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LE MOYEN AGE.

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Lorsque le christianisme pénétra dans les Gaules, les premiers disciples de la nouvelle foi furent réduits à se réfugier dans des souterrains pour célébrer en secret les cérémonies de leur culte. Les cryptes ou églises primitives sont, en général,. petites, taillées dans le roc, creusées sous terre, sans aucune décoration d’architecture; à peine quelques peintures grossières retraçaient-elles sur la muraille l’image du Christ et quelques faits de l’histoire sacrée. On cite les cryptes de Chartres, de Bourges, de Saint-Denis et de Saintes.

Constantin ayant enfin permis aux chrétiens le libre exercice de leur religion, des temples nouveaux s’élevèrent de toutes parts (fig. 24), et la basilique romaine servit longtemps de modèle.

Il n’en pouvait guère être autrement, surtout après l’irruption des barbares. «Au sixième siècle,» rapporte M. Viollet-Leduc, «il existait encore, au milieu des villes gallo-romaines, un grand nombre d’édifices épargnés par la dévastation et l’incendie; mais les arts n’avaient plus, quand les barbares s’établirent définitivement sur notre sol, un seul représentant; personne ne pouvait dire comment avaient été construits les monuments romains. Tout ce qui tient à la vie journalière avait survécu au désastre; mais l’architecture, qui demande de l’étude, du temps, du calme pour se produire, était nécessairement tombée dans l’oubli. Le peu de fragments d’architecture qui nous restent des sixième et septième siècles ne sont que de pâles reflets de l’art romain, souvent des débris amoncelés tant bien que mal par des ouvriers inhabiles, sachant à peine poser du moellon et de la brique. Aucun caractère particulier ne distingue ces bâtisses informes. En effet, quels éléments d’art les Francs avaient-ils pu jeter parmi la population gallo-romaine?»

Fig. 24. — Basilique de Constantin, à Trêves, transformée en forteresse au moyen àge.


Nous voyons alors le clergé s’établir dans les basiliques ou dans les temples restés debout (fig. 25) les rois habiter les thermes ou les palais des Césars. La basilique ancienne (mot qui signifiait maison royale) servait à de nombreux usages: les préteurs y rendaient la justice, les avocats y donnaient leurs consultations, et les marchands s’y réunissaient pour traiter de leurs affaires, comme dans une espèce de bourse de commerce. C’était un édifice d’une grande simplicité avec des murs entièrement nus, percés de fenêtres à plein cintre; l’intérieur, divisé en trois parties inégales, par deux rangées de colonnes, se terminait, en face de l’entrée, par un hémicycle.

Fig. 25. — Ancien temple romain, aujourd’hui église de Saint-Urbain, à Rome.


Sous la première race, les règles de cette architecture servirent de guide aux évêques et abbés, qui dirigèrent en personne, entre autres saint Martin, saint Germain d’Auxerre, Numatius de Clermont, la construction des premières églises. L’évêque, entouré de son clergé, siégea à la place qu’avait occupée le juge, au fond de l’hémicycle, devenu le chœur, et dans cette partie semi-circulaire et voûtée, nommée abside. On agrandit l’hémicycle par l’adjonction de deux nefs transversales, qui prirent le nom de transsept ou croisée. Quant au double rang de colonnes, il a donné naissance à la grande nef et aux bas côtés.

La basilique mérovingienne avait d’autres particularités qu’il est nécessaire d’expliquer (fig. 26). La partie principale était le chœur, qui, à l’extrémité de l’abside, contenait des gradins, destinés aux diacres, et au milieu desquels se tenait, sur un siège plus élevé, le principal officiant. En avant était l’autel, qui avait, comme aujourd’ hui, la forme d’un tombeau antique, et surmonté du ciborium, fronton soutenu par quatre piliers et duquel pendait une colombe creuse, renfermant les hosties consacrées; au-dessous de l’autel, on plaçait la confession ou crypte, souvenir des catacombes. A l’endroit où s’étendait chaque transsept, il y avait deux pupitres (ambons), où les diacres lisaient au peuple l’épître et l’évangile. Un immense voile séparait alors le chœur du vaisseau, et on ne le tirait pendant l’office qu’au moment de l’élévation. Les différentes nefs étaient également séparées par des voiles; hommes et femmes y avaient des places marquées et il leur était sévèrement interdit de se confondre.

Fig. 26. — Plan de l’église de Saint-Martin, à Tours, style latin du XVe siècle, rebâtie ou restaurée au XIe siècle.


Aux chrétiens seuls appartenait le droit de pénétrer dans l’intérieur de l’église; les néophytes et les pénitents ne dépassaient point le vestibule (porche), placé à l’entrée de la basilique. Le porche, de formes variables, s’est conservé jusqu’au onzième siècle. Percé de trois portes correspondant à celles de l’église, il était précédé d’une grande cour carrée, dite parvis; cette enceinte, où l’on rendait quelquefois la justice, était environnée de portiques et contenait, outre des fontaines, le baptistère, petite chapelle ronde ou octogone (fig. 27).

