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INTRODUCTION

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Table des matières

Pourquoi j’entre en scène. — Mes titres. — Une excursion à l’hôtel Drouot. — Mon oncle et mes neveux.—Mme Paturot. — Français et Charlet. — Vivent les artistes!

Monsieur et cher Directeur,

Permettez-moi de me servir de cette dernière expression que j’aspire à obtenir le droit d’employer d’une façon régulière; c’est vous dire que j’ai l’ambition de devenir l’un de vos collaborateurs et d’entrer dans la famille des rédacteurs du National. Tous sont pour moi de vieux amis, bien qu’ils ne me connaissent pas, car je suis leur lecteur assidu depuis la fondation de votre journal.

S’il en est ainsi, allez-vous me dire, vous ne devez pas ignorer que nos rangs sont pleins et qu’il n’y a pas de lacune dans la rédaction.

—Je le sais, aussi l’idée qui me trotte dans la tète ne m’est-elle venue que parce que j’ai appris qu’un de vos collaborateurs était obligé de vous prier de le faire suppléer. Je vais droit au fait. Je me suis trouvé dans une société que fréquente l’incomparable critique du National, Théodore de Banville, et là, j’ai su qu’il était au regret de ne pouvoir se charger cette année du compte-rendu du Salon, en raison de plusieurs absences obligatoires qu’il doit faire, justement pendant la période de l’exposition; alors j’ai pensé...

Je vous vois d’ici me toiser du haut en bas et me demander qui je suis pour avoir une pareille prétention.

Evidemment l’outrecuidance est grande de ma part, car je n’ai aucun titre à mettre en avant.

Je ne suis ni artiste, ni poëte et je ne fais même pas partie de la Société des gens de lettres; je suis, en un mot, un simple bourgeois, possédant, je le crois, les qualités qui distinguent cette classe de braves gens, c’est-à-dire un peu de jugement et quelque bon sens. Je ne vous parlerai pas de connaissances spéciales. Etant au collége, j’ai appris le dessin pendant un an, et au bout de cette année, j’ai fait, au crayon noir, la tête à la chevelure luxuriante et bouclée dans laquelle se jouent les reflets de la lune, de l’Amour dans le tableau d’Endymion de Girodet-Trioson, toile qui était alors au Luxembourg et qui est actuellement au Louvre. Je vous dirai, sans en tirer plus de vanité, que j’ai obtenu le premier prix de dessin sur les élèves de deuxième année, mais sachez aussi que ce succès m’a coûté l’abandon de mes débuts artistiques, parce que mon grand-père, qui était un homme positif, a cru devoir couper court de suite aux velléités que ce premier succès pouvait éveiller en moi, il m’a fait cesser les leçons de dessin, car, à son avis, les artistes étaient tous des meurt-de-faim. Mon grand-père, qui était cependant un homme perspicace, vivait dans les idées qui prévalaient sous la Restauration. Il ne prévoyait pas, dans ce moment où les arts étaient si oubliés et si dépréciés, à cette époque qui nous a légué tant de quartiers Lâtis en plâtre, à longues plinthes plates entre les étages, seule décoration architecturale, et sans la moindre trace de la plus petite pensée artistique, il ne prévoyait pas que l’hôtel Bullion, où l’on ne vendait alors que de vieux panas et de vieilles loques, en passant de la rue Jean-Jacques-Rousseau à la rue des Jeûneurs, puis de la rue des Jeûneurs à la rue Drouot, deviendrait le temple moderne des beaux-arts et un établissement d’enseignement professionnel véritablement destiné à propager la connaissance, puis l’amour de la peinture dans les rangs de la bourgeoisie.

C’est là, en effet, vous l’avouerai-je, mon cher directeur, que moi qui, en me livrant, depuis ma sortie du collége, à de tous autres travaux, avais oublié ma première passion, je l’ai sentie renaître en me reconnaissant un goût réel et prononcé pour ce qui me paraît bien dessiné ou harmonieusement peint.

