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BRUXELLES

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Il y a de quoi s'irriter d'avoir roulé, depuis la frontière, sur d'infâmes pavés, sur d'immenses vagues de pavés, d'avoir traversé le Borinage noir et fumant au soleil, avec des éclats de métaux, et qui, toutes les nuits, incendie la nuit de ses bouillonnements de forge et de ses flammes d'enfer, pour n'aboutir qu'à cette ville si parfaitement inutile, si complètement parodique: Bruxelles.

Bruxelles!

Vraiment, il est insupportable, et même un peu humiliant de se sentir dans cette capitale des sociétés de tramways du monde entier, reine de l'industrie des asperges précoces, des endives amères et des raisins de serre sans goût, quand Bruges en dentelles, Liège en acier, Louvain en prières, Gand d'autrefois, avec ses rues si anciennes, ses pignons peints, ses toits coloriés et tout ce que disent les façades de ses églises, tout ce que chuchotent les vieux murs au bord du canal; quand les formidables quais d'Anvers, Mons où grouillent les gueules farouches, Charleroi et ses montagnes de crassiers que franchissent les petits chemins de fer aériens; Furne où les processionnaires du Saint-Sang défilent, portant des croix de fer, lourdes comme leurs péchés, quand tout ce pittoresque, tout cet art, tout ce mouvement tragique du travail, tout ce tumulte de la Meuse et de l'Escaut, tout ce silence mortuaire des béguinages, tous ces souvenirs de kermesses et de massacres, ne sont qu'à quelques tours de pneus d'ici.

Et justement Bruxelles!

Enfin, j'y suis... Il faut bien que j'y reste, ne fût-ce que pour panser mes côtes meurtries et mes reins brisés par tant de ressauts et de cahots, sur ces routes de supplice...

Après tout, on peut aimer Bruxelles. Il n'y a là rien d'absolument déshonorant.

Je sais des gens, de pauvres gens, des gens comme tout le monde, qui y vivent heureux, du moins qui croient y vivre heureux, et c'est tout un.

J'ai conté, jadis, je crois, l'histoire de cet ami, interne dans une maison de fous en province, qui, de sa chambre, n'ayant pour spectacle que les casernes, à droite; à gauche, la prison et une usine de produits chimiques; en face, l'hôpital et le lycée; rien que de la pierre grise, des chemins de ronde, des préaux nus, des cours sans verdure, des fenêtres grillées, me montrait, avec attendrissement, au-dessus d'un mur, un petit cerisier tortu, malade, la seule chose qui fût à peine vivante, au milieu de ce paysage de damnation, et me disait:

—Regarde, mon vieux... On est bien ici, hein?... C'est tout à fait la campagne.

Il y a des gens qui croient que Bruxelles, c'est tout à fait la ville.

J'en sais même qui voudraient y vivre, qui regrettent de ne pas y vivre, par exemple ces gais notaires de nos provinces économes, ces financiers bons enfants de la rue Lepelletier qui, actuellement, au Dépôt, à Gaillon, à Poissy, à Clairvaux, se reprochent amèrement de n'avoir pas su mettre au point—au point légal—ces dangereuses opérations de l'abus de confiance et du faux. Mais l'espèce en devient de plus en plus rare. Et depuis la réforme du régime des prisons, préfèrent-ils à Bruxelles ce Fresnes humanitaire, où le confort et l'hygiène ne sont pas illusoires, où le travail semble récréatif et moralisateur, où le modem style des cellules, des préaux, des parloirs, est supportable, sobre, et ne donne pas de cauchemars: la première prison où l'on cause.

On peut ne pas aimer Bruxelles. C'est d'ailleurs le cas de beaucoup de Bruxellois et non des moindres.

Voyez le roi Léopold qui n'y est jamais, qui multiplie les occasions de n'y jamais rester, qui est partout, en France, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, qui est en chemin de fer, en yacht, en automobile, mais jamais en Belgique.

