. «L’amour, dit Platon citant les vers d’un ancien poëte, l’amour donne la paix aux hommes, la tranquillité à la mer infinie, et endort les vents .»
Le sentiment moral le plus élevé est l’amour de Dieu; lorsque cet amour s’est emparé de l’âme au point de la transformer, on l’appelle mysticisme. Le mysticisme extrême peut-il anéantir notre raison et la conscience que nous avons de notre personnalité ? Une grande école philosophique a répondu par l’affirmative. Les Néo-Platoniciens ont prétendu que la destinée de l’âme est de s’unir au bien suprême qui est Dieu. Mais l’âme, pour se confondre en Dieu, doit lui ressembler. Or, l’Etre parfait n’a ni activité, ni intelligence; lors donc que l’âme, éprise d’un immense amour, cherche à posséder l’objet infini de ses désirs, «cette fleur, dit Plotin, où s’épanouit la beauté éternelle,» elle doit laisser sur le seuil du monde intellectuel, toute science et toute pensée, oublier le corps qui l’enfermait, afin que, libre de la vie sensible et de la vie de l’esprit, et ne se connaissant plus elle-même, elle plonge et s’abîme dans le néant de la nature divine. L’extase Alexandrine suspend les lois de l’ordre physique tout autant que les lois de l’ordre moral. Pour l’auteur inconnu du livre des Mystères, l’initié contracte une insensibilité absolue: le feu, le fer et l’eau n’ont plus de prise sur son corps où la vie animale a fait place à la vie divine . Le mysticisme chrétien a souvent reproduit ces imaginations. Les légendes racontent que des saints se sont enlevés dans les airs; l’art même a parfois adopté ces traditions étranges. Le Louvre possède un tableau espagnol où un moine est suspendu dans sa cellule, en prière, et entouré par les anges. L’artiste n’a racheté la bizarrerie de l’attitude matérielle que par une remarquable expression de sentiment religieux, qui a pour principe un ordre d’idées très différentes.
En effet, le mysticisme des grands docteurs du moyen âge, d’accord avec notre nature, n’exige pas que l’homme meure à la vie de l’intelligence. Les premiers peintres religieux de l’Italie ou de l’Allemagne n’expriment ni la sensation ni l’activité qui sont ou coupables ou dangereuses: la foi est leur unique inspiration. Mais l’art chrétien, bien qu’il écarte certaines puissances de l’âme, ne supprime pas l’âme. La pose tranquille et le recueillement des personnages d’Holbein, le sourire très léger qui effleure leurs lèvres, la couleur claire et égale qui ne cache rien de la douceur et de la placidité de leur visage, sont autant de signes du sentiment plutôt profond que passionné, et de la pensée heureuse qui les remplit. Néanmoins leur beauté est incomplète, les esprits semblent engourdis, les corps manquent de ressort et de vie. Suivant le progrès des temps ou le génie des maîtres, à mesure que des attitudes plus souples et plus variées accusent une vie spirituelle plus complète, la perfection de l’art s’accroît. Le chœur d’adolescents, par Luca della Robbia , où est indiqué le caractère de chaque chanteur, a une beauté expressive supérieure à celle du groupe de la crèche sculpté par Nicolas de Pise sur la chaire de son baptistère, de même que les têtes de l’artiste toscan, toutes également animées d’une seule émotion, sont plus belles que les visages immobiles et muets dont Philippo Calendario a couronné les chapiteaux du palais ducal de Venise. Rien de plus charmant que les vierges d’Angelique de Fiesole, comparées à la grande madone byzantine de Cimabué, dans Sancta-Maria-Novella. Le progrès de Raphaël sur Francia et Pérugin, ses maîtres, est frappant; Moïse et Elie, dans la Transfiguration, sont ravis en extase. Les deux prophètes montent en pleine lumière vers le Christ, mais la splendeur du Fils de Dieu ne les éblouit point; ils le regardent en l’adorant, et l’on reconnaît à l’intelligence qui éclate sur leur visage les vrais précurseurs du Messie. Le plus grand peintre de la renaissance germanique, Albert Dürer, se dégagea pareillement des traditions trop mystiques d’Holbein, et, libre des sentiments qu’il avait gravés dans son eau-forte de Melancholia, traça d’une main toute-puissante ses apôtres Jean et Paul, les deux chefs-d’œuvre de la peinture religieuse en Allemagne. Jean fait lire dans son évangile l’apôtre Pierre, humble et courbé comme un disciple. Sur le front large du maître, Dürer a mis la supériorité dédaigneuse en même temps que la pensée sublime. Le saint Paul est une conception analogue: debout et de profil, couvert de son manteau blanc, appuyé sur sa grande épée nue, son livre à la main, l’apôtre des Gentils plonge dans le lointain un regard d’aigle; immobile et dans l’oubli des choses de la terre, Paul semble écouter en lui-même cette voix tonnante qu’il a jadis entendue sur le chemin de Damas, et caché dans la nuit, éperdu, et montrant ses dents blanches, saint Marc contemple en frissonnant cet apôtre qui n’était pas parmi les douze, et à qui il sera donné de convertir le monde .
