Читать книгу La 628-E8 - Octave Mirbeau - Страница 6
ОглавлениеJe me rappelais aussi qu'à Edam, ayant laissé l'automobile à la garde de Brossette, pour prendre le coche d'eau qui mène à Volendam, nous avions été entourés, subitement, par les habitants de tout le village... Il y avait là de jolies filles souriantes, parées de bijoux et de dentelles; il y avait surtout des hommes, dont l'aspect nous inquiéta. Ces colosses, calmes et rasés, très beaux sous leurs bonnets de peau de mouton et dans leurs amples culottes bouffantes, me faisaient penser à ces paysans héros, leurs ancêtres, qui boutèrent, hors de leur République, notre bouillant Louis XIV, ses fringantes cavaleries, ses infanteries si bien dressées, ses cuisines et ses dames, non sans garder quelques bannières et drapeaux, et quelques canons historiés. Et je m'imaginai qu'ils examinèrent ces trophées du même regard fier et conquérant dont leurs descendants examinaient notre machine... À notre retour de Volendam, j'appris de Brossette, qu'il avait été traité royalement et que ces braves gens lui avaient offert un banquet.
—Seulement, expliqua Brossette,... j'ai dû en promener quelques-uns,... les notables de l'endroit,... et y aller d'une conférence sur le mécanisme...
—Vous savez donc le hollandais? lui demandai-je...
—Non, monsieur... Mais il y a les gestes... C'est égal... ce sont des types, vous savez!... Et je ne m'y fierais pas...
Oui, mais l'Allemagne?... Ses douaniers rogues, ses terribles officiers, son impitoyable police? Les épreuves allaient maintenant commencer. Je regrettai, ah! combien je regrettai, à ce moment, de n'avoir pas l'âme chimérique de M. Déroulède, pour, d'un geste, rayer à jamais de la carte du monde ce barbare pays!
Nous arrivâmes, venant d'Arnheim, vers quatre heures de l'après-midi, à Elten. Je cherchai longtemps où pouvait bien être la douane... On m'indiqua un petit bâtiment, modeste et familial, que nous eûmes la surprise de trouver vide... Je heurtai les portes et appelai vainement, plusieurs fois... À grand'peine, je finis par découvrir une bonne femme, assise, dans le coin d'une pièce, et qui reprisait pacifiquement des bas... Elle avait de larges lunettes, un visage vénérable et très doux. Elle était sourde. Près d'elle, un chat jaune dormait, roulé en boule sur un vieux coussin... Un pot de terre chantait sur la grille d'un fourneau. J'eus beau inspecter la pièce, pas le moindre appareil de force, nulle part... pas de râtelier avec sa rangée de fusils,... nul casque à pointe,... pas même un portrait de l'Empereur Guillaume, aux murs... Je crus que je m'étais trompé. Avec beaucoup de difficultés, je mis la bonne femme au fait de ce qui m'amenait.
—Oui... oui, fit-elle, en se levant pesamment... c'est bien ici...
Elle posa ses lunettes et son ouvrage sur une table encombrée de paperasses, de registres, de livres à souche. Le chat réveillé s'étira voluptueusement... Elle dit en souriant:
—Un beau temps pour voyager... Na!... Venez avec moi... C'est à deux pas...
Nous traversâmes la rue. Elle me fît entrer dans un cabaret où un gros homme, très rouge de figure et très court de cuisses, fumait sa grande pipe, assis devant une chope de bière... Quoiqu'il fût tout seul, il semblait s'amuser extraordinairement. Peut-être songeait-il à nos défaites, à ses victoires? Car, à quoi peuvent bien songer les Allemands?—La femme lui dit quelques mots.
—Ah! ah! fit le gros homme... Très bien... très bien! Nous allons voir ça...
Je remarquai alors qu'il était coiffé, assez comiquement, d'une casquette anglaise, qui lui collait au crâne, et que ses vêtements, déteints, ne rappelaient l'uniforme que par deux ou trois boutons de cuivre et par un liséré, où le rouge ancien reparaissait, çà et là, à de longs intervalles... Nous sortîmes.
Il tourna autour de la voiture, l'examina avec une curiosité réjouie... Brossette le suivait, prêt à ouvrir les coffres à la première réquisition... Moi, j'extrayais de ma poche le fameux portefeuille... Et tel fut le dialogue qui s'engagea entre un citoyen français et un douanier allemand:
—Ça va bien, hein?
—Assez bien...
—Ça va vite?
—Assez vite, oui.
—Trente kilomètres?