—C'est ainsi, confessait-il gaiement, un soir d'Élysée Palace, à un de mes amis, lequel sait parler aux rois, c'est ainsi que j'ai pu garder la vivacité de mon esprit, la sûreté de mon goût, et cette jeunesse qui impressionne tant les femmes... Et puis, que voulez-vous?... J'ai de si grosses affaires, dans tant de pays...

—Même en Belgique, sire...

—Oui... je sais bien... faisait-il en hochant la tête... en Belgique, j'ai un peuple... Mais j'ai aussi, ailleurs, une fortune énorme, qui me cause beaucoup de tracas... Il faut bien que je l'administre...

Voyez tous les poètes, tous les écrivains, tous les artistes bruxellois et ixellois qui, dès l'âge le plus tendre, en cohortes serrées, s'empressent de déserter leur capitale, et s'en viennent à Paris, afin, sans doute, d'y apporter un peu de cet accent savoureux qui manque encore à notre littérature, et d'y gagner rapidement cette consécration décorative et lucrative qui manque tant à la leur...

Et comme ils ont raison.

Ils ont raison, car presque tout me paraît ridicule à Bruxelles, me donne et leur donne envie de rire, mais d'un rire terne, d'un rire sans éclats, de ce rire glacial, douloureux qui rend tout à coup si triste, si triste, triste comme son ciel d'hiver, ses boulevards circulaires, les livres de M. Edmond Picard, les poèmes de M. Ivan Gilkin, les couvertures de M. Deman, les meubles de M. Vandevelde.

Pourtant, Bruxelles est comique. Il n'y a pas à dire, il est extrêmement comique, n'est-ce pas, cher monsieur Camille Lemonnier, qui fûtes, tour à tour, avec une ardeur égale et avec un égal bonheur, Alfred de Musset, Byron, Victor Hugo, Émile Zola, Chateaubriand, Edgar Poe, Ruskin, tous les préraphaélites, tous les romantiques, tous les naturalistes, tous les symbolistes, tous les impressionnistes, et qui, aujourd'hui, après tant de gloires différentes et tant d'universels succès, mettez vos vieux jours et vos toujours jeunes œuvres sous la protection du naturisme, et de son jeune chef, M. Saint-Georges de Bouhélier?

Au temps de sa splendeur, au temps où les ducs de Bourgogne y étalaient leur luxe barbare et magnifique, où les infants et les archiducs y commandaient pour le compte de l'Empereur ou du roi d'Espagne, Bruxelles fut la ville éclatante de drap d'or, de velours, de soies, de fourrures, la poétique et amoureuse ville des dentelles, qui sont le luxe le plus joliment féminin, l'art le plus exquisement valet de la sensualité. Ce fut la capitale du bien vivre, du bien boire, où bourgeois cossus, riches marchands, ribaudes étoffées, s'amusaient grassement et cognaient leurs danses titubantes aux murs des rues étroites, où les étrangers les plus opulents se sentaient pauvres et dénués devant tant de somptuosités et tant de ribotes...

De cette vie pittoresque et forcenée il ne demeure pour témoins que la Maison de ville, trop regrattée, trop redorée, Sainte-Gudule au nom joli, mais dont pas une femme ne voudrait pour patronne, le Manneken-Piss, tristement anachronique, et quelques ruelles aux pignons penchés, aux noms sonores de mangeailles.

Maintenant, il n'y a plus que des femmes qui sont presque jolies, presque bien mises, nymphes grassouillettes du Parc, de la Monnaie et de la Cambre, des messieurs presque élégants, qui font l'ornement de Spa, la parure de Blankenberghe, et la royale gloire d'Ostende. Il n'y a plus que de faux cigares de la Havane qui, tous, viennent d'Anvers et de Hambourg, et d'affreuses dentelles fausses, d'affreuses dentelles mécaniques, bien que cent maisons de lingerie se disputent—comme jadis cent villes de la Grèce faisaient d'Homère—le piètre honneur d'avoir fourni le trousseau de la princesse Stéphanie.