Habitant le quartier de l’ancien Opéra, j ai pris l’habitude d’aller, chaque dimanche, passer une partie de mon après-midi dans les salles de la rue Drouot, où les expositions succèdent aux expositions, et où l’on peut voyager dans le pays de l’art, à la manière des pérégrinations qu’un stéréoscope permet d’accomplir, sans sortir de chez soi, dans les contrées les plus inaccessibles et les plus reculées. Parfois aussi, lorsque mes occupations me laissent un moment de liberté, j’ai pu assister aux combats curieux des enchères, et savez-vous ce que j’ai remarqué ? C’est le petit nombre de gens qui s’y connaissent réellement, en fait de peinture. Sur ce terrain, la mode règne en maîtresse plus que partout ailleurs, et la mode produit l’engouement des uns et surexcite la vanité des autres. Si le marché était abandonné aux vrais connaisseurs, il y aurait baisse générale, parce que ce nombre serait infiniment trop restreint pour le stock de marchandises qui augmente tous les jours. Lorsque le véritable goût dominait, on recherchait surtout les anciens maîtres, et on ne dédaignait pas les bons tableaux de leurs élèves, parce que ces tableaux renferment de véritables qualités qui se retrouvent plus rarement dans l’école moderne; mais depuis que le nombre des prétendus amateurs a grossi, on dédaigne les tableaux anciens pour donner la préférence aux tableaux modernes, parce que ceux-ci flattent davantage le regard et plaisent au vulgaire par la fraîcheur de leurs couleurs. C’est même cette disposition des amateurs et la facilité avec laquelle un grand nombre de peintres ont trouvé à placer avantageusement les tableaux faits pour flatter ce goût superficiel qui ont amené un certain nombre de peintres modernes à se livrer à des travaux faciles et à négliger les véritables qualités artistiqnes, qui ne s’acquièrent que par la persévérance dans l’étude, et dont se préoccupaient, avant tout, leurs prédécesseurs.

Aujourd’hui on n’achète à grands prix, parmi les tableaux anciens, que ceux au bas desquels sont tracés des noms qui ne figurent que dans les galeries dont toutes les toiles ont été couvertes d’or pour être obtenues. Il y a des maîtres auxquels on ne peut songer que lorsqu’on s’appelle Rothschild, Nucingen ou Orléans. Quant aux modernes, il est également admis que certains tableaux n’ont besoin d’aucune autre qualité que celle du nom qui les signe, et il s’est établi une véritable franc- maçonnerie parmi les détenteurs de ces tableaux, dans le but de ne pas permettre que les noms adoptés par cette franc-maçonnerie, plus mercantile encore qu’artistique, puissent subir la moindre dépréciation. Aussi, qu’arrive-t-il? c’est que les qualités que peuvent avoir les peintres ainsi adoptés par la mode — et qu’ils ont certainement eues, un moment, du moins, pour obtenir cette place, — finissent assez rapidement par céder le pas aux défauts que l’on se plaît à encourager, et où l’engoûment irréfléchi de la foule finit par chercher la cause même du succès de ces favoris de la fortune. Combien en est-il ainsi dont les œuvres, après avoir été l’objet d’engoûments de ce genre, et après avoir atteint des prix prodigieux, tombent plus tard dans un oubli complet et dans une dépréciation non moins prodigieuse! Que j’en ai vu, dont on ne pouvait plus obtenir la vente qu’en faisant valoir la qualité du cadre!

Que voulez-vous, ils ont eu leur beau temps, et ils en ont joui, quand il leur suffisait de prendre une toile et de lancer sur cette toile, à tort et à travers, sans chercher aucune forme étudiée, quelques coups de pinceau pouvant représenter, suivant la distance du spectateur, aussi bien des feuilles que des fleurs, des maisons que des nuages, des animaux que des arbustes, quand il leur suffisait de s’en tenir, en un mot, à un effet général, pour voir cette toile fiévreusement arrachée de leurs mains par une foule d’enchérisseurs insatiables et qui les obligeaient à recommencer dans les mêmes conditions le lendemain et les jours suivants. C’est bien le moins qu’après avoir remporté ces faciles et productives victoires ils laissent aux travailleurs assidus, aux chercheurs infatigables, à ceux qui pâlissent devant leurs chevalets pour chercher à mieux imiter l’inimitable nature, et qui sont loin de trouver dans ces travaux longs et ingrats la fortune qui sourit aux audacieux; c’est bien le moins qu’ils laissent à ces travailleurs la gloire devant la postérité, et l’immortalité qui n’appartient qu’aux véritables méritants.

En réalité, le public qui conduit le marché ne recherche pas tel peintre parce qu’il est sans émule, mais parce qu’il est à la mode; il y a des quantités d’amateurs qui peuvent se disputer ce qui est à la mode, alors qu’il y a bien peu de connaisseurs capables de découvrir ce qui est réellement hors ligne.

Mais de quoi vous parlé-je déjà ? Vous ne m’avez pas encore admis parmi les vôtres et autorisé à dire mes impressions aux lecteurs du National, et je me laisse aller à vous donner un échantillon de mes idées, bien bourgeoises, ainsi que vous avez pu en juger.

Soyez rassuré ; ces idées, en ce qu’elles pourraient avoir de trop terre à terre, seront, si vous voulez bien me confier la tâche que j’ambitionne, corrigées par ceux qui m’entourent et dont j’ai pour habitude de ne pas mépriser les avis.,

J’ai d’abord mon oncle Émile, un vrai savant qui sait tout, et qui ne me laisserait pas commettre une erreur historique. Par dessus le marché, il a étudié toutes les écoles de peinture; vous voyez de quelle utilité il me sera!

