Читать книгу Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète) - Морис Леблан - Страница 12

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Herlock Sholmès arrive trop tard

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Table des matières

– C’est étrange ce que vous ressemblez à Arsène Lupin, Velmont !

– Vous le connaissez !

– Oh ! Comme tout le monde, par ses photographies, dont aucune n’est pareille aux autres, mais dont chacune laisse l’impression d’une physionomie identique… qui est bien la vôtre.

Horace Velmont parut plutôt vexé.

– N’est-ce pas, mon cher Devanne ? Et vous n’êtes pas le premier à m’en faire la remarque, croyez-le.

– C’est au point, insista Devanne, que si vous n’aviez pas été recommandé par mon cousin d’Estevan, et si vous n’étiez pas le peintre connu dont j’admire les belles marines, je me demande si je n’aurais pas averti la police de votre présence à Dieppe.

La boutade fut accueillie par un rire général. Il y avait là, dans la grande salle à manger du château de Thibermesnil, outre Velmont : l’abbé Gélis, curé du village, et une douzaine d’officiers dont les régiments manœuvraient aux environs, et qui avaient répondu à l’invitation du banquier Georges Devanne et de sa mère. L’un d’eux s’écria :

– Mais, est-ce que, précisément, Arsène Lupin n’a pas été signalé sur la côte, après son fameux coup du rapide de Paris au Havre ?

– Parfaitement, il y a de cela trois mois, et la semaine suivante je faisais connaissance au casino de notre excellent Velmont qui, depuis, a bien voulu m’honorer de quelques visites – agréable préambule d’une visite domiciliaire plus sérieuse qu’il me rendra l’un de ces jours… ou plutôt l’une de ces nuits !

On rit de nouveau et l’on passa dans l’ancienne salle des gardes, vaste pièce, très haute, qui occupe toute la partie inférieure de la tour Guillaume, et où Georges Devanne a réuni les incomparables richesses accumulées à travers les siècles par les sires de Thibermesnil. Des bahuts et des crédences, des landiers et des girandoles la décorent. De magnifiques tapisseries pendent aux murs de pierre. Les embrasures des quatre fenêtres sont profondes, munies de bancs, et se terminent par des croisées ogivales à vitraux encadrés de plomb. Entre la porte et la fenêtre de gauche, s’érige une bibliothèque monumentale de style Renaissance, sur le fronton de laquelle on lit, en lettres d’or : « Thibermesnil » et au-dessous, la fière devise de la famille : « Fais ce que veulx. »

Et comme on allumait des cigares, Devanne reprit :

– Seulement, dépêchez-vous, Velmont, c’est la dernière nuit qui vous reste.

– Et pourquoi ? fit le peintre qui, décidément, prenait la chose en plaisantant.

Devanne allait répondre quand sa mère lui fit signe. Mais l’excitation du dîner, le désir d’intéresser ses hôtes l’emportèrent.

– Bah ! murmura-t-il, je puis parler maintenant. Une indiscrétion n’est plus à craindre.

On s’assit autour de lui avec une vive curiosité, et il déclara, de l’air satisfait de quelqu’un qui annonce une grosse nouvelle :

– Demain, à quatre heures du soir, Herlock Sholmès, le grand policier anglais pour qui il n’est point de mystère, Herlock Sholmès, le plus extraordinaire déchiffreur d’énigmes que l’on ait jamais vu, le prodigieux personnage qui semble forgé de toutes pièces par l’imagination d’un romancier, Herlock Sholmès sera mon hôte.

On se récria. Herlock Sholmès à Thibermesnil ? C’était donc sérieux ? Arsène Lupin se trouvait réellement dans la contrée ?

– Arsène Lupin et sa bande ne sont pas loin. Sans compter l’affaire du baron Cahorn, à qui attribuer les cambriolages de Montigny, de Gruchet, de Crasville, sinon à notre voleur national ? Aujourd’hui, c’est mon tour.

– Et vous êtes prévenu, comme le fut le baron Cahorn ?

– Le même truc ne réussit pas deux fois.

– Alors ?

– Alors ?… alors voici.

Il se leva, et désignant du doigt, sur l’un des rayons de la bibliothèque, un petit espace vide entre deux énormes in-folio :

– Il y avait là un livre, un livre du XVIe siècle, intitulé la Chronique de Thibermesnil, et qui était l’histoire du château depuis sa construction par le duc Rollon sur l’emplacement d’une forteresse féodale. Il contenait trois planches gravées. L’une représentait une vue cavalière du domaine dans son ensemble, la seconde le plan des bâtiments, et la troisième j’appelle votre attention là-dessus – le tracé d’un souterrain dont l’une des issues s’ouvre à l’extérieur de la première ligne des remparts, et dont l’autre aboutit ici, oui, dans la salle même où nous nous tenons. Or ce livre a disparu depuis le mois dernier.

– Fichtre, dit Velmont, c’est mauvais signe. Seulement cela ne suffit pas pour motiver l’intervention de Herlock Sholmès.

– Certes, cela n’eût point suffi s’il ne s’était passé un autre fait qui donne à celui que je viens de vous raconter toute sa signification. Il existait à la Bibliothèque Nationale un second exemplaire de cette Chronique, et ces deux exemplaires différaient par certains détails concernant le souterrain, comme l’établissement d’un profil et d’une échelle, et diverses annotations, non pas imprimées, mais écrites à l’encre et plus ou moins effacées. Je savais ces particularités, et je savais que le tracé définitif ne pouvait être reconstitué que par une confrontation minutieuse des deux cartes. Or, le lendemain du jour où mon exemplaire disparaissait, celui de la Bibliothèque Nationale était demandé par un lecteur qui l’emportait sans qu’il fût possible de déterminer les conditions dans lesquelles le vol était effectué.

Des exclamations accueillirent ces paroles.

– Cette fois, l’affaire devient sérieuse.

– Aussi, cette fois, dit Devanne, la police s’émut et il y eut une double enquête, qui, d’ailleurs, n’eut aucun résultat.

– Comme toutes celles dont Arsène Lupin est l’objet.

– Précisément. C’est alors qu’il me vint à l’esprit de demander son concours à Herlock Sholmès, lequel me répondit qu’il avait le plus vif désir d’entrer en contact avec Arsène Lupin.

– Quelle gloire pour Arsène Lupin ! dit Velmont. Mais si notre voleur national, comme vous l’appelez, ne nourrit aucun projet sur Thibermesnil, Herlock Sholmès n’aura qu’à se tourner les pouces ?

