Читать книгу Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète) - Морис Леблан - Страница 84

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Les ruines de Veldenz, bien connues de tous ceux qui visitent les bords du Rhin et de la Moselle, comprennent les vestiges de l’ancien château féodal, construit en 1277 par l’archevêque de Fistingen, et, auprès d’un énorme donjon, éventré par les troupes de Turenne, les murs intacts d’un vaste palais de la Renaissance où les grands-ducs de Deux-Ponts habitaient depuis trois siècles.

C’est ce palais qui fut saccagé par les sujets révoltés d’Hermann II. Les fenêtres, vides, ouvrent deux cents trous béants sur les quatre façades. Toutes les boiseries, les tentures, la plupart des meubles furent brûlés. On marche sur les poutres calcinées des parquets, et le ciel apparaît de place en place à travers les plafonds démolis.

Au bout de deux heures, Lupin, suivi de son escorte, avait tout parcouru.

– Je suis très content de vous, mon cher comte. Je ne pense pas avoir jamais rencontré un cicérone aussi documenté et, ce qui est rare, aussi taciturne. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons déjeuner.

Au fond, Lupin n’en savait pas plus qu’à la première minute, et son embarras ne faisait que croître. Pour sortir de prison et pour frapper l’imagination de son visiteur, il avait bluffé, affectant de tout connaître, et il en était encore à chercher par où il commencerait à chercher.

« Ça va mal, se disait-il parfois, ça va on ne peut plus mal. »

Il n’avait d’ailleurs pas sa lucidité habituelle. Une idée l’obsédait, celle de l’inconnu, de l’assassin, du monstre qu’il savait encore attaché à ses pas.

Comment le mystérieux personnage était-il sur ses traces ? Comment avait-il appris sa sortie de prison et sa course vers le Luxembourg et l’Allemagne ? était-ce intuition miraculeuse ? Ou bien le résultat d’informations précises ? Mais alors, à quel prix, par quelles promesses ou par quelles menaces les pouvait-il obtenir ?

Toutes ces questions hantaient l’esprit de Lupin.

Vers quatre heures, cependant, après une nouvelle promenade dans les ruines, au cours de laquelle il avait inutilement examiné les pierres, mesuré l’épaisseur des murailles, scruté la forme et l’apparence des choses, il demanda au comte :

– Il n’est resté aucun serviteur du dernier grand-duc qui ait habité le château ?

– Tous les domestiques de ce temps-là se sont dispersés. Un seul a continué de vivre dans la région.

– Eh bien ?

– Il est mort il y a deux années.

– Sans enfants ?

– Il avait un fils qui se maria et qui fut chassé, ainsi que sa femme, pour conduite scandaleuse. Ils laissèrent le plus jeune de leurs enfants, une petite fille nommée Isilda.

– Où habite-t-elle ?

– Elle habite ici, au bout des communs. Le vieux grand-père servait de guide aux visiteurs, à l’époque où l’on pouvait visiter le château. La petite Isilda, depuis, a toujours vécu dans ces ruines, où on la tolère par pitié : c’est un pauvre être innocent qui parle à peine et qui ne sait ce qu’il dit.

– A-t-elle toujours été ainsi ?

– Il paraît que non. C’est vers l’âge de dix ans que sa raison s’en est allée peu à peu.

– À la suite d’un chagrin, d’une peur ?

– Non, sans motif, m’a-t-on dit. Le père était alcoolique, et la mère s’est tuée dans un accès de folie.

Lupin réfléchit et conclut :

– Je voudrais la voir.

Le comte eut un sourire assez étrange.

– Vous pouvez la voir, certainement.

Elle se trouvait justement dans une des pièces qu’on lui avait abandonnées.

Lupin fut surpris de trouver une mignonne créature, trop mince, trop pâle, mais presque jolie avec ses cheveux blonds et sa figure délicate. Ses yeux, d’un vert d’eau, avaient l’expression vague, rêveuse, des yeux d’aveugle.

Il lui posa quelques interrogations auxquelles Isilda ne répondit pas, et d’autres auxquelles elle répondit par des phrases incohérentes, comme si elle ne comprenait ni le sens des paroles qu’on lui adressait, ni celui des paroles qu’elle prononçait.

Il insista, lui prenant la main avec beaucoup de douceur et la questionnant, d’une voix affectueuse, sur l’époque où elle avait encore sa raison, sur son grand-père, sur les souvenirs que pouvait évoquer en elle sa vie d’enfant, en liberté parmi les ruines majestueuses du château.

Elle se taisait, les yeux fixes, impassible, émue peut-être, mais sans que son émotion pût éveiller son intelligence endormie.

Lupin demanda un crayon et du papier. Avec le crayon il inscrivit sur la feuille blanche « 813 »

Le comte sourit encore.

– Ah ! ça, qu’est-ce qui vous fait rire ? s’écria Lupin, agacé.

– Rien… rien… ça m’intéresse… ça m’intéresse beaucoup… La jeune fille regarda la feuille qu’on tendait devant elle, et elle tourna la tête d’un air distrait.

– Ça ne prend pas, fit le comte narquois.

Lupin écrivit les lettres « Apoon ».

Même inattention chez Isilda.

Il ne renonça pas à l’épreuve, et il traça à diverses reprises les mêmes lettres, mais en laissant chaque fois entre elles des intervalles qui variaient. Et chaque fois, il épiait le visage de la jeune fille.

Elle ne bougeait pas, les yeux attachés au papier avec une indifférence que rien ne paraissait troubler.

Mais soudain elle saisit le crayon, arracha la dernière feuille aux mains de Lupin, et, comme si elle était sous le coup d’une inspiration subite, elle inscrivit deux « l » au milieu de l’intervalle laissé par Lupin.

Celui-ci tressaillit.

Un mot se trouvait formé : Apollon.

Cependant elle n’avait point lâché le crayon ni la feuille, et, les doigts crispés, les traits tendus, elle s’efforçait de soumettre sa main à l’ordre hésitant de son pauvre cerveau.

Lupin attendait tout fiévreux.

Elle marqua rapidement, comme hallucinée, un mot, le mot :

Diane.

– Un autre mot !… ; un autre mot ! s’écria-t-il avec violence.

Elle tordit ses doigts autour du crayon, cassa la mine, dessina de la pointe un grand J, et lâcha le crayon, à bout de forces.

– Un autre mot ! Je le veux ! ordonna Lupin, en lui saisissant le bras.

Mais il vit à ses yeux, de nouveaux indifférents, que ce fugitif éclair de sensibilité ne pouvait plus luire.

– Allons-nous-en, dit-il.

Déjà il s’éloignait, quand elle se mit à courir et lui barra la route. Il s’arrêta.

– Que veux-tu ?

Elle tendit sa main ouverte.

– Quoi ! De l’argent ? Est-ce donc son habitude de mendier ? dit-il en s’adressant au comte.

– Non, dit celui-ci, et je ne m’explique pas du tout…

Isilda sortit de sa poche deux pièces d’or qu’elle fit tinter l’une contre l’autre joyeusement.

Lupin les examina.

C’étaient des pièces françaises, toutes neuves, au millésime de l’année.

– Où as-tu pris ça ? s’exclama Lupin, avec agitation… Des pièces françaises ! Qui te les a données ?… Et quand ?… Est-ce aujourd’hui ? Parle !… Réponds !

Il haussa les épaules.

– Imbécile que je suis ! Comme si elle pouvait me répondre ! Mon cher comte, veuillez me prêter quarante marks… Merci… Tiens Isilda, c’est pour toi…

Elle prit les deux pièces, les fit sonner avec les deux autres dans le creux de sa main, puis, tendant le bras, elle montra les ruines du palais Renaissance, d’un geste qui semblait désigner plus spécialement l’aile gauche et le sommet de cette aile.

était-ce un mouvement machinal ? Ou fallait-il le considérer comme un remerciement pour les deux pièces d’or ?

Il observa le comte. Celui-ci ne cessait de sourire.