—Oh! Plus... plus...
—Sacristi!... C'est joli... c'est joli...
Il passa la main sur la poire de la trompe, gonfla ses joues, souffla:
—Beuh? Beuh?....
—Oui...
—C'est joli... Et vous allez à Krefeld?
—Non... à Düsseldorf...
—À Düsseldorf?... Sapristi!... Alors, dépêchez-vous... Houp!... Houp!... Houp!
Il me frappa amicalement sur l'épaule:
—Français, hein?...
—Oui...
Il me serra fortement la main, et, m'indiquant la route:
—Düsseldorf... la première à droite... À Emmerich, vous passez le Rhin, sur le bac... Houp! Houp!
Je demandai:
—La route est mauvaise, hein?
—Mauvaise?... C'est comme du parquet ciré... Houp!
Avant de virer, selon les indications du douanier, je me retournai... Je le vis planté au milieu de la route, qui agitait en l'air sa casquette, en signe de bon voyage.
Nous fûmes longtemps à revenir de notre étonnement.
—Ça doit cacher quelque chose de terrible, dit l'un de nous... Attention, Brossette... Et pas si vite!
C'est ainsi que nous entrâmes en Allemagne.
Vers Rocroy.
Pour l'instant, nous n'avons même pas franchi la frontière belge, et nous roulons toujours vers Givet.
Première journée désagréable.
Après Compiègne, le vent s'était levé brusquement, un vent du nord, âpre et dur, qui gênait beaucoup notre marche, et faisait tournoyer vers nous, sur la route, de petits cyclones de poussière... Tant que nous eûmes à longer l'Oise, à la quitter pour la retrouver ensuite, avec la fraîcheur de sa vallée, la surprise de ses ports charmants, et le mouvement de sa batellerie, cela alla très bien. Mais au-delà de Saint-Quentin, où notre patriotisme se contenta d'admirer Latour et ne songea pas une minute, hélas! à donner le moindre souvenir à M. Anatole de la Forge, le paysage devint morose. Nous aussi. Presque rien que des champs de betteraves, à peine ensemencés... Il semblait que la campagne se fripât, se ratatinât, se décolorât, sous la sécheresse du vent... Elle était laide à voir, comme une chambre dont on n'a pas fait la toilette depuis longtemps... Peu de villages, pas de villes, sauf Guise qui ne me parut pas être l'Eldorado industriel, célébré par le bon Fournière et créé par le bon Godin. De loin en loin, des hameaux endormis, des fermes ensommeillées; ici, une pauvre briqueterie; là, une distillerie abandonnée... et la route, la route monotone, inactive, presque déserte. Nous ne rencontrâmes guère que ces hautes et lourdes voitures de liquoristes, qui s'en allaient, dans un bruit de bouteilles secouées, porter aux rares humains de ces régions la tristesse, la maladie et la mort.
Moins un pays travaille, et plus l'on dirait qu'on rencontre de ces assommoirs ambulants. Cela tient, sans doute, à ce qu'on ne rencontre qu'eux.
Je remarquai que presque tous les vieux châteaux sont désertés... Ils ne nourrissaient plus leur homme. Quelques-uns servent, pour les pauvres gens, de sanatoria, ou de colonies de vacances; ils sont revenus au peuple, et c'est ce qu'ils avaient de mieux à faire. Les autres tombent en ruine et meurent dans leur cercle de ronces. Personne n'en veut plus. Le temps est dur à l'oisiveté des hobereaux. Les jours de marché, et le dimanche, à l'heure de la messe, on les voit encore se pavaner à la ville, avec des culottes de velours usé, des cravaches, des bottes, des éperons qu'ils font toujours sonner fièrement sur les trottoirs. Mais ils n'ont plus de cheval, car l'avoine est chère; et ils n'ont plus rien, car, pour avoir quelque chose, il faut le gagner au travail. Ils se contentent de ces simulacres de luxe et de chic, où ils trouvent encore de quoi alimenter leur orgueil déchu, et leur foi chimérique... Heureux pourtant, quand, au retour de la foire, sur la route, ils rencontrent un paysan qui consent à les ramener, chez eux, dans sa carriole, avec son porc!... Je parle surtout de la Bretagne, du Perche, du Nivernais, où il y a encore des châteaux, plus sales que des porcheries, habités par des hobereaux, plus dénués que des mendiants... Mais ici il semble qu'il n'y ait même plus de hobereaux, retournés avec leurs cravaches, leurs éperons, leur Roi et leur Dieu, dans le grand tout du passé.
