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NUIT ÉTRANGE D'OÙ EST SORTI LE PRÉSENT LIVRE

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Table des matières

J'avais dit beaucoup de mal de Colette dans la journée,—ce qui ne m'avait ni changé ni soulagé. Je rentrai mécontent de moi, comme un homme qui s'est abaissé à commettre l'action qu'il blâmerait le plus chez un autre, et malade d'elle comme je ne l'avais jamais été. Ces fins d'après-midi de février, avec leurs brumes aigres et cruelles, vous pincent les nerfs à vous les casser. Mon domestique alluma la lampe. Je m'assis au coin du feu dans mon «souffroir» de la rue de Varenne, qui fut autrefois mon «aimoir». Des baisers de cet autrefois me revinrent, un autrefois d'il y a pourtant deux ans, grande meretricii oevi spatium, eût dit le père Aubert, mon vieux maître de rhétorique.—Je sentis une amertume infinie noyer mon cœur, et, comme d'habitude, je me raisonnai:

—«Hé quoi! Claude Larcher, mon ami, tu souffres, et tu l'as quittée! Oui, c'est toi qui l'as quittée, et tu possèdes là, dans un tiroir à la portée de ton bras, des lettres où elle te supplie de revenir et auxquelles tu as répondu, comme il sied, par du persiflage. Ton imbécile amour-propre d'homme doit être satisfait, que diable!... Elle est bien jolie avec ses cheveux cendrés, ses yeux couleur d'eau et sa bouche à la Botticelli. Mais n'a-t-elle pas prostitué cette beauté à tous tes désirs? Y a-t-il une place de ce corps, si jeune et si frais, que tu n'aies profanée dans des heures de délire? Donc, avec cette femme, pas de recherche d'une sensation nouvelle. Quant à son cœur, c'est par horreur de lui que tu l'as quittée, ayant éprouvé qu'il n'en est pas de plus perfide, de plus gangrené par les vices de son métier de comédienne en vogue, de plus incapable d'aimer. Pourquoi donc, pensant tout cela, éprouves-tu cette brûlure affreuse à la seule idée de son existence, là, sous le sein gauche? Pourquoi cette étreinte de ton cerveau par ce souvenir que tout rappelle: une nuance du ciel, un mot entendu, un coin de rue tourné, un camarade rencontré? Pourquoi surtout ce cuisant et monstrueux désir de lui faire du mal?... Ah! si je pouvais aller jusqu'à l'extrémité de ce désir!...»

Je fermai les yeux. Je vis devant moi ce corps dont je connais chaque ligne, ces épaules pleines à la fois et minces, cette gorge souple, ces hanches sveltes, toute sa nudité, et moi, avec un couteau, déchirant cette chair, ensanglantant ces membres, et leur frémissement sous la pointe de l'acier,—et sa douleur.... Non, je ne ferai jamais cela, parce que chez moi, civilisé de décadence, l'action ne sera jamais la sœur du désir.... Dieu juste! que je l'ai rêvé de fois, et rien que de le rêver me soulage.—Ah! la hideuse chose!...

—«C'est positif pourtant que cet accès de fureur m'a soulagé,» me disais-je un peu plus tard, en vaquant aux soins de ma toilette de soirée. J'eus un moment de franche gaieté à répéter tout haut la phrase de Boisgommeux dans la Petite Marquise: «C'est ça, l'amour....» Ah! j'aurais cette gaieté-là, le soir, j'en suis sûr, je le sais, si j'avais tué Colette le matin, et puis, quel divin sommeil! Oui, comme je dormirais bien avec la certitude que personne ne possédera plus ce corps de femme, qu'aucune bouche ne la salira plus de ses baisers!... Si tout à l'heure, dans la maison où je vais dîner, un des hommes de cercle qui viendront là prononçait cette phrase, seulement cette petite phrase: «Vous vous rappelez Colette Rigaud?... Elle est morte hier, à Pétersbourg, subitement....» quel flot de délices inonderait mon cœur! Non, ce ne serait pas assez, je voudrais apprendre qu'elle a souffert.—Et je l'aime! Que lui souhaiterais-je donc si je la haïssais?...»

J'avais fini de m'habiller en dégustant cette absinthe amère de la rancune, qui a ceci de commun avec l'autre qu'elle ne donne guère d'appétit et qu'elle rend méchant et fou. Je continuai dans mon fiacre, et je me réveillai comme d'un songe quand j'entrai dans le vestibule de l'hôtel où je devais dîner,—en plein décor du luxe le plus moderne, le luxe du boursier qui peinait dans la coulisse, voilà dix ans, et que des chances extraordinaires ont porté à un degré invraisemblable de fortune. Simple remisier, Michel Mayence se donnait déjà les gants de frayer avec des artistes. Il ne manquait pas une première, pas une ouverture d'exposition. Avec son teint pâle et comme fané une fois pour toutes, avec ses yeux noirs qui trahissent l'origine sémitique et qui prennent dans cette face exsangue l'éclat des yeux d'un portrait, avec ses mains maigres où luisent quelques bagues, avec son élégance impersonnelle et irréprochable, sa moustache fine et son front dénudé,—il est le type de ce personnage nouveau qui peut être bookmaker ou grand seigneur, simple reporter ou grand financier, usurier ou emprunteur, diplomate habile ou mondain véreux,—on ne sait pas. Le krach, qui a ruiné tant de personnes, acheva de l'enrichir. Tout jeune, je ne lui ai connu que des maîtresses utiles, et qu'il lâchait—avec une légèreté!—comme le pied quitte une marche d'escalier pour se poser sur une autre. Voilà un homme dont j'envie le cœur. Une fois riche, il s'est marié dans les mêmes principes, à une femme laide comme la vertu, mais qui lui représentait quatre millions de plus et un parentage de choix. Et il l'a réduite en servitude avec les formes les plus courtoises, d'une manière si absolue que c'en est beau de travail. C'est une des rares maisons où je me plaise. Je m'y sens vengé de mes lâchetés devant le sexe. Aussi le dîner se passa-t-il pour moi sans trop de mélancolie, à voir l'esclave aux quatre millions, assise en face de son maître et seigneur, et médusée par lui, du regard, comme une négresse, dont elle a la bouche, par son négrier. Nous étions seize à table, en me comptant. Mais à quoi bon nommer ces personnages, figurants de la coterie dont je fais un peu partie? Toujours les mêmes, comme les soldats dans les pièces militaires, ils s'asseyent tous les soirs dans les mêmes maisons, devant le même dîner, pour dire les mêmes paroles. Il s'en trouve, de ces coteries, cinquante à Paris, chacune avec ses anecdotes, ses préjugés, ses exclusions. Et les anecdotes ne sont pas trop sottes ni les préjugés trop étroits. Car c'est encore une des naïves fatuités répandues parmi les gens de lettres que la croyance à la bêtise des gens du monde. C'est comme de prétendre que leurs dîners sont mauvais et que leur luxe sent le parvenu. Nous avons changé tout cela. Le dîner de Mayence était remarquable, son château-margaux 74 de premier ordre, et Raymond Casal, qui a consenti à parler, est, quand il le veut, un des plus jolis diseurs de mots que je connaisse. C'est lui qui répondait un jour, ou plutôt une nuit, à une drôlesse devenue sentimentale, et très occupée à regarder la lune après boire en soupirant: «Comme elle est pâle!...»—«Elle a passé bien des nuits.» Enfin la salle à manger, comme le service, comme le salon, comme le fumoir où nous nous retirâmes après le dîner, étaient du goût le plus exquis. Peu de tableaux dans cet hôtel, mais de choix, entre autres un Pietro della Francesca, un profil de femme aux cheveux blonds, presque blancs sous la coiffe roidie de perles, qui vaut celui du musée Poldi-Pezzoli à Milan. Peu de tapisseries, mais italiennes, celles qu'un duc de Ferrare fit exécuter sur les dessins de Raphaël. Aucun encombrement de bibelots. Rien qui sente le bric-à-brac. Il n'y a qu'un prince héritier ou un seigneur d'Israël qui puisse s'offrir les quelques objets d'art dont se décore cette demeure. Voilà encore un trait de nos mœurs contemporaines qui ne sera dans aucun livre avant vingt ans: l'enrichi intelligent, si bien conseillé ou de tant de flair qu'il cherche du coup la demi-teinte dans le luxe, cette coquetterie par laquelle les vrais patriciens humiliaient autrefois leurs rivaux.... Seulement,—il y a toujours un seulement au travail où l'homme essaie de se passer du temps,—c'est un peu trop réussi. On ne rencontre pas une fausse note, et de là une vague impression de factice. C'est comme la politesse de Mayenne, c'est trop égal, trop complet, trop soigné. On la croirait faite à la main, comme les cigarettes de contrebande. Il a trop bien réalisé le type idéal de l'homme du monde. Malgré moi, je songe, devant la perfection de ses manières, à ce personnage de comédie que l'on accuse d'avoir volé de l'argent dans la caisse, «Si c'est possible!» s'écrie-t-il; et, pour mieux attester son innocence: «J'en ai remis....»