«La basilique chrétienne,» dit M. Vaudoyer dans une savante étude sur l’architecture en France, «fut donc bien effectivement une imitation de la basilique païenne; mais il importe de remarquer que, soit par une cause, soit par une autre, les chrétiens dans la construction de leur basilique, substituèrent bientôt à l’architecture grecque des basiliques antiques un système d’arcs reposant directement sur les colonnes isolées, qui leur servaient de point d’appui; combinaison toute nouvelle, dont il n’existait aucun exemple antérieur. Ce mode nouveau de construction, qu’on a généralement attribué à l’inhabileté des constructeurs de cette époque, ou à la nature des matériaux qu’ils avaient à leur disposition, devait cependant devenir le principe fondamental de l’art chrétien, principe qui se caractérise par L’affranchissement de l’arcade et l’abandon du système de construction rectiligne des Grecs et des Romains.

Fig. 27. — Coupe du baptistère de Saint-Jean à Poitiers.


Fig. 28. — Intérieur de l’église de Saint-Vital, à Ravenne, style byzantin, VIe siècle.


«En effet, l’arcade, qui était devenue l’élément dominant de l’architecture romaine, était cependant restée assujettie aux proportions des ordres grecs, dont l’entablement lui servait d’accompagnement obligé, et de ce mélange d’éléments si divers était né le style mixte, qui caractérise l’architecture gréco-romaine. Or les chrétiens, en dégageant l’arcade, en abandonnant l’emploi des ordres antiques et en faisant de la colonne le support réel de l’arc, ont posé les bases d’un nouveau style, qui conduisit à l’emploi exclusif des arcs et des voûtes dans les monuments chrétiens. C’est l’église de Sainte-Sophie à Constantinople, bâtie par Justinien, au milieu du sixième siècle, qui nous offre le plus ancien exemple de ce système de construction en arcs et en voûtes, dans une église chrétienne de grandes proportions.»

Transporté sous le ciel d’Orient, le style latin y prit un caractère nouveau, qu’il dut plus spécialement à l’adoption de la coupole, dont il y avait des exemples dans l’architecture romaine, mais seulement à l’état d’accessoire, tandis que dans l’architecture dite byzantine cette forme devint dominante et comme fondamentale; ainsi, tout le temps et toutes les fois que l’influence architecturale de l’Orient se fit sentir dans les pays d’Occident, on vit la coupole introduite dans les édifices. L’église de Saint-Vital de Ravenne nous offre, par son plan et son aspect général, un exemple de cette influence toute byzantine (fig. 28).

Les monuments de l’architecture latine proprement dite sont rares, nous pourrions presque dire qu’ils ont disparu (fig. 29); car si quelques églises de Rome, dont la fondation remonte aux cinquième et sixième siècles, peuvent être regardées comme des spécimens de cette première période de l’art chrétien, c’est par l’ordonnance du plan bien plus que par les détails d’exécution, qui, depuis longtemps, se sont confondus avec l’œuvre des époques postérieures.

Fig. 29. — Plan de l’église de Sainte-Agnès à Rome, style latin du VIe siècle, rebâtie au XVIe.


En ces temps où le christianisme était assez triomphalement établi pour n’avoir plus ni crainte ni scrupule à utiliser dans la construction de ses temples les débris des temples anciens, il arrivait le plus souvent que l’architecte, se conformant aux exigences nouvelles, cherchait, par un prudent retour vers les traditions du passé, à éviter les choquantes disparates qui eussent enlevé tout leur prix aux matériaux précieux dont il disposait. De là un style encore indécis, de là des créations mixtes, qu’il doit suffire de signaler. Puis, qu’on ne l’oublie pas, à part même le cas où, comme dans la vieille cité romaine, les basiliques chrétiennes pouvaient s’élever avec les marbres des sanctuaires païens, les monuments de cette même Rome étaient encore les seuls modèles qui s’offrissent ou même qui s’imposassent à l’imitation. Enfin, à cette architecture que la religion chrétienne devait créer en propre il fallait une enfance, un âge de tâtonnements et d’incertitudes; il fallait enfin l’éloignement du passé et le sentiment graduellement éprouvé d’une force individuelle (fig. 30);

Fig. 30. — Chevet de l’église de Mouen, en Normandie, Ve ou VIe siècle.


Cette enfance dura environ cinq ou six siècles, car c’est seulement vers l’an 1000 que le nouveau style, que nous voyons d’abord fait de souvenirs et de timides innovations, prend une forme à peu près déterminée. C’est l’époque dite romane, laquelle nous a laissé des monuments qui sont «l’expression la plus noble, la plus simple et la plus sévère du temple chrétien».

Fig. 31. — Plan de Notre-Dame de Rouen, style ogival, XIIIe siècle.


Tant que dura l’empire carolingien, l’architecture romane, modifiée par les emprunts faits au système byzantin, resta florissante. Cependant, les ravages des Normands, des Sarrasins et des Hongrois, l’idée de la fin du monde que l’on croyait fixée à l’an mille, rétablissement de la féodalité, les guerres civiles, suspendirent presque entièrement l’exercice des arts jusqu’au onzième siècle. Alors, seulement l’architecture romane reprit son essor. «A cette époque,» ajoute M. Vaudoyer, «appartiennent la plupart des anciennes églises de France, plus grandes, plus magnifiques que toutes celles des siècles précédents; ce fut aussi alors que se formèrent les premières associations de constructeurs, dont les abbés et les prélats faisaient eux-mêmes partie, et qui étaient essentiellement composées d’hommes liés par un vœu religieux; les arts étaient cultivés dans les couvents, les églises s’élevaient sous la direction des évêques; les moines coopéraient aux travaux de toutes espèces.