Quelquefois, sur une hauteur, se dresse encore un château tout neuf, de brique et de pierre, avec des tours, des tourelles, des créneaux. Soyez sûr qu'il appartient à un cordonnier heureux, à un épicier enrichi, parvenus enfin à réaliser le rêve anachronique et seigneurial, qui hanta leur esprit de prolétaire..
Une ville morte.
Rocroy, nom sonore qui semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.
J'ai vu bien des villes mortes,—elles ne sont pas rares en France,—mais d'aussi mortes que Rocroy, il n'est pas possible qu'il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroy est plus qu'une ville morte, c'est un cimetière; plus qu'un cimetière, c'est le cimetière d'un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L'administration des ponts et chaussées qui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner aux voyageurs étrangers l'affligeant spectacle de cette déchéance, a déclassé la route qui mène à Rocroy. Rien ne mène plus à Rocroy qu'un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et où poussent librement des herbes grisâtres: l'ancienne route. La nouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s'en va desservant des villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant, Rocroy subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense, peut-être par charité, comme, dans les budgets de l'État, subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ou à des personnes disparues... Je ne puis me faire à l'idée que le gouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour les envoyer—sous-préfets, juges, percepteurs, etc.—dans cette nécropole. J'imagine qu'on les recrute—et avec peine encore—parmi les anciens concierges de châteaux historiques et les gardiens de cimetières désaffectés... Quant aux quelques figurants, chargés de représenter l'indigène, d'où viennent-ils? De quels hôpitaux? De quelles morgues?... De quels musées de cire?
Et remarquez que, par une audacieuse ironie, Rocroy tient, dans notre système de géographie départementale, l'emploi de chef-lieu d'arrondissement... C'est chef-lieu de rétrécissement qu'il faudrait dire...
Nous y arrivâmes par hasard, ou plutôt par erreur, car, malgré Brossette, que son instinct ne trompe jamais, je m'acharnai à croire que le dit chemin cahoteux devait être un raccourci, et, qu'à le prendre, nous économiserions de la route et du temps, pour gagner Fumay.
Hélas! ce fut Rocroy.
Mais, je ne regrette rien. Les spectacles agréables ne nous sont pas seuls utiles, et nous avons appris, depuis l'histoire romaine, que rien n'exerce l'esprit, n'élève le cœur, comme de méditer sur des ruines.
Rocroy a encore ses remparts et ses deux portes. Bien qu'ils aient été construits par Vauban, qui avait pourtant de l'imagination et le goût du pittoresque, ils n'ont rien de terrible, rien de décoratif, non plus. La ville n'est, pour ainsi dire, qu'une place, une petite place lugubre et muette, fort sale, autour de laquelle des maisons, qui n'ont même pas le prestige des architectures anciennes, se délabrent, s'excorient, s'exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose. Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas y avoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque. On y chercherait vainement, même sur une boutique ou sur un café, le souvenir du grand Condé... Ah! les Espagnols peuvent venir à Rocroy, sans la moindre humiliation. Rien n'y évoque plus la mémorable frottée qu'ils y reçurent; aucun trophée à la mairie, aucun canon sur les remparts... Mais que viendraient faire à Rocroy les Espagnols? Ils ont aussi des villes mortes, chez eux, de vieilles villes sarrasines, des villes de porcelaine que le soleil, chaque matin et chaque soir, anime de reflets enflammés et merveilleux.
Quand nous traversâmes cette place, nous vîmes quelques fantômes, assis sur des chaises et sur des bancs, au seuil des portes, devant les boutiques, dont la plupart, d'ailleurs, étaient closes. Ils ne remuaient pas, ne parlaient pas, ne regardaient pas. Le bruit de l'automobile ne leur fit même pas lever la tête.
Dans les plus petits villages, perdus au fond des terres, un chien étranger, un chemineau qui passe, une voiture d'ambulant, un vol d'oies sauvages, est un événement considérable. À plus forte raison, une auto... On s'inquiète, on s'assemble autour de ces choses inhabituelles, qui, pour un instant, rompent la monotonie de ces existences enfermées.
À Rocroy, ils ne s'inquiétaient de rien, ne regardaient rien, si parfaitement immobiles que nous eûmes la pensée que c'étaient des mannequins d'étoupe, et que, si nous les avions effleurés d'une chiquenaude, ils fussent tombés sur le trottoir, avec un bruit mou... Notre surprise s'augmenta à découvrir que les devantures des boutiques s'ornaient d'enseignes, telles que celles-ci: «Épicerie parisienne... Boulangerie parisienne... Charcuterie parisienne...». J'ignore l'idée que ces spectres se font de Paris, si Paris, pour eux, symbolise la vie ou la mort... Ce que je sais, c'est que tout était parisien, à Rocroy, et que tout était mort.
On ne perçoit d'abord que le comique des choses; ce n'est qu'à la réflexion que le tragique apparaît.
Il ne nous fallut pas longtemps pour sentir que cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite et douloureuse image de la ruine et de la mort, que fut l'œuvre politique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste, que, plus tard, vint achever Napoléon dont, par un prodige, la France n'est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d'un poids si lourd et si étouffant...
Aujourd'hui, de probes et sagaces historiens entreprennent de réviser l'histoire de ce siècle abominable que, dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelle toujours le grand siècle. Vraiment, nous n'avons plus à avoir honte du nôtre, quoi qu'en aient les Académies, gardiennes sévères des mensonges du passé.
Que sont nos vices, notre corruption, notre vénalité, que sont nos pauvres petits Panamas, si on les compare aux vices, aux corruptions, aux concussions, aux trahisons de cette cour fameuse qu'on nous donne encore pour le modèle de l'honneur, du patriotisme, de l'élégance et de la vertu? À peine des farces de collégien... Ma pensée allait, avec une sorte de reconnaissante piété, vers nos bons radicaux et radicaux socialistes qui, comme la noblesse d'alors, forment la classe privilégiée d'aujourd'hui, celle qui, éternellement, sous des titres différents, mais avec des appétits égaux, se rue, dit-on, à la même curée des honneurs et de l'argent... Quelles braves gens! Et comme je les aime!... Ils sont affables, polis, modérés dans l'expression publique de leurs passions, ennemis du scandale qui est toujours laid, des intrigues trop bruyantes qui sont parfois dangereuses. Excellents patriotes, fermes capitalistes, intermédiaires habiles entre l'épargne et les banques, propriétaires orthodoxes, qui donc pourrait mieux défendre les immortels principes de la conservation sociale, repartir plus équitablement, entre les grosses affaires qu'ils protègent, et les menus besoins des pauvres qu'ils administrent, la manne des budgets?... En outre, ils ont de l'éducation, de la décence et de la vertu, une culture moyenne qui les rend aptes à toutes les médiocrités éclatantes et fructueuses, un raffinement de mœurs, qui fait leur commerce agréable et sans surprises, des habitudes électorales qui les mêlent au peuple, qui apprennent, même aux plus grincheux, la bienveillance et la familiarité envers les petits...
Ah! comme ils ont bonne figure, à les comparer, en leur sévère habit noir, à ces grands seigneurs, vêtus de soies et de dentelles, brutaux et goujats, ignorants et voleurs, domestiques et proxénètes, dont l'élégance si vantée, si regrettée, consistait à se roter au visage l'un de l'autre, donner audience, déculottés sur leurs chaises percées, se barbouiller de sauces, comme les chiens qui fouillent du nez dans leur pâtée, cultiver, bactériologistes sans le savoir, d'immondes vermines sous leurs perruques: charniers ambulants, ambulantes ordures, qui laissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, de Meudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et de merde... Prestigieux serviteurs de la monarchie et de la religion, ils ne pensaient qu'à trafiquer de leurs fonctions, piller le trésor, les tailles, les gabelles, les magasins publics, tricher au jeu, trahir leur pays, mener leurs femmes, leurs filles, leurs maîtresses, au lit royal, leurs fils au lit des augustes sodomistes de la Maison de France, et, mieux que sur les champs de bataille où ils se battaient, d'ailleurs, comme des lions, leur fierté chevaleresque s'exaltait à présenter le pot de chambre au Roi, à changer ses chemises, ses chausses, ses draps, souillés par les déjections de ses purgatifs...
Règne monstrueux et fétide, dont l'odeur de latrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu'au vomissement!... Ni la beauté des palais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de La Rochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine, de Molière, ni le puissant génie constructeur de Colbert, ni—ce qui est plus beau et plus grand que tout cela—la force accusatrice des aveux, des portraits de l'immortel Saint-Simon, ne sauraient en effacer les hontes et les crimes.
Et comme je n'oubliais pas que nous étions à Rocroy, je m'arrêtai plus complaisamment à la physionomie du grand Condé qui, au dire de l'Histoire, fut la plus pesante, la plus stupide, la plus héroïque brute de ce siècle de brutes, qui vendit toujours son épée au plus offrant, qui la vendit même à la France... O gloire de Chantilly!
En sortant de Rocroy, où, parmi tant de morts, m'étaient revenus tant de souvenirs d'un passé détesté, avec quelle ferveur je me plongeai à nouveau—c'est une image—dans le bain de vos vertus rafraîchissantes et hygiéniques, bons radicaux et radicaux socialistes de notre temps, si paisible et si raffiné!... Avec quelle joie purifiante, avec quelle dévotion consolatrice je me plus à évoquer vos vertueux hauts-de-forme et vos honnêtes habits noirs... à évoquer encore, à évoquer toujours, groupées autour de M. Fallières—c'était alors M. Loubet—dans les appartements enfin aérés, enfin désinfectés de Rambouillet, les élégances de notre Cour contemporaine!... Qu'il me parut rassurant, M. Loubet!—c'est aujourd'hui M. Fallières, bon gros vigneron de notre terroir méridional.—Qu'elles me parurent charmantes, émouvantes, antiseptiques, vos élégances nouvelles, bons radicaux et radicaux socialistes! La belle affaire qu'un esprit vil, frivole et chagrin observe, si mal à propos, tout ce qu'elles doivent encore aux parfumeries des salons de coiffure, à la coupe familiale des coupeurs de la Belle-Jardinière!....
La mort de Rocroy a gagné la campagne qui l'environne, comme la gangrène d'un membre gagne le membre voisin... L'impression en est sinistre... On croit qu'on va respirer, on étouffe plus encore. Avant de retrouver la vie balsamique de la terre, la splendeur de la forêt, le tumulte de la Meuse, au long des ardoisières de Fumay, il nous faut traverser un large plateau, sorte de zone funéraire, où le sol est pierreux, lugubrement stérile. Là, ne poussent que des herbes sèches et décolorées, de maigres bouleaux qui ne dépassent pas la taille d'un arbuste nain, et çà et là, des ajoncs qui n'ont pas une fleur... Ensuite, c'est une joie à pousser des hosannas, c'est comme une résurrection, lorsque nous rejoignons, par les lacets des Ardennes, la rivière mouvementée, et que nous entendons la sirène des remorqueurs qui entraînent les longs trains de bateaux... Et tout reverdit, tout miroite, tout sent bon, tout travaille, le sol fleuri, les arbres s, les eaux, les coteaux, les maisons, les hommes, le ciel; tout est féerique jusqu'à Givet.
Une ville forte.
Quelle folle terreur ont donc su nous inspirer les Belges, que Givet soit une telle forteresse?
La ville disparaît presque sous l'accumulation des défenses militaires... Forts tapis au haut des pics, terrasses armées, enceintes bastionnées, casemates blindées, fossés remplis d'eau, pont-levis, mâchicoulis, échauguettes, demi-lunes, chemins de ronde, tout ce qu'inventa, pour la sécurité des frontières, la science ancienne et moderne de la fortification, Givet en est pourvu... Par les poternes et les chemins couverts, on s'attend à voir, tout d'un coup, débusquer des hommes d'armes, bardés de fer... Ah! les Belges doivent être fiers d'être Belges, en regardant Givet... Ils savent ainsi tout ce que leur puissance militaire a de redoutable... J'imagine aisément que Givet soit, pour eux, la meilleure école, où se fortifie leur arrogance nationale. Le dimanche, les pères doivent conduire leurs enfants à Givet, et je les entends qui leur disent:
—Voyez, comme nous faisons trembler le monde!
De son côté, un officier français, devant qui je m'étonnais de ce luxe guerrier, m'a expliqué ceci:
—Il ne faut plus, au cours des luttes futures, qu'on puisse encore s'écrier: «Ah! voici les Belges. Nous sommes foutus!»
Et que de casernes!... Quelles immenses esplanades pour l'évolution des troupes!... Que de soldats!
J'ai vu défiler des bataillons et des bataillons d'infanterie. En tenue de campagne et clairon sonnant, sans doute ils revenaient d'une reconnaissance, peut-être d'un combat. Et j'ai admiré leur allure martiale, leur souple entraînement... Nous sommes bien gardés, allez!... Tout me fait croire aujourd'hui que, devant un tel déploiement de forces, un tel hérissement de défenses, l'armée belge nous laissera tranquilles, désormais.
«Si tu veux la paix...», dit la Sottise des nations.
On rêve pour Nancy le tiers seulement des travaux patriotiques exécutés à Givet... Il est vrai que, là-bas, ce ne sont que les Allemands...
Une famille d'automobilistes.
Revenus de notre surprise, bien sûrs de n'être pas dérangés par une attaque soudaine des corps d'armée belges, nous passâmes la soirée assez gaiement, dans un hôtel propre, très recommandé par le Touring Club, où l'on nous servit de la cuisine simple et modeste, de la cuisine de siège. Les truites de la Meuse, annoncées sur la carte, furent, au dernier moment, remplacées par une plus humble friture de gardons, et l'on substitua de la charcuterie au rosbif promis; tout cela de si bonne grâce que nous fûmes enchantés de notre dîner.
Près de nous, était attablée toute une famille: le père et la mère, la fille, le fils. Ils étaient arrivés, un peu avant nous, en automobile aussi... Partis de Paris, depuis trois jours, ils avaient été arrêtés, dans des endroits peu habitables, par toute sorte d'accidents... Ils en parlaient avec aigreur... La mère, surtout, se plaignait amèrement de la machine:
—Ce n'est rien... ce n'est rien... expliquait le père. Elle est un peu paresseuse, c'est vrai... Elle va s'échauffer...
Elle insistait:
—Je t'ai toujours dit que tu aurais dû acheter une Charron, comme les Levasseur, ou une Panhard, comme les Tripier... Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, eux!... Ah! c'est agréable, d'avoir tout le temps des pannes!
—Elle va s'échauffer... je te répète qu'elle va s'échauffer... Il faut qu'elle se fasse... Mais naturellement.... Tu n'es pas raisonnable... Voyons, c'est comme des chaussures neuves... elles ne vont bien au pied qu'au bout de huit jours... Ah! les femmes... la lune, tout de suite!
—Eh bien, moi, je te dis que nous n'arriverons jamais à Bruxelles, avec ce sabot-là...
Il se mit à rire bruyamment, se tourna vers nous, comme pour en appeler à notre témoignage:
—Sabot!... Une Brulard-Taponnier, douze chevaux!... Ah! ah! ah!...
—Tu verras... tu verras!...
Elle était couperosée, flasque, minaudière, et pessimiste. Pour bien prouver qu'elle était venue en automobile, elle avait conservé ses terribles lunettes bien en vue sur son chapeau de feutre beige. Lui, gros, court, la joue ronde et rasée, la barbe en pointe, jovial, vulgaire, et brave homme, arborait orgueilleusement une casquette russe, ornée des insignes du Touring. Impossible d'être plus gauche, plus sottement fagotée que la fille. Sans fraîcheur, sans grâce, les oreilles livides et comme décollées, le cheveu pauvre, elle montrait déjà, sur le devant de la bouche, une denture toute gâtée... Quant au fils, le front bas, le menton fuyant, jaune et très maigre, le corps aveuli par des habitudes solitaires, il était totalement abruti... Famille bien française, comme on voit.
En voyage, nous ne cessons, nous autres de France, de nous moquer des familles allemandes, anglaises, italiennes, que nous rencontrons sur notre route, et qui, souvent, nous donnent l'exemple de la santé physique et de la bonne éducation. Avec une joie féroce et un imbécile orgueil, nous nous complaisons à relever, toujours à notre avantage, ce que nous appelons leurs ridicules, leurs tares, qui ne sont, peut-être, que des vertus... Mais il est entendu que rien n'est beau, élégant, pétulant, spirituel, rien n'est intelligent que de France. Les grands hommes d'autre part ne sont que de plats copistes, de honteux plagiaires. Dickens doit tout à Alphonse Daudet, Tolstoi à Stendhal... Ibsen est, tout entier, dans La Révolte de Milliers de l'Isle-Adam... Qu'eût été Gœthe sans Gounod et sans Thomas?... Et pour ce qui est de Henri Heine, ne parlons pas, voulez-vous?... de ce vil espion pensionné par Guizot... L'âme française, je la retrouve, toute, dans cette exclamation de Brossette qui, un jour, à Kœnigsberg, me disait:
—Les Allemands, monsieur?... quel peuple de sauvages!... Ils ne comprennent pas un mot de français...
Ah! si pourtant nous songions quelquefois à mirer, dans nos familles à nous, nos infériorités de race, nos descendances d'alcooliques, de syphilitiques, notre lourdeur, notre stupidité haineuse ou jobarde?
Cette fois, en considérant cette famille de mon pays, attablée près de nous, j'y songeai, avec quelle douloureuse humilité!
Ils allaient en Belgique. Jamais encore ils n'étaient sortis de France, et l'idée que, le lendemain matin, pour la première fois, ils franchiraient une frontière, entreraient dans un pays qui ne serait plus la France, cette idée-là les impressionnait, les troublait au delà de tout... Ils ne savaient pas trop s'ils devaient avoir peur, ou se réjouir...
Après le dîner, la table desservie, le père s'entretint longuement, avec le patron de l'hôtel, des industries du pays; la mère tira de son sac un jeu de cartes et fit une patience; la jeune fille feuilleta le Bædecker, et le fils, écroulé sur sa chaise, bouche ouverte et bras pendants, s'endormit profondément.
Tout à coup la jeune fille demanda:
—Mère!... qu'est-ce que c'est que le Mannekem-Piss?
—Veux-tu bien te taire?... chuchota la mère, en glissant vers nous un regard inquiet... Veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là, petite malheureuse?
Mais la jeune fille appuya, ingénument:
—Quelles choses?... Puisque c'est dans le Bædecker!
—Ça n'est pas convenable, là!
—Pourquoi?
—Parce que...
—Alors, on ne verra pas le Manneken-Piss?
—Si, tu le verras... Tu le verras avec ta mère... Seulement, tais-toi!
Et le père continuait de s'instruire auprès du patron de l'hôtel.
—Nous avons ici, énumérait ce dernier, de très beaux calcaires... une importante fabrique de colle forte.... des tanneries...
—Des tanneries?... Ah!... c'est intéressant... Et la conserve?
—Non, nous n'avons pas ça... Par exemple, nous avons aussi une belle usine de caoutchouc...
—Bigre!... Ah! dites-moi?... Et pas de conserve?... C'est curieux!...
À cette insistance, nous comprîmes que le gros monsieur avait, quelque part, un établissement de conserves... Malgré son air bonhomme, avait-il dû en empoisonner des gens! Et, peut-être, avait-il élevé ses enfants avec ses produits, ce qui expliquait leur teint terreux et maladif... Satisfaits de ce renseignement et de ces hypothèses, nous allions nous retirer, quand le mécanicien entra, en cotte de travail, les mains toutes noires de graisse...
—Ah! Ferdinand, dites-moi?... La voiture?... Ça va, hein?... Nous partons demain, à huit heures, mon garçon... huit heures précises... Dites-moi?... Faites le plein d'essence... Voyons... Namur?... Soixante kilomètres, à peu près, hein? Non... le demi-plein... Ce sera assez...
Le mécanicien parut gêné, se gratta la tête:
—C'est que... dit-il... voilà... la machine ne va pas du tout... Elle n'embraye plus...
—Sacristi!... Dites-moi?... Ça n'est pas grave?
—Hé!... monsieur... c'est embêtant...
Toute la famille, même le fils réveillé, tendait le col vers le mécanicien...
—Comment?... Qu'est-ce que vous dites?... Une machine toute neuve!
—Bien sûr... mais monsieur doit comprendre... du moment qu'elle n'embraye plus...
—Je comprends... certainement, je comprends... mais...dites-moi?...Ce n'est pas une raison... Voyez ça... travaillez...
—Mauvais travail... Ici, il n'y a pas de fosse... Et puis, il fait trop noir... Demain matin, nous verrons ça... Ah! j'ai bien peur...
—Mais non... mais non... Huit heures, hein?... Ah!.. Dix litres seulement... Nous remplirons après la frontière...
Il prononça «la frontière» avec un accent majestueux. Le mécanicien parti, il se promena quelques minutes dans la salle, le front plissé... Mais, pour dissimuler ses préoccupations, les pouces aux entournures du gilet, et balançant la tête, il faisait:
—Peuh! peuh! peuh!... Peuh! peuh!
La mère avait un sourire méchant... Elle dit:
—Tu verras... tu verras!
La fille demanda:
—Père... qu'est-ce que c'est: «elle n'embraye plus»?
—Mon enfant, c'est...
Il resta court, chercha une explication, et n'en trouvant pas:
—C'est rien... fit-il, rien du tout... Un peu de graissage... il n'y paraîtra plus...
—Oui! oui... compte là-dessus... ricana la mère, en se levant.
Et nous allâmes nous coucher.
Le lendemain matin, dans la cour de l'hôtel, ce fut une scène tragique.
La famille, harnachée pour le voyage, était réunie autour de la Brulard-Taponnier, douze chevaux... Nous arrivâmes juste au moment où Brossette, à qui son collègue avait demandé aide, sortait de dessous la voiture.
