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IV
LES SENTIMENTALITÉS D'UN VIVEUR

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Tandis que Juliette se couchait sur cette douloureuse question dans son lit étroit de jeune fille, qu'elle avait voulu reprendre après son veuvage avec tous les autres meubles de sa vie heureuse d'autrefois, – tandis que Poyanne revenait à pied vers son logement de la rue de Martignac, près de l'église Sainte-Clotilde, et se reprochait comme un crime de ne savoir pas plaire à son amie, – que faisait celui dont l'apparition subite entre ces deux êtres constituait, à leur insu, le plus redoutable danger pour les débris du bonheur de l'un, pour les lassitudes morales de l'autre, ce Raymond Casal, si diversement jugé par les hommes et par les femmes? Se doutait-il qu'à ce moment même, et au lieu de s'endormir, sa jolie voisine du dîner continuait de penser à lui, en prenant la résolution de n'y point penser? – Elle n'en avait pas le droit, puisqu'elle en aimait, qu'elle voulait continuer d'en aimer un autre. – Il était parti de l'hôtel de Candale, bien persuadé qu'il avait plu à Mme de Tillières, et très tôt, pour ne pas gâter cette impression. Mais son premier mouvement lorsqu'il se retrouva sur le trottoir de la rue de Tilsitt, chaudement enveloppé de son pardessus du soir, et qu'ayant aspiré gaîment l'air frais, il regarda le ciel et le vit plein d'étoiles, ne fut pas de songer au délicat profil de la jeune veuve. Il devait sentir plus tard seulement à quelle profondeur il avait été touché déjà. Très réfléchi, sa réflexion s'était toujours appliquée à des choses extérieures, et il ne se connaissait pas dans les dessous de son être intime. Mais qui se connaît entièrement? Qui peut dire: demain, je serai gai ou triste, tendre ou défiant? Épuisé comme il était de sensualité satisfaite, blasé sur les jouissances que représentent ici la jeunesse, une fière tournure, des relations choisies, deux cent cinquante mille livres de rente et l'intelligence de Paris, Casal devait se croire et se croyait à l'abri de toute surprise romanesque. Son joyeux rire d'enfant, – ce rire qui révélait quelques-unes de ses plaisantes qualités: son fonds de naturel, son absence de haine, son humeur facile, – eût éclaté de lui-même, si quelqu'un lui eût soutenu que justement ces côtés épuisés et blasés de sa personne le rendaient mûr pour une crise sentimentale, ou légère ou profonde, mais une crise.

Depuis longtemps il s'ennuyait de la pire des monotonies, celle du désordre. Rien de plus régulier, de moins relevé par l'imprévu, de plus distribué en distractions fixes, suivant la saison et l'heure, que cette vie de «fêtard» perpétuel, – pour donner aux viveurs leur affreux nom moderne, cette étiquette barbare qu'ils ont adoptée depuis une dizaine d'années. Cet envers exact de l'existence bourgeoise, en faisant du plaisir une occupation presque mécanique, finit par excéder autant que l'autre et pour des raisons analogues. Le plus souvent ce «mal aux cheveux intérieur,» comme disait gaîment Casal à propos d'un camarade pris tout d'un coup de la folie du mariage, se traduit en effet par un soupir nostalgique vers la vie conjugale, qui apparaît au «fêtard» comme délicieuse d'inattendu! Elle l'attire par ce même attrait de nouveauté qui pousse un brave homme de mari à souper en cabinet particulier, pendant une absence de sa femme, avec des filles aussi sottes que cette femme est spirituelle, aussi fanées qu'elle est fraîche, aussi vénales qu'elle est pure. Mais ce prurit irrésistible du mariage ne se déclare guère que chez les viveurs qui ont connu autrefois les profondes douceurs d'une vraie vie de famille, ou bien chez ceux qui ont continué, à travers la Fête, – cela se rencontre, – d'être bons fils vis-à-vis d'une vieille mère, bons frères à l'égard d'une sœur inquiète. Casal, lui, privé de ses parents très jeune, enfant unique, à peu près brouillé avec ses deux oncles, habitué depuis sa première jeunesse à une indépendance absolue, semblait devoir rester célibataire comme il était brun, comme il était bilieux et musclé, par constitution et pour toujours. On ne l'imaginait guère se laissant prendre à la naïve adoration devant la candeur des jeunes filles qui apparaît d'habitude chez les Parisiens blasés avec les premiers rhumatismes. En revanche, la finesse native de ses sensations, conservée intacte malgré le milieu, son goût de la difficulté à vaincre et le besoin d'employer des facultés inoccupées devaient lui rendre piquante une aventure avec une personne aussi différente de ses habitudes, et aussi distinguée dans cette différence que Mme de Tillières. Il ne connaissait pas cette espèce de femmes; elle était donc aussi dangereuse pour lui qu'il était, lui, dangereux pour elle, – avec cette réserve que la jeune veuve était capable du plus profond, du plus mortel amour, au lieu que la passion, chez Casal, avait beaucoup de chances pour n'être qu'un caprice, jouant l'amour par l'intensité du désir. On n'a pas impunément dix-huit années de débauche dans le sang et dans les moelles. Mais en humant à pleins poumons l'air du soir le long des Champs-Elysées qu'il descendait de son pied leste d'escrimeur, il n'en était même pas au caprice, et si l'image de Juliette lui revint, ce fut à travers un labyrinthe de pensées qui aurait fait apprécier davantage à la jeune femme ce que son amie Gabrielle de Candale appelait quelquefois les pédanteries de Poyanne.

– «Voilà une jolie soirée,» se disait Casal; «si le printemps continue ainsi, les courses seront belles cette année… Et le dîner n'était pas mauvais. On recommence à bien manger dans le monde. C'est à nous qu'on doit cela, tout de même. Si nous n'avions pas été là une demi-douzaine à dire la vérité à Candale et à quelques autres sur leur chef et leur cave, ou en seraient-ils encore?.. Ce qu'il faudrait trouver, par exemple, c'est le moyen d'employer ces deux heures-ci, de dix à minuit. On devrait fonder un club rien que pour cela… Le matin il y a le sommeil, la toilette, le cheval. Après le déjeuner il y a toujours quelques petites affaires, puis, de deux heures à six heures, l'amour. Quand il n'y a pas l'amour, c'est la paume ou c'est les armes. De cinq à sept heures, il y a le poker. De huit à dix, le dîner. De minuit au matin, le jeu et la fête. De dix à minuit, il y a bien le théâtre, mais combien de pièces par an valent la peine d'être vues deux fois? Et je suis trop vieux, ou pas assez, pour aller jouer les fonds de loge.»

Cette idée de théâtre ramena sa pensée vers une mauvaise mais fort jolie actrice du Vaudeville dont il était l'amant plus ou moins intérimaire depuis six mois, la petite Anroux: «Tiens,» songea-t-il, «si j'allais voir Christine.» Il s'aperçut passant la porte de la rue de la Chaussée-d'Antin, montant l'escalier de service, parmi toutes les odeurs qui flottent dans les arrière-fonds d'un théâtre et débouchant dans la loge étroite où s'habillait la demoiselle. Les serviettes tachées de blanc et de rouge traîneraient sur la table. Deux ou trois acteurs seraient là, tutoyant leur camarade. Ces messieurs s'en iraient discrètement pour la laisser seule avec un protecteur sérieux comme il était, malgré sa belle mine, à cause de sa fortune connue, et elle commencerait de lui raconter les potins du foyer. Il l'entendit qui disait des phrases comme celle-ci, tout en faisant sa figure: «Tu sais, Lucie est avec le gros Arthur, c'est dégoûtant, rapport à Laure.» – «Ma foi, non,» conclut-il, «je n'irai pas… Je vais toujours passer au cercle…» Les salons de jeu s'évoquèrent dans son imagination, déserts à cette heure, avec les valets de pied en livrée sommeillant sur les banquettes et levés soudain à son approche, avec le relent du tabac mêlé aux fades odeurs du calorifère. «C'est vraiment trop funèbre,» reprit le jeune homme en lui-même. «Si je poussais jusqu'à l'Opéra? Et quoi faire? Entendre le quatrième acte de Robert pour la cinq centième fois? Non. Non. Non. J'aime mieux encore Phillips…» C'était le nom d'un bar anglais, sis rue Godot-de-Mauroy. À la suite d'une discussion suivie de duel qui avait eu lieu chez Eureka, – ou plus familièrement l'Ancien, – un autre bar, célèbre, celui-là, parmi les viveurs de ces vingt dernières années, Casal et sa bande à lui avaient fait scission et quitté la rue des Mathurins pour émigrer dans le cabaret de la rue Godot. S'il se rencontre jamais un chroniqueur renseigné de la jeunesse contemporaine, ce sera pour lui un curieux chapitre que l'histoire des cafés et restaurants durant cette fin de siècle, et, parmi les plus étranges de ces endroits, il devra noter ces espèces d'assommoirs de la haute vie où de vrais grands seigneurs ont pris l'habitude d'aller, au sortir du théâtre, boire des cock-tails et du whisky, côte à côte avec des jockeys et des bookmakers porteurs de bons tuyaux. Casal se peignit en pensée la salle étroite avec son long comptoir, ses tabourets hauts, ses gravures de courses, puis, au fond, le retiro, orné du portrait de quatre entraîneurs illustres.

– «Bah!» se dit-il, «à cette heure-ci je n'y trouverai que Herbert avec ou sans sa serviette.»

Ce lord Herbert Bohun, le frère cadet d'un des plus riches d'entre les pairs anglais, le marquis de Banbury, était un terrible buveur d'alcool qui, à trente ans, tremblait parfois comme un vieillard. Il s'était rendu fameux pour avoir trouvé des mots étonnants de simplicité dans l'aveu de cette redoutable passion. C'était lui qui répondait à cette demande: «Comment allez-vous?» – «Mais très bien, je jouis d'une soif excellente.» Il croyait ingénument prononcer la phrase correspondante à cette autre: «Je jouis d'un bon appétit.» Sa grande plaisanterie, qui n'était qu'à moitié une plaisanterie, consistait, dans les dîners d'intimes, afin de porter son verre à ses lèvres sans le renverser, tant son geste était peu sûr, à passer derrière son cou une serviette. Il en prenait une des extrémités avec sa main gauche, l'autre coin avec sa main droite qui tenait le verre, et la main gauche tirait, tirait jusqu'à ce que le sacro-saint alcool arrivât aux lèvres du buveur.

– «Mais,» pensa Casal, «il est déjà trop tard. Il ne me reconnaîtra plus. Décidément, ce qu'il me faudrait, c'est une bourgeoise de cette heure-ci,» – c'était le terme consacré, dans la bande de ses intimes, pour signifier une maîtresse du monde, – «une veuve ou séparée qui ne sortirait guère et à qui je serais sûr de faire plaisir en allant la voir…»

Ce singulier monologue avait mené le raisonneur jusqu'au rond-point. Ce fut là seulement qu'il se rappela de nouveau sa voisine et il se dit à mi-voix: – «Ma foi, cette petite Mme de Tillières ferait joliment mon affaire. Avec qui peut-elle être?..»

Certes, la formule était très irrévérencieuse et elle achevait une suite d'idées qui, transcrites en détail, eussent paru, même à un moins naïf que Poyanne, terriblement positives et cyniques. Pourtant un embryon de sentiment s'agitait par-dessous, ce qui prouve que le cœur de chacun est un petit univers à part, où les images les moins romanesques peuvent servir de prétexte à la naissance d'une émotion romanesque. Si Casal n'eût pas subi, d'une manière inconsciente, le charme de délicatesse émané de Juliette, comme un arome à la fois entêtant et imperceptible s'exhale d'une plante cachée dans un coin de chambre, il n'eût pas éprouvé au même degré cette sensation de répugnance au souvenir de la vulgarité de Christine Anroux. Il s'était donné, pour n'aller ni au théâtre, ni au club, ni chez Phillips, des raisons excellentes, mais qui n'auraient pas eu plus de poids sur son esprit ce soir-ci que les autres soirs, s'il n'eût été travaillé par un secret besoin d'être seul. Et pourquoi? Sinon pour penser longuement à la jeune femme dont le souvenir, surgi tout d'un coup, effaça en une seconde ces imaginations de coulisses, de cercle et de bar. La fine silhouette se dessina dans le champ de sa vision intérieure avec une netteté prodigieuse. Les hommes de sport, qui vivent d'une vie physique très intense, finissent par développer en eux des sens de sauvages. Ils possèdent d'une façon surprenante cette mémoire animale, propre aux cultivateurs, aux chasseurs, aux pêcheurs, à tous ceux en un mot qui regardent beaucoup les choses et non les signes des choses. Les formes et les couleurs s'impriment dans ces cerveaux sans cesse en présence d'impressions réelles et concrètes avec un relief que les travailleurs de cabinet ou les causeurs de salon ne soupçonnent pas. Celui-ci revit le buste de Juliette dans sa grâce svelte et pleine, les souples épaules et le corsage noir avec ses nœuds roses, l'attache voluptueuse de la nuque, les cheveux d'un blond si doux, le saphir sombre des yeux, les lèvres sinueuses, l'éclat des dents avec la fossette du sourire, les bras où courait comme une ombre d'or, les mains nerveuses, la salle à manger tout autour, avec la tapisserie du duc d'Albe, avec les teints pâlis ou pourprés des convives. Mme de Tillières eût été là, présente et vivante, qu'il n'en eût pas distingué les traits avec une précision plus aiguë. Cette évocation eut pour résultat que le raisonnement à demi ironique sur l'emploi de sa soirée céda aussitôt la place à une impression assez brutale encore, mais, du moins, franche et naturelle: le désir sensuel pour cette jolie créature que son instinct pressentait voluptueuse et passionnée sous ses dehors de chaste réserve.

– «Oui,» continua-t-il, «avec qui est-elle? Ce n'est pas possible qu'elle n'ait pas d'amant.» Puis tout de suite, la mémoire morale arrivant pour compléter, pour interpréter la mémoire physique: «C'est égal. Elle m'a regardé avec des yeux très particuliers, après avoir eu l'air de ne pas me remarquer au commencement… C'était combiné avec Mme de Candale, ce dîner-là. Elles sont amies intimes. Alors, c'est que ma petite voisine a voulu me connaître. Je n'ai pas trop mal manœuvré. Ça, j'en suis sûr. Maintenant, que signifie cette curiosité? A-t-elle entendu parler de moi par une autre femme? Par son amant?.. Après tout, peut-être n'a-t-elle pas d'amant et s'ennuie-t-elle dans son coin?.. On la voit si peu. Elle doit vivre très retirée… Elle est bien jolie. Si je me mettais à lui faire la cour? Je n'ai rien devant moi pour tout ce printemps. C'est une idée… Mais où la retrouver?.. J'ai dîné à côté d'elle, je peux toujours aller lui rendre visite au lieu de lui mettre simplement un carton…»

Il fut si content de cette idée qu'il en rit tout haut une minute: – «C'est cela,» reprit-il, «mais alors il faudrait y aller dès demain… Demain? Qu'est-ce que je fais demain? Au Bois le matin avec Candale. Bon, cela. Il me renseignera. Déjeuner chez Christine. Ça peut se manquer, ce déjeuner. Je déjeune trop cette année-ci. Toute la journée est gâtée ensuite. Je lâche Christine et à deux heures je vais chez la petite veuve. À quatre heures, je tire avec Wérékiew. Comme ces gauchers sont difficiles!.. Si je rentrais tout simplement me coucher maintenant? Il est dix heures et demie. C'est bien tôt, mais voilà huit jours que je m'endors à quatre heures du matin. Relayons pour être en forme…»

Sur cette sage résolution, il obliqua par la rue Boissy-d'Anglas, sans s'arrêter ni à l'Impérial ni au Petit Cercle, et il se dirigea tout droit vers la rue de Lisbonne, où il habitait un hôtel hérité de son père et aussi complètement monté que s'il eût continué de vivre en famille. Il y a ainsi derrière toutes ces santés extraordinaires des hommes d'excès, et que l'on cite comme tels, un fond caché d'hygiène. Ceux qui méconnaissent cette loi disparaissent bien vite, et ceux qui survivent, ceux qui étonnent des générations successives par leur infatigable activité à la chasse, au jeu, à la salle – et ailleurs, – ont gardé, comme Casal, le pouvoir de se surveiller à travers cette existence de déraillement continu. C'est, tantôt, une sobriété monastique le matin qui corrige le trop bon dîner de la veille; tantôt un repos pris judicieusement à l'heure exacte où le surmenage commencerait; tantôt un dosage savant d'exercices adaptés, la présence quotidienne du masseur, un véritable traitement d'hydrothérapie à domicile. Machiavel disait: «Le monde est aux gens froids,» et le demi-monde aussi, quelque paradoxal que paraisse cet aphorisme. Tant il y a que le lendemain matin, lorsque Raymond se leva vers les huit heures pour passer dans sa salle de bain et de là dans son cabinet de toilette, il était merveilleusement dispos et rafraîchi par le plus calme de tous les sommeils.

Ce cabinet de toilette de Casal était fameux parmi les viveurs, à cause de ce que le jeune homme appelait plaisamment ses deux bibliothèques, quoiqu'il en eût ailleurs une véritable et garnie des livres les mieux choisis. Celles du cabinet de toilette consistaient en deux vitrines: une première avec une rangée admirable de fusils anglais à tout usage, et une seconde ou se trouvait renfermée la plus étonnante collection de bottes, bottines et souliers: – quatre-vingt-douze paires, – et pour les circonstances les plus variées de l'existence de sport, depuis la chasse à courre jusqu'à la pêche au saumon, sans parler des tenues du polo et de l'ascensionnisme. Il n'était pas rare que de jeunes snobs vinssent, dès cette heure-là, pour assister à la toilette de ce maître en haute vie et s'ébahir devant cet étrange musée. Mais au matin qui suivit le dîner chez Mme

Un Coeur de femme

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