«Le plan des églises d’Occident conserva la disposition primitive de la basilique latine, c’est-à-dire la forme allongée et les galeries latérales; les modifications les plus importantes furent le prolongement du chœur et des galeries, ou de la croix, la circulation établie autour de l’abside (fig. 31), et enfin l’adjonction des chapelles qui vinrent se grouper autour du sanctuaire. Dans la construction, les colonnes isolées de la nef sont quelquefois remplacées par des piliers, tous les vides sont cintrés en arcades, et un système général de voûtes est substitué aux plafonds et aux charpentes des anciennes basiliques latines... L’usage des cloches, qui ne fut que passagèrement adopté en Orient, a contribué à donner aux églises d’Occident un caractère, une physionomie qui leur est propre, et qu’elles doivent particulièrement à ces tours élevées devenues la partie essentielle de leur façade.»

Fig. 32. — Ancienne église de Saint-Paul des Champs, à Paris, fondée au VIIe siècle par saint Éloi, restaurée et en partie reconstruite au XIIIe.


Cette façade elle-même est ordinairement d’une grande simplicité. On pénètre dans l’édifice par une ou trois portes, au-dessus desquelles règne le plus souvent une petite galerie formée de mignonnes colonnes rapprochées, supportant un système d’arcades, et souvent aussi ces arcades sont ornées de statues, comme cela se voit à l’église Notre-Dame de Poitiers, qui (de même que les églises de Notre-Dame des Doms, à Avignon; de Saint-Paul, à Issoire; de Saint-Sernin, à Toulouse; de Notre-Dame du Port, à Clermont-Ferrand, etc.) peut passer pour un des plus complets spécimens de l’architecture romane.

Fig. 33. — Clocher roman de l’église de Saint-Germain, à Auxerre.


Fig. 34. — Clocher roman de l’église de Saint-Front, à Périgueux.


Dans les églises de ce style, comme celles de Saint-Front, à Périgueux; de Notre-Dame, au Puy en Velay; de Saint-Étienne, à Nevers, on rencontre assez souvent des coupoles, mais il ne faut pas oublier que les architectes byzantins, dont les migrations avaient constamment lieu vers l’Occident à cette époque, ne pouvaient manquer de laisser trace de leur passage, et il faut reconnaître que, surtout dans notre pays, où l’influence orientale ne fut jamais que partielle, l’union des deux principes architectoniques produisit les plus heureux résultats. La cathédrale d’Angoulême, Saint-Pierre, par exemple, est à bon droit regardée comme un des monuments où le goût oriental s’harmonise le mieux avec le style roman.

Fig. 35. — Fenêtre en oculus, ou œil-de-bœuf.


Au commencement de cette période, les clochers n’eurent que fort peu d’importance; mais insensiblement on les vit s’élever de plus en plus et atteindre à de grandes hauteurs. Quelques cathédrales des bords du Rhin, et l’église Saint-Étienne, de Caen, témoignent de cette hardiesse. En principe, aussi, le clocher était unique (fig. 32); mais il arriva qu’on en donna plusieurs aux églises construites ou restaurées après l’an 1000: Saint-Germain des Prés, à Paris, et Saint-Etienne de Nevers, avaient trois clochers, un sur le portail, et un de chaque côté du transsept; certaines églises en eurent quatre et même cinq.

Les clochers romans sont ordinairement des tours carrées, où s’étagent deux ou trois systèmes d’arcades à plein cintre, et qui se terminent par un toit pyramidal, reposant sur une base octogone. L’église de Saint-Germain d’Auxerre montre un des plus remarquables clochers en ce genre (fig. 33), tandis que celui de Saint-Front couronne la tour d’un petit dôme (fig. 34). Viennent ensuite, bien que construits postérieurement à l’édifice principal, ceux de l’Abbaye aux Hommes, de Caen.

Fig. 36. — Crypte de Lanmeur (Finistère).


La lumière pénétrait dans l’église romane, d’abord par l’oculus (fig. 35), vaste ouverture ronde destinée à éclairer la nef et placée en haut de la façade, qui s’élevait ordinairement en pignon au-dessus d’une ou de plusieurs rangées de colonnettes extérieures. Une série de fenêtres latérales ouvrait sur les bas côtés de l’édifice, une autre était percée à niveau des galeries, et une troisième entre les arceaux de la grande nef. A cette époque reculée les fenêtres ne consistaient, pour ainsi dire, qu’en un groupe de petits jours inscrits dans une baie figurée et dont les ouvertures affectaient la forme de carreaux ou de cercles; des pierres spéculaires servaient de vitres et tamisaient la lumière.

Fig. 37. — Notre-Dame la Grande, cathédrale de Poitiers. XIIe siècle.