Nous étions donc, après dîner, dans le fumoir, à digérer paresseusement et à prendre de la véritable eau-de-vie, de 1810, devant un Rubens enlevé à la vente d'un duc anglais.—D'ici à cinquante ans, tous les tableaux de valeur s'achèteront là-bas, à mesure que se dépècera cette vieille aristocratie britannique. Notre hôte a deviné le premier le coup à faire. Pour ma part, je regardais attentivement cette merveilleuse toile, la musculature de l'Hercule étouffant le lion et le coloris bleuâtre du paysage, tout en comparant ce faire au faire si différent du Pietro, et pensant paresseusement à ce problème insoluble: les conditions de la vie dans l'œuvre d'art.... Le nom d'une femme dont j'ai remarqué la beauté, à je ne sais quelle soirée, ayant frappé mon oreille, j'écoutai, et il me fut donné d'assister à une des plus aiguës et des plus complètes dissections de caractère que j'aie suivies. Je m'y connais, c'est mon gagne-pain. L'opérateur était un joli et mince jeune homme en gilet blanc, qui n'avait pas dit grand'chose à dîner. En ce moment ses moindres phrases portaient, ne laissant rien d'intact de la charmante femme, la montrant fausse dans sa nature plus encore que dans ses actes, toujours en train de se jouer un personnage à elle-même, incapable d'une émotion vraie, mais adroite en diable à se servir de ses moindres nuances de sentiment, comme d'une mouche que l'on se pose au coin de l'œul, et une description physique non moins évocatrice. Je voyais, tandis qu'il parlait, la créature fine et blonde, d'un blond d'ondine, toujours comme les cheveux du portrait de Pietro, avec des dents de jeune louve dans une bouche mince, avec un estomac d'acier sous des formes frêles, des nerfs invincibles dans une langueur de jeune saule.

—«Quel coup d'œul!» dis-je à Casal comme nous sortions du fumoir; «savez-vous qu'il aurait du talent s'il écrivait comme il parle, ce jeune homme?...»

Raymond mit son doigt sur sa bouche:

—«C'est bête, et bourgeois, et de dixième ordre....» dit-il. «Mais la haine ce soir l'a rendu étonnant.... Il a été son amant dix-huit mois, à ma connaissance.... C'est toujours drôle, n'est-ce pas?»