– Qu’est-ce qu’il a donc à rigoler, cet animal-là ? se dit Lupin. On croirait qu’il se paye ma tête.

À tout hasard, il se dirigea vers le palais, suivi de son escorte.

Le rez-de-chaussée se composait d’immenses salles de réception, qui se commandaient les unes les autres, et où l’on avait réuni les quelques meubles échappés à l’incendie.

Au premier étage, c’était, du côté nord, une longue galerie sur laquelle s’ouvraient douze belles salles exactement pareilles.

La même galerie se répétait au second étage, mais avec vingt-quatre chambres, également semblables les unes aux autres. Tout cela vide, délabré, lamentable.

En haut, rien. Les mansardes avaient été brûlées.

Durant une heure, Lupin marcha, trotta, galopa, infatigable, l’œil aux aguets.

Au soir tombant, il courut vers l’une des douze salles du premier étage, comme s’il la choisissait pour des raisons particulières connues de lui seul.

Il fut assez surpris d’y trouver l’Empereur qui fumait, assis dans un fauteuil qu’il s’était fait apporter.

Sans se soucier de sa présence, Lupin commença l’inspection de la salle, selon les procédés qu’il avait coutume d’employer en pareil cas, divisant la pièce en secteurs qu’il examinait tour à tour. Au bout de vingt minutes, il dit :

– Je vous demanderai, Sire, de bien vouloir vous déranger. Il y a là une cheminée…

L’Empereur hocha la tête.

– Est-il bien nécessaire que je me dérange ?

– Oui, Sire, cette cheminée…

– Cette cheminée est comme toutes les autres, et cette salle ne diffère pas de ses voisines.

Lupin regarda l’Empereur sans comprendre. Celui-ci se leva et dit en riant :

– Je crois, monsieur Lupin, que vous vous êtes quelque peu moqué de moi.

– En quoi donc, Sire ?

– Oh ! Mon Dieu, ce n’est pas grand-chose ! Vous avez obtenu la liberté sous condition de me remettre des papiers qui m’intéressent, et vous n’avez pas la moindre notion de l’endroit où ils se trouvent. Je suis bel et bien… comment dites-vous en français ? Roulé ?

– Vous croyez, Sire ?

– Dame ! Ce que l’on connaît, on ne le cherche pas et voilà dix bonnes heures que vous cherchez. N’êtes-vous pas d’avis qu’un retour immédiat vers la prison s’impose ?

Lupin parut stupéfait :

– Sa Majesté n’a-t-elle pas fixé demain midi, comme limite suprême ?

– Pourquoi attendre ?

– Pourquoi ? Mais pour me permettre d’achever mon œuvre.

– Votre œuvre ? Mais elle n’est même pas commencée, monsieur Lupin.

– En cela, Votre Majesté se trompe.

– Prouvez-le et j’attendrai demain midi.

Lupin réfléchit et prononça gravement :

– Puisque Sa Majesté a besoin de preuves pour avoir confiance en moi, voici. Les douze salles qui donnent sur cette galerie portent chacune un nom différent, dont l’initiale est marquée à la porte de chacune. L’une de ces inscriptions, moins effacée que les autres par les flammes, m’a frappé lorsque je traversai la galerie. J’examinai les autres portes : je découvris, à peine distinctes, autant d’initiales, toutes gravées dans la galerie au-dessus des frontons.

« Or, une de ces initiales était un D, première lettre de Diane. Une autre était un A, première lettre d’Apollon. Et ces deux noms sont des noms de divinités mythologiques. Les autres initiales offriraient-elles le même caractère ? Je découvris un J, initiale de Jupiter ; un V, initiale de Vénus, un M, initiale de Mercure ; un S, initiale de Saturne, etc. Cette partie du problème était résolue : chacune des douze salles porte le nom d’une divinité de l’Olympe, et la combinaison Apoon, complétée par Isilda, désigne la salle d’Apollon.

« C’est donc ici, dans la salle où nous sommes, que sont cachées les lettres. Il suffit peut-être de quelques minutes maintenant pour les découvrir. »

– De quelques minutes ou de quelques années… et encore ! dit l’Empereur en riant.