La crypte, sorte de sanctuaire souterrain qui contenait le tombeau du bienheureux ou du martyr sous l’invocation duquel l’édifice était placé, faisait très souvent partie intégrante de l’église romane. L’architecture de la crypte, qui avait pour but idéal de rappeler l’époque où les pratiques du culte s’effectuaient dans les grottes et dans les catacombes, était ordinairement d’une massive et imposante sévérité, bien propre à révéler le sentiment qui dut présider aux premières constructions chrétiennes. La plupart de ces chapelles souterraines sont placées sous le chœur, voûtées et à plusieurs rangs de colonnes; celle de Lanmeur (Finistère) remonte peut-être à l’époque druidique (fig. 36). A Chartres, à Saintes, à Saint-Gilles, on en voit de plus étendues.

Le style roman, c’est-à-dire la primitive idée architecturale chrétienne, affranchi de ses dernières servitudes antiques, semblait avoir entrevu la formule définitive de l’art chrétien. De majestueux monuments attestaient déjà l’austère puissance de ce style, et peut-être eût-il suffi d’une dernière inspiration pour que, la perfection atteinte, les recherches et les tâtonnements des maîtres d’œuvre s’arrêtassent d’eux-mêmes. Déjà aussi, indice de maturité, les édifices romans, au lieu de rester dans la simplicité un peu trop nue de la première époque, s’étaient graduellement ornés, jusqu’au point d’arriver un jour à simuler, de la base au faîte, un délicat ouvrage de broderie. C’est à ce style roman fleuri, qui en France régna surtout dans les églises construites sous l’influence de Cluny, qu’appartiennent la charmante façade de cette église de Notre-Dame de Poitiers (fig. 37), que nous avons déjà citée comme un type parfait du style roman lui-même; la façade de Saint-Trophime d’Arles, monument dans l’ordonnance générale duquel ne règne pas un même caractère d’unité primordiale; et celle de l’église de Saint-Gilles, que Mérimée cite comme la plus élégante expression du roman fleuri (fig. 38).

Fig 38. Vue perspective de la porte principale de relise de Saint-Gilles (Gard). XIIIe S.


En somme, répétons-le, le style roman, grandiose dans son austérité, tranquille encore et recueilli dans sa plus riche fantaisie, était à la veille d’individualiser à jamais peut-être l’architecture chrétienne; ses arcs en plein cintre, mariant la douce ampleur de leurs courbes aux simples profils des colonnes, robustes même dans leur légèreté, semblaient caractériser à la fois le calme élevé de l’espérance et l’humble gravité de la foi.

Mais voici que l’ogive naquit, non pas, comme certains auteurs ont cru pouvoir l’affirmer, d’un élan de création spontanée, car on en trouve le principe et l’application, non seulement dans plusieurs édifices de l’époque romane, mais même dans des combinaisons architecturales des temps les plus reculés. Il arriva que cette simple brisure du cintre, cette acuité de l’arc, si nous pouvons parler ainsi, que les constructeurs romans avaient habilement utilisée pour donner plus d’élancement et de gracieuse force à des voûtes de grande portée, devint l’élément fondamental d’un style qui, en moins d’un siècle, devait fermer l’avenir à une tradition datant de six ou huit siècles, et pouvant à bon droit s’enorgueillir des plus belles conceptions architecturales.

Du douzième au treizième siècle se fait la transition; le style roman, que distingue son plein cintre, soutient la lutte contre le style ogival, dont l’ogive est la marque originelle. Dans les églises de cette époque, on voit aussi, en ce qui touche au plan des édifices, le chœur prendre des dimensions plus vastes, nécessitées sans doute par un surcroît de solennité donné aux cérémonies: la croix latine, sur le tracé horizontal de laquelle s’étaient jusque-là édifiés la plupart des sanctuaires, cesse d’en indiquer aussi formellement les contours; la nef s’exhausse considérablement, les chapelles latérales se multiplient et rompent souvent la perspective des bas-côtés; les clochers prennent plus d’importance, et le placement des orgues immenses au-dessus de l’entrée principale motive, vers cette partie du monument, un nouveau système de galeries hautes.

Fig. 39. — Eglise de l’abbaye de Jumieges. XIIe et XIIIe siecle. Etat des ruines en 1820.


Les églises de l’abbaye de Saint-Denis, de Saint-Nicolas, à Blois, de l’abbaye de Jumièges (fig. 39), et la cathédrale de Châlons-sur-Marne, sont les principaux modèles de cette architecture au style mixte.

Il est à remarquer que, depuis longtemps, dans le nord de la France, l’ogive avait prévalu presque généralement sur le plein cintre, alors que dans le Midi la tradition romane, mariée à la tradition byzantine, continuait encore à inspirer les constructeurs. Toutefois, la démarcation ne saurait s’établir d’une manière rigoureuse, car, en même temps que les édifices du plus franc style roman se montrent dans nos contrées septentrionales (comme, par exemple, l’église de Saint-Germain des Prés, l’ancienne église de Sainte-Geneviève et l’abside de Saint-Martin des Champs, à Paris), nous trouvons à Toulouse, à Carcassonne, et dans d’autres parties du Midi, les plus remarquables spécimens du style ogival.

Enfin, l’architecture ogivale l’emporte. «Son principe,» dit M. Vitet, «est dans l’émancipation, dans la liberté, dans l’esprit d’association et de commerce, dans des sentiments tout indigènes et tout nationaux: elle est bourgeoise, et, de plus, elle est française, anglaise, teutonique, etc. L’architecture romane, au contraire, est sacerdotale.»

Et M. Vaudoyer ajoute: «Le plein cintre, c’est la forme déterminée et invariable; l’ogive, c’est la forme libre, indéfinie, et qui se prête à des modifications sans limites. Si donc le style ogival n’a plus l’austérité du style roman, c’est qu’il appartient à cette deuxième phase de toute civilisation, celle dans laquelle l’élégance et la richesse remplacent la force et la sévérité des types primordiaux.»

Fig. 40. — Cloître de l’abbaye de Moissac, en Guyenne. XIIe siècle.


C’est, d’ailleurs, à cette époque que l’architecture, comme tous les autres arts, sort des monastères pour passer aux mains des architectes laïques, organisés en confréries, voyageant d’un pays à l’autre, et transmettant ainsi les types traditionnels; il en résultait que des monuments, élevés à de très grandes distances les uns des autres, offraient une frappante analogie et souvent même une complète similitude.

On a beaucoup discuté sur l’origine de l’ogive; qu’elle ait été connue longtemps avant d’être appliquée à un système particulier d’architecture, on ne songe plus à le nier; mais eût-elle été imitée des Orientaux, ce qu’on n’a pu démontrer, c’est en Europe que le style auquel elle a donné son nom (préférable à celui de gothique, qui est un non-sens), a subi une complète métamorphose.

«Quand on voit de près l’architecture du treizième siècle et de la fin du douzième,» dit M. de Caumont, «on reconnaît que l’ogive a été commandée par les besoins et l’expérience. La poussée des voûtes à plein cintre sur les murs latéraux, et la solidité qu’il fallait leur donner pour qu’ils pussent y résister, excluaient l’ouverture des larges fenêtres. On trouva dans l’arc brisé un moyen de diminuer cette poussée, et ce fut le principal motif de l’abandon de l’arc à plein cintre pour l’arc aigu. En même temps, on dirigea le poids de la poussée sur des parties garnies de contreforts et soutenues par des arcs-boutants; alors on put alléger les murs et percer de larges ouvertures entre les piles sur lesquelles portait le poids des voûtes.»

On est, en général, d’accord aujourd’hui pour faire naître le style ogival proprement dit dans le rayon limitrophe de l’ancienne Ile-de-France, d’où il se serait peu à peu propagé vers les provinces voisines. Sur les bords du Rhin, dans la Lorraine, le Lyonnais, le midi de la France, et dans d’autres contrées, le style roman fleuri ou de transition a persisté jusqu’à la fin du treizième siècle (fig. 40).

Fig 41. — Cathédrale de Mayence XIIe et XIIIe siècles. Style roman du Rhin.


D’autre part, il serait aussi difficile d’attribuer la création de ce style à l’Allemagne qu’à l’Espagne. C’est au treizième siècle que se montrent chez nous les plus beaux monuments dits gothiques, tandis qu’en Allemagne, à part les églises bâties, en quelque sorte, sur les frontières de la France, on ne trouve encore, à cette époque, que des églises romanes (fig. 41); et il est rationnel de penser que, si nous devions l’adoption générale de l’arc brisé à l’Espagne, l’introduction s’en serait faite peu à peu par les pays situés au delà de la Loire, et c’est précisément le contraire qui s’est produit.

Un siècle suffit à porter le style ogival à sa plus haute puissance. Notre-Dame de Paris, la Sainte-Chapelle, Notre-Dame de Chartres, les cathédrales d’Amiens, de Reims, de Sens, de Bourges, de Coutances (fig. 42), en France et en Allemagne, celles de Strasbourg, de Fribourg, de Worms, de Cologne, dont les dates de construction s’échelonnent de la première moitié du douzième siècle au milieu du treizième, sont autant de types admirables de cet art, que, relativement, nous pouvons ici appeler nouveau.

Pour savoir à quelle merveilleuse variété de combinaisons et d’effets sait atteindre, par la seule modification en hauteur ou en largeur de son type original, cette ogive, qui, prise isolément, peut paraître la plus naïve des formes, il faut avoir passé quelques instants à décomposer par l’examen l’ensemble d’un monument comme Notre-Dame de Paris, ou comme la cathédrale de Strasbourg: la première, appelant l’attention par la hardiesse contenue de ses lignes, aussi robustes que gracieuses; l’autre se faisant aventureuse en toute indépendance, et semblant s’effiler comme par enchantement pour porter à de surprenantes hauteurs le témoignage d’une incompréhensible témérité.

Fig 42. — Cathédrale de Coutances. XIIIe siècle.


Fig. 43. — Contrefort de la cathédrale de Chartres.


Il faut s’élever, par la pensée au-dessus de l’édifice pour saisir le plan de sa conception première. Après l’avoir considéré, d’en bas, sous toutes ses faces, pour voir avec quel art en sont ordonnées, groupées, échelonnées les diverses parties, il faut chercher l’artifice en vertu duquel s’harmonisent l’immense évidage des nombreux. contreforts (fig. 43), les reliefs des tours, la retraite des latéraux et la courbe de l’abside. Qu’on pénètre ensuite sous ces nefs, aux interminables et fines nervures, que des faisceaux de colonnettes font s’épanouir au haut des sveltes piliers, et que l’on contemple les majestueux caprices des roses, qui, par leurs vitraux polychromes, tamisent les jeux de la lumière. Enfin, gagnant le sommet des tours ou des flèches, d’où l’on domine la vertigineuse étendue des espaces aériens et du paysage qui s’étend alentour, il faut suivre attentivement du regard les silhouettes audacieuses, étranges, que profilent sur le ciel les clochetons, les pignons fleuronnés, les guivres, les couronnements des clochers.

Cela fait, on n’aura encore payé à ces édifices qu’un sommaire tribut d’attention.

Fig. 44. — Cathédrale de Reims. XIIIe siècle.


Que serait-ce donc si l’on voulait s’arrêter convenablement à l’ornementation des détails; si l’on se proposait de prendre une idée à peu près exacte du peuple de statues qui fourmillent du parvis au faîte, et de la flore, de la faune, vraies ou idéales, qui animent les saillies ou rehaussent les parois; si l’on comptait arriver à saisir la clef de tous les entre-croisements de lignes, de toutes les fantaisies calculées, qui, en trompant les yeux, concourent à la majesté ou à la solidité de l’ensemble; si l’on tenait enfin à ne perdre aucune des multiples pensées qui se sont immobilisées dans les pierres du gigantesque édifice? L’esprit reste confondu, et certainement l’effet produit par tant d’imagination et d’audace, par tant d’habileté et de goût, est une forte élévation de l’âme qui cherche avec plus d’amour son Créateur, en voyant une telle œuvre sortir des mains de la créature.

«Dans l’architecture ogivale,» dit M. Viollet-Leduc, «la matière est soumise à l’idée, elle n’est plus qu’une des conséquences de l’esprit moderne, qui dérive lui-même du christianisme. » Du moment, toutefois, que l’art, s’affranchissant des règles ecclésiastiques, s’était identifié avec les sentiments d’une époque, il ne pouvait manquer d’en suivre les variations. On trouve, dans certains édifices bâtis simultanément sous Philippe-Auguste, des différences notables; elles provenaient du génie propre à chacune des écoles provinciales (Ile-de-France, Champagne, Picardie, Bourgogne, Anjou, Normandie), écoles qui, chaque jour, tendaient à se rapprocher.

A la fin du treizième siècle, ces distinctions disparaissent tout à fait. «Mais en perdant de son originalité personnelle ou provinciale, en passant exclusivement entre les mains des corporations laïques, l’architecture n’est plus exécutée avec ce soin minutieux dans les détails, avec cette recherche dans le choix des matériaux, qui nous frappent dans les monuments du douzième siècle, alors que les architectes laïques étaient encore imbus des traditions monastiques. Si nous mettons de côté quelques rares édifices, comme la Sainte-Chapelle du Palais, la cathédrale de Reims (fig. 44) et certaines parties de la cathédrale de Paris, nous pourrons remarquer que les églises élevées pendant le cours du treizième siècle sont souvent aussi négligées dans leur exécution que savamment combinées dans leur système de construction.»

Fig. 45. — Notre-Dame de Paris. XIIe et XIIIe siècles. Vue de la façade principale.


De ce que beaucoup de nos grands édifices du moyen âge ont été commencés dans un siècle et finis dans un des suivants, on en a conclu qu’on a mis deux ou trois cents ans à les bâtir; cela n’est pas exact. «Seulement, ces monuments, élevés au moyen des ressources particulières des évêques, des monastères, des chapitres ou des seigneurs, ont été souvent interrompus par des événements politiques ou faute d’argent; quand les ressources ne manquaient pas, on menait les travaux avec une rapidité prodigieuse.

«La nouvelle cathédrale de Paris (fig. 45) fut fondée en 1163. En 1196, le chœur était achevé, et en 1220, elle était complètement terminée, les chapelles de la nef et du chœur n’étant que des modifications dont elle eût pu se passer. Voilà donc un immense monument, qui ne coûterait pas moins de 90 millions de notre monnaie, élevé en cinquante ans. Presque toutes nos grandes cathédrales ont été bâties, sauf les adjonctions postérieures, dans un laps de temps aussi restreint. La Sainte-Chapelle fut entièrement achevée en moins de cinq années. Or, quand on songe à la quantité innombrable de statues et de sculptures, aux surfaces énormes de vitraux, aux ornements de tous genres, on sera émerveillé du nombre et de l’activité de ces artisans.»

Né avec l’enthousiaste entraînement des premières croisades, le style ogival semble suivre dans ses diverses phases le déclin de la foi, à l’époque de ces aventureuses entreprises. Il commence par l’élan sincère et l’audacieux abandon; puis l’ardeur factice ou réfléchie enfante la recherche et la manière; puis le zèle fervent et le sentiment artistique s’affaissent. La science l’emporte sur Fart, la logique tue la poésie.

Fig. 46. — Sainte-Cécile, cathédrale d’Albi. XIIIe et XIVe siècles.


L’art ogival s’élève en moins d’un siècle à son apogée, et en moins de deux siècles il touchera au déclin. Le treizième siècle le voit dans toute sa gloire, avec les édifices que nous avons cités (fig. 46); au quatorzième, il est devenu le gothique dit rayonnant, qui produit les églises de Saint-Ouen, à Rouen, et de Saint-Étienne, à Metz. «Alors,» dit M. André Lefèvre, dans les Merveilles de l’architecture, «plus de murs; partout des claires-voies, soutenues par de minces arcatures; plus de chapiteaux, de cordons de feuillages imités directement de la nature; plus de colonnes, de hauts piliers garnis de moulures rondes ou en biseau. Cependant, rien de maladif encore dans cette extrême élégance, svelte et délicate, sans être grêle; le style fleuri ne dépare point les églises du treizième siècle, qu’il termine et décore.

«Mais, après le gothique rayonnant vient le flamboyant, qui, toujours sous prétexte de légèreté et de grâce, dénature les ornements, les formes et jusqu’aux proportions des membres de l’architecture. Il efface les lignes horizontales qui donnaient deux étages aux verrières de la grande nef, remplit les baies de compartiments irréguliers, cœurs, soufflets et flammes; abat les angles des piliers ou aiguise les moulures; ne laisse aux supports, même les plus massifs, qu’une forme ondulée, fuyante, insaisissable, où l’ombre ne peut se fixer, change les lancettes en accolades, ou en anses de panier plus ou moins surbaissées, et les fleurons des pinacles en volutes capricieuses. Il réserve toutes ses richesses pour les décorations accessoires ou extérieures, les stalles, les chaires, les clefs pendantes, les frises courantes, les jubés et les clochers (fig. 47). La visible décadence de l’ensemble correspond à de grands progrès dans les détails.» Enfin, l’ogive se marie aux lignes droites et aux ouvertures rectangulaires, alliance qui annonce la prochaine résurrection du goût pour les formes antiques, laquelle a été qualifiée de renaissance.

Fig. 47. — Restitution du jubé de l’abbaye de Fécamp, par M. L. Sauvageot de Rouen. Style du XVe siècle.


Les églises de Saint-Ouen; de Saint-Vulfranc, d’Abbeville; de Saint-Riquier, de Corbie, et les cathédrales de Troyes, d’Orléans et de Nantes, peuvent être citées comme les principaux échantillons du style gothique flamboyant, et comme les dernières manifestations notables d’un art qui, dès lors, s’éloigne de plus en plus de son inspiration originelle.

Le milieu du quinzième siècle est ordinairement fixé comme limite au delà de laquelle les monuments religieux qui s’élèvent encore ne sont plus les produits en quelque sorte normaux de leur époque, mais d’heureuses imitations des œuvres déjà consacrées par l’histoire de l’art.

Ce n’est pas avant le seizième siècle qu’on rencontre le titre d’architecte, bien que l’architecture, personnifiée par une figure tenant une équerre ou un compas, fût rangée au nombre des arts libéraux. On appela d’abord l’homme de métier le maître de l’œuvre, puis le maître maçon. «Les grands établissements religieux, qui renfermaient dans leur sein, jusqu’à la fin du douzième siècle, tout ce qu’il y avait d’hommes lettrés, savants, studieux,» dit M. Viollet-Leduc, «fournirent très probablement les architectes qui dirigèrent non seulement les constructions monastiques, mais aussi les constructions civiles et peut-être même militaires.»

Une fois sorti des couvents, l’art de l’architecture, ainsi que tous les autres arts, devient un état. «Le maître de l’œuvre est laïque; il appartient à un corps et il commande à des ouvriers qui font partie de corporations; les salaires sont réglés, garantis par des jurés. On fait des devis, on passe des marchés. Hors du cloître, l’émulation s’ajoute à l’étude, les traditions se transforment et progressent avec une rapidité prodigieuse; l’art devient plus personnel, et l’artiste apparaît enfin au treizième siècle.» Loin de faire obstacle à ce mouvement, le clergé l’encouragea et le dirigea dans les voies nouvelles.

Fig. 48. — Intérieur de la cathédrale d’Amiens. XIIIe siècle.


Depuis quelque temps on a recherché avec ardeur le nom des architectes du moyen âge; mais dans les longs catalogues qui ont été dressés, les simples ouvriers doivent probablement figurer en plus grand nombre; l’art se confondait alors avec l’industrie et il n’y avait pas entre la profession et le métier cette distinction que les idées modernes ont fait prévaloir.

Toutefois, quelques noms illustres sont venus jusqu’à nous, conservés sur les pierres tombales ou dans les chroniques: par exemple, au treizième siècle, Robert de Luzarches, qui donna les plans de l’admirable basilique d’Amiens (fig. 48), et ses continuateurs Thomas de Cormont et Renaud, son fils; Pierre de Montereau ou de Montreuil, chargé par le roi Louis IX d’élever la Sainte-Chapelle; Hugues Libergier, qui bâtit Saint-Nicaise, jadis la perle de Reims, et, avant lui, Robert de Coucy, l’auteur de la cathédrale de cette ville; Jean de Chelles, qui travailla au chœur de Notre-Dame de Paris; Pierre de Corbie, Villard de Honnecourt, et le fameux Erwin de Steinbach, mort en 1318, et à qui l’on doit la cathédrale de Strasbourg. Enguerrand et Berneval appartiennent au siècle suivant. A côté de tout grand édifice en construction s’élevait toujours une maison dite de l’œuvre, dans laquelle logeaient l’architecte et les maîtres ouvriers; ils y préparaient ou corrigeaient leurs dessins avant de les reproduire sur l’aire, et comme nous en possédons encore de cette époque reculée, il est aisé de voir qu’ils sont exécutés «avec une connaissance du trait, avec une précision et une entente des projections», qui donne une haute idée de la science de leurs auteurs.

Quand on considère la perfection et l’uniformité des édifices du moyen âge, on ne peut douter qu’il existât, parmi les maîtres et les compagnons de l’œuvre, une doctrine bien arrêtée et des traditions d’art qui se transmettaient oralement et par la pratique. Le dépôt en était conservé dans les corporations du bâtiment; maçons et tailleurs de pierre entre autres; ceux-ci, qui paraissent avoir eu la primauté, adoptèrent, dit-on, le nom de francs-maçons, pour se distinguer de ceux-là, qui posaient les appareils, préparaient le plâtre ou unissaient les pierres avec le mortier (mortaliers). Quoi qu’il en soit, les maçons se formèrent de bonne heure en confréries, d’abord ambulantes, puis sédentaires. Au treizième siècle ils rédigèrent leurs statuts, qui ne furent jamais renouvelés; le siège de leur juridiction à Paris fut dans l’enclos du palais de justice, et ils se logèrent principalement autour de l’hôtel de ville et près de la rivière. Ils avaient pour patron saint Blaise.

Fig. 49. — Méreau des tailleurs-maçons.


L’association des maçons, depuis qu’elle fut organisée avec tant de sagesse par Erwin de Steinbach, l’architecte de la basilique de Strasbourg, reçut un immense développement, dû surtout aux secrets religieusement gardés de l’art de bâtir. On prodiguait à ses membres des franchises et des privilèges sans nombre: dégrevés de toute corvée municipale et seigneuriale, affranchis de tout impôt, ils ne relevaient que du Saint-Siège. Ils entretenaient ensemble, partout où on les envoyait, une correspondance assidue, en sorte que les moindres perfectionnements devenaient aussitôt la propriété du corps entier (fig. 49).

Partout, pendant le moyen âge, s’élève l’église, asile de paix; mais partout aussi se dresse en même temps le château, qui caractérise l’état de guerre permanent où vit une société féodale (fig. 50).

Fig. 50. — Château de Coucy dans son ancien état, d’après une miniature d’un ms. du XIIIe siècle.


«Les châteaux des seigneurs les plus riches et les plus puissants, » dit M. Vaudoyer, «consistaient en bâtiments irréguliers, incommodes, percés de fenêtres étroites et rares, renfermés dans une ou deux enceintes fortifiées et entourées de fossés. Le donjon, grosse tour élevée, occupait ordinairement le centre, et des tours plus ou moins nombreuses flanquaient les murailles et servaient à la défense.»

«Ces châteaux,» ajoute Mérimée, «offrent ordinairement les mêmes caractères que le castellum antique; mais une certaine rudesse, une bizarrerie frappante, dans le plan et l’exécution, attestent une volonté individuelle, et cette tendance à l’isolement qui est le sentiment instinctif de la féodalité (fig. 51).

Fig. 51. — Le vieux château des archevêque de Reims, démoli en 1595. (Voyages dans l’ancienne France. par J. Taylor.)


Dans la plupart de ces constructions, destinées aux classes privilégiées, rien ne sembla devoir être donné aux harmonies de la forme. Tout au plus le style décoratif de l’époque se montrait-il à l’intérieur de quelques-unes des plus hautes salles de l’édifice, logement habituel de la famille châtelaine. C’est là que se trouvaient les vastes cheminées à chambranles énormes, surmontées d’un manteau conique; les voûtes ornées de clefs pendantes, de devises, d’écussons peints ou sculptés. D’étroits cabinets, pratiqués dans l’intérieur des murailles, attenaient à ces salles et servaient de chambres à coucher. Pratiquées dans des murs très épais, les embrasures des fenêtres forment comme autant de petites chambres, élevées de quelques marches au-dessus du plancher de la salle qu’elles éclairent. Des bancs de pierre règnent de chaque côté..C’est la place ordinaire des habitants de la tour, lorsque le froid ne les obligeait pas à se rapprocher de la cheminée (fig. 52 et 53).

A part ces minces sacrifices faits aux commodités de la vie, tout, dans le château, n’était établi, combiné, disposé, qu’en vue de la force, de la résistance; et pourtant on ne saurait nier que, même sans la chercher, les constructeurs de ces taciturnes édifices n’aient maintes fois atteint (aidés souvent, il est vrai, par les sites pittoresques qui encadrent leurs ouvrages), à une majesté de relief, à une grandeur de forme vraiment extraordinaires.

Si l’église romane traduit avec une douceur sévère, et l’église gothique avec une somptueuse fantaisie, le caractère grave et sublime du dogme chrétien, il faut également reconnaître que le château fait parler haut, en quelque sorte, l’âpre et farouche sentiment d’autorité féodale dont il est à la fois l’instrument et le symbole.

Placés, dans le plus grand nombre des cas, sur des éminences naturelles ou factices, ce n’est pas sans une sorte d’éloquente audace que les tours, les donjons s’élancent, s’échelonnent, se commandent, se soutiennent. Ce n’est pas sans rencontrer fréquemment une sorte de grâce bizarre que les enceintes escaladent les pentes du terrain, en multipliant les plus étranges brisures. Quand Benoît XