Читать книгу De l'esclavage chez les nations chrétiennes - Patrice Larroque - Страница 5
LA RELIGION CHRÉTIENNE NE CONDAMNE POINT EN PRINCIPE L’ESCLAVAGE
ОглавлениеDans les récits légendaires des évangélistes, Jésus n’a jamais formellement condamné l’esclavage. On trouve cet aveu dans les livres mêmes dont les auteurs prétendent que le christianisme a aboli l’esclavage: «Nous ne
«lisons nulle part, dit M. l’abbé Thérou, qu’il
«ait exhorté les maîtres à affranchir leurs esclaves .»
««Le christianisme, est-il dit
«également dans le journal protestant Le
«Semeur, a amené l’abolition de l’esclavage,
«et cependant il n’y a pas dans l’Évangile un
«seul mot à ce sujet .» Non-seulement Jésus, dans les Évangiles, n’a jamais condamné formellement l’esclavage, mais on pourrait. soutenir qu’il lui a plutôt été favorable, au moins indirectement, d’abord dans une de ses paraboles, où il dit, sans aucune expression de blâme, que l’esclave qui a connu la volonté de son maître et qui ne s’y est pas conformé recevra force coups, tandis que celui qui n’a pas connu cette volonté ne recevra qu’un petit nombre de coups , en second lieu dans un passage où, s’adressant à ses disciples qu’il suppose possesseurs d’esclaves, il demande si le maître est l’obligé de son esclave parce que celui-ci a fait ce qu’on lui avait commandé, et il ajoute: Je ne le pense pas . Si l’on ne trouve pas dans les Évangiles la condamnation directe et expresse de l’esclavage, peut-être la découvre-t-on dans les écrits des deux principaux interprètes de la doctrine de Jésus? Pas davantage. Non- seulement Paul et Pierre, dans leurs Épîtres, n’ont pas un mot pour condamner l’esclavage ni pour recommander aux maîtres d’affranchir leurs esclaves, mais au contraire le peu qu’ils disent sur cette matière est conforme au principe de l’esclavage. Dans la 1re Épître aux Corinthiens, Paul enseigne que l’esclave n’a point à s’inquiéter de son état, comme s’il était indifférent pour la responsabilité morale qui incombe à un homme adulte, d’être le maître de ses actes ou d’être la chose d’un autre homme. Dans l’Epître aux Ephésiens, il recommande aux esclaves d’obéir à leurs maîtres avec crainte et tremblement comme au Christ . Dans l’Epître aux Colossiens, après avoir dit qu’aux yeux de Dieu il n’y a aucune différence entre l’esclave et l’homme libre , au lieu de proclamer l’égalité naturelle des droits parmi les hommes, et par conséquent l’illégitimité de l’esclavage et le devoir des maîtres d’affranchir leurs esclaves, il recommande à ces derniers d’obéir en tout à leurs maîtres , et, au chapitre suivant, v. 1er, il recommande aux maîtres de traiter leurs esclaves avec équité, comme si l’équité était possible dans les rapports entre deux hommes dont l’un possède l’autre comme une chose, rapports qui constituent, par le fait même de leur persistance, une iniquité souveraine. Dans la 1re Epître à Timothée, il veut que les esclaves regardent leurs maîtres comme dignes de tout honneur , à ceux qui ont des maîtres chrétiens il recommande de servir encore mieux , il ajoute que telle est la saine doctrine de Jésus-Christ et que cette doctrine est selon la piété, et il appelle orgueilleux et ignorant quiconque en enseigne une autre . Enfin, dans l’Epître à Tite, il recommande encore aux esclaves de plaire en toutes choses à leurs maîtres, afin d’orner la doctrine du Sauveur . Ceux qui prétendent que le christianisme a aboli l’esclavage, invoquent surtout le verset de l’Epître aux Colossiens, que j’ai cité tout à l’heure et où il est dit que devant Dieu il n’y a ni esclave ni homme libre; mais ils ont grand soin de l’isoler des autres textes dont je donne le relevé et qui prouvent avec la dernière évidence que Paul, en disant qu’il n’y a pas, en religion, de distinction entre l’esclave et l’homme libre, n’entendait nullement dire pour cela qu’il dût en être de même parmi les hommes. Cette interprétation de sa pensée trouverait au besoin une confirmation dans le verset de l’Epître aux Galates, où en confondant l’homme et la femme comme l’esclave et l’homme libre dans l’unité mystique du Christ , il n’entend manifestement pas faire disparaître la différence de fonctions et de devoirs, que la nature et la société ont établie entre les deux sexes.