Et il n'y a plus, à Bruxelles, que des boursiers sans carnet, les fondateurs des XX sans tableaux, les inventeurs du modem style sans clients, çà et là, quelques critiques d'art symbolistes, hélas! sans emploi, quelques poètes aigris de n'avoir pu partir pour ailleurs, mélancoliques laissés pour compte de la littérature, de l'art, de la brasserie, et ce qui est pire que tout cela—oh! comme je comprends mieux tous les jours, cher Baudelaire, ton sarcasme douloureux!—des Bruxellois.

Sous l'Empire qui fut le second et qui sera le dernier—car nous n'avons rien à redouter d'un prince qui a pu vivre vingt ans avenue Louise,—Bruxelles était encore quelque chose... On le dit du moins... Aujourd'hui, ce n'est plus rien.

Ah! comme ils furent bien inspirés, le jour où ils chassèrent Victor Hugo de chez eux!... Quel bonheur, en quelque sorte providentiel, pour le grand poète, et pour nous! Il y eût sûrement perdu tout son génie; nous, nous eussions perdu toute sa gloire, insuffisamment remplacée par celle de M. Viélé-Griffin.

D'ailleurs, jamais ils n'ont pu garder un exilé de choix. Il leur fallait des proscrits à leur taille, de pauvres petits proscrits de rien du tout... C'est Boulange, Boulange, Boulange, c'est Boulange qu'il leur faut!... Oui, il leur fallait le général Boulanger... Ils l'ont eu... Ils étaient fiers de ses bottes dévernies et de sa plume blanche maculée de la boue du nationalisme... Ils l'entouraient de prévenances, lui envoyaient des fleurs, lui jouaient de la musique de M. Gevaert... Et voilà qu'au bout de très peu de temps, écœuré de la rue Montagne-de-la-Cour, du bois de la Cambre, n'en pouvant plus d'ennui et de dégoût, le pauvre diable finit par se brûler ce qui lui restait de cervelle... Celui-là aussi!... Alors qui?

Je ne crois pas qu'il existe, aujourd'hui, dans n'importe quel pays, à Aurillac et au Puy, pas même à Briançon, de caissiers assez dépourvus pour prendre leur retraite à Bruxelles. À preuve cette confidence, émouvante et douloureuse, que me fit, un soir, un honorable préposé à la caisse d'un grand établissement de crédit français:

—Plusieurs fois, monsieur, m'avoua ce sage, j'ai songé à me sauver avec la caisse... Que voulez-vous?... J'ai trop de famille, et pas assez d'appointements... Je n'arrive pas... je n'arrive pas à nouer les deux bouts... Ah! cela m'était bien facile, je vous assure... Du samedi soir au lundi matin... j'avais tout le temps, vous comprenez!... Mais je me suis dit: «Il va falloir vivre à Bruxelles désormais... Ma foi, non... J'aime mieux rester honnête homme.»

Et il soupira profondément...

Malgré toute ma bonne volonté—car il est bien évident, n'est-ce pas, que je suis sans parti pris, touchant Bruxelles,—il m'est impossible de trouver à ces rangées de petits hôtels et à ces parcs minuscules, de caractère. Ils ne paraissent faits que pour démontrer que Londres est une belle ville unique. De ci, de là, des constructions neuves, de larges voies moroses, où le Roi s'acharne à engloutir les millions de ses filles, évoquent la triste richesse de Berlin... Mais Bruxelles, avec ses gardes civiques, n'est pas la capitale d'un Empire de canons et d'affaires, où subsistent encore le souvenir d'un grand Frédéric, et le charme de son dix-huitième siècle truqué.

Non, Bruxelles est bien la capitale comique, la capitale d'opérette, la capitale de Vandepereboom!

Derrière le Musée, dans une rue que bordent de maigres acacias, j'ai remarqué, à travers sa grille, entre cour et jardin, une maison, trop petite assurément pour y loger Little-Tich... Devant la maison, un bassin rond, et guère plus grand qu'une assiette, d'où s'élancent deux fleurs d'arum, et qu'enjambe, on ne sait pourquoi, un pont arqué, peint en vert. Quelques plantes, qui gardèrent leur secret, se dessèchent au bas des murs, le long desquels la clématite et la vigne vierge refusent obstinément de grimper. On aperçoit à droite quelque chose de fauve, de roussi et de pelé qui fut peut-être, jadis, une pelouse.

Le propriétaire de cette villa a deux cygnes, l'un blanc, l'autre noir, mais le bassin est si étroit, et si peu profonde l'eau, que les deux malheureux volatiles, dans l'impossibilité de se baigner, se sont réfugiés sur le pont. C'est là que, affalés, étalés, tantôt le bec sous l'aile, tantôt le col allongé vers l'eau, ils passent leurs journées à dormasser, à rêvasser de lacs bleus et d'étangs pleins de roseaux...

Je ne veux pas dire que ceci soit un trait de bucolique spécial à Bruxelles. On peut le rencontrer, l'observer dans toutes les banlieues, à Chatou, au Vésinet, sans doute, non moins qu'à Villeneuve Saint-Georges et à Choisy-le-Roi, partout, autour des villes, où l'homme qui se relire des affaires a des désirs plus vastes que sa maison, son jardin et son bassin, et croit se créer un univers, en faisant souffrir les bêtes et les plantes...

Ce qui me fait supposer que Bruxelles n'est pas une ville, mais la banlieue d'une ville qu'on construira peut-être un jour...

Espérons... Espérons...!

J'ai été chercher, à la gare, des bagages que nous avions fait expédier par le train.

Au-dessus d'une porte, j'ai lu cette inscription, en deux langues, encore:

Sortie des voyageurs sans bagages, et des autres aussi.

Nous avons été recevoir, à la gare, un ami qui arrive d'Amsterdam... Et nous attendons le train sur le quai.

Un employé nous dit:

—Ici, savez-vous, c'est les Belges.

Il nous indique un autre point du quai:

—Là... savez-vous... c'est les autres!

Le même soir, au coin d'une rue, une femme—une Flamande assez fraîche de visage, mais massive et pesante,—racole un passant. La conversation s'engage; le passant demande:

—Et où demeures-tu?

La femme répond avec orgueil:

—Rue Montagne-de-la-Cour.

Le passant objecte:

—C'est trop loin.

Alors, la femme:

—Viens donc!... J'ai une belle chambre, sais-tu... bien ridonnée... Tu verras, Manneke, comme elle est ridonnée... Je tapisse partout.

Gérald B..., un de nos compagnons, nous raconte qu'il a passé la nuit chez une des plus jolies cocottes de Bruxelles...

—Très jolie, ma foi!... et bonne fille... Et un appartement d'un goût... qui m'a beaucoup gêné... Au moment du grand délire, la jolie cocotte se met à pousser des soupirs, des soupirs, et, tout d'un coup, elle s'écrie: «Il y a du bon... sais-tu... il y a du bon!»

Il circule dans Bruxelles beaucoup d'automobiles, et qui, toutes, semblent des engins formidables. La plupart simulent—à ne pas s'y méprendre—nos plus illustres marques françaises. En dépit de leur apparence de monstres, elles ne vont pas vite, elles vont très lentement, elles ne vont pas du tout.

—Par prudence, m'explique-t-on... Les Belges sont des mécaniciens très sages... Sans ça!

Ce matin, j'ai vu, arrêtée devant la porte d'un petit hôtel que décorent—comme tous les petits hôtels—des vitraux, des mosaïques, des cuivres vernis, dessinés par M. Théo Van Rysselberghe, j'ai vu une de ces voitures monstrueuses, plus monstrueuse encore que toutes celles que j'ai vues jusqu'ici... Un frisson m'a secoué tout le corps, rien qu'à considérer le redoutable capot qui protège le moteur... C'est un prodigieux cube de tôle, flanqué de sirènes de paquebot, armé de phares lenticulaires, gigantesques. En outre, un projecteur électrique, capable d'éclairer toute la Belgique nocturne, est fixé à la barre de direction. Je me dis avec un sentiment d'épouvante, où il entre, d'ailleurs, beaucoup d'admiration:

—Une machine d'au moins cinq cents chevaux... Ces Belges, qui n'ont l'air de rien, sont inouïs...