– Il y a autre chose, et qui l’intéressera vivement, la découverte du souterrain.

– Comment, vous nous avez dit qu’une des entrées s’ouvrait sur la campagne, l’autre dans ce salon même !

– Où ? En quel lieu de ce salon ? La ligne qui représente le souterrain sur les cartes aboutit bien d’un côté à un petit cercle accompagné de ces deux majuscules : « T. G. », ce qui signifie sans doute, n’est-ce pas, Tour Guillaume. Mais la tour est ronde, et qui pourrait déterminer à quel endroit du rond s’amorce le tracé du dessin ?

Devanne alluma un second cigare et se versa un verre de Bénédictine. On le pressait de questions. Il souriait, heureux de l’intérêt provoqué. Enfin, il prononça :

– Le secret est perdu. Nul au monde ne le connaît. De père en fils, dit la légende, les puissants seigneurs se le transmettaient à leur lit de mort, jusqu’au jour où Geoffroy, dernier du nom, eut la tête tranchée sur l’échafaud, le 7 thermidor an Il, dans sa dix-neuvième année.

– Mais depuis un siècle, on a dû chercher ?

– On a cherché, mais vainement. Moi-même, quand j’eus acheté le château à l’arrière-petit-neveu du conventionnel Leribourg, j’ai fait faire des fouilles. À quoi bon ? Songez que cette tour, environnée d’eau, n’est reliée au château que par un point, et qu’il faut, en conséquence, que le souterrain passe sous les anciens fossés. Le plan de la Bibliothèque Nationale montre d’ailleurs une suite de quatre escaliers comportant quarante-huit marches, ce qui laisse supposer une profondeur de plus de dix mètres. Et l’échelle, annexée à l’autre plan, fixe la distance à deux cents mètres. En réalité, tout le problème est ici, entre ce plancher, ce plafond et ces murs. Ma foi, j’avoue que j’hésite à les démolir.

– Et l’on n’a aucun indice ?

– Aucun.

L’abbé Gélis objecta :

– Monsieur Devanne, nous devons faire état de deux citations.

– Oh ! s’écria Devanne en riant, monsieur le curé est un fouilleur d’archives, un grand liseur de mémoires, et tout ce qui touche à Thibermesnil le passionne. Mais l’explication dont il parle ne sert qu’à embrouiller les choses.

– Mais encore ?

– Vous y tenez ?

– Énormément.

– Vous saurez donc qu’il résulte de ses lectures que deux rois de France ont eu le mot de l’énigme.

– Deux rois de France !

– Henri IV et Louis XVI.

– Ce ne sont pas les premiers venus. Et comment monsieur l’abbé est-il au courant ?…

– Oh ! C’est bien simple, continua Devanne. L’avant-veille de la bataille d’Arques, le roi Henri IV vint souper et coucher dans ce château. À onze heures du soir, Louise de Tancarville, la plus jolie dame de Normandie, fut introduite auprès de lui par le souterrain avec la complicité du duc Edgard, qui, en cette occasion, livra le secret de famille. Ce secret, Henri IV le confia plus tard à son ministre Sully, qui raconte l’anecdote dans ses Royales Économies d’État sans l’accompagner d’autre commentaire que de cette phrase incompréhensible :

« La hache tournoie dans l’air qui frémit, mais l’aile s’ouvre, et l’on va jusqu’à Dieu. »

Il y eut un silence, et Velmont ricana :

– Ce n’est pas d’une clarté aveuglante.

– N’est-ce pas ? Monsieur le curé veut que Sully ait noté par là le mot de l’énigme, sans trahir le secret des scribes auxquels il dictait ses mémoires.

– L’hypothèse est ingénieuse.

– Je l’accorde, mais qu’est-ce que la hache qui tournoie, et l’oiseau qui s’envole ?

– Et qu’est-ce qui va jusqu’à Dieu ?

– Mystère !

Velmont reprit :

– Et ce bon Louis XVI, fût-ce également pour recevoir la visite d’une dame, qu’il se fit ouvrir le souterrain ?

– Je l’ignore. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que Louis XVI a séjourné en 1784 à Thibermesnil, et que la fameuse armoire de fer, trouvée au Louvre sur la dénonciation de Gamain, renfermait un papier avec ces mots écrits par lui : « Thibermesnil : 2-6-12. »

Horace Valmont éclata de rire :

– Victoire ! Les ténèbres se dissipent de plus en plus. Deux fois six font douze.

– Riez à votre guise, monsieur, fit l’abbé, il n’empêche que ces deux citations contiennent la solution, et qu’un jour ou l’autre viendra quelqu’un qui saura les interpréter.

– Herlock Sholmès d’abord, dit Devanne… À moins qu’Arsène Lupin ne le devance. Qu’en pensez-vous, Velmont ?

Velrnont se leva, mit la main sur l’épaule de Devanne, et déclara :

– Je pense qu’aux données fournies par votre livre et par celui de la Bibliothèque, il manquait un renseignement de la plus haute importance, et que vous avez eu la gentillesse de me l’offrir. Je vous en remercie.

– De sorte que ?…

– De sorte que maintenant, la hache ayant tournoyé, l’oiseau s’étant enfui, et deux fois six faisant douze, je n’ai plus qu’à me mettre en campagne.

– Sans perdre une minute.

– Sans perdre une seconde ! Ne faut-il pas que cette nuit, c’est-à-dire avant l’arrivée de Herlock Sholmès, je cambriole votre château ?

– Il est de fait que vous n’avez que le temps. Voulezvous que je vous conduise ?

– Jusqu’à Dieppe ?

– Jusqu’à Dieppe. J’en profiterai pour ramener moi-même monsieur et madame d’Androl et une jeune fille de leurs amis qui arrivent par le train de minuit.

Et s’adressant aux officiers, Devanne ajouta :

– D’ailleurs, nous nous retrouverons tous ici demain à déjeuner, n’est-ce pas, messieurs ? Je compte bien sur vous, puisque ce château doit être investi par vos régiments et pris d’assaut sur le coup de onze heures.

L’invitation fut acceptée, on se sépara et un instant plus tard, une 20-30 Étoile d’Or emportait Devanne et Velmont sur la route de Dieppe. Devanne déposa le peintre devant le casino, et se rendit à la gare.

À minuit, ses amis descendaient du train. À minuit et demi, l’automobile franchissait les portes de Thibermesnil. À une heure, après un léger souper servi dans le salon, chacun se retira. Peu à peu toutes les lumières s’éteignirent. Le grand silence de la nuit enveloppa le château.