Pierre, dans sa 1re Epître, recommande également aux esclaves d’être soumis avec crainte à leurs maîtres . Après cela, on attend naturellement des recommandations pour les maîtres, à qui Paul défendait au moins la dureté. Point du tout. Pierre n’a absolument aucune recommandation à leur faire, tant il est apparemment convaincu de la légitimité de leurs droits.
Certains traducteurs auraient-ils cherché à se faire illusion à eux-mêmes et à donner le change aux autres sur la portée de ces textes, en traduisant le mot latin servus de la Vulgate par le mot serviteur, qui, dans notre langue, a une acception générale et peut s’appliquer au simple domestique à gages, demeurant toujours libre, aussi bien qu’à l’esclave proprement dit? Pour être fidèle, il fallait absolument traduire par esclave, et l’emploi du mot vague de serviteur semble ici une véritable fraude. Car d’abord, si l’on excepte le verset 18 du chapitre 2 de la 1” Epître de Pierre, l’expression grecque δoυ̃λoς des textes originaux, dans tous les passages que j’ai cités, signifie esclave proprement dit et ne peut pas signifier autre chose. En second lieu, dans ces mêmes chapitres de l’Epître aux Ephésiens et de l’Epître aux Colossiens, où Paul recommande si expressément d’obéir en tout aux maîtres comme au Christ, il oppose à l’homme libre le serviteur auquel il s’adresse, et, dans ces deux derniers passages, nos traducteurs eux-mêmes rendent par esclave le mot servus de la Vulgate; il est donc évident que Paul veut parler de l’espèce de serviteur qui n’est pas libre, c’est-à-dire du véritable esclave. Si les preuves n’étaient pas déjà surabondantes, on pourrait ajouter que, dans l’Epître à Philémon, il lui demande de recevoir en grâce le serviteur Onésime, qu’il lui renvoie; ce qui signifie fort clairement que ce serviteur n’était pas libre de quitter son maître, et que par conséquent il était esclave et esclave d’un chrétien que Paul appelle son ami et son aide.
Non-seulement donc les livres du Nouveau Testament n’ont pas un seul texte formel contre l’esclavage, mais ce qu’ils en disent est favorable à son principe.
D’un autre côté, il ne faut pas oublier que le christianisme, prenant pour point de départ les livres de l’Ancien Testament, les déclare révélés et inspirés par l’Esprit-Saint, tout aussi bien que les livres du Nouveau Testament. Or l’esclavage trouve une justification dans des textes exprès de l’Ancien Testament. Dans la Genèse, ch. 9, v. 25, Noé, en punition du péché de Cham, maudit Chanaan et le condamne à la servitude, et non-seulement l’auteur sacré ne désavoue pas cette condamnation, mais c’est sur la malédiction et l’asservissement des peuples de Chanaan qu’il fait reposer en grande partie l’histoire religieuse du peuple d’Israël. Au Lévitique, ch. 25, v. 44-46, Dieu permet aux Juifs d’avoir des esclaves étrangers. Déjà dans l’Exode, ch. 21, v. 2-6, Moyse avait institué, à l’égard des Juifs achetés par leurs compatriotes, un esclavage en apparence mitigé, mais que les dispositions des versets 4-6 rendent aussi odieux que possible. Au chapitre 29, v. 19, du livre des Proverbes, il est dit que ce n’est pas avec des paroles que l’on corrige un esclave. En effet, la parole, expression de la pensée et du sentiment, s’adresse à des personnes. Or les esclaves, aux yeux de leurs maîtres, ne sont pas des personnes, mais des choses comme les hôtes de somme. Les marchands et les possesseurs d’esclaves sont encore aujourd’hui de cet avis, et par conséquent ceux d’entre eux qui sont chrétiens, peuvent appliquer en toute sûreté de conscience les autres modes de correction que chacun sait et dont le livre de l’Ecclésiastique nous donne le détail suivant. A l’esclave il faut comme à l’âne, ni plus ni moins, de la pâture, des coups et du travail. Toutefois, comme il ne pourrait être astreint à manger au râtelier