Très impressionné, je m'approche de cette terrible machine de guerre. Elle est au repos... elle dort... Ah! j'aime mieux ça... Le mécanicien, non plus, n'est pas là... quelle imprudence!... Sans doute, il boit, dans un bar voisin, de la bière qui n'est pas de la bière, à moins que ce soit du gin qui n'est même pas de l'eau-de-vie de pomme de terre... Enfin, il n'est pas là... J'ai alors la curiosité de soulever cet effarant capot... C'est comme si je tenais dans mes mains une bombe, garnie de sa mèche allumée. Le cœur me bat, me bat...

D'abord, je ne vois rien, rien que le vide... Puis, à force de regarder, je finis par apercevoir une espèce de minuscule mécanisme, monocylindrique, de la grosseur d'une tasse à café chinoise, et dont la force ne doit pas excéder un cheval et demi...

Le mécanicien revient. Il a un visage d'orgueil... il me regarde avec pitié. Puis il se met à tourner la manivelle... Je m'en vais...

Une heure après, je repasse par cette rue, devant le petit hôtel. Le mécanicien tourne toujours, sans succès, la manivelle... Tête nue, le visage dégouttant de sueur, ses habits à terre, il tourne... tourne... tourne!...

Après des révolutions, dans le genre des nôtres bien entendu, ils ont été chercher, pour l'installer dans cette capitale nulle, une dynastie de principicules allemands, mâtinés de quoi?... de d'Orléans.

Les drôles de gens!

Il n'est pas moins admirable qu'ils poursuivent l'effort paradoxal de se faire une nationalité autonome avec des résidus de tant de races si mal amalgamées, de même qu'ils s'acharnent à se faire une langue officielle avec un patois.

Qu'on parle flamand en Flandre, wallon en Wallonnie, mais, je vous en prie, monsieur Picard, qu'ils continuent de parler, à Bruxelles, ce belge que vous parlez si bien!

Car si toute la Belgique est merveilleusement flamande, Bruxelles n'est que belge, irréparablement belge. Nulle part ailleurs, on ne rencontre plus d'effigies en pierre, en marbre, en bronze, en saindoux, en pain d'épices, de ce lion qui n'est ni héraldique, ni zoologique, de ce lion qui n'est pas méchant, qui n'est pas un lion, pas même un caniche, qui ressemble si fort au lion des grands Magasins du Louvre, et à qui est réservé, sans doute, le destin léopoldien de devenir, un jour, l'enseigne des grands Magasins du Congo.

«L'union fait la force», répète partout l'inscription bilingue. C'est l'union de toutes les imitations qui fait la force de leur comique.

Cependant Bruxelles ne semble se douter de rien de tout cela, ni de cette drôlerie éparse, obsédante, ni de ce que fut le Bruxelles d'autrefois. Et cette espèce de toute petite grande ville a l'air encore assez satisfait de n'être que le Bruxelles d'aujourd'hui, et se trouve—c'est le plus comique—à son avantage.

S'il est un Bruxelles charmant, et dont on puisse s'éprendre—après tout, pourquoi pas?—je suis bien sûr, au moins, que c'est un Bruxelles qu'on ne voit point. Le voyageur, qui passe quelque part, ne voit jamais que ce qui se voit. Les âmes cachées dans les villes, comme les fleurs qui se cachent dans les prairies, sont toujours les plus jolies. Ah! je voudrais bien voir ce qui se cache à Bruxelles...

Cherchons toujours...

Le Roi en est...

Nous sommes descendus à l'hôtel Bellevue. On le répare. De la cave au grenier, on le remet à neuf. Les couloirs sont obstrués par des planches, des échelles, des tréteaux. De gros madriers soutiennent les plafonds qui croulent. On nage dans les plâtras, dans les gravats; on bute sur des pots de colle. Ça va être, paraît-il, une orgie de confort moderne. Du moins, l'annoncent en anglais, en allemand, en russe, en français, de petites notices, bien en vue dans les chambres.

Les garçons vous disent avec des airs avisés, et pour vous donner confiance:

—Le Roi en est.

Parbleu! Le Roi est de tout, en Belgique; seulement, il n'est jamais en Belgique. D'ailleurs, dans quelques jours, lorsque je paierai ma note à la caisse, je m'apercevrai bien que le Roi en est... Il en est même trop.

En attendant, on rencontre, dans l'hôtel, plus de peintres, de fumistes, de plombiers, de menuisiers, de tapissiers, que de voyageurs... À peine quatre ou cinq Américaines qui vont en Hollande, ou qui en reviennent, elles ne savent pas au juste; à peine trois pauvres Anglais, qui, demain matin, se rendront au champ de bataille de Waterloo.

Le service est complètement désorganisé. On ne peut rien avoir, pas même d'eau. Ce matin, en guise de petit déjeuner, j'ai eu une conversation avec le garçon.

—Monsieur va sans doute à Ostende?

—Non, mon ami... Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je n'irai point à Ostende.

—Monsieur a tort... monsieur devrait y aller... Il faut avoir vu cela... C'est curieux... Depuis l'abolition des jeux, nous avons au Casino d'Ostende, quatre tables de roulette et trente-deux de baccara... Elles travaillent nuit et jour, monsieur... Je ne parle pas des petits chevaux, pour les petites gens... Il y en a!... Il y en a!... Et les femmes... les femmes!... Ah!... monsieur sait sans doute que, maintenant, Ostende doit rester ouvert toute l'année?... Du moment que les jeux sont supprimés, il n'y a plus à se gêner, n'est-ce pas?

Puis, discrètement:

—Le Roi en est!

Et comme je ne dis mot, le garçon explique:

—Oh! il ne s'en cache pas... Il s'en moque, allez, de ce qu'on peut penser ou ne pas penser de lui... C'est un type... Et pourvu que la galette soit au bout!... Bras dessus, bras dessous, il se promène, sur la digue, avec Marquet, le directeur du Casino... En voilà un qui a de la veine! Il n'y a pas si longtemps, il était garçon... petit garçon... à la buvette de la gare de Namur... Bien des fois, il m'a servi une tasse de café, entre deux trains... Il n'était pas fier, alors... Et le voilà maintenant presque ministre... plus que ministre... associé du Roi...

Je suis sorti.

Devant l'hôtel, sur le parvis de l'hôtel, j'aperçois une jeune femme très jolie, infiniment gracieuse, qui joue avec ses deux petites filles. La jeune femme, très élégante, est tout en blanc, souple, mol et léger; les deux petites filles, en blanc aussi, jambes nues, avec d'immenses chapeaux de paille et de dentelles... Toutes les trois, elles jouent à se poursuivre, autour d'une caisse verte où fleurit un grand laurier rose. Très raide, très digne, tout en noir, la gouvernante est assise sur un banc, près de la porte, un paquet d'ombrelles et de manteaux sur les genoux, un livre, non ouvert, à la main. Elles attendent, sans doute, une voiture commandée qui ne vient pas plus que n'est venu mon déjeuner... Le portier, tout galonné d'or, inspecte la place et les rues d'un air inquiet.