—«Casal a raison,» me disais-je en sortant de l'hôtel Mayence à pied, et tout seul, par cette belle et froide nuit. «C'est toujours drôle.... Hé bien! je ne suis donc pas le seul que l'amour conduise à la fureur. Faut-il que ce garçon déteste cette femme, pour en oublier ainsi les plus élémentaires principes de la délicatesse et diffamer devant dix personnes sa maîtresse d'hier, de demain peut-être? Et c'est ça l'amour!... Une haine féroce entre deux accouplements....» Cette définition m'amusa. Puis j'avais découvert un nouveau compagnon de bagne. Cela console toujours. Bref, je marchai allègrement jusqu'au boulevard, puis de là vers la place Vendôme. J'entrai au cercle, espérant rencontrer un camarade avec qui tuer un peu de nuit avant d'aller me coucher. Personne. Il était onze heures. L'idée me vint de pousser jusqu'aux bureaux du journal le Conservateur, où je me croyais sûr de trouver l'homme de Paris qui dit le plus volontiers du mal des femmes, mon vieux confrère Rodolphe Accard, le journaliste de ce temps qui a peut-être le plus écrit d'articles et qui en a le moins signé. Et quel original!... Accard a cinquante ans environ aujourd'hui. Il est sale, je dirais comme son peigne, s'il avait jamais peigné ses cheveux embroussaillés et sa barbe inculte. Des dents fortes à broyer des noyaux de pêche, mais jaunes comme le culot de sa pipe; des mains à croire qu'il en ferait de l'encre au besoin, rien qu'en les lavant; la taille d'un géant, une carrure de buveur de bière et l'œul bleu le plus fin derrière un lorgnon dont le cordon toujours cassé en vingt endroits a l'air d'une petite corde à nœuds pour bateau d'enfants. Voilà un homme aussi sage que Michel Mayence dans ses rapports avec le sexe. Ses mœurs sont simples et franches. Il proteste lui-même n'avoir jamais fréquenté que des «fenestrières». Pour s'expliquer ce goût particulier, il faut se rendre compte que ces dames sont des personnes de l'après-midi, qu'elles abondent rue Montmartre et dans le voisinage, que c'est là le quartier où sont établis les bureaux de beaucoup de journaux et que ledit Accard est le journaliste maniaque, le professionnel le plus enragé, celui qui n'a qu'une passion, qu'une idée, qu'un vice: le Journal. Le vieux Buloz était ainsi pour sa Revue. Depuis sa mort, je crois que personne n'a aimé l'odeur de l'imprimerie comme Accard.

Vers deux heures, il arrive à la rédaction. Remarquez qu'il est officiellement simple bulletinier. Mais ne faut-il pas lire les feuilles du matin? A quatre heures, il les connaît toutes. Puis vient le tour des dépêches, puis le compte rendu des commissions et de la Chambre. A six heures, il s'enferme dans un petit bureau qu'il s'est fait attribuer et que meuble une collection du journal depuis 1840, époque de sa fondation, par Montalembert, s.v.p.! Il écrit un premier article, quitte à en écrire un second, si l'actualité l'exige. Vers sept heures, il va dîner, dans un petit restaurant,—pas loin du Conservateur,—où il possède son rond de serviette. Vers huit heures, il fait sa promenade hygiénique,—cent pas de long en large pendant quelque cinquante minutes,—sur le trottoir du boulevard qui longe le journal. A neuf heures, il monte. Personne encore. Le directeur dîne en ville. Le rédacteur en chef est au théâtre. Les reporters courent les cafés. Le secrétaire lui-même est en retard, ayant accepté une invitation chez un romancier qui prépare le lançage de sa prochaine «Etude» psychologique, intuitiviste, naturaliste, symboliste, vériste,—ou rienologiste! Alors commence, pour le vrai, le pur ouvrier en journal, une petite angoisse quotidienne. Elle lui représente ce que peut être, pour le cuisinier de race, le dîner à ne pas manquer, le mat à donner pour le joueur d'échecs, un contre à tromper pour l'escrimeur, une bataille à livrer pour un général. Toutes les passions sont sœurs. Elles se ressemblent par l'intensité du paroxysme et sa spécialité. Accard revoit en détail toute la portion de la feuille déjà composée. Il s'agit de ne pas laisser passer quelques-unes de ces monstrueuses bourdes qui déshonorent notre presse: un lord Churchill au lieu d'un lord Randolph Churchill, un sir Dilke au lieu d'un sir Charles Dilke. Et puis il reste la place vide à remplir, et c'est au filet que notre ami s'attaque. Ah! le filet, les dix lignes où l'on rive son clou à tel ministre, où l'on donne sur les doigts à tel confrère, où on larde d'une savante épigramme un député!... Le filet! Voilà l'épreuve du journaliste! Avec quelle mélancolie Accard rappelle ceux du Français, il y a encore un an!... «Le moule en est perdu....» gémit-il. Vers minuit et demi, tout le monde est sur les dents, excepté lui. Le directeur va se coucher. Le rédacteur en chef aussi. Accard reste là, auprès du secrétaire, pour la morasse, l'épreuve dernière du journal. Il la voit. Il la corrige. Il rentre au logis, en chantonnant un air d'opéra que personne n'a jamais reconnu. Il consacrera le lendemain matin à son grand ouvrage toujours inachevé: «Du droit divin dans ses rapports avec le droit historique.» Il y établit cette thèse d'où dépend, d'après lui,—et d'après moi,—l'avenir du pays: l'identité entre la conception moderne et scientifique de l'évolution par hérédité et la monarchie, entre la loi de sélection et l'aristocratie, entre la réflexion et la coutume. Ce profond politicien, qui s'appelle lui-même un Bonaldiste Tainien, est l'homme le plus heureux que je sache. Quant aux femmes, son opinion est carrée sur elles: «Il n'y en a pas une qui ait su corriger une épreuve. Pas même la mère Sand.... Ah! sans Buloz!...»

—«M. Accard?» me dit le garçon de bureau. «Mais il est parti d'hier.... Sa mère est mourante....»

—«Ça n'arrive qu'à moi, ces choses-là....» murmurai-je dans un bel élan d'égoïsme qui me divertit à constater. J'entrai malgré tout dans la salle de rédaction, pour jeter un coup d'œul sur les journaux du soir, machinalement. J'y trouve deux jeunes gens, que je ne connais pas, en train de boire de la bière; un troisième, que je connais un peu, qui découpe des «échos»; un quatrième, que je ne connais plus depuis qu'il m'a diffamé après m'avoir emprunté de l'argent pour l'accouchement de sa maîtresse, qui joue au bilboquet. Je m'assieds sans trop savoir pourquoi, je parcours deux ou trois feuilles, et je tombe sur ce fait divers:

—«Un drame épouvantable vient de consterner la jolie petite commune de Saint-Sauve (Puy-de-Dôme). Un jeune cultivateur du nom de Pierre Trapenard était sur le point d'épouser une fille du village. Tout était préparé pour la noce, quand Trapenard reçut une lettre anonyme lui racontant que cette fille avait été la maîtresse d'un des grands propriétaires du pays. En proie à un accès de jalousie inexplicable autrement que par la fureur de la passion, Trapenard, ayant surpris sa fiancée en train de causer avec celui qu'il croyait son rival, les a tués tous les deux et s'est pendu ensuite. La jeune fille avait reçu plus de trente coups de couteau, dont vingt au visage, qui était comme déchiqueté et méconnaissable.»

J'étais de nouveau sur le boulevard, et je songeais: «A la campagne aussi, dans la libre nature, la haine toujours, comme dans le monde où a aimé le jeune homme de tout à l'heure, comme dans le demi-monde où j'ai aimé. Oui la haine, si l'on aime, et le désespoir;—et, si l'on n'aime pas, si l'on traite la femme en instrument d'ambition, comme Mayence, ou d'hygiène, comme Accard, c'est la paix absolue, la joie profonde. Et poussé par une bizarre association d'idées, me voici m'acheminant vers Phillips, le bar de la rue Godot-de-Mauroy, dans l'espérance, comme c'était minuit, d'y trouver quelque membre de la société d'intempérance mutuelle où je suis apprenti. Il y aura bien là toujours deux ou trois amis avec qui aller chercher quelque maison de débauche,—celle que nous appelons la maison-mère, ou une autre,

De l'amour sans scandale et de plaisir sans cœur.

Et voilà qu'à la porte même du bar je me heurte à Machault l'escrimeur et à La Môle, qui montent en voiture.

—«Venez-vous avec nous souper chez le petit Figon?» me dit ce dernier, qui se tenait à peine sur ses jambes; «il y aura là Saveuse, Jardes et Bohun avec quelques bébés. C'est moi qui invite....»