de l’âne, il reçoit du pain; mais par combien de désavantages est compensé ce privilége qu’il a sur son compagnon d’infortune! L’âne ne connaît que le joug et la courroie; lorsque sa peau est devenue calleuse et qu’il a fourni sa tâche, il peut reposer en paix. L’esclave ayant une tendance perpétuelle à vouloir être libre; on ne doit point lui lâcher la main, mais il faut l’assouplir par un travail continu; il faut, s’il a un mauvais vouloir, s’il n’obéit pas, le dompter par la torture et par les fers aux pieds . Ne dirait on pas que ces règles ont été tracées de nos jours par un conducteur de nègres? Le juif, le chrétien, qui les croit dictées par Dieu même, a-t-il le droit de demander l’abolition de l’esclavage? Ceux qui aujourd’hui encore exploitent les hommes comme des bêtes ne peuvent-ils pas venir, la Bible à la main, répondre qu’ils ne font que mettre en pratique les préceptes que juifs et chrétiens proclament divins? Pour que la dérision s’ajoute à la cruauté, ces prescriptions sont immédiatement suivies de paroles doucereuses qui recommandent d’aimer comme soi-même et de traiter en frère un esclave fidèle, parce que, dit le texte au possesseur, tu l’as acquis dans le sang de l’âme, ce qui est un motif très-peu intelligible . Quelle moquerie ne serait-ce pas que d’oser dire que l’on aime comme soi-même et que l’on traite en frère un de ses semblables que l’on retient dans l’esclavage? La première chose à faire, si l’on éprouvait réellement de pareils sentiments, ne serait-elle pas de se hâter de briser ses chaînes? On pourrait croire que c’est là ce qu’a voulu dire l’auteur sacré, dans un autre endroit où il recommande de ne pas priver de la liberté et de ne pas laisser dans l’indigence un esclave semé . Mais, dans ce dernier passage, il ne peut évidemment être question que de l’esclave d’origine hébraïque et qui devait être libéré la septième année, tandis que l’esclave de race étrangère devait demeurer, ainsi que sa progéniture, un objet de possession perpétuelle. Il demeure donc établi que les livres soit de l’Ancien soit du Nouveau Testament, loin de condamner l’esclavage, lui fournissent au contraire un appui. Un chrétien conséquent ne doit donc pas se croire le droit de le condamner comme une chose radicalement mauvaise de sa nature; il ne peut pas le regarder comme contraire à la justice, sans se déclarer par là même plus éclairé et plus saint que son Dieu, et sans s’inscrire contre les révélations qu’il dit en avoir reçues. Aussi n’existe-t-il aucune décision de l’Église qui ait déclaré essentiellement mauvais le fait de posséder des esclaves, et qui ait ordonné de les affranchir. Entendons quelques-uns des plus accrédités de ses docteurs.
Un des premiers Pères, saint Ignace, évêque d’Antioche, qui passe pour avoir été le disciple de saint Pierre, recommande aux esclaves chrétiens, comme le faisait saint Paul, de servir encore mieux, et motive cette recommandation sur la gloire de Dieu et leur intérêt même .
Saint Cyprien s’étaie du même texte de saint Paul pour adresser aux esclaves la même recommandation .
Selon saint Hilaire de Poitiers, un homme religieux ne tient aucun compte de la condition corporelle; il ne connaît d’autre servitude que celle de l’âme .
Saint Basile prescrit d’admonester, d’amender et de renvoyer à leurs maîtres les esclaves qui se réfugieraient dans les couvents, et il s’autorise de l’exemple de saint Paul, renvoyant Onésime à Philémon .
Saint Ambroise, parlant de la servitude à laquelle Isaac réduit son fils Ésaü, prétend que celui-ci devait être l’esclave d’un frère plus prudent que lui . C’est ainsi que raisonnent ceux qui prétextent l’infériorité de la race nègre pour l’asservir, et ceux qui objectent les vices que l’esclavage même a donnés aux esclaves pour les déclarer indignes de la liberté et incapables d’en user sagement .