J’ai mon cousin Joseph, qui aurait fait un Horace Vernet si on n’avait pas voulu à toute force, dans la famille, faire de lui un avocat. Il ne savait pas encore écrire, qu’il barbouillait tous ses cahiers de soldats, de régiments, de canons, de batailles, etc. Celui-là s’y connaît en fait de tableaux militaires. Je le consulterai à l’occasion.

Quant aux choses de la grâce, de l’élégance, mon neveu Jules est passé maître sur ce terrain. Voilà un gaillard qui s’y connaît en formes bien conditionnées, en jolies tournures et en minois dignes de figurer dans l’escadron de Vénus. Je lui demanderai son avis sur les portraits féminins, et je suis sûr d’être l’écho d’observations intéressantes.

Ne riez pas de ce qu’il me reste à vous dire. Il s’agit des tableaux de nature morte qui ne sont pas non plus à dédaigner, et qui ont motivé plus d’un chef d’œuvre. Eh bien, j’ai pour ce genre de peinture un juge excellent... ma cuisinière. Figurez-vous, monsieur, que l’ayant autorisée, il y a deux ans, à aller au Salon, elle m’a tympanisé, à son retour, pour que je lui achète des chaudrons de M. Vollon et surtout pour que j’obtienne de lui quelques paquets de la poudre qu’il emploie pour rendre ses cuivres aussi brillants. Voilà une femme précieuse, vous en conviendrez, et que le jury pourrait consulter utilement quand il s’agit de juger l’école réaliste. Ce n’est pas elle qui refuserait les toiles de M. Manet, ainsi que cela vient, dit-on, d’avoir lieu.

Et puis, voici qui va achever de vous rassurer: je suis resolu — n’allez pas vous récrier, monsieur le directeur — à me soumettre à la censure... oui, à la censure.

Il y a censure et censure; quant à moi, j’ai un censeur en qui j’ai pleine confiance, mon excellente femme, la compagne de mes joies et de mes douleurs, de celles-ci surtout, car c’est de ce côté que le plateau de la balance tend toujours à pencher. Eh bien! sachez que j’ai la plus grande confiance dans le jugement et dans le coup d’oeil de Madame Paturot; elle est, d’ailleurs, toujours de mon avis, à la condition que je sois dans le juste et dans le raisonnable, et que je l’aie consultée avant de formuler cet avis.

Je vous l’avouerai, je me trouve très bien de ce régime de liberté sagement mitigé et judicieusement pondéré, et vous pouvez être certain que Madame Paturot ne me permettra aucune licence pouvant choquer soit le bon goût soit les bonnes mœurs. On se pique, en effet, — il est bon que vous le sachiez, — d’avoir des mœurs et du bon goût chez les Paturot.

Vous n’êtes pas sans avoir quelques tableaux, monsieur le directeur. Eh bien! n’êtes-vous pas de mon avis; leur vue repose et rafraîchit l’esprit. C’est toujours avec un nouveau plaisir — passez-moi cette expression qui rappelle le début de tous les discours d’ouverture prononcés devant les Chambres par le roi Louis-Philippe, mais qui rend bien ma pensée — c’est toujours avec un nouveau plaisir que je me retrouve au milieu de ma petite galerie et que je contemple mes chers tableaux, m’arrêtant plus tantôt à l’un, tantôt à l’autre, suivant les dispositions d’esprit où je suis et suivant leur concordance avec les idées qui me remplissent la tête. Si le temps est sombre et s’il pleut à verse, je vais retrouver le soleil et la verdoyante et gaie nature dans une petite toile de Français, représentant le Bas-Meudon par une lumineuse matinée de printemps, ou bien dans son pendant, un splendide coucher de soleil à Cernay. Il y a dans la première de ces toiles une saulée merveilleusement abritée, où je me mets à pêcher d’imagination et où je vois à chaque instant le petit bouchon de ma ligne dansoter, puis s’enfoncer d’un coup sec et précis qui m’annonce la présence d’un goujon au bout de mon hameçon. Si je suis accablé par la chaleur, il me semble que je sens, en cet endroit une fraîcheur qui me calme et me repose. Lorsque la température devient torride et que Meudon et Cernay sont insuffisants pour me rafraîchir, je vais me plonger dans une tempête de neige et de vent peinte par Charlet; c’est une simple étude faite par lui sur nature quand il préparait son tableau de la retraite de Moscou. Cette étude est d’une vérité saisissante. On finit par greloter en la contemplant.

C’est ainsi que je me promène à travers la belle campagne, en rendant grâce aux artistes qui me valent ces satisfactions faciles, ou bien que je gravis les montagnes les plus escarpées. Les glaciers n’ont plus de mystère pour moi; tout, en un mot, m’est accessible. Vive donc la peinture et vivent les artistes!

Voilà mon opinion; j’ose espérer, monsieur le directeur, qu’elle me fera trouver grâce devant vous et, qu’en tout cas, vous ne jetterez pas, sans autre forme de procès, ma demande au panier.

NESTOR PATUROT.

Le Salon de 1874

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