Et j'accepte, et qui trouvé-je parmi les cinq filles racolées au hasard de la soirée par les viveurs? Mme de Saint-Elme,—«de la meilleure noblesse de lit,» comme dit Gladys Harvey,—ou plus familièrement Léda-Canot, par allusion à ses goûts peu distingués pour Bougival et la Grenouillère. Mais elle s'appellerait d'un nom plus vulgaire encore: Léda-Bouffe-toujours ou Léda-la-Soif, qu'elle ferait frémir mon cœur malade, chaque fois que je la rencontre, d'un frisson presque sacré, tant cette mince et jolie fille ressemble à Colette,—une Colette plus usée, auprès de laquelle, depuis trois mois, je suis bien souvent allé oublier à la fois et me rappeler l'autre!... Et, ce soir encore, je la reconduisais chez elle vers les deux heures, dans le logement meublé qu'elle habite, comme une débutante, rue de Téhéran. Il y a là une maison qui sert au lançage des nouvelles recrues du Tout-Cythère. J'y ai connu depuis dix ans bien d'autres créatures, mais aucune que j'aie serrée contre moi avec la même sauvage ardeur que cette fausse Colette. Dieu! l'étrange sensation que d'avoir à soi, là, dans ses bras, une femme qui n'est pas celle que l'on aime, et sur la bouche de laquelle on cherche les baisers de celle que l'on aime, parce que c'est presque le même visage, les mêmes yeux, je ne sais quoi de si pareil! Et, pendant ce temps-là, on se met à se figurer celle que l'on aime, et qui n'est pas elle, dans les bras d'un homme, et qui n'est pas vous. Et il y a une minute, une seconde, où la douleur de cette pensée, l'amertume de cette substitution, l'ardeur de la chair, se fondent en une volupté si triste! Ah! le plaisir sans cœur! Il faudrait, pour le goûter, n'avoir pas l'âme malade que m'ont faite tant de souffrances. O folie! folie!...

J'étais assis sur une chaise, près du large lit de cette chambre de prostituée, à la fois riche et pauvre, où il traîne des bracelets de mille francs sur des tapis tachés de bougie, et nous fumions des cigarettes de caporal, Léda, couchée, ses cheveux dénoués, un de ses bras passé sous sa tête, et moi, rhabillé, la regardant avant de m'en aller. Je voyais son joli visage, le frère de celui qui m'a fait si mal, avec les profonds stigmates d'infinie fatigue dont l'a marquée son existence de fille à cinq louis. Que j'aurais pleuré facilement, en proie à l'inexprimable mélancolie de la débauche que je savais si bien devoir trouver là! Léda m'est devenue, depuis ces trois mois que je la connais, une espèce d'amie. Elle sait qui je suis, elle a vu mes pièces. Des camarades lui ont raconté mon histoire.

—«Et ta Colette?» me dit-elle en me voyant si triste. «Tu y penses toujours?»

—«Toujours....» fis-je en haussant les épaules.

—«Pauvre!» reprit-elle, «n'est-ce pas que ça fait mal d'aimer?»

Cette fille a une douceur infinie, quelque chose de vaincu, de lassé et de tendre dans le vice qui me fait comprendre les pires Rédemptoristes, ceux qui vont chercher leur maîtresse—leur femme quelquefois—dans des entresols comme celui-ci, ou dans la susdite maison-mère et ses succursales. Elle se dressa à demi pour me donner un baiser, par compassion. Le geste qu'elle fit déplaça un petit ruban de velours qu'elle portait au cou. Alors seulement je vis qu'elle y avait une place toute meurtrie, une tache jaune de la grandeur d'un écu de cinq francs. On avait dû la pincer avec une violence inouïe et tordre la peau exprès pour lui faire plus de mal.

—«Ce n'est rien,» répondit-elle à ma question: «Qu'as-tu là?» et elle ajouta avec son rire fanoché: «C'est Alfred!...»

—«Qui ça, Alfred?» lui demandai-je.

—«C'est mon amant,» dit-elle, «tu sais, pas comme toi, mais quelqu'un qui m'aime....»

—«Il te bat?...» lui demandai-je.

—«Quelquefois,» dit-elle simplement.

—«Et tu l'aimes?...»

—«Oh! oui,» fit-elle, «et lui aussi. Qu'est-ce que tu veux? Il est jaloux, c'est un pauvre employé. Il ne peut pas me prendre chez lui. C'est tout naturel si ça le rend méchant....»