Saint Chrysostome, qui pourtant, dans plusieurs de ses écrits, paraît compatir aux souffrances des esclaves et surtout être vivement blessé de l’orgueil et de la dureté des maîtres, n’en vient jamais à se prononcer sur l’illégitimité de l’esclavage. Paraphrasant les recommandations que l’apôtre Paul adresse aux esclaves dans l’Epître aux Ephésiens, il y ajoute ces motifs dérisoires de consolation, que de l’esclavage il n’existe que le nom, que le pouvoir des maîtres, comme tout ce qui tient à la chair, est momentané et caduc, et que la première noblesse consiste à savoir être au-dessous des autres, comme si l’espèce d’infériorité où se trouve l’esclave à l’égard de son maître et qui ne lui laisse plus cette direction morale de ses actes sans laquelle on n’est plus véritablement un homme, pouvait se camparer à aucune de ces inégalités et de ces diverses espèces de subordination de rangs et de fonctions que légitiment les nécessités de la vie humaine . Je ne sais si les esclaves étaient de son avis et s’ils s’en trouvaient bien soulagés; je crois qu’il les eût réconfortés plus efficacement s’il eût déclaré hautement que l’on commet un des plus grands crimes en possédant un homme comme une chose, et s’il eût usé de l’autorité de son ministère pour sommer les maîtres de rendre leurs esclaves à la liberté. Il le devait d’autant plus qu’il assigne à l’esclavage pour origine la cupidité et les brutales violences de la guerre .
Saint Augustin, après avoir reconnu qu’en droit naturel nul homme n’est le maître de son semblable, ce qui devait l’amener à conclure l’illégitimité radicale de la servitude, déclare que Dieu l’a justement introduite dans le monde comme peine du péché. Il résulte de son argumentation que ce serait aller contre la volonté même de Dieu que de prétendre abolir l’esclavage. Aussi se garde-t-il bien de réclamer cette abolition, et se contente-t-il, en attendant que la fin du monde vienne supprimer toute domination humaine, de rappeler aux esclaves l’invitation que leur adressait saint Paul .
Saint Isidore, évêque de Séville, défend aux abbés de donner la liberté aux esclaves, qu’il appelle la chose des monastères .
Saint Bernard, écrivant à l’abbé de Molêmes, lui dit qu’il lui appartient de corriger les esclaves de l’Église confiés à ses soins .
Saint Thomas d’Aquin soutient que la nature a destiné certains hommes à être esclaves. Il appuie son assertion sur les diverses relations qui subordonnent les choses les unes aux autres, soit au physique soit au moral, comme si cette subordination pouvait jamais aller jusqu’à supprimer justement les conditions essentielles de notre personnalité et de notre responsabilité ; il invoque, en faveur de cette détestable cause, le droit naturel, la loi humaine, la loi divine et jusqu’à l’autorité d’Aristote .
Bossuet, qu’on n’accusera pas d’ignorer la doctrine chrétienne, fait découler de la conquête un prétendu droit de tuer le vaincu, et trouve en conséquence un bienfait et un acte de clémence dans le fait de réduire ce vaincu en esclavage. Il invoque l’autorité de saint Paul et les exemples de l’Ancien Testament: «L’oriagine
«de la servitude, dit-il, vient des lois d’une
«juste guerre, où le vainqueur ayant tout droit
«sur le vaincu, jusqu’à lui pouvoir ôter la vie,
«il la lui conserve: ce qui même, comme
«on sait, a donné naissance au mot de servi,
«qui, devenu odieux dans la suite, a été dans
«son origine un terme de bienfait et de clémence...
«Toutes les autres servitudes, ou
«par vente ou par naissance ou autrement,
«sont formées et définies sur celle-là. En
«général et à prendre la servitude dans son
«origine, l’esclave ne peut rien contre personne,
«qu’autant qu’il plaît à son maître.
«Les lois disent qu’il n’a point d’état, point
«de tête, caput non habet, c’est-à-dire que ce
«n’est pas une personne dans l’État; aucun
«bien, aucun droit ne se peut attacher à lui...
«De condamner cet état, ce serait entrer
«dans les sentiments que M. Jurieu lui-même
«appelle outrés, c’est-à-dire dans les
«sentiments de ceux qui trouvent toute guerre
«injuste; ce serait non-seulement condamner
«le droit des gens où la servitude est admise.
«comme il paraît par toutes les lois, mais
«ce serait condamner le Saint-Esprit qui ordonne
«aux esclaves, par la bouche de saint
«Paul (1 Cor., ch. 7, v. 24; Eph., ch. 6,
«v. 7), de demeurer en leur état, et n’oblige
«point leurs maîtres à les affranchir... Si le
«droit de servitude est véritable, parce que
«c’est le droit du vainqueur sur le vaincu,
«comme tout un peuple peut être vaincu jusqu’à
«être obligé de se rendre à discrétion,
«tout un peuple peut être serf, en sorte que son
«seigneur en puisse disposer comme de son bien,
«jusqu’à le donner à un autre, sans demander
«son consentement, ainsi que Salomon
«donna à Hiram, roi de Tyr, vingt villes de
«la Galilée .»