Je m'arrête à considérer cette jeune femme, qui est bien plus enfant que ses deux petites filles. Je n'ai jamais vu de si beaux cheveux blonds, blonds, comme, à certains jours, est blonde cette mer si merveilleusement blonde du Nord. Je n'ai jamais vu une nuque, mieux infléchie, d'une pulpe plus soyeuse. Les yeux bleus sont d'une candeur puérile, adorable. Ah! comme ils ignorent Nietzsche, et comme leur est indifférent ce Rembrandt, dont la Ronde de Nuit leur est inexplicable et ridicule, puisqu'on n'y voit pas des petites filles qui dansent, le soir, dans un jardin... Chaque mouvement du buste des bras, des jambes qui, souvent se devinent sous la batiste brodée de la robe, chaque balancement des hanches, chaque pli de la jupe est une élégance, une caresse, une invention de beauté, une fête émouvante de la vie. Bien qu'elle soit fine de lignes, d'apparence presque délicate, on la sent ronde et ferme avec une peau qui, certainement, irradie de la lumière, comme, au crépuscule, ces grands iris blancs de Florence...

Tout à coup, elle pousse un petit cri d'oiseau, s'arrête de courir, se hausse sur la pointe de ses souliers mordorés, allonge divinement les bras, tend son buste élastique, et prend je ne sais quoi sur une branche du laurier.

Les deux petites trépignent, tapent dans leurs mains.

—Donne... donne... maman.

Et je vois dans sa main, gantée de suède du même blond que les cheveux, une coquille de petit escargot, sèche et vide.

—Ah! le pauvre petit!... Il est mort... dit-elle avec un air de consternation délicieuse... Il est mort!

Je crois bien qu'il est mort, le pauvre escargot... Il est mort depuis des millions d'années, car c'est un escargot fossile... Avec des précautions infinies, des tendresses maternelles, qui furent des prodiges de grâce sculpturale, elle remet la coquille, dans la fourche d'une branche. Elle semble lui dire:

—Dors, petit, dors!

Puis elle recommence de courir, de poursuivre les deux petites filles, en criant:

—Jeanne... Gabrielle... mes amours... Le gros lion... le gros lion... le gros lion!

Comme Jeanne, Gabrielle, faisant semblant d'avoir peur, se mettent à pleurer pour rire, la jeune femme se baisse, s'accroupit, attire dans ses bras les enfants qu'elle dévore de caresses et de baisers:

—O les petites bébêtes aimées!... les chères bébêtes adorées!

Il ne m'a pas échappé que, se sentant regardée, admirée, elle a prodigué peut-être pour le portier de l'hôtel, peut-être pour le passant qui passe, peut-être pour moi aussi, le charme multiple de ses gestes, la grâce glissée ou appuyée de ses œillades. Mais je n'en tire aucune vanité, aucun espoir. Je connais ces coquetteries et jusqu'où elles vont, ou plutôt, jusqu'où elles ne vont pas.

Du reste, il serait tout à fait surnaturel que, dans un hôtel de Bruxelles, il pût m'arriver des aventures qui ne me sont jamais arrivées dans aucun hôtel du monde.

N'y pensons plus, comme chante M. Gounod, et allons bravement voir le Manneken-Piss, puisque c'est par là que tout finit, ici...

Tout de même, le soir, j'ai voulu m'informer auprès du garçon:

—C'est une dame de Paris... explique-t-il... elle vient quelquefois... elle se fait appeler Madame X... mais nous savons que ce n'est pas son nom...

—Ah!

—Oui...

Il s'approche de moi, et tout bas, avec une sorte de gravité confidentielle:

—Le Roi en est!...

L'accent belge.

Leurs théâtres, sauf le théâtre du Parc, qui est tout à fait français, c'est presque la Comédie-Française, presque l'Opéra, presque les Nouveautés, presque l'Olympia, mais avec l'accent. Or, cet accent est triste et comique, à la façon d'un air faux.

Non seulement les ingénues, les grandes coquettes, les jeunes premières, les vieilles dernières, les amoureux, les pères nobles, les chanteuses, les choristes, les souffleurs, régisseurs, décorateurs, les gymnastes, les montreurs de phoques et les écuyères, ont cet accent sans accent qui fait rire et qui fait pleurer aussi, mais—chose fantastique—les danseuses également, les danseuses surtout qui, ne pouvant mettre l'accent dans leur bouche, l'introduisent dans leurs jambes, dans leurs bras, dans leurs sourires, dans leurs exercices de désarticulation, dans toutes leurs poses, jusque dans le frémissement aérien des tutus envolés.