Trois faits principaux ressortent des considérations qui précèdent: 1° Les sensations de plaisir ou de souffrance, et les sentiments douloureux portés à l’extrême suspendent dans l’âme et font disparaître de la physionomie la raison et la conscience. 2° Ce phénomène spirituel est toujours accompagné, soit de désordres organiques qui altèrent la face humaine, soit de l’évanouissement qui enlève au corps l’apparence de la vie physiologique. Un certain degré de laideur est la conséquence de ces divers accidents. 3° Certaines émotions pénibles, ainsi que la joie et l’amour, quel qu’en soit l’objet, sont favorables à la manifestation de l’esprit, ainsi qu’à l’harmonie des traits du visage. Il nous est maintenant facile de donner la loi esthétique qui règle et limite, pour la sculpture, la représentation des états variés de la sensibilité. Un acte de l’entendement étant nécessaire pour que les faits sensibles aient, dans la conscience du sujet, leur réalité ; et les parties du corps, tant que l’âme se connaît et maîtrise ses organes, demeurant dans l’ordre et les proportions naturelles, la beauté, tant expressive que plastique de l’homme, a pour condition essentielle l’activité intérieure de l’intelligence et son rayonnement extérieur. Une belle statue doit penser, en même temps que jouir ou s’attrister. La pensée est comme le fond de la vie de l’âme, et le signe certain de sa présence. La formule de Descartes est encore la définition la plus profonde et la plus vraie qu’on en ait donnée.
Recherchons donc quelle est sur la physionomie et dans l’attitude du corps humain la marque de la vie pleine et libre de l’intelligence.
Aristote, qui avait rapporté la sensation à une classe du mouvement, écrit dans son Traité de l’âme: «La pensée ressemble à un repos et à un arrêt, bien plutôt qu’à un mouvement.» Et dans les Leçons de physique: «Quant aux qualités de la partie pensante et intellectuelle de l’âme, elles ne sont pas des altérations non plus .» L’intelligence est donc immobile et passive. Le désir ou la volonté seuls la portent vers la connaissance. Par cela même, et dans le repos absolu de la sensibilité et de l’activité, elle réfléchit les idées que lui donnent la perception externe ou la conscience, aussi intacte et aussi tranquille qu’un lac où l’on voit glisser les nuages du ciel, et dont les eaux n’ont pas une ride. Si les troubles que produisent dans l’âme les phénomènes sensibles se manifestent au dehors par les modifications de la force vitale, l’indifférence et la passivité de l’intelligence communiquent à tout notre être un calme absolu. Mais cet état psychologique est des plus rares. Ceux mêmes qui, par la dignité habituelle de l’âme, se sont le plus affranchis de l’empire des sens pour s’adonner à la méditation, ont grand’ peine, parvenus à une certaine profondeur de pensée, à échapper aux émotions que la vérité saisie ou seulement entrevue leur fait ressentir. L’amour du vrai, du juste et du beau est à l’origine et au terme des réflexions du savant et du moraliste, et des conceptions de l’artiste. Les idées élevées produisent les grands sentiments. C’est donc moins la réalité qu’il faut interroger sur les apparences visibles de l’intelligence que les œuvres de l’art qui nous ont transmis, en écartant par une sorte d’abstraction tout signe de la vie sensible, les têtes les plus vivement éclairées de la flamme pure et paisible de l’esprit.
Je prendrai pour modèles, dans la sculpture comme dans la peinture, des personnages de la physionomie desquels la sensation physique est absente; d’autres chez qui elle se montre en puissance sinon en acte; d’autres enfin dont il semble que la volupté ne s’emparera jamais, tant leur âme est tout entière à la méditation, tant leurs traits sont devenus pour ainsi dire incapables d’exprimer la joie du plaisir.
Le buste de Platon est au Vatican, dans le cabinet du Méléagre. Il a le front droit et haut, les arcades sourcilières légèrement prononcées; les yeux, autour desquels on ne remarque aucun de ces plis délicats, signes des émotions intérieures, ont un regard assuré et immobile. Les parties inférieures de la face, les joues unies, la bouche presque close et qui ne sourit pas, puis la chevelure qui retombe des deux côtés de la tête, et la barbe qui descend sur la poitrine, sans que rien trouble leur parfaite régularité ; tout, en un mot, indique que chez le philosophe la sensibilité est endormie, et que seule l’intelligence veille. Platon pense; mais sa pensée n’est pas une recherche difficile: aucun sillon n’est creusé entre ses sourcils; c’est à peine si une ride peu profonde traverse son front. Il contemple plutôt qu’il ne raisonne: c’est Platon poète, le Platon du Phèdre et du Banquet, oubliant la terre et songeant au ciel. Son buste en bronze, à Naples, avec les mêmes caractères et la même sérénité, a plus de majesté encore: les parties du visage ont plus de grandeur et de saillie; la tête, par un mouvement admirable, s’incline en avant: il plonge plus profondément que tout-à-l’heure dans ses rêveries métaphysiques: il va pouvoir écrire les discussions subtiles du Parménide ou du Phédon.
Le buste d’Alcibiade, au musée Chiaramonti, est également remarquable par l’immobilité du bas de la figure. Toute l’expression s’est concentrée dans les yeux et sur le front, qui prend, entre les sourcils, à la racine du nez, un développement qui n’existe pas chez Platon. Les cheveux et la barbe sont disposés avec soin, mais sans recherche. Nous sommes loin de l’Alcibiade voluptueux et étourdi qui, à demi-ivre et couronné de violettes, vient heurter à la porte d’Agathon. C’est à peine si les lèvres, très découpées et un peu relevées, rappellent son penchant pour le plaisir sensuel. Ses passions, si diverses et si vives, sont comme suspendues: l’artiste l’a saisi dans ces moments trop rares où les paroles de Socrate le forçaient de descendre en lui-même, parfois lui arrachaient des larmes, et lui inspiraient un tel amour pour la sagesse que, charmé et dompté, il eût voulu vieillir auprès de son ami .
L’intelligence règne seule sur le visage de Platon: on soupçonne à peine le goût du plaisir dans les traits sérieux d’Alcibiade. On l’aperçoit au premier coup d’œil, dans les portraits de César Borgia et de Léon X par Raphaël ; là, il est pour moitié avec l’esprit dans l’expression de la physionomie. César Borgia est debout, la tête haute et fière, une main sur la garde de son épée. Le front est puissant: il saisit et renvoie la lumière par tous ses reliefs. Le regard est calme, ferme, incisif. La décision froide qu’on lit dans les yeux indique une rare netteté d’intelligence. Mais on reconnaît, dans le reste de la figure, des passions et des instincts qui troubleront la clarté de l’esprit, et par leur impétuosité feront perdre à César la prudence et la possession de soi-même. Le nez très arqué, dont les ailes se dilatent comme dans le désir de la jouissance: la bouche fine, serrée, et qui ne doit jamais sourire; la lèvre inférieure très accusée et voluptueuse; la rigidité altière de tous les traits, trahissent le libertin orgueilleux, implacable et perfide, qui se jette sans mesure dans tous les excès du plaisir, et qui ne reculera devant aucune vengeance. Avec plus de douceur et de bonté, la figure de Léon X, par l’ampleur du front, la majesté du regard, et par le développement des organes de l’appétit physique, reproduit ce mélange d’un esprit souple, délicat et parfois profond, et d’une sensualité peu réservée, que l’on retrouve chez les plus grands hommes de l’Italie de ce temps.
Rien de semblable dans le portrait de Dante, tel que l’a peint son contemporain Giotto . Toute la vie s’est portée dans les yeux et sur ce vaste front où la pensée apparaît grave, recueillie, mais sans amertume. Il n’a pas ce visage sombre et passionné que lui ont donné les artistes modernes. Ni les haines patriotiques du citoyen, ni les colères de l’exilé, ni les visions terribles du poète ne l’agitent. Sans tristesse et sans passion, il prête l’oreille au langage austère de ses méditations. En même temps il est impossible que le plaisir égaie jamais cette tête monacale, et que la joie adoucisse son rude profil, la rigidité de ses traits, et ces lèvres sévères d’où ne tomberont désormais que des paroles mélancoliques. La figure de Raphaël dans l’Ecole d’Athènes, plus jeune, plus sereine, a des qualités analogues. Son Adolescent, au Louvre, et son Joueur de violon, au palais Sciarra, à Rome, sont encore des privilégiés de l’intelligence: c’est l’homme de génie en son printemps, gracieux et pensif. Mais leur âme, dans le ravissement des choses de l’esprit, ignore la sensation: de longtemps le désir n’enflammera leurs traits, délicats et purs comme ceux d’une jeune fille, et rien n’altère la chasteté charmante de leurs pensées.
Ainsi le front et les yeux sont, dans la face humaine, le foyer principal de la vie de l’intelligence. Le front large et haut, mais eu égard aux proportions du reste du visage, monte, avec une courbe presque insensible, jusqu’au sommet de la tête, qu’il couronne. Il fait saillie au-dessus des sourcils, et enferme les yeux dans la demi-ombre de l’orbite où leur éclat s’adoucit. Par les degrés divers de la lumière qui leur est ainsi ménagée, par les mouvements des paupières qui ont tout leur jeu au fond de l’arcade, les yeux prennent une variété infinie d’expressions, et traduisent tous les états de l’âme. Le bas de la figure, siège de l’odorat et du goût, n’exprime l’intelligence que par des qualités en quelque sorte négatives. On dit souvent d’une bouche qu’elle est spirituelle. Entendons que des lèvres fines, dont le sourire délicat n’indique point le désir sensuel, sont le signe de cette joie légère qui effleure l’âme sans l’agiter, et qu’éveillent en nous les idées ingénieuses et les pensées piquantes.
Une âme intelligente donne à son corps une pose intelligente. Nous savons que l’activité des membres est en raison inverse de l’activité de la raison. Pour que l’esprit atteigne sa fonction la plus élevée et la plus difficile, la méditation scientifique, il faut que les organes demeurent immobiles et que la sensibilité même soit un moment suspendue. «Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens,» dit Descartes, sur le point de pénétrer dans l’étude métaphysique de Dieu. Le buste de Platon baisse son front vers le sol, afin d’échapper à la distraction du spectacle extérieur: l’adolescent de Raphaël, accoudé, le visage appuyé sur la main, tient à peine à la terre. Socrate, à la recherche d’une solution philosophique, demeura debout au même endroit, tout un jour et toute une nuit . Le comique Epicrate décrit ainsi l’école de Platon absorbée dans l’étude des genres et des espèces: «Tous, sans paroles, sans mouvement, les yeux fixés à terre, méditaient longuement...» Un médecin de Sicile ayant raillé, les disciples s’irritèrent. «Alors, continue le poëte, au milieu d’eux, Platon, avec une douceur parfaite et sans s’émouvoir, leur ordonna de rechercher de nouveau le genre des citrouilles, et tous se remirent à la méditation .» Ecartez la satire, c’est-à-dire l’objet ridicule dont se préoccupent les jeunes philosophes, il restera un tableau expressif et vrai: l’Académie, groupée autour du maître, comme une assemblée de statues pensantes.
La troisième et dernière forme de la vie psychologique que nous devons analyser au point de vue de la statuaire, est l’activité volontaire.
L’activité purement intellectuelle, qui a pour point de départ une idée, aboutit à une détermination dont l’effet est intérieur et invisible. Cette forme de l’activité n’apparaît sur la physionomie que par les traits généraux de l’intelligence. Nous ne connaissons qu’un seul signe qui la manifeste particulièrement: c’est un pli profond creusé entre les sourcils, et qui marque une lutte habituelle contre des idées rebelles ou des émotions difficiles à maîtriser. Les bustes de Démosthènes portent ce sillon caractéristique, ainsi que le visage de Goethe.
Mais lorsque nous voulons réagir sur le monde matériel, le corps, qui est notre instrument, prend aussitôt l’attitude, le geste et le mouvement conformes à l’action projetée. Le jeu des organes devient une sorte de physionomie très expressive. La situation d’un membre, la tension d’un muscle, l’inclinaison de la tête et du tronc, la promptitude ou la lenteur de la marche, révèlent, dans les œuvres de certains maîtres avec une précision et une finesse remarquables, l’état présent de la conscience, sans qu’il soit même nécessaire de consulter les figures.
Je choisis, comme types de la vie active de l’âme rendue par les mouvements du corps, les personnages du premier plan des Grimpeurs, seul débris de ce fameux carton de Michel-Ange qui fit une révolution dans l’art, et autour duquel les jeunes peintres du temps formèrent une école nouvelle . La gravure représente les Florentins surpris à l’improviste par les Pisans, au moment où ils se baignaient dans l’Arno. L’alarme est donnée, le rappel battu, et les baigneurs, escaladant la rive, se préparent à la résistance.
Le premier à gauche, un pied dans le fleuve, un genou sur le bord, appuyé sur les deux mains, regarde au loin les ennemis que lui montre un de ses compagnons. Il se hâtait vers ses armes quand une autre pensée l’a arrêté : il compte les assaillants: l’élan de son corps est interrompu. On voit encore dans ses bras l’effort à l’aide duquel il s’enlevait, et sur toute la partie gauche le mouvement d’ascension qui a suivi cet effort. Mais la jambe droite ne quitte pas l’Arno. Sa fuite, comme sa résolution, est suspendue.
Deux Florentins veulent aider les retardataires à remonter auprès d’eux. L’un, agenouillé, soutenu sur un bras, se penche et tend une main à un nageur que nous ne voyons pas encore. Peut-être son camarade est-il en péril, car, malgré le tumulte, oubliant son propre salut, il se porte tout entier vers cette action unique. Ses genoux largement écartés; le bras droit, sur lequel il s’appuie, éloigné de la poitrine, et ployé comme un ressort; la main qui saisit étroitement l’arête du rocher; toute son attitude contribue à la solidité de son assiette. L’autre, au contraire, revient comme malgré lui vers l’Arno. Debout, incliné sur le fleuve, il encourage de la voix seulement un soldat dont les mains sortent de l’eau: mais la jambe gauche qui recule, et sur laquelle il s’appuie d’un bras, tandis que l’autre se replie au-dessus de la tête; le mouvement général du corps qui tend à se rejeter en arrière, indiquent un trouble tel que le nageur ne doit compter sur aucun secours.
Au centre de la gravure, est assis un baigneur dont nous ne voyons pas le visage, mais dont la pose est, si j’ose dire, d’une admirable expression psychologique. A peine assis sur le rivage, il se retourne et tend un bras pour saisir ses vêtements: une de ses jambes pend encore au-dessus du fleuve; l’autre, repliée, ne tient au bord que par l’extrémité inférieure: il glisserait dans l’Arno, repoussé par le mouvement rapide que son corps fait en arrière, si sa main gauche ne s’attachait à terre par instinct. Dans la hâte qu’il met à s’armer, il néglige de prendre une pose plus commode ou plus sûre. Il sait que le temps presse. Son buste, son regard, son geste, sa pensée, se dirigent vers un seul point; le reste est comme abandonné.
Ce coup d’œil jeté sur l’œuvre de Michel-Ange nous a convaincu que l’âme occupée par une seule idée ou par une seule émotion, ou partagée entre plusieurs pensées ou désirs contraires, se manifeste clairement par les rapports variés qu’elle établit entre les membres. Dans la réalité, il arrive souvent qu’un organe demeure en dehors du mouvement général et ne contribue pas à la physionomie de l’ensemble: mais c’est une imperfection. Dans les œuvres de l’art, il n’est aucune disposition des parties du corps humain qui ne doive expliquer la vie spirituelle. Nous pouvons donc conclure de nos analyses précédentes que le corps, dans la manifestation des phénomènes de sensibilité, d’intelligence et d’activité, est véritablement le signe de l’âme: il traduit par ses modifications extérieures les états innombrables de la vie psychologique: il est l’âme elle-même rendue visible. Nous savons que si la mort, l’évanouissement, l’idiotisme, l’ivresse de la passion, enlèvent au visage et aux organes l’expression de l’esprit, ils perdent à la fois leur beauté la plus certaine. La sculpture idéaliste est donc celle pour qui le corps, avec toutes ses proportions régulières et parfaites, n’est qu’une matière transparente qui laisse entrevoir l’être spirituel qu’elle renferme.
Nous croyons que la théorie qui précède contient les principes essentiels et les conditions de la beauté dans les arts du dessin, de cette beauté qui est l’achèvement de l’harmonie purement matérielle du corps, et qui lui est supérieure. Nous avons eu sans cesse à la pensée les œuvres les plus parfaites de la statuaire grecque, et il nous semble que l’analyse philosophique nous fait bien comprendre son développement et ses différents caractères. Mais ce n’est pas assez d’une théorie abstraite pour rendre compte de telle ou telle époque de l’histoire de l’art. Les artistes ne sont pas des raisonneurs, et ce n’est pas la logique qui crée des tableaux et des statues. Un rayon de soleil descendu d’un ciel troublé, et qui produit un effet inattendu et rapide; un sourire qui brille sur un jeune visage; une tête intelligente et mélancolique qui passe; tel est le point de départ de leur inspiration. S’il y a, dans leur exécution, quelque procédé constant, et comme un système caché, qui fixe l’originalité de leur génie et de leur école, ils le doivent souvent au goût et aux prédilections de leur temps. Les sentiments des contemporains pénètrent dans les ateliers. Cela est vrai surtout pour la Grèce antique où les habitudes de la vie publique établissaient entre les citoyens un courant perpétuel d’opinions qui, parties des philosophes et des politiques, allaient jusqu’au peuple, assez intelligent pour y participer. Je vais donc rechercher, chez les moralistes comme chez les métaphysiciens, depuis le moment où l’on raisonna scientifiquement sur la beauté, sur l’âme, sur ses rapports avec le corps, jusqu’à l’âge de Praxitèle et de son école, quelles idées ont dû exercer leur influence sur l’esprit public, et par conséquent sur les arts. J’interrogerai les trois plus illustres représentants du génie philosophique de la Grèce, Socrate, Platon et Aristote.
Socrate était fils d’un sculpteur, et sculpteur lui-même dans sa jeunesse. L’antiquité avait gardé le souvenir de ses statues des trois Grâces, que Pausanias vit encore aux Propylées d’Athènes . Le scholiaste d’Aristophane dit même qu’elles étaient placées derrière la statue de Minerve . Plus tard, devenu l’ami de la science, comme il dit de lui-même, il ne perdit jamais ce goût de la beauté que sa première éducation avait développé. Il aimait à s’entourer des plus beaux jeunes gens de la ville, et l’un de ses élèves les plus chers fut Alcibiade. Il discutait avec les artistes aussi bien qu’avec les sophistes ou les politiques. Xénophon, qui lui a prêté moins que Platon, a sans doute exactement reproduit ses idées sur l’art et la beauté. «La peinture, disait-il à Parrhasius , est-elle seulement l’imitation des choses visibles, de la rondeur et de la concavité, de la dureté et de la mollesse, de l’ombre et de la lumière? Afin de représenter un corps parfait, vous empruntez à plusieurs modèles les parties régulières et élégantes de chacun. Mais l’âme, comment imitez-vous sa douceur et sa grâce aimable?» Parrhasius doutait que l’on pût imiter ce qui n’a ni proportion ni couleur, l’invisible. «L’homme, répondait Socrate, qui s’intéresse à ses amis, a-t-il dans leur prospérité ou leur malheur, le même visage que celui qui leur est indifférent? La joie et la tristesse ont leurs signes propres: elles peuvent donc être exprimées. La physionomie, le geste, les mouvements indiquent l’intelligence, la sagesse, la magnanimité, la faiblesse ou la bassesse de l’esprit. Les qualités de l’âme sont donc susceptibles de représentation. »
«J’admire tes athlètes, tes coureurs et tes lutteurs, disait-il à Cliton le statuaire; ils me charment parce qu’ils sont très vivants. Mais par quel procédé leur donnes-tu la vie?» Cliton hésitait à répondre. «N’est-ce pas en imitant sur le marbre les formes vivantes, en élevant ou en abaissant, en contractant ou en relâchant les membres, en tendant ou en dilatant les muscles? C’est l’action et la passion qui plaisent dans une statue. Les combattants auront des yeux menaçants, et les vainqueurs un visage joyeux.» Et Socrate concluait par cette définition excellente: «Le statuaire doit représenter par la forme visible les actes de l’âme .»
Une autre fois il analysait le corps humain, marquant l’emploi de chaque organe, et sa place appropriée à sa fonction, rapprochant ces deux idées de la fin atteinte et de la beauté réalisée, avec une finesse d’observation qui rappelle les meilleures pages de l’Esthétique de Jouffroy . Mais l’âme s’ajoute aux perfections matérielles, et ce n’est pas seulement la disposition des membres qui fait que l’homme vit dans la nature comme un dieu, supérieur à tous les êtres. L’âme, plus belle que le corps, est plus que lui digne d’amour. Socrate professa avant Platon la théorie de l’amour platonique. Ganymède, dit-il, est aimé de Jupiter, non pour sa jeunesse en fleur, mais pour le charme de son esprit .
La beauté de l’homme n’est le sujet d’aucun dialogue particulier de Platon; mais le philosophe y fait de fréquentes allusions, qu’il s’entretienne de l’amour, de l’âme, de la politique ou des lois. On peut, à travers son œuvre entière, reconstituer toute sa pensée, dont la portée esthétique est pour nous très grande, car il avait sous les yeux les statues de Phidias et de Polyclète; il était contemporain de Scopas, et il précède immédiatement l’école de Praxitèle.
Le corps humain, dit Platon, a une beauté matérielle qui est sa perfection propre. Pour acquérir cette beauté, il faut qu’il se développe avec régularité dès la première enfance . «Supposez que le corps ait une jambe inégale ou quelqu’autre membre disproportionné ; en même temps que cette difformité l’enlaidit, elle fait naître des difficultés et des spasmes; dès qu’on veut s’appliquer à un travail, le corps vacille, tombe, et se cause à lui-même une foule de maux ... C’est par la gymnastique que nous donnons au corps la vigueur, la proportion et la beauté . La gymnastique comprend la danse et la lutte, et tous les exercices qui, par des inflexions et des mouvements variés, assouplissent et fortifient les organes . La danse doit rechercher les attitudes nobles et les mouvements tranquilles, qui maintiennent entre les parties du corps des rapports harmonieux, et fuir l’agitation désordonnée, ainsi que l’imitation des êtres contrefaits ou ridicules .
L’âme aussi est belle, lorsqu’elle imite Dieu, et qu’elle est comme lui intelligente, active et aimante. Mais l’âme est invisible. Il semblerait même à qui ne jette sur les doctrines de Platon qu’un coup d’œil trop rapide, que le corps, loin de la manifester, la voile et la défigure. Jamais on n’a plus éloquemment décrit les obstacles que le corps, par ses désirs et par ses passions, oppose à la vie libre, pure et heureuse de l’âme. Il est sa prison et son tombeau: il faut, par des mœurs chastes, et par la méditation de l’absolu et du divin, affranchir la captive sacrée de ces liens grossiers qui meurtrissent ses ailes. Le vrai sage est semblable au cygne mourant: il salue en chantant sa dernière heure, et bénit les dieux qui le rappellent à eux . «Pour vous dire sérieusement ma pensée, écrit Platon dans les Lois, l’union de l’âme et du corps n’est à aucun point de vue plus avantageuse à l’homme que leur séparation .»
Ces idées sont du moraliste qui juge les sens ennemis de la raison et qui condamne le corps, parce qu’il trouble la pensée pure. Mais, dans Platon, le métaphysicien et l’artiste réconcilient les deux adversaires, et reconnaissent que la vie et la beauté de l’un sont nécessaires à la vie et à la beauté de l’autre.
L’âme immortelle est principe de mouvement; elle n’a ni commencement ni fin; elle ne suppose aucun principe supérieur à elle-même; c’est d’elle seule que le corps qu’elle anime tient le mouvement et la vie. Lorsqu’elle tombe ici-bas, elle s’empare de la matière, la pénètre, lui donne une forme, et son union avec un corps de terre produit un seul être vivant . «Ce n’est pas, à mon avis, le corps, si bien constitué qu’il soit, qui par sa vertu rend l’âme bonne; c’est au contraire l’âme qui, lorsqu’elle est bonne, donne au corps, par la vertu qui lui est propre, toute la perfection dont il est capable .» Ainsi l’âme crée et sculpte son enveloppe matérielle. La beauté de l’homme résulte de leur harmonie. Si un corps faible et chétif traîne une âme grande et puissante qui, par l’ardeur de la pensée, le mine et le détruit; si, au contraire, il est supérieur à la pensée débile qu’il enferme, dans les deux cas, la beauté de l’ensemble est altérée. Contre ce double mal il n’y a qu’un moyen de salut: ne pas exercer l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme . «Le plus beau des spectacles pour quiconque pourrait le contempler, ne serait-il pas celui de la beauté de l’âme et de celle du corps unies entre elles, et dans une parfaite harmonie ?» Cette harmonie a pour conditions la pratique de la musique et de la gymnastique, dans une mesure égale . Grâce à une telle éducation, l’âme est devenue visible. L’activité des membres, réglée par la danse, exprime la joie intérieure. «Les mouvements sont plus vifs si la joie est plus grande; plus lents, si elle est moindre. De plus, celui qui est d’un caractère plus modéré et d’une âme plus forte, est aussi plus tranquille dans ses mouvements .» La pensée est dans la tête, organisée et sculptée par Dieu pour le service de l’intelligence. «Il fit parfaitement ronde la partie de la moëlle qui devait contenir le germe divin, comme un champ contient la semence .» Il mit peu de chair sur les os qui renfermaient le plus d’âme, parce que la chair, en s’entassant sur elle-même, émousse les sensations, ralentit la mémoire, et paralyse l’intelligence. «L’espèce humaine, avec une tête charnue, nerveuse et forte, aurait vécu deux fois, ou même bien des fois plus longtemps qu’elle ne le fait, exempte d’infirmités et de douleurs. Mais ceux qui nous ont fait naître, ayant à choisir pour nous entre une vie plus longue mais pire, et une vie plus courte mais meilleure, préférèrent celle-ci à une existence plus prolongée et plus triste. C’est pour cela qu’ils formèrent la tête d’un os mince... La tête est ainsi le membre le mieux disposé pour la sensation et la pensée, et en même temps le plus faible de tout le corps humain .»