Mais la lune écarta les nuages qui la voilaient, et, par deux des fenêtres, emplit le salon de clarté blanche. Cela ne dura qu’un moment. Très vite la lune se cacha derrière le rideau des collines. Et ce fut l’obscurité. Le silence s’augmenta de l’ombre plus épaisse. À peine, de temps à autre, des craquements de meubles le troublaient-ils, ou bien le bruissement des roseaux sur l’étang qui baigne les vieux murs de ses eaux vertes.

La pendule égrenait le chapelet infini des secondes. Elle sonna deux heures. Puis, de nouveau, les secondes tombèrent hâtives et monotones dans la paix lourde de la nuit. Puis trois heures sonnèrent.

Et tout à coup quelque chose claqua, comme fait, au passage d’un train, le disque d’un signal qui s’ouvre et se rabat. Et un jet fin de lumière traversa le salon de part en part, ainsi qu’une flèche qui laisserait derrière elle une traînée étincelante. Il jaillissait de la cannelure centrale d’un pilastre où s’appuie, à droite, le fronton de la bibliothèque. Il s’immobilisa d’abord sur le panneau opposé en un cercle éclatant, puis il se promena de tous côtés comme un regard inquiet qui scrute l’ombre, puis il s’évanouit pour jaillir encore, pendant que toute une partie de la bibliothèque tournait sur elle-même et démasquait une large ouverture en forme de voûte.

Un homme entra, qui tenait à la main une lanterne électrique. Un autre homme et un troisième surgirent qui portaient un rouleau de cordes et différents instruments. Le premier inspecta la pièce, écouta et dit :

– Appelez les camarades.

De ces camarades, il en vint huit par le souterrain, gaillards solides, au visage énergique. Le déménagement commença.

Ce fut rapide. Arsène Lupin passait d’un meuble à un autre, l’examinait et, suivant ses dimensions ou sa valeur artistique, lui faisait grâce ou ordonnait :

– Enlevez !

Et l’objet était enlevé, avalé par la gueule béante du tunnel, expédié dans les entrailles de la terre.

Et ainsi furent escamotés six fauteuils et six chaises Louis XV, et des tapisseries d’Aubusson, et des girandoles signées Gouthière, et deux Fragonard, et un Nattier, et un buste de Houdon, et des statuettes. Quelquefois Lupin s’attardait devant un magnifique bahut ou un superbe tableau et soupirait :

– Trop lourd, celui-là… trop grand… quel dommage !

Et il continuait son expertise.

En quarante minutes, le salon fut « désencombré », selon l’expression d’Arsène. Et tout cela s’était accompli dans un ordre admirable, sans aucun bruit, comme si tous les objets que maniaient ces hommes eussent été garnis d’épaisse ouate.

Il dit alors au dernier d’entre eux, qui s’en allait, porteur d’un cartel signé Boulle :

– Inutile de revenir. Il est entendu, n’est-ce pas, qu’aussitôt l’autocamion chargé, vous filez jusqu’à la grange de Roquefort.

– Mais vous, patron ?

– Qu’on me laisse la motocyclette.

L’homme parti, il repoussa, tout contre, le pan mobile de la bibliothèque, puis, après avoir fait disparaître les traces du déménagement, effacé les marques de pas, il souleva une portière, et pénétra dans une galerie qui servait de communication entre la tour et le château. Au milieu, il y avait une vitrine, et c’était à cause de cette vitrine qu’Arsène Lupin avait poursuivi ses investigations.

Elle contenait des merveilles, une collection unique de montres, de tabatières, de bagues, de châtelaines, de miniatures du plus joli travail. Avec une pince il força la serrure, et ce lui fut un plaisir inexprimable que de saisir ces joyaux d’or et d’argent, ces petites œuvres d’un art si précieux et si délicat.

Il avait passé en bandoulière autour de son cou un large sac de toile spécialement aménagé pour ces aubaines. Il le remplit. Et il remplit aussi les poches de sa veste, de son pantalon et de son gilet. Et il refermait son bras gauche sur une pile de ces réticules en perles si goûtés de nos ancêtres, et que la mode actuelle recherche si passionnément… lorsqu’un léger bruit frappa son oreille.

Il écouta : il ne se trompait pas, le bruit se précisait.

Et soudain il se rappela : à l’extrémité de la galerie, un escalier intérieur conduisait à un appartement inoccupé jusqu’ici, mais qui était, depuis ce soir, réservé à cette jeune fille que Devanne avait été chercher à Dieppe avec ses amis d’Androl.

D’un geste rapide ; il pressa du doigt le ressort de sa lanterne : elle s’éteignit. Il avait à peine gagné l’embrasure d’une fenêtre qu’au haut de l’escalier la porte fut ouverte et d’une faible lueur éclaira la galerie.

Il eut la sensation – car, à demi caché par un rideau, il ne voyait point – qu’une personne descendait les premières marches avec précaution. Il espéra qu’elle n’irait pas plus loin. Elle descendit cependant et avança de plusieurs pas dans la pièce. Mais elle poussa un cri. Sans doute avait-elle aperçu la vitrine brisée, aux trois quarts vide.

Au parfum, il reconnut la présence d’une femme. Ses vêtements frôlaient presque le rideau qui le dissimulait, et il lui sembla qu’il entendait battre le cœur de cette femme, et qu’elle aussi devinait la présence d’un autre être, derrière elle, dans l’ombre, à portée de sa main… Il se dit : « Elle a peur… elle va partir… il est impossible qu’elle ne parte pas. » Elle ne partit point. La bougie qui tremblait dans sa main s’affermit. Elle se retourna, hésita un instant, parut écouter le silence effrayant, puis, d’un coup, écarta le rideau.

Ils se virent.

Arsène murmura, bouleversé :

– Vous… vous… mademoiselle !

C’était miss Nelly.

Miss Nelly ! La passagère du transatlantique, celle qui avait mêlé ses rêves aux rêves du jeune homme durant cette inoubliable traversée, celle qui avait assisté à son arrestation, et qui, plutôt que de le trahir, avait eu ce joli geste de jeter à la mer le Kodak où il avait caché les bijoux et les billets de banque… Miss Nelly ! La chère et souriante créature dont l’image avait si souvent attristé ou réjoui ses longues heures de prison !