—Eh bien? interrogea le monsieur, qui avait mis ses derniers espoirs dans la science de notre mécanicien...
—Eh bien... répondit-il en s'époussetant... rien à faire... Le cône est faussé, le cuir est brûlé... Faut qu'elle aille à l'usine.
Ils furent tellement consternés, tous les quatre, qu'ils ne songèrent même pas à protester, à s'indigner. Le silence qui suivit cette sentence fut quelque chose de poignant... J'eus pitié d'eux... Vraiment, ils avaient l'air de condamnés à mort.
Ferdinand s'approcha de son maître. Son expression de fourberie me frappa. Il fut verbeux.
—Je l'avais bien dit à monsieur, hier soir... Ah! c'est très embêtant... J'vas ramener la sacrée machine à Paris, et je viendrai retrouver monsieur en Belgique, où que monsieur me dira... Vrai!... on peut appeler ça de la guigne... Monsieur, lui, va prendre le chemin de fer pour quelques jours, cinq... six jours... huit jours au plus... le temps des réparations, quoi!... À moins que monsieur ne préfère m'attendre ici... C'est, comme de juste, à la disposition de monsieur...
Le patron de l'hôtel, qui circulait autour de la voiture, lança négligemment:
—Il y a de bien belles promenades, dans les environs... Bons chevaux... Voitures confortables... Prix modérés...
Après un nouveau silence, le monsieur regarda Ferdinand d'un regard timide et suppliant:
—Vous êtes bien sûr?... Il n'y a pas un moyen?... Dites-moi?... pas un moyen?
—Que monsieur demande à mon collègue!...
Brossette, qui se lavait les mains à la pompe, tourna la tête, répéta:
—Rien à faire...
Ferdinand rajusta le capot du moteur. Ils le considéraient comme s'ils eussent encore espéré un miracle... Mais le moteur resta silencieux...
—Ah! c'est complet, fit, dans un serrement des lèvres, la femme dont la couperose, sous le voile, s'accentuait de barres violacées... Elle est jolie la Brulard-Taponnier, douze chevaux!... Elle est jolie!
De plus en plus hébété, le monsieur soupira.
—Arriver à Bruxelles en chemin de fer!... Dites-moi?... C'est raide...
La fille avait des larmes dans les yeux. Adieu, peut-être, le Manneken-Piss!... Le fils ouvrait et refermait la portière d'un geste colère et stupide...
En écoutant le bruit doux et régulier de notre moteur que Brossette venait de mettre en marche, le monsieur, dans sa détresse, s'enhardit jusqu'à m'adresser la parole:
—Vous avez de la chance... Ah! vous avez de la chance...
—Monsieur a une bonne voiture, voilà... rectifia aigrement la femme... Monsieur n'a pas une Brulard-Taponnier, douze chevaux!...
Notre 628-E8 partit dans un démarrage que, malicieusement, Brossette s'était appliqué à faire foudroyant.
—Pauvres gens!... dis-je à Brossette, quand nous fûmes sortis de la ville.
Brossette, d'abord, ne répondit rien. Puis, haussant les épaules et ne pouvant retenir un petit rire que je voyais se tordre, au coin de sa bouche:
—De bonnes poires, monsieur!... La voiture n'a rien, vous savez?... Seulement, Ferdinand est jaloux de sa femme... Ça le travaille... ça le travaille... Il veut rentrer pour la surprendre... Et comme ils n'y connaissent rien...
J'adressai de vifs reproches à Brossette, pour s'être fait le complice d'une si mauvaise action.
—Oh! moi, monsieur... bien sûr que je donne tort à Ferdinand... Ces choses-là, ça se fait pas... Mieux vaut être cocu... je lui ai dit... Il s'est entêté... Tout de même, je pouvais pas refuser ce service à un copain... Et puis, on n'est pas poires comme ces gens-là!
L'air piquait; le matin était exquis, odorant... Un gros bateau remontait la Meuse, dans un clapotement rouge... Nous marchions vivement... Peu à peu, je sentais mon indignation faiblir. Quand nous nous arrêtâmes, devant la douane, les mauvais instincts, qui travaillent l'âme de l'automobiliste, avaient fait leur œuvre. Et c'est avec une sorte de joie méchante, de plaisir barbare, que j'aimai à me représenter, dans la cour de l'hôtel, groupée autour de la machine silencieuse, cette famille désemparée, à qui le patron de l'hôtel continuait de dire, sans doute:
—Il y a de bien belles promenades, dans les environs!...