Le corps, dans la danse, révélait la sensibilité par chacun de ses organes; la raison réside sur le front dégagé et saillant, sur les traits fins, sur les lèvres qui s’entr’ouvrent, dit Platon, pour laisser couler le ruisseau des paroles intelligentes .
C’est alors que l’homme est véritablement beau et que sa beauté est digne d’amour. Mais il faut bien comprendrele caractère de l’amour platonique. Il commence par le culte de la beauté du corps... «Celui qui est encore tout plein de nombreuses merveilles qu’il a vues, en présence d’un visage presque céleste, ou d’un corps dont les formes lui rappellent l’essence de la beauté, frémit d’abord... il contemple cet objet aimable et le révère à l’égal d’un dieu; et s’il ne craignait de voir son enthousiasme traité de folie, il sacrifierait à son bien-aimé comme à l’image d’un dieu, comme à un dieu même .» Mais la sagesse doit calmer cette première effervescence de la passion. La raison de l’amant entrevoit, au-delà de la jeunesse et de la grâce éphémères du corps, la jeunesse et la beauté de l’âme que les années ne peuvent flétrir. C’est elle seule qu’il adorera désormais. Rien de plus pur que cette union des deux âmes dont les plaisirs sont un échange de beaux sentiments et de grandes pensées. «Les deux amants passent dans le bonheur la vie de ce monde, maîtres d’eux-mêmes, réglés dans leurs mœurs, parce qu’ils ont asservi ce qui portait le vice dans leur âme, et affranchi ce qui y respirait la vertu. Après la fin de la vie, ils reprennent leurs ailes et s’élèvent avec légèreté, vainqueurs dans l’un des trois combats que nous pouvons appeler olympiques: et c’est un si grand bien que ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sauraient en procurer un plus grand à l’homme ...»
Ainsi, pour Platon, la beauté humaine consiste dans l’union d’un corps bien proportionné et d’une âme intelligente et vertueuse. La perfection de l’âme fait même oublier la rudesse et la difformité du visage. Dans Socrate, le Silène recouvrait le Dieu. Il charmait et attirait. Alcibiade redemandait à Agathon une des bandelettes dont il venait de le couronner, afin d’honorer cette tête de satyre qu’il proclamait merveilleuse .
Socrate et Platon avaient maintenu la distinction substantielle de l’âme et du corps. Aristote, qui fut le contemporain de Praxitèle, supprima cette distinction, et affirma l’unité métaphysique de la vie spirituelle et de la vie physiologique.
Ce que le vulgaire nomme matière, dit Aristote, n’existe pas pour la science. La matière n’est que l’ensemble confus des qualités et des attributs possibles, agités et entraînés dans le flux et le reflux éternel d’Héraclite. Un corps peut être pesant ou léger, rond ou carré, blanc ou noir, dur ou mou, froid ou chaud. Toutes ces manières d’être, qui peuvent ou non se réaliser, sont la matière de ce corps. La forme seule lui donne l’existence. Elle arrête, groupe et subordonne entre eux les attributs non contradictoires. Elle est principe d’unité, de développement et de mouvement. L’être, de possible, est devenu réel, actuel, vivant, parfait. La forme est l’achèvement — ὲντελέχεɩα — de la matière: hormis Dieu, qui est une forme et un acte purs, toute existence suppose l’union de ces deux causes . La forme est dans le minéral la force de cohésion qui retient les molécules; dans la plante, la puissance de nutrition qui, par les racines, puise les sucs nécessaires à la vie du végétal; dans l’animal, la puissance de nutrition, de locomotion, de reproduction, et le principe de cette sensibilité et de ce raisonnement imparfait qu’Aristote reconnaît dans les bêtes: dans l’homme enfin, à ces propriétés de plus en plus riches, la forme, ou, pour l’appeler de son vrai nom, l’âme, ajoute une sensibilité plus exquise, le raisonnement scientifique et la raison pure. L’âme est donc la vie du corps, et, suivant la définition péripatéticienne, «l’entéléchie première d’un corps naturel qui a la vie en puissance .»
Puisque l’âme est la forme et la vie du corps humain, c’est à elle seule qu’il faut rapporter tous les phénomènes organiques. «L’âme, dit Aristote, est la cause et le principe du corps vivant...» Elle est non seulement cause formelle, mais cause motrice et cause finale. «Ainsi tous les corps formés par la nature sont les instruments de l’âme... Le principe d’où vient primitivement la locomotion, c’est l’âme, bien que cette faculté n’appartienne pas à tous les êtres vivants. De plus, l’altération et l’accroissement se rapportent aussi à l’âme .» «De même aussi, toutes les modifications de l’âme semblent n’avoir lieu qu’en compagnie du corps: courage, douceur, crainte, pitié, audace, joie, amour et haine. Simultanément à ces affections, le corps éprouve aussi une modification .» «La fonction qui semble surtout propre à l’âme, c’est de penser; mais la pensée même, qu’elle soit d’ailleurs une sorte d’imagination, ou qu’elle ne puisse avoir lieu sans imagination, ne saurait jamais se produire sans le corps .»