Je suis allé au Palais de Justice, où ils ont entassé pêle-mêle, tant qu'ils ont pu, des souvenirs de monuments sur des monuments de souvenirs, pour n'aboutir qu'à un monument d'une laideur invraisemblable. Ils y ont empilé de l'assyrien sur du gothique, du gothique sur du tibétain, du tibétain sur du Louis XVI, du Louis XVI sur du papou... C'est tellement laid, que ça en devient beau...

On y jugeait un pauvre diable de Français qui, ne pensant pas à mal, et pour s'emparer de son argent, dont elle ne faisait rien, avait étranglé une vieille dame de Bruxelles. Sa mine réjouie, bonasse, naïve me frappa. M. Edmond Picard le défendait, car, non seulement M. Edmond Picard écrit, mais il parle aussi le belge le plus pur et le plus châtié.

Quand le président lut, avec l'accent qui, cette fois, me parut d'un comique étrangement sinistre, l'arrêt qui le condamnait au bagne perpétuel, le client de M. Edmond Picard se mit à rire, à se tordre de rire. À plusieurs reprises, il applaudit frénétiquement.

Le soir, il a dit à son avocat, qui lui reprochait sa conduite inconvenante:

—Je ne croyais pas que c'était vrai... Je m'imaginais qu'on m'avait amené au théâtre, pour me distraire un peu, et me faire voir les meilleurs comiques de l'endroit. J'étais content... Je m'amusais... Ah! je m'amusais!... Que voulez-vous? J'aime les imitations...

Et il a ajouté, déçu:

—Alors, c'est pas imité?... Ce juge, c'était bien un juge?... Et vous, vous êtes bien un avocat?... Et moi, je suis bien un assassin?... Ah vrai!...

Le repas des funérailles.

Il m'a bien fallu aller à l'enterrement de Mme Hoockenbeck, la femme de mon ami Hoockenbeck. Il me savait à Bruxelles. D'ailleurs, un enterrement belge, je n'y eusse point manqué pour un empire.

Mon ami Hoockenbeck, commerçant réputé,—il a brillamment réussi dans ses affaires,—homme politique important—il est député,—protecteur des arts—il est de toutes les sociétés artistiques qu'invente et préside M. Octave Maus,—mon ami Hoockenbeck est bien le type de ces pauvres diables dont on dit qu'ils «n'existent pas». Et si mon ami Hoockenbeck «n'existe pas» à Bruxelles, je vous laisse à imaginer... Hoockenbeck n'a jamais eu une opinion, ni un goût, ni une habitude, ni même une manie capable de résister, plus de cinq minutes, à une autre qu'on lui ait, je ne dis pas opposée, mais proposée. Rien de plus facile que de le faire varier, surtout dans les questions qui lui tiennent le plus à cœur: la pôlitiq, et l'art indépendant. Par exemple, il se montre intraitable, quant aux calembours. Il fait des calembours inlassablement, insupportablement. Cela vient de son bon naturel. Il aime faire rire. Et, comme il n'a pas toujours le choix, c'est de lui-même, le plus souvent, qu'il fait rire. Moi, qui n'ai pas une âme pure, il m'a beaucoup fait pleurer. Avec cela bavard, fatigant, médisant, curieux, vaniteux, au moins autant, à lui seul, que tous les autres hommes. Son seul avantage sur eux, c'est qu'il est tout cela, plus ingénument... Hoockenbeck est peut-être le seul homme au monde à qui, pas une fois, je n'aie pu adresser la parole sérieusement; le seul aussi qu'il m'ait été impossible d'écouter sans en être agacé, jusqu'à la crise de nerfs... Au demeurant, je l'aime bien.

La 628-E8

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