Il semblait s’amuser beaucoup, et le comte aussi affectait une grosse gaieté.

Lupin demanda :

– Sa Majesté veut-elle m’expliquer ?

– Monsieur Lupin, la passionnante enquête que vous avez menée aujourd’hui et dont vous nous donnez les brillants résultats, je l’ai déjà faite. Oui, il y a deux semaines, en compagnie de votre ami Herlock Sholmès. Ensemble nous avons interrogé la petite Isilda ; ensemble nous avons employé à son égard la même méthode que vous, et c’est ensemble que nous avons relevé les initiales de la galerie et que nous sommes venus ici, dans la salle d’Apollon.

Lupin était livide. Il balbutia :

– Ah ! Sholmès… est parvenu… jusqu’ici ?…

– Oui, après quatre jours de recherches. Il est vrai que cela ne nous a guère avancés, puisque nous n’avons rien découvert. Mais tout de même, je sais que les lettres n’y sont pas.

Tremblant de rage, atteint au plus profond de son orgueil. Lupin se cabrait sous l’ironie, comme s’il avait reçu des coups de cravache. Jamais il ne s’était senti humilié à ce point. Dans sa fureur il aurait étranglé le gros Waldemar dont le rire l’exaspérait.

Se contenant, il dit :

– Il a fallu quatre jours à Sholmès, Sire. À moi, il m’a fallu quelques heures. Et j’aurais mis encore moins, si je n’avais été contrarié dans mes recherches.

– Et par qui, mon Dieu ? Par mon fidèle comte ? J’espère bien qu’il n’aura pas osé…

– Non, Sire, mais par le plus terrible et le plus puissant de mes ennemis, par cet être infernal qui a tué son complice Altenheim.

– Il est là ? Vous croyez ? s’écria l’Empereur avec une agitation qui montrait qu’aucun détail de cette dramatique histoire ne lui était étranger.

– Il est partout où je suis. Il me menace de sa haine constante. C’est lui qui m’a deviné sous M. Lenormand, chef de la Sûreté, c’est lui qui m’a fait jeter en prison, c’est encore lui qui me poursuit, le jour où j’en sors. Hier, pensant m’atteindre dans l’automobile, il blessait le comte de Waldemar.

– Mais qui vous assure, qui vous dit qu’il soit à Veldenz ?

– Isilda a reçu deux pièces d’or, deux pièces françaises !

– Et que viendrait-il faire ? Dans quel but ?

– Je ne sais pas, Sire, mais c’est l’esprit même du mal. Que Votre Majesté se méfie ! Il est capable de tout.

– Impossible ! J’ai deux cents hommes dans ces ruines. Il n’a pu entrer. On l’aurait vu.

– Quelqu’un l’a vu fatalement.

– Qui ?

– Isilda.

– Qu’on l’interroge ! Waldemar, conduis ton prisonnier chez cette jeune fille.

Lupin montra ses mains liées.

– La bataille sera rude. Puis-je me battre ainsi ?

L’Empereur dit au comte :

– Détache-le… Et tiens-moi au courant…

Ainsi donc, par un brusque effort, en mêlant au débat, hardiment, sans aucune preuve, la vision abhorrée de l’assassin, Arsène gagnait du temps et reprenait la direction des recherches.

« Encore seize heures, se disait-il. C’est plus qu’il ne m’en faut. »

Il arriva au local occupé par Isilda, à l’extrémité des anciens communs, bâtiments qui servaient de caserne aux deux cents gardiens des ruines, et dont toute l’aile gauche, celle-ci précisément, était réservée aux officiers.

Isilda n’était pas là.

Le comte envoya deux de ses hommes. Ils revinrent. Personne n’avait vu la jeune fille.

Pourtant, elle n’avait pu sortir de l’enceinte des ruines. Quant au palais de la Renaissance, il était, pour ainsi dire, investi par la moitié des troupes, et nul n’y pouvait entrer.