De tous les textes que nous venons de rapprocher on pourrait conclure que dans la théorie péripatéticienne l’âme est l’homme tout entier, puisqu’elle est la cause de toutes les fonctions physiologiques et intellectuelles. Les successeurs de Stahl, qui sont aussi les disciples lointains d’Aristote, réservent avec soin les droits de l’âme, en tant que substance indivisible, immatérielle et capable d’immortalité. Mais Aristote pousse à ses conséquences logiques sa définition de l’âme. L’âme n’est réellement pour lui que la vie du corps. Elle n’est pas corporelle, mais «elle est quelque chose du corps .» Elle n’est pas une essence distincte. Elle n’est pas dans le corps comme le pilote dans le vaisseau. Elle est inséparable des organes dont elle est le principe vital. Et lorsqu’à la mort les organes s’altèrent, n’est-ce pas un signe que l’âme qui les vivifiait s’est évanouie? Aristote a des comparaisons remarquables qui nous découvrent toute sa pensée. L’âme est l’essence du corps, comme la faculté de couper est l’essence de la hache, comme la puissance de voir est l’essence de l’œil vivant. «L’âme, écrit-il, est comme la vue, et comme la puissance de l’instrument... De même que l’œil est à la fois la pupille et la vue, de même aussi l’âme et le corps sont l’animal .» Mais la faculté de couper et de voir sans la hache et sans l’œil matériel, sont de pures abstractions. L’âme sans le corps n’est donc qu’une abstraction: l’âme n’existe que de nom dans le système d’Aristote.
Il semble qu’il ait eu conscience du vice de sa doctrine, et qu’il ait essayé d’y porter remède par des idées qui sont comme une contradiction de lui-même. Il affirme en termes vagues l’immortalité d’une sorte d’intelligence impassible, supérieure à la sensibilité, dénuée de souvenir et de personnalité . Mais ailleurs il fait consister l’entendement dans la succession des idées particulières, sans unité substantielle qui les rattache entre elles. La pensée, dit-il avant Spinoza, ce sont les pensées. Mais si les pensées forment une unité parce qu’elles se suivent, c’est comme le nombre; elles ne sont pas comme la grandeur . Il combat par des arguments très justes cette idée, déjà discutée dans le Phédon, que l’âme est une harmonie, c’est-à-dire la résultante des parties du corps combinées entre elles comme les cordes d’une lyre. Mais après avoir soutenu que l’âme n’est pas un simple rapport, il se fait subitement une objection qui trahit le fond de sa pensée. «Si l’âme est autre chose qu’un mélange, pourquoi la vie lui est-elle ôtée en même temps qu’à la chair et aux autres parties de l’être animé ? Puisque chacune des parties du corps n’a pas une âme, si l’âme n’est pas le rapport du mélange, qu’est-ce donc qui est détruit quand l’âme vient à faire défaut ?» L’école péripatéticienne répondit à la question du maître. Le musicien Aristoxène prétendit que l’âme est au corps ce que le son est à l’instrument; et Dicéarque qu’elle n’est rien qu’un nom vide de sens, et que la forme seule du corps établit une différence entre l’homme et la bête, entre la bête et la plante .
Néanmoins nous croyons qu’un sculpteur initié aux théories d’Aristote en eût retiré, pour la pratique de son art, des principes analogues à ceux qu’il eût puisés dans les entretiens de Socrate ou de Platon. Aristote ne nie pas la vie spirituelle, mais il la rapporte à une cause dont la condition première est l’existence de la matière, et qui, celle-ci détruite, n’a plus de raison d’être. Cette doctrine, très grave pour le métaphysicien et le moraliste, ne l’est pas pour l’artiste. S’il est vrai que les arts plastiques doivent exprimer l’âme par le corps, on ne saurait mieux faire l’éducation d’un statuaire qu’au moyen des idées répandues dans le Traité de l’Ame. Grâce à cette identité substantielle de la force invisible et de la matière qu’Aristote cherche à prouver, il n’est aucun mouvement des organes qui n’ait pour cause une modification de l’âme, et aucun acte de l’âme qui ne soit continué et complété par un mouvement du corps .
Ainsi la théorie et l’histoire sont en harmonie. On peut pressentir, avant même d’analyser les chefs-d’ œuvre, le génie des sculpteurs grecs. La contemplation de la nature vivante, à laquelle étaient si favorables l’existence en plein air des anciens et les habitudes du gymnase et des thermes, leur donnait un premier sentiment de la beauté et de ses conditions. Puis les idées philosophiques, dont tous les esprits se préoccupaient, et qui, sorties de l’Académie ou du Lycée, s’emparaient des conversations et passaient même sur le théâtre, venaient confirmer les impressions personnelles. L’époque la plus brillante de l’art grec a été celle où ce double enseignement de la nature et de la science s’est produit avec le plus d’unité. Le décadence n’a commencé qu’au jour où cette unité féconde s’est rompue.