Le hasard était si prodigieux, qui les mettait en présence l’un de l’autre dans ce château et à cette heure de la nuit, qu’ils ne bougeaient point et ne prononçaient pas une parole, stupéfaits, comme hypnotisés par l’apparition fantastique qu’ils étaient l’un pour l’autre.

Chancelante, brisée d’émotion, miss Nelly dut s’asseoir.

Il resta debout en face d’elle. Et peu à peu, au cours des secondes interminables qui s’écoulèrent, il eut conscience de l’impression qu’il devait donner en cet instant, les bras chargés de bibelots, les poches gonflées, et son sac rempli à en crever. Une grande confusion l’envahit, et il rougit de se trouver là, dans cette vilaine posture du voleur qu’on prend en flagrant délit. Pour elle, désormais, quoi qu’il advînt, il était le voleur, celui qui met la main dans la poche des autres, celui qui crochète les portes et s’introduit furtivement.

Une des montres roula sur le tapis, une autre également. Et d’autres choses encore allaient glisser de ses bras, qu’il ne savait comment retenir. Alors, se décidant brusquement, il laissa tomber sur le fauteuil une partie des objets, vida ses poches et se défit de son sac.

Il se sentit plus à l’aise devant Nelly, il fit un pas vers elle avec l’intention de lui parler. Mais elle eut un geste de recul, puis se leva vivement, comme prise d’effroi, et se précipita vers le salon. La portière se referma sur elle, il la rejoignit. Elle était là, interdite, tremblante, et ses yeux contemplaient avec terreur l’immense pièce dévastée.

Aussitôt il lui dit :

– À trois heures, demain, tout sera remis en place… Les meubles seront rapportés…

Elle ne répondit pas, et il répéta :

– Demain, à trois heures, je m’y engage… Rien au monde ne pourra m’empêcher de tenir ma promesse… Demain, à trois heures…

Un long silence pesa sur eux. Il n’osait le rompre et l’émotion de la jeune fille lui causait une véritable souffrance. Doucement, sans un mot, il s’éloigna d’elle.

Et il pensait :

« Qu’elle s’en aille !… Qu’elle se sente libre de s’en aller… Qu’elle n’ait pas peur de moi !… »

Mais soudain elle tressaillit et balbutia :

– Écoutez… des pas… j’entends marcher…

Il la regarda avec étonnement. Elle semblait bouleversée, ainsi qu’à l’approche d’un péril.

– Je n’entends rien, dit-il, et quand même…

– Comment ! Mais il faut fuir… vite, fuyez…

– Fuir… pourquoi ?

– Il le faut… il le faut… Ah ! Ne restez pas…

D’un trait elle courut jusqu’à l’endroit de la galerie et prêta l’oreille. Non, il n’y avait personne. Peut-être le bruit venait-il du dehors ?… Elle attendit une seconde, puis, rassurée, se retourna.

Arsène Lupin avait disparu.

À l’instant même où Devanne constata le pillage de son château, il se dit : « C’est Velmont qui a fait le coup, et Velmont n’est autre qu’Arsène Lupin. » Tout s’expliquait ainsi, et rien ne s’expliquait autrement. Cette idée ne fit, d’ailleurs, que l’effleurer, tellement il était invraisemblable que Velmont ne fût point Velmont, c’est-à-dire le peintre connu, le camarade de cercle de son cousin d’Estevan. Et lorsque le brigadier de gendarmerie, aussitôt averti, se présenta, Devanne ne songea même pas à lui communiquer cette supposition absurde.

Toute la matinée, ce fut, à Thibermesnil, un va-et-vient indescriptible. Les gendarmes, le garde champêtre, le commissaire de police de Dieppe, les habitants du village, tout ce monde s’agitait dans les couloirs, ou dans le parc, ou autour du château. L’approche des troupes en manœuvre, le crépitement des fusils ajoutaient au pittoresque de la scène.

Les premières recherches ne fournirent point d’indice. Les fenêtres n’ayant pas été brisées ni les portes fracturées, sans nul doute le déménagement s’était effectué par l’issue secrète. Pourtant, sur le tapis, aucune trace de pas, sur les murs, aucune marque insolite.

Une seule chose, inattendue, et qui dénotait bien la fantaisie d’Arsène Lupin : la fameuse Chronique du XVIe siècle avait repris son ancienne place, et, à côté, se trouvait un livre semblable qui n’était autre que l’exemplaire volé à la Bibliothèque Nationale.

À onze heures les officiers arrivèrent. Devanne les accueillit gaiement – quelque ennui que lui causât la perte de telles richesses artistiques, sa fortune lui permettait de la supporter sans mauvaise humeur. Ses amis d’Androl et Nelly descendirent.

Les présentations faites, on s’aperçut qu’il manquait un convive. Horace Velmont. Ne viendrait-il point ?

Son absence eût réveillé les soupçons de Georges Devanne. Mais à midi précis, il entrait. Devanne s’écria :

– À la bonne heure ! Vous voilà !

– Ne suis-je pas exact ?

– Si, mais vous auriez pu ne pas l’être… après une nuit si agitée ! Car vous savez la nouvelle ?

– Quelle nouvelle ?

– Vous avez cambriolé le château.

– Allons donc !

– Comme je vous le dis. Mais offrez tout d’abord votre bras à miss Underdown, et passons à table… Mademoiselle, permettez-moi…

Il s’interrompit, frappé par le trouble de la jeune fille. Puis, soudain, se rappelant :

– C’est vrai, à propos, vous avez voyagé avec Arsène Lupin, jadis… avant son arrestation… La ressemblance vous étonne, n’est-ce pas ?

Elle ne répondit point. Devant elle, Velmont souriait. Il s’inclina, elle prit son bras. Il la conduisit à sa place et s’assit en face d’elle.

Durant le déjeuner on ne parla que d’Arsène Lupin, des meubles enlevés, du souterrain, de Herlock Sholmès. À la fin du repas seulement, comme on abordait d’autres sujets, Velmont se mêla à la conversation. Il fut tour à tour amusant et grave, éloquent et spirituel. Et tout ce qu’il disait, il semblait ne le dire que pour intéresser la jeune fille, Très absorbée, elle ne paraissait point l’entendre.

On servit le café sur la terrasse qui domine la cour d’honneur et le jardin du côté de la façade principale. Au milieu de la pelouse, la musique du régiment se mit à jouer, et la foule des paysans et des soldats se répandit dans les allées du parc.