Ce mot de fille—il n'y a qu'elles pour en trouver de si navrés dans leur naïveté—s'accordait tellement avec les pensées qui m'avaient hanté tout le soir, que je me le répétais encore, étendu dans mon lit, à moi, une heure plus tard, après avoir quitté Léda pour ne pas connaître l'horreur de la rentrée en habit à dix heures du matin. Je ne pouvais pas dormir. La misérable luxure d'où je sortais avait exaspéré mon énervement. Je pensais à Colette avec plus de malaise que jamais. C'était comme un jet de bile qui m'inondait toute l'âme. Et puis je reprenais: «C'est ça, l'amour....» mais, cette fois, sans les ironies de Boisgommeux. Machinalement, un vieux fonds d'homme de lettres, qui vit en moi et qui me suivra jusqu'à la mort, me faisait repasser en idée toutes les définitions qui ont été données de ce mot «amour», celles du moins que je me rappelais. Aucune ne correspondait à ce que je sentais si vivement. Je me souvins alors que mon maître Adrien Sixte parle quelque part avec admiration d'une phrase du dictionnaire de médecine de Nysten, citée déjà par Dumas dans une de ses belles préfaces. Je saute à bas de mon lit, et, à la lueur de la bougie, me voilà, dans ma bibliothèque, cherchant ce gros livre que j'ai acheté, il y a cinq ans, lorsque je croyais encore à cet autre mensonge: le travail, pour avoir du génie,—comme si Prévost avait travaillé Manon, Diderot le Neveu, Voltaire Candide, Benjamin Adolphe, tous chefs-d'œuvre griffonnés sans rature!—Et je découvre en effet dans ce dictionnaire les lignes suivantes: «Amour. En physiologie, ensemble des phénomènes cérébraux qui constituent l'instinct sexuel. Il devient le point de départ d'actes intellectuels et d'actions nombreuses, variant suivant les individus et les conditions,—et souvent il est la source d'aberrations que l'hygiéniste, le médecin légiste et le législateur sont appelés à prévenir ou à interpréter.... Chez la plupart des mammifères et même quelquefois chez l'homme, l'instinct de destruction entre en jeu en même temps que l'instinct sexuel....»

Le plaisir que me causa cette phrase fut si vif que je cessai de souffrir, pour quelques minutes. Je me remis au lit, je soufflai ma bougie. Nouvelle insomnie, nouvelles pensées, mais tout impersonnelles celles-là, les pensées d'un docteur qui voit dans sa maladie un cas curieux et qui l'étudié. Oui, cette phrase est vraie du mâle originel, je le sens, et de moi aussi, qui en suis si loin. Etait-elle vraie du temps de la chevalerie et de l'amour dantesque? Etait-elle vraie du temps de Pascal et de son discours, de Racine et de ses tragédies? Evidemment non, et pas même du temps de Beyle?... L'homme des arrière-fins de civilisation rejoindrait il donc la brute primitive? J'ai si souvent entrevu cette idée, quand je songeais à l'étrange Europe où nous sommes en train de recommencer les grandes guerres des barbares, avec la science en plus!... L'amour moderne et l'amour sauvage seraient-ils donc la même chose, avec l'adultère, la prostitution et le sadisme—par-dessus le marché?... L'amour moderne?... Je n'eus pas plus tôt prononcé mentalement ces quatre syllabes—tout l'écrivain est là dedans—que j'aperçus une couverture jaune, et en belles lettres:

PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE PAR CLAUDE LARCHER

Ce titre me fascine, ma tête s'exalte. J'oublie le fenestrier Accard, le diplomatique Mayence, le jeune sycophante qui diffamait sa maîtresse devant le Rubens, l'assassin Fauchery. J'oublie Casal, Machault, La Môle!... J'oublie Colette! Je m'enveloppe de ma fourrure pour ne pas avoir froid. Je me mets à la table de ma chambre à coucher, et j'écris dare-dare ce premier chapitre,—sur l'envers d'une demi-douzaine de lettres de faire part de mariage ou de mort. Si les autres m'amusent autant à griffonner, cela vaudra bien autant que d'aller chez Phillips m'entonner du gin, ou chez une Léda quelconque me «friper la moelle», comme il est dit dans le Succube.—Nous verrons bien.

Physiologie de l'amour moderne

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