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CHAPITRE PREMIER

Table des matières

Si quelque jardin rappela jamais le paradis, ce fut sans doute celui dont je vais vous parler. De grands et vieux arbres et de jolis arbustes, un verger plein de fruits et des parterres pleins de fleurs, une grande pelouse et des bosquets charmants, enfin un petit lac, et tout au bout, comme un bois, c’est-à-dire le soleil ou l’ombre, la fête des yeux ou le repos de l’esprit, rien n’y manquait.

Ce jardin était si embaumé et si frais, la brise, dès l’entrée, vous y caressait si doucement, le gazouillement des oiseaux vous y apportait une si aimable gaieté, que tout de suite on se disait:

« Il doit faire bon de vivre dans ce jardin; s’il était à moi, je n’en voudrais jamais sortir.»

On y entendait aussi, de-ci de-là, des voix humaines, des voix joyeuses et jeunes, éclatant du milieu des taillis, et encore, venant on ne savait d’où, comme un bruit de portes qui s’ouvraient et se fermaient dans quelque maison invisible. Tout cela donnait à penser que ce jardin n’était pas un désert et que bien au contraire il devait être habité par d’aimables gens; mais où était leur demeure? Elle était si bien cachée, que les yeux ne l’apercevaient pas.

Tout à coup un beau petit garçon apparut sur la pelouse, écartant de ses bras impatients les branches qui lui faisaient obstacle et criant à une personne restée en arrière de lui:

« Oui, mère chérie, je vais me promener. Oui, je vais m’amuser dans le jardin. Sois tranquille, je serai sage.»

Ce bel enfant semblait avoir neuf ans tout au plus. Il avait les yeux brillants comme des étoiles, les joues roses, des cheveux châtains et une bouche vermeille comme une fleur d’églantier.

SOIS TRANQUILLE, JE SERAI SAGE (Page 8).


Rien qu’à jeter un regard sur sa toilette bien ordonnée, ses cheveux bien lissés et bien peignés que le vent et la course n’avaient pas encore eu le temps d’ébouriffer, on devinait que des mains tendres et attentives venaient de le faire beau et de le parer.

A le voir, l’air si content et si éveillé, courant, sautant, et chantant, on l’aurait cru l’enfant le plus heureux du monde, le petit Henri, et pourtant il n’en était rien.

A mesure qu’il s’éloignait, l’enfant devenait plus pensif, et son chant perdait peu à peu ses notes joyeuses. Il marchait toujours cependant, mais son regard semblait s’attrister. L’allée qu’il avait prise devenait à chaque pas plus ombreuse, les arbres et les arbustes étaient plus touffus, plus épais; à chaque détour le chemin se faisait plus étroit. Déjà l’œil vigilant et l’oreille inquiète de sa mère ne pouvaient plus l’y suivre. N’ayant plus besoin de cacher sa tristesse, il la laissait percer.

Enfin, il arriva tout au fond du petit bois. Là, le soleil ne pénétrait qu’à peine, et on ne le devinait plus qu’aux petites étincelles d’or qui perçaient par-ci par-là à travers le feuillage agité des arbres.

Tout était silence et recueillement sous la voûte des branches entre-croisées.

Quoique bien faible fût devenue sa voix, jusqu’à l’entrée du bois l’enfant avait chanté encore; mais là, son chant expira tout à fait, il devint muet, et ses traits se contractèrent comme s’il eût été en proie à quelque mortel souci.

Il s’efforçait visiblement de secouer l’idée sombre qui l’avait poursuivi et de reprendre la gaieté et l’insouciance de son âge.

Les yeux levés, il se donnait bien l’air de chercher quelque chose à la cime des arbres, des nids peut-être; il se baissa même deux ou trois fois pour voir de plus près des fleurs de fraisier qui se détachaient sur la mousse épaisse et promettaient des douceurs prochaines, mais son esprit n’était pas à tout cela.

Pour donner un cours moins triste à ses idées, il se mit à penser à une petite cousine qu’il ne connaissait pas encore, dont sa mère lui avait dit merveille et dont une lettre reçue le matin avait annoncé l’arrivée pour la fin de la semaine, il se dit que le temps des vacances de cette petite compagne qui lui était promise passerait, et qu’à son tour, dans quelques mois, il partirait pour s’en aller loin, bien loin du doux jardin et de la demeure où il était né, étudier, travailler dans une grande pension, afin de devenir un homme instruit et capable de faire son chemin dans le monde.

Une fois devant cette éventualité du départ, sa pensée fit de grands pas et le transporta vers la contrée inconnue où se trouvait la grande pension.

Il se dit qu’il n’y rencontrerait sans doute que des visages étrangers.

Ce mot l’effrayait, lui qui n’avait vu jusqu’alors que des visages si amis.

Mais rien, rien ne put l’arracher pour tout de bon à l’idée fixe qui l’obsédait. Il avait beau faire, toujours l’idée noire revenait, le mordant au cœur sans relâche.

Il en était ainsi toutes les fois qu’Henri se trouvait seul; trop heureux si jusque dans les bras de sa mère l’idée, toujours la même, ne reprenait pas, en dépit de tout, possession de son cerveau. Oui, quand la mère d’Henri prenait son cher enfant sur ses genoux pour le caresser et le bénir avant de le porter dans son lit, un œil averti eût pu deviner que, même sous l’abri du cœur maternel, l’idée qui faisait son tourment revenait.

Jamais pourtant son cœur ne s’était encore serré si cruellement que le jour où nous sommes, et pourtant comme tout était calme autour de lui! Quelle paix profonde sous le couvert de ce petit bois! Que cela eût semblé bon de n’être dans un lieu pareil qu’une fleur ou un buisson ou seulement un brin d’herbe, n’ayant d’autres soins que de fleurir, de pousser et de verdoyer avec une conscience sans reproche!

Mais décidément Henri en avait lourd comme un rocher sur le cœur, cela ne pouvait plus faire de doute, car tout à coup, son chagrin devenant le plus fort, des larmes jaillirent de ses yeux comme l’eau de la source cachée.

Il pleura longtemps, mais les pleurs qu’il versait ne le soulageaient pas. Bientôt, suffoqué par ses sanglots, il se laissa tomber sur le gazon; là, dans un élan de chagrin, il cacha sa figure désolée entre ses mains, et il resta ainsi à pleurer en repassant dans sa mémoire les causes de sa grande peine.

Jamais on ne se laisserait aller à faire le mal, si on savait quelles douleurs il entraîne à sa suite.

La moitié d’une année s’était écoulée depuis le jour fatal où Henri s’était rendu coupable d’une grande faute, et cependant la faute était là, toute droite dans sa conscience, comme si elle avait été commise d’hier ou le matin même.

Remontons comme Henri à six mois dans le passé.

Il croyait revoir, comme il l’avait vu à cette cette date funeste, s’allumer des bougies sans nombre. Leur lumière éclairait encore le grand salon de sa tante, ce salon aux vieux meubles sculptés, aux lourdes et molles portières de tapisserie ancienne. Au milieu de cette pièce confortable, sur l’épais et vaste tapis de Smyrne, sautait, riait et babillait encore une bande d’enfants disposés à se divertir.

Les invités avaient été convoqués dès longtemps. Ils étaient arrivés de tous les points du pays. La tante Aurora avait coutume de rassembler ainsi chaque année tout ce gai petit monde quelques jours avant Noël pour célébrer cette grande fête.

C’était un jour très attendu. La tante était si bonne, si généreuse, sa maison si commode; les pièces si grandes offraient tant de ressources pour le jeu!

Il eût été bien malheureux l’enfant que la tante Aurora eût omis d’inviter.

Encore trois jours, et le salon resplendirait. Trois jours séparaient encore les enfants du moment si désiré de la distribution des cadeaux. On ne peut pas le nier, cela parais. sait horriblement long à la petite société impatiente; ces trois jours d’attente, de l’aveu de tous, c’était les trois plus longs jours de l’année.

La tante avait beau dire que quand on peut passer trois jours à se divertir à tant de jeux, trois jours ne sont pas la mer à boire; les petits amis se disaient que la mer serait peut-être plus tôt bue que les trois longues journées passées.

Le grand salon, la veille encore si vénérable, si calme, même un peu morne, se trouvait donc maintenant rempli de figures roses et riantes, encombré de ballons, de fusils, de sabres et de poupées, de violons et de trompes de chasse, de cymbales et de tambours.

Je n’ai pas besoin de dire que tous ces instruments jouaient à la fois, que les armes cliquetaient et que les fusils et les canons partaient tout seuls.

Certes, celui qui n’était pas sourd courait grand risque de le devenir au milieu de ce vacarme, et la bonne vieille dame Anne, la gouvernante de la maison, les mains sur ses deux oreilles, s’écriait plus d’une fois qu’assurément la jeunesse de son temps était moins tapageuse.

Il faut dire que la foule turbulente qui se trouvait dans le salon ne se divertissait peut-être pas très franchement. Les surprises attendues de la Noël gâtaient les joies présentes; si l’on jouait, si l’on babillait à l’envi, c’était fiévreusement et comme dans le seul but de tromper l’impatience commune.

Dans le salon même se trouvait une porte dont la vue donnait de sérieuses distractions aux plus étourdis. Ses portières avaient été mystérieusement abaissées, soigneusement rabattues par la tante.

C’était vers ces portières, gardiennes jalouses des plus riches trésors, que se tournaient tous les regards, que volaient tous les désirs.

La tante l’avait dit: là était déposée la mirifique collection des cadeaux de Noël, destinés spécialement à chacun des petits hôtes de la maison.

Mais encore trois jours, trois éternels jours avant de savoir quel lot serait celui de chacun! n’était-ce pas terrible, surtout quand on pensait qu’une simple portière de tapisserie, pas même une porte bien fermée, déro bait seule ses secrets à la vue des intéressés et que rien qu’en soulevant un pan de cette portière la curiosité de tous eût pu être si aisément satisfaite?

Mais il n’y fallait pas songer. La folle petite société avait promis solennellement à la tante qu’aucune tentative ne serait faite pour pénétrer avant l’heure dans la chambre des mystères.

Chacun était individuellement engagé d’honneur sur ce point, et, de plus, la parole de tous répondait de celle de chacun. L’engagement était sacré.

« Et si le vent ou le hasard écartait un peu les portières? demanda timidement une petite personne blonde à la figure très espiègle.

— Il faudrait alors en détourner les yeux, Nancy, dit la tante en souriant. Eh quoi! cela est-il si difficile? ajouta-t-elle en voyant la consternation se peindre sur plusieurs physionomies.

— C’est difficile, oui, mais nous en détournerons les yeux,» répondirent fermement les plus vaillants. Et après eux, les autres, en soupirant, firent la même réponse.

« Alors c’est dit, alors c’est convenu! dit la tante. Du reste, tranquillisez-vous, les portières sont lourdes et bien closes, et elles ne s’ouvriront pas d’elles-mêmes pour vous tenter. C’est donc affaire à vous que rien ne les dérange. Je les mets sous la garde de votre honneur. Votre parole vaut mieux pour moi que des verrous. Allons, adieu, amusez-vous bien, mes enfants.»

Et la tante s’éloignant laissa le petit monde en pleine possession du grand salon.

Les pères et les mères des enfants invités, quelques vieux amis contemporains de la tante l’attendaient dans sa chambre sévère.

Dans cette chambre, l’on voyait à la place d’honneur le portrait d’un petit enfant pâle et maladif, l’unique enfant qu’eût jamais eu la pauvre tante, qui depuis longtemps déjà l’avait perdu. Depuis longtemps, non, ces douleurs-là sont toujours de la veille; on le voyait bien quand les yeux humides de la tante se portaient sur l’image chérie de l’enfant qu’elle n’avait plus.

La tante Aurora, en souvenir de son fils, aimait à réunir autour d’elle ses petits neveux et ses petites nièces ainsi que les enfants de ses amis. Leurs jeux, leur bruit même, en lui rappelant l’enfance du cher petit qu’elle avait aimé, ravivaient sa douleur sans doute, mais lui rendaient comme l’image de son Charlot.


Le chemin glissant

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