Cependant Nelly se souvenait de la promesse d’Arsène Lupin : « À trois heures tout sera là, je m’y engage. »

À trois heures ! Et les aiguilles de la grande horloge qui ornait l’aile droite marquaient deux heures quarante. Elle les regardait malgré elle à tout instant. Et elle regardait aussi Velmont qui se balançait paisiblement dans un confortable rocking-chair.

Deux heures cinquante… deux heures cinquante-cinq… une sorte d’impatience, mêlée d’angoisse, étreignait la jeune fille. Était-il admissible que le miracle s’accomplît, et qu’il s’accomplît à la minute fixée, alors que le château, la cour, la campagne étaient remplis de monde, et qu’en ce moment même le procureur de la République et le juge d’instruction poursuivaient leur enquête ?

Et pourtant… pourtant Arsène Lupin avait promis avec une telle solennité ! Cela sera comme il l’a dit, pensa-t-elle impressionnée par tout ce qu’il y avait en cet homme d’énergie, d’autorité et de certitude. Et cela ne lui semblait pas un miracle, mais un événement naturel qui devait se produire par la force des choses.

Une seconde, leurs regards se croisèrent. Elle rougit et détourna la tête.

Trois heures… Le premier coup sonna, le deuxième, le troisième… Horace Velmont tira sa montre, leva les yeux vers l’horloge, puis remit sa montre dans sa poche. Quelques secondes s’écoulèrent. Et voici que la foule s’écarta, autour de la pelouse, livrant passage à deux voitures qui venaient de franchir la grille du parc, attelées l’une et l’autre de deux chevaux. C’étaient de ces fourgons qui vont à la suite des régiments et qui portent les cantines des officiers et les sacs des soldats. Ils s’arrêtèrent devant le perron. Un sergent fourrier sauta de l’un des sièges et demanda M. Devanne.

Devanne accourut et descendit les marches. Sous les bâches, il vit, soigneusement rangés, bien enveloppés, ses meubles, ses tableaux, ses objets d’art.

Aux questions qu’on lui posa, le fourrier répondit en exhibant l’ordre qu’il avait reçu de l’adjudant de service, et que cet adjudant avait pris, le matin, au rapport. Par cet ordre, la deuxième compagnie du quatrième bataillon devait pourvoir à ce que les objets mobiliers déposés au carrefour des Halleux, en forêt d’Arques, fussent portés à trois heures à M. Georges Devanne, propriétaire du château de Thibermesnil. Signé : le colonel Beauvel.

– Au carrefour, ajouta le sergent, tout se trouvait prêt, aligné sur le gazon, et sous la garde… des passants. Ça m’a semblé drôle, mais quoi ! L’ordre était catégorique.

Un des officiers examina la signature : elle était parfaitement imitée, mais fausse.

La musique avait cessé de jouer, on vida les fourgons, on réintégra les meubles.

Au milieu de cette agitation, Nelly resta seule à l’extrémité de la terrasse. Elle était grave et soucieuse, agitée de pensées confuses qu’elle ne cherchait pas à formuler. Soudain, elle aperçut Velmont qui s’approchait. Elle souhaita de l’éviter, mais l’angle de la balustrade qui porte la terrasse l’entourait de deux côtés, et une ligne de grandes caisses d’arbustes : orangers, lauriers-roses et bambous, ne lui laissait d’autre retraite que le chemin par où s’avançait le jeune homme. Elle ne bougea pas. Un rayon de soleil tremblait sur ses cheveux d’or, agité par les feuilles frêles d’un bambou. Quelqu’un prononça très bas :

– J’ai tenu ma promesse de cette nuit.

Arsène Lupin était près d’elle, et autour d’eux il n’y avait personne.

Il répéta, l’attitude hésitante, la voix timide :

– J’ai tenu ma promesse de cette nuit.

Il attendait un mot de remerciement, un geste du moins qui prouvât l’intérêt qu’elle prenait à cet acte. Elle se tut.

Ce mépris irrita Arsène Lupin, et, en même temps, il avait le sentiment profond de tout ce qui le séparait de Nelly, maintenant qu’elle savait la vérité. Il eût voulu se disculper, chercher des excuses, montrer sa vie dans ce qu’elle avait d’audacieux et de grand. Mais, d’avance, les paroles le froissaient, et il sentait l’absurdité et l’insolence de toute explication. Alors il murmura tristement, envahi d’un flot de souvenirs :

– Comme le passé est loin ! Vous rappelez-vous les longues heures sur le pont de la Provence. Ah ! Tenez… vous aviez, comme aujourd’hui, une rose à la main, une rose pâle comme celle-ci… Je vous l’ai demandée… vous n’avez pas eu l’air d’entendre… Cependant, après votre départ, j’ai trouvé la rose… oubliée sans doute… Je l’ai gardée…

Elle ne répondit pas encore. Elle semblait très loin de lui. Il continua :

– En mémoire de ces heures, ne songez pas à ce que vous savez. Que le passé se relie au présent ! Que je ne sois pas celui que vous avez vu cette nuit, mais celui d’autrefois, et que vos yeux me regardent, ne fût-ce qu’une seconde, comme ils me regardaient… Je vous en prie… Ne suis-je plus le même ?

Elle leva les yeux, comme il le demandait, et le regarda. Puis, sans un mot, elle posa son doigt sur une bague qu’il portait à l’index. On n’en pouvait voir que l’anneau, mais le chaton, retourné à l’intérieur, était formé d’un rubis merveilleux.

Arsène Lupin rougit. Cette bague appartenait à Georges Devanne.

Il sourit avec amertume.

– Vous avez raison. Ce qui a été sera toujours. Arsène Lupin n’est et ne peut être qu’Arsène Lupin, et entre vous et lui, il ne peut même pas y avoir un souvenir… Pardonnez-moi… J’aurais dû comprendre que ma seule présence auprès de vous est un outrage…

Il s’effaça le long de la balustrade, le chapeau à la main. Nelly passa devant lui. Il fut tenté de la retenir, de l’implorer. L’audace lui manqua, et il la suivit des yeux, comme un jour lointain où elle traversait la passerelle sur le quai de New York. Elle monta les degrés qui conduisent à la porte. Un instant encore sa fine silhouette se dessina parmi les marbres du vestibule. Il ne la vit plus.

Un nuage obscurcit le soleil. Arsène Lupin observait, immobile, la trace des petits pas empreints dans le sable. Tout à coup, il tressaillit : sur la chaise de bambou contre laquelle Nelly s’était appuyée gisait la rose, la rose pâle qu’il n’avait pas osé lui demander… Oubliée sans doute, elle aussi ? Mais oubliée volontairement ou par distraction ?