Enfin, la femme d’un lieutenant qui habitait le logis voisin, déclara qu’elle n’avait pas quitté sa fenêtre et que la jeune fille n’était pas sortie.

– Si elle n’était pas sortie, s’écria Waldemar, elle serait là, et elle n’est pas là.

Lupin observa :

– Il y a un étage au-dessus ?

– Oui, mais de cette chambre à l’étage, il n’y a pas d’escalier.

– Si, il y a un escalier.

Il désigna une petite porte ouverte sur un réduit obscur. Dans l’ombre on apercevait les premières marches d’un escalier, abrupt comme une échelle.

– Je vous en prie, mon cher comte, dit-il à Waldemar qui voulait monter, laissez-moi cet honneur.

– Pourquoi ?

– Il y a du danger.

Il s’élança, et, tout de suite, sauta dans une soupente étroite et basse.

Un cri lui échappa :

– Oh !

– Qu’y a-t-il ? fit le comte débouchant à son tour.

– Ici… sur le plancher… Isilda…

Il s’agenouilla, mais aussitôt, au premier examen, il reconnut que la jeune fille était tout simplement étourdie, et qu’elle ne portait aucune trace de blessure, sauf quelques égratignures aux poignets et aux mains.

Dans sa bouche, formant bâillon, il y avait un mouchoir.

– C’est bien cela, dit-il. L’assassin était ici, avec elle. Quand nous sommes arrivés, il l’a frappée d’un coup de poing, et il l’a bâillonnée pour que nous ne puissions entendre les gémissements.

– Mais par où s’est-il enfui ?

– Par là… tenez… Il y a un couloir qui fait communiquer toutes les mansardes du premier étage.

– Et de là ?

– De là, il est descendu par l’escalier d’un des logements.

– Mais on l’aurait vu !

– Bah ! Est-ce qu’on sait ? Cet être-là est invisible. N’importe ! Envoyez vos hommes aux renseignements. Qu’on fouille toutes les mansardes et tous les logements du rez-de-chaussée !

Il hésita. Irait-il, lui aussi, à la poursuite de l’assassin ? Mais un bruit le ramena vers la jeune fille. Elle s’était relevée et une douzaine de pièces d’or roulaient de ses mains. Il les examina. Toutes étaient françaises.

– Allons, dit-il, je ne m’étais pas trompé. Seulement, pourquoi tant d’or ? En récompense de quoi ?

Soudain, il aperçut un livre à terre et se baissa pour le ramasser. Mais d’un mouvement rapide, la jeune fille se précipita, saisit le livre, et le serra contre elle avec une énergie sauvage, comme si elle était prête à le défendre contre toute entreprise.

– C’est cela, dit-il, des pièces d’or ont été offertes contre le volume, mais elle refuse de s’en défaire. D’où les égratignures aux mains. L’intéressant serait de savoir pourquoi l’assassin voulait posséder ce livre. Avait-il pu, auparavant, le parcourir ?

Il dit à Waldemar :

– Mon cher comte, donnez l’ordre, s’il vous plaît…

Waldemar fit un signe. Trois de ses hommes se jetèrent sur la jeune fille, et, après une lutte acharnée où la malheureuse trépigna de colère et se tordit sur elle-même en poussant des cris, on lui arracha le volume.

– Tout doux, l’enfant, disait Lupin, du calme… C’est pour la bonne cause, tout cela… Qu’on la surveille ! Pendant ce temps, je vais examiner l’objet du litige.

C’était, dans une vieille reliure qui datait au moins d’un siècle, un tome dépareillé de Montesquieu, qui portait ce titre : Voyage au Temple de Gnide. Mais à peine Lupin l’eut-il ouvert qu’il s’exclama :

– Tiens, tiens, c’est bizarre. Sur le recto de chacune des pages, une feuille de parchemin a été collée, et sur cette feuille, sur ces feuilles, il y a des lignes d’écriture, très serrées et très fines.

Il lut, tout au début :

« Journal du chevalier Gilles de Mairèche, domestique français de son Altesse Royale le prince de Deux-Ponts-Veldenz, commencé en l’an de grâce 1794. »

– Comment, il y a cela ? dit le comte…

– Qu’est-ce qui vous étonne ?

– Le grand-père d’Isilda, le vieux qui est mort il y a deux ans, s’appelait Malreich, c’est-à-dire le même nom germanisé.

– À merveille ! Le grand-père d’Isilda devait être le fils ou le petit-fils du domestique français qui écrivait son journal sur un tome dépareillé de Montesquieu. Et c’est ainsi que ce journal est passé aux mains d’Isilda.

Il feuilleta au hasard :

« 15 septembre 1796. – Son Altesse a chassé.

« 20 septembre 1796. – Son Altesse est sortie à cheval. Elle montait Cupidon. »

– Bigre, murmura Lupin, jusqu’ici, ce n’est pas palpitant. Il alla plus avant :

« 12 mars 1803. – J’ai fait passer dix écus à Hermann. Il est cuisinier à Londres. »

Lupin se mit à rire.

– Oh ! Oh ! Hermann est détrôné. Le respect dégringole.

– Le grand-duc régnant, observa Waldemar, fut en effet chassé de ses états par les troupes françaises.

Lupin continua :

« 1809. – Aujourd’hui, mardi, Napoléon a couché à Veldenz. C’est moi qui ai fait le lit de Sa Majesté, et qui, le lendemain, ai vidé ses eaux de toilette. »

– Ah ! dit Lupin, Napoléon s’est arrêté à Veldenz ?

– Oui, oui, en rejoignant son armée, lors de la campagne d’Autriche, qui devait aboutir à Wagram. C’est un honneur dont la famille ducale, par la suite, était très fière.

Lupin reprit :

« 28 octobre 1814. – Son Altesse Royale est revenue dans ses états.

« 29 octobre. – Cette nuit, j’ai conduit Son Altesse jusqu’à la cachette, et j’ai été heureux de lui montrer que personne n’en avait deviné l’existence. D’ailleurs, comment se douter qu’une cachette pouvait être pratiquée dans… »

Un arrêt brusque… Un cri de Lupin… Isilda avait subitement échappé aux hommes qui la gardaient, s’était jetée sur lui, et avait pris la fuite, emportant le livre.

– Ah ! La coquine ! Courez donc… Faites le tour par en bas. Moi, je la chasse par le couloir.

Mais elle avait clos la porte sur elle et poussé un verrou. Il dut descendre et longer les communs, ainsi que les autres, en quête d’un escalier qui le ramenât au premier étage.

Seul, le quatrième logement étant ouvert, il put monter. Mais le couloir était vide, et il lui fallut frapper à des portes, forcer des serrures, et s’introduire dans des chambres inoccupées, tandis que Waldemar, aussi ardent que lui à la poursuite, piquait les rideaux et les tentures avec la pointe de son sabre.

Des appels retentirent, qui venaient du rez-de-chaussée, vers l’aile droite. Ils s’élancèrent. C’était une des femmes d’officiers qui leur faisait signe, au bout du couloir, et qui raconta que la jeune fille était chez elle.

– Comment le savez-vous ? demanda Lupin.

– J’ai voulu entrer dans ma chambre. La porte était fermée, et j’ai entendu du bruit.

Lupin, en effet, ne put ouvrir.

– La fenêtre, s’écria-t-il, il doit y avoir une fenêtre.

On le conduisit dehors, et tout de suite, prenant le sabre du comte, d’un coup, il cassa les vitres.

Puis, soutenu par deux hommes, il s’accrocha au mur, passa le bras, tourna l’espagnolette et tomba dans la chambre.

Accroupie devant la cheminée, Isilda lui apparut au milieu des flammes.

– Oh ! La misérable ! proféra Lupin, elle l’a jeté au feu ! Il la repoussa brutalement, voulut prendre le livre et se brûla les mains. Alors, à l’aide des pincettes, il l’attira hors du foyer et le recouvrit avec le tapis de la table pour étouffer les flammes.

Mais il était trop tard. Les pages du vieux manuscrit, toutes consumées, tombèrent en cendres.

Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète)

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