Bailly soutient également la légitimité de l’esclavage, et s’étaie de l’autorité du chapitre 21 de l’Exode et du chapitre 25 du Lévitique, ainsi que des diverses définitions du droit canonique; il prétend qu’un homme a le droit de se vendre, et que la guerre donne le droit de réduire les ennemis à l’état d’esclaves . La Théologie de Bailly a été publiée pour la première fois en 1789, à la veille de notre grande révolution. Aussi s’aperçoit-on que, dans cette question de la légitimité de l’esclavage, l’auteur était mal à l’aise et faisait même quelques efforts pour paraître humain. Par exemple, il veut qu’on ne se vende que pour améliorer son sort, et que la guerre qui fait des esclaves soit juste; il invoque seulement l’autorité de l’Ancien Testament, mais non celle du Nouveau. Bien plus, il commence par avouer que la loi naturelle s’oppose à ce qu’un homme devienne la propriété d’un autre homme, et il ne s’aperçoit pas qu’un pareil aveu détruit d’avance tout ce qu’il va dire pour légitimer l’esclavage; car le droit naturel est le droit par excellence, le droit éternel et immuable, et tout autre droit, pour mériter ce nom, doit en être une application et ne pas le contredire. Mais, depuis 1789, nous avons fait du chemin, et les théologiens de nos jours sont bien autrement hardis.
M. Bouvier, évêque du Mans, prend ouvertement sous sa protection la cause de l’esclavage. Il ne le trouve opposé ni au droit naturel, qui permettrait, selon lui, de réduire en esclavage les prisonniers faits à la guerre et les condamnés à mort; ni au droit divin, puisque les livres sacrés ne le prohibent pas, et qu’au contraire l’Ancien Testament (Exode, ch. 21, et Lévitique, ch. 25) et le Nouveau Testament (I. Timot, ch. 6) le permettent; ni au droit civil, qui l’a permis chez nous à diverses époques dans nos colonies; ni enfin au droit ecclésiastique, qui en parle en divers lieux comme d’une chose licite. L’auteur conclut nettement que la religion chrétienne, qui a trouvé l’esclavage établi partout, ne l’a pas défendu . Parlant ensuite de la traite des nègres, il la déclare permise, à condition que les nègres seront justement privés de leur liberté, qu’on les traitera humainement et qu’il n’y aura point de fraude dans le marché. Ces conditions posées, il prétend que ce trafic n’est opposé ni à l’humanité ni à la religion ni à l’équité naturelle .
La même doctrine est professée dans la Théologie de M. l’abbé Lyonnet; on y rencontre les mêmes arguments et presque les mêmes expressions .
Dans un livre publié par l’abbé Fourdinier, supérieur du séminaire du Saint-Esprit, et destiné à l’enseignement chrétien dans les colonies françaises, la distinction entre les maîtres et les esclaves est consacrée en plusieurs endroits où il est question de leurs obligations réciproques, et ce livre n’exprime pas seulement l’opinion personnelle des prêtres qui s’en servaient pour leur enseignement religieux, mais il exprime aussi l’opinion des théologiens de la sacrée Propagande romaine, qui l’ont revêtu de leur approbation .
Plus récemment encore, l’abbé Rigord, curé de Fort-Royal à la Martinique, dans un écrit publié avec l’approbation de son préfet apostolique, a soutenu la légitimité de l’esclavage et de la traite des nègres .
Dans les églises et les temples des pays américains à esclaves, des ministres de l’Évangile, catholiques et protestants, naguère encore soutenaient la légitimité de l’esclavage, en s’appuyant sur ces mêmes textes soit de l’Ancien et du Nouveau Testament, soit des doctrines théologiques, que je viens de citer. Et ces ministres, il faut bien en convenir, étaient plus conséquents que ceux de leurs candides coreligionnaires qui, la Bible à la main et ses divers préceptes sans cesse à là bouche, réclamaient l’émancipation de la race nègre , plus conséquents aussi que les chrétiens qui, de ce côté de l’Atlantique, attribuent au christianisme le mérite de la prétendue abolition de l’esclavage.
On le voit donc, définitivement perdue au tribunal de la raison, la cause de l’esclavage peut encore se réfugier auprès du tribunal des docteurs chrétiens les plus soucieux de tirer les conséquences de leurs propres principes.
Le droit canonique, invoqué par les théologiens que je citais tout à l’heure, déclare que l’autorité ecclésiastique n’a point voulu porter atteinte aux droits des maîtres sur leurs esclaves .
Dans aucun temps, pas même dans les trois premiers siècles, époque de lutte et d’humilité et par conséquent de foi vive et de zèle ardent, le christianisme n’a condamné directement l’esclavage comme une chose radicalement mauvaise et à laquelle il fallût mettre immédiatement un terme. C’est un fait que nos adversaires eux-mêmes sont obligés d’avouer.
«Pendant ces trois premiers siècles, dit
«M. Édouard Biot, époque de persécution et
«de tolérance alternative pour le christianisme,
«nul, parmi ses défenseurs ou ses ennemis, ne
«parle de la suppression de l’esclavage, comme
«conséquence de la doctrine nouvelle... Les
«Pères de l’Église comme les apôtres prescrivent
«la soumission même aux maîtres infidèles .»
M. Granier de Cassagnac range parmi les préjugés historiques et philosophiques de notre siècle l’opinion des personnes qui veulent que Jésus-Christ soit expressément venu abolir l’esclavage et proclamer l’égalité des hommes, et il ajoute que le christianisme a toujours justifié et maintenu l’esclavage . La conclusion qui découle naturellement de ces aveux est accablante: aussi les apologistes chrétiens se mettent-ils l’esprit à la torture pour y échapper. Les deux auteurs que je viens de citer s’efforcent de voir une preuve de haute sagesse dans cette absence même de décision contre l’esclavage. M. Biot revient souvent sur cette explication: «Le christianisme, dit-il,
«fait ce qu’il doit; il prend l’ordre politique de
«la société comme une condition donnée à laquelle
«il faut se soumettre; il admet comme
«un fait l’esclavage temporel... Bien que les
«lois sur l’esclavage subsistassent dans toute
«leur intégrité, l’esclavage personnel, déjà
«bien modifié, bien effacé par la dégradation
«des Romains, s’anéantissait insensiblement
«sous l’action morale du christianisme. Cette
«marche était la seule qui put réussir pour régénérer
«la société humaine. Car, avant de
«supprimer les esclaves, il fallait que la société
«fût intellectuellement et moralement digne
«de ce perfectionnement, et toute autre marche
«plus rapide n’eût fait que renouveler les excès
«des révoltés de Sicile et des compagnons de
«Spartacus... Dans l’occident de l’Europe,
«comme dans l’empire d’Orient, l’influence
«du christianisme pour la suppression de
«l’esclavage a été toute morale, et elle ne
«pouvait être différente. Le christianisme ne
«pouvait inscrire la nécessité de l’abolition de
«l’esclavage au nombre des lois et troubler ainsi
«tout l’ordre social .»
Sophismes que tout cela! Non, le christianisme ne fait pas ce qu’il doit, en prenant l’ordre politique comme une condition à laquelle il doive se soumettre, si cet ordre politique est fondé sur des institutions immorales. La doctrine chrétienne n’est-elle pas donnée par ceux qui l’enseignent pour une doctrine émanant directement de Dieu, et non pour une doctrine humaine? Or un législateur religieux peut-il tenir pour respectables des désordres sociaux qu’il a précisément pour but de faire cesser, et ne faut-il pas qu’il définisse nettement ce qui est bien et ce qui est mal, et qu’il prescrive de faire l’un et d’éviter l’autre? Peut-il admettre à cet égard des ménagements, des accommodements, comme le fait le législateur humain dont la science, la moralité et la puissance sont si bornées, et qui, n’étant chargé de légiférer que pour un temps et des circonstances données, se croit obligé de tenir compte de ces circonstances et de recourir à des demi-mesures et à des atermoiements? En raisonnant ainsi, on fait une œuvre purement mondaine d’une œuvre qu’on donnait pour divine; bien plus, on ravale Dieu au niveau de ces législateurs, qui, sous prétexte d’attendre que les sociétés soient dignes des perfectionnements qu’elles réclament, ne sont jamais pressés de les régénérer, qui ont toujours peur de marcher trop rapidement dans la voie du progrès, et qui, différant toujours d’inscrire au nombre des lois les mesures les plus justes et les plus urgentes, de crainte de troubler l’ordre social, ne s’aperçoivent pas que ce sont leurs frayeurs mêmes qui engendrent les Spartacus et font naître ces révoltes qu’ils avaient pour mission de prévenir en en supprimant les très-légitimes causes.