Il la saisit ardemment. Des pétales s’en détachèrent. Il les ramassa un à un comme des reliques…

– Allons, se dit-il, je n’ai plus rien à faire ici. D’autant que si Herlock Sholmès s’en mêle, ça pourrait devenir mauvais.

Le parc était désert. Cependant, près du pavillon qui commande l’entrée, se tenait un groupe de gendarmes. Il s’enfonça dans les taillis, escalada le mur d’enceinte et prit, pour se rendre à la gare la plus proche, un sentier qui serpentait parmi les champs. Il n’avait point marché durant dix minutes que le chemin se rétrécit, encaissé entre deux talus, et comme il arrivait dans ce défilé, quelqu’un s’y engageait qui venait en sens inverse.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années peut-être, assez fort, la figure rasée, et dont le costume précisait l’aspect étranger. Il portait à la main une lourde canne, et une sacoche pendait à son cou.

Ils se croisèrent. L’étranger dit, avec un accent anglais à peine perceptible :

– Excusez-moi, monsieur… est-ce bien ici la route du château ?

– Tout droit, monsieur, et à gauche dès que vous serez au pied du mur. On vous attend avec impatience.

– Ah !

– Oui, mon ami Devanne nous annonçait votre visite dès hier soir.

– Tant pis pour monsieur Devanne s’il a trop parlé.

– Et je suis heureux d’être le premier à vous saluer. Herlock Sholmès n’a pas d’admirateur plus fervent que moi.

Il y eut dans sa voix une nuance imperceptible d’ironie qu’il regretta aussitôt, car Herlock Sholmès le considéra des pieds à la tête, et d’un œil à la fois si enveloppant et si aigu, qu’Arsène Lupin eut l’impression d’être saisi, emprisonné, enregistré par ce regard, plus exactement et plus essentiellement qu’il ne l’avait jamais été par aucun appareil photographique.

« Le cliché est pris, pensa-t-il. Plus la peine de me déguiser avec ce bonhomme-là. Seulement… m’a-t-il reconnu ? »

Ils se saluèrent. Mais un bruit de pas résonna, un bruit de chevaux qui caracolent dans un cliquetis d’acier. C’étaient les gendarmes. Les deux hommes durent se coller contre le talus, dans l’herbe haute, pour éviter d’être bousculés. Les gendarmes passèrent, et comme ils se suivaient à une certaine distance, ce fut assez long. Et Lupin songeait :

« Tout dépend de cette question : m’a-t-il reconnu ? Si oui, il y a bien des chances pour qu’il abuse de la situation. Le problème est angoissant. »

Quand le dernier cavalier les eut dépassés, Herlock Sholmès se releva et, sans rien dire, brossa son vêtement sali de poussière. La courroie de son sac était embarrassée d’une branche d’épines. Arsène Lupin s’empressa. Une seconde encore ils s’examinèrent. Et, si quelqu’un avait pu les surprendre à cet instant, c’eût été un spectacle émouvant que la première rencontre de ces deux hommes si puissamment armés, tous deux vraiment supérieurs et destinés fatalement par leurs aptitudes spéciales à se heurter comme deux forces égales que l’ordre des choses pousse l’une contre l’autre à travers l’espace.

Puis l’Anglais dit :

– Je vous remercie, monsieur.

– Tout à votre service, répondit Lupin.

Ils se quittèrent. Lupin se dirigea vers la station. Herlock Sholmès vers le château.

Le juge d’instruction et le procureur étaient partis après de vaines recherches et l’on attendait Herlock Sholmès avec une curiosité que justifiait sa grande réputation. On fut un peu déçu par son aspect de bon bourgeois, qui différait si profondément de l’image qu’on se faisait de lui. Il n’avait rien du héros de roman, du personnage énigmatique et diabolique qu’évoque en nous l’idée de Herlock Sholmès. Devanne, cependant, s’écria, plein d’exubérance :

– Enfin, Maître, c’est vous ! Quel bonheur ! Il y a si longtemps que j’espérais… Je suis presque heureux de tout ce qui s’est passé, puisque cela me vaut le plaisir de vous voir. Mais, à propos, comment êtes-vous venu ?

– Par le train.

– Quel dommage ! Je vous avais cependant envoyé mon automobile au débarcadère.

– Une arrivée officielle, n’est-ce pas ? Avec tambour et musique. Excellent moyen pour me faciliter la besogne, bougonna l’Anglais.

Ce ton peu engageant déconcerta Devanne qui, s’efforçant de plaisanter, reprit :

– La besogne, heureusement, est plus facile que je ne vous l’avais écrit.

– Et pourquoi ?

– Parce que le vol a eu lieu cette nuit.

– Si vous n’aviez pas annoncé ma visite, monsieur, il est probable que le vol n’aurait pas eu lieu cette nuit.

– Et quand donc ?

Demain, ou un autre jour.

– Et en ce cas ?

– Lupin eût été pris au piège.

– Et mes meubles ?

– N’auraient pas été enlevés.

– Mes meubles sont ici.

– Ici ?

– Ils ont été rapportés à trois heures.

– Par Lupin ?

– Par deux fourgons militaires.

Herlock Sholmès enfonça violemment son chapeau sur sa tête et rajusta son sac ; mais Devanne s’écria :

– Que faites-vous ?

– Je m’en vais.

– Et pourquoi ?

– Vos meubles sont là, Arsène Lupin est loin. Mon rôle est terminé.

– Mais j’ai absolument besoin de votre concours, cher monsieur. Ce qui s’est passé hier peut se renouveler demain, puisque nous ignorons le plus important : comment Arsène Lupin est entré, comment il est sorti, et pourquoi, quelques heures plus tard, il procédait à une restitution.

– Ah ! Vous ignorez…

L’idée d’un secret à découvrir adoucit Herlock Sholmès.

– Soit, cherchons. Mais vite, n’est-ce pas ? Et, autant que possible, seuls.

La phrase désignait clairement les assistants. Devanne comprit et introduisit l’Anglais dans le salon. D’un ton sec, en phrases qui semblaient comptées d’avance, et avec quelle parcimonie ! Sholmès lui posa des questions sur la soirée de la veille, sur les convives qui s’y trouvaient, sur les habitués du château. Puis il examina les deux volumes de la Chronique, compara les cartes du souterrain, se fit répéter les citations relevées par l’abbé Gélis, et demanda :

– C’est bien hier que, pour la première fois, vous avez parlé de ces deux citations ?

– Hier.

– Vous ne les aviez jamais communiquées à M. Horace Velmont ?

– Jamais.

– Bien. Commandez votre automobile. Je repars dans une heure.

– Dans une heure !

– Arsène Lupin n’a pas mis davantage à résoudre le problème que vous lui avez posé.

– Moi !… je lui ai posé…

– Eh ! Oui, Arsène Lupin et Velmont, c’est la même chose.

– Je m’en doutais… ah ! Le gredin !

– Or, hier soir, à dix heures, vous avez fourni à Lupin les éléments de vérité qui lui manquaient et qu’il cherchait depuis des semaines. Et, dans le courant de la nuit, Lupin a trouvé le temps de comprendre, de réunir sa bande et de vous dévaliser. J’ai la prétention d’être aussi expéditif.

Il se promena d’un bout à l’autre de la pièce en réfléchissant, puis s’assit, croisa ses longues jambes, et ferma les yeux.

Devanne attendit, assez embarrassé.

« Dort-il ? Réfléchit-il ? »

À tout hasard, il sortit pour donner des ordres. Quand il revint, il l’aperçut au bas de l’escalier de la galerie, à genoux, et scrutant le tapis.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Regardez… là… ces taches de bougie…

– Tiens, en effet… et toutes fraîches…

– Et vous pouvez en observer également sur le haut de l’escalier, et davantage encore autour de cette vitrine qu’Arsène Lupin a fracturée, et dont il a enlevé les bibelots pour les déposer sur ce fauteuil.

– Et vous en concluez ?

– Rien. Tous ces faits expliqueraient sans aucun doute la restitution qu’il a opérée. Mais c’est un côté de la question que je n’ai pas le temps d’aborder. L’essentiel, c’est le tracé du souterrain.

– Vous espérez toujours…

– Je n’espère pas, je sais. Il existe, n’est-ce pas, une chapelle à deux ou trois cents mètres du château ?

– Une chapelle en ruines, où se trouve le tombeau du duc Rollon.

– Dites à votre chauffeur qu’il nous attende auprès de cette chapelle.

– Mon chauffeur n’est pas encore de retour… On doit me prévenir… Mais, d’après ce que je vois, vous estimez que le souterrain aboutit à la chapelle. Sur quel indice…

Herlock Sholmès l’interrompit :

– Je vous prierai, monsieur, de me procurer une échelle et une lanterne.

– Ah ! Vous avez besoin d’une lanterne et d’une échelle ?

– Apparemment, puisque je vous les demande.

Devanne, quelque peu interloqué, sonna. Les deux objets furent apportés.

Les ordres se succédèrent alors avec la rigueur et la précision des commandements militaires.

– Appliquez cette échelle contre la bibliothèque, à gauche du mot Thibermesnil…

Devanne dressa l’échelle et l’Anglais continua :

– Plus à gauche… à droite… Halte ! Montez… Bien… Toutes les lettres de ce mot sont en relief, n’est-ce pas ?

– Oui.

Occupons-nous de la lettre H. Tourne-t-elle dans un sens ou dans l’autre ?

Devanne saisit la lettre H, et s’exclama :

– Mais oui, elle tourne ! Vers la droite, et d’un quart de cercle ! Qui donc vous a révélé ?…

Sans répondre, Herlock Sholmès reprit :

– Pouvez-vous, d’où vous êtes, atteindre la lettre R ? Oui… Remuez-la plusieurs fois, comme vous feriez d’un verrou que l’on pousse et que l’on retire.

Devanne remua la lettre R. À sa grande stupéfaction, il se produisit un déclenchement intérieur.

– Parfait, dit Herlock Sholmès. Il ne nous reste plus qu’à glisser votre échelle à l’autre extrémité, c’est-à-dire à la fin du mot Thibermesnil… Bien… Et maintenant, si je ne me suis pas trompé, si les choses s’accomplissent comme elles le doivent, la lettre L s’ouvrira ainsi qu’un guichet.

Avec une certaine solennité, Devanne saisit la lettre L. La lettre L s’ouvrit, mais Devanne dégringola de son échelle, car toute la partie de la bibliothèque située entre la première et la dernière lettre du mot, pivota sur elle-même et découvrit l’orifice du souterrain.

Herlock Sholmès prononça, flegmatique :

– Vous n’êtes pas blessé ?

– Non, non, fit Devanne en se relevant, pas blessé, mais ahuri, j’en conviens… ces lettres qui s’agitent… ce souterrain béant…

– Et après ? Cela n’est-il pas exactement conforme à la citation de Sully ?

– En quoi, Seigneur ?

– Dame ! L’H tournoie, l’R frémit et l’L s’ouvre… et c’est ce qui a permis à Henri IV de recevoir Mlle de Tancarville à une heure insolite.

– Mais Louis XVI ? demanda Devanne, abasourdi.

– Louis XVI était un grand forgeron et habile serrurier. J’ai lu un Traité des serrures de combinaison qu’on lui attribue. De la part de Thibermesnil, c’était se conduire en bon courtisan, que de montrer à son maître ce chef-d’œuvre de mécanique. Pour mémoire, le Roi écrivit : 2-6-12, c’est-à-dire, H. R. L., la deuxième, la sixième et la douzième lettre du nom.

– Ah ! Parfait, je commence à comprendre… Seulement, voilà… Si je m’explique comment on sort de cette salle, je ne m’explique pas comment Lupin a pu y pénétrer. Car, remarquez-le bien, il venait du dehors, lui.

Herlock Sholmès alluma la lanterne et s’avança de quelques pas dans le souterrain.

– Tenez, tout le mécanisme est apparent ici comme les ressorts d’une horloge, et toutes les lettres s’y trouvent à l’envers. Lupin n’a donc eu qu’à les faire jouer de ce côté-ci de la cloison.

– Quelle preuve ?

– Quelle preuve ? Voyez cette flaque d’huile. Lupin avait même prévu que les rouages auraient besoin d’être graissés, fit Herlock Sholmès non sans admiration.

– Mais alors il connaissait l’autre issue ?

– Comme je la connais. Suivez-moi.

– Dans le souterrain ?

– Vous avez peur ?

– Non, mais êtes-vous sûr de vous y reconnaître ?

– Les yeux fermés.

Ils descendirent d’abord douze marches, puis douze autres, et encore deux fois douze autres. Puis ils enfilèrent un long corridor dont les parois de briques portaient la marque de restaurations successives et qui suintaient par places. Le sol était humide.

– Nous passons sous l’étang, remarqua Devanne, nullement rassuré.

Le couloir aboutit à un escalier de douze marches, suivi de trois autres escaliers de douze marches, qu’ils remontèrent péniblement, et ils débouchèrent dans une petite cavité taillée à même le roc. Le chemin n’allait pas plus loin.

– Diable, murmura Herlock Sholmès, rien que des murs nus, cela devient embarrassant.

– Si l’on retournait, murmura Devanne, car, enfin, je ne vois nullement la nécessité d’en savoir plus long. Je suis édifié.

Mais, ayant levé la tête, l’Anglais poussa un soupir de soulagement au-dessus d’eux se répétait le même mécanisme qu’à l’entrée. Il n’eut qu’à faire manœuvrer les trois lettres. Un bloc de granit bascula. C’était, de l’autre côté, la pierre tombale du duc Rollon, gravée des douze lettres en relief « Thibermesnil ». Et ils se trouvèrent dans la petite chapelle en ruines que l’Anglais avait désignée.

– Et l’on va jusqu’à Dieu, c’est-à-dire jusqu’à la chapelle, dit-il, rapportant la fin de la citation.

– Est-ce possible, s’écria Devanne, confondu par la clairvoyance et la vivacité de Herlock Sholmès, est-ce possible que cette simple indication vous ait suffi ?

– Bah ! fit l’Anglais, elle était même inutile. Sur l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale, le trait se termine à gauche, vous le savez, par un cercle, et à droite, vous l’ignorez, par une petite croix, mais si effacée, qu’on ne peut la voir qu’à la loupe. Cette croix signifie évidemment la chapelle où nous sommes.

Le pauvre Devanne n’en croyait pas ses oreilles.

– C’est inouï, miraculeux, et cependant, d’une simplicité enfantine ! Comment personne n’a-t-il jamais percé ce mystère ?

– Parce que personne n’a jamais réuni les trois ou quatre éléments nécessaires, c’est-à-dire les deux livres et les citations… Personne, sauf Arsène Lupin et moi.

– Mais, moi aussi, objecta Devanne, et l’abbé Gélis… Nous en savions tous deux autant que vous, et néanmoins…

Sholmès sourit.

– Monsieur Devanne, tout le monde n’est pas apte à déchiffrer les énigmes.

– Mais voilà dix ans que je cherche. Et vous, en dix minutes…

– Bah ! L’habitude…

Ils sortirent de la chapelle, et l’Anglais s’écria :

– Tiens, une automobile qui attend !

– Mais c’est la mienne !

– La vôtre ? Mais je pensais que le chauffeur n’était pas revenu.

– En effet… et je me demande…

Ils s’avancèrent jusqu’à la voiture, et Devanne, interpellant le chauffeur :

– Édouard, qui vous a donné l’ordre de venir ici ?

– Mais, répondit l’homme, c’est M. Velmont.

– M. Velmont ? Vous l’avez donc rencontré ?

– Près de la gare, et il m’a dit de me rendre à la chapelle.

– De vous rendre à la chapelle ! Mais pourquoi ?

– Pour y attendre Monsieur… et l’ami de Monsieur…

Devanne et Herlock Sholmès se regardèrent. Devanne dit :

– Il a compris que l’énigme serait un jeu pour vous. L’hommage est délicat.

Un sourire de contentement plissa les lèvres minces du détective. L’hommage lui plaisait. Il prononça, en hochant la tête :

– C’est un homme. Rien qu’à le voir, d’ailleurs, je l’avais jugé.

– Vous l’avez donc vu ?

– Nous nous sommes croisés tout à l’heure.

– Et vous saviez que c’était Horace Velmont, je veux dire Arsène Lupin ?

– Non, mais je n’ai pas tardé à le deviner… à une certaine ironie de sa part.

– Et vous l’avez laissé échapper ?

– Ma foi, oui… j’avais pourtant la partie belle… cinq gendarmes qui passaient.

– Mais sacrebleu ! C’était l’occasion ou jamais de profiter…

– Justement, monsieur, dit l’Anglais avec hauteur, quand il s’agit d’un adversaire comme Arsène Lupin, Herlock Sholmès ne profite pas des occasions… il les fait naître…

Mais l’heure pressait et, puisque Lupin avait eu l’attention charmante d’envoyer l’automobile, il fallait en profiter sans retard. Devanne et Herlock Sholmès s’installèrent au fond de la confortable limousine. Édouard donna le tour de manivelle et l’on partit. Des champs, des bouquets d’arbres défilèrent. Les molles ondulations du pays de Caux s’aplanirent devant eux. Soudain les yeux de Devanne furent attirés par un petit paquet posé dans un des vide-poches.

– Tiens, qu’est-ce que c’est que cela ? Un paquet ! Et pour qui donc ? Mais c’est pour vous.

– Pour moi ?

– Lisez : « M. Herlock Sholmès, de la part d’Arsène Lupin. »

L’Anglais saisit le paquet, le déficela, enleva les deux feuilles de papier qui l’enveloppaient. C’était une montre.

– Aoh ! dit-il, en accompagnant cette exclamation d’un geste de colère…

– Une montre, fit Devanne, est-ce que par hasard ?…

L’Anglais ne répondit pas.

– Comment ! C’est votre montre ! Arsène Lupin vous renvoie votre montre ! Mais s’il vous la renvoie, c’est qu’il l’avait prise… Il avait pris votre montre ! Ah ! Elle est bonne, celle-là, la montre de Herlock Sholmès subtilisée par Arsène Lupin ! Dieu, que c’est drôle ! Non, vrai… vous m’excuserez… mais c’est plus fort que moi.

Et quand il eut bien ri, il affirma d’un ton convaincu :

– Oh ! C’est un homme, en effet.

L’Anglais ne broncha pas. Jusqu’à Dieppe, il ne prononça pas une parole, les yeux fixés sur l’horizon fuyant. Son silence fut terrible, insondable, plus violent que la rage la plus farouche. Au débarcadère, il dit simplement, sans colère cette fois, mais d’un ton où l’on sentait toute la volonté et toute l’énergie du personnage :

– Oui, c’est un homme, et un homme sur l’épaule duquel j’aurai plaisir à poser cette main que je vous tends, monsieur Devanne. Et j’ai idée, voyez-vous, qu’Arsène Lupin et Herlock Sholmès se rencontreront de nouveau un jour ou l’autre… Oui, le monde est trop petit pour qu’ils ne se rencontrent pas… et ce jour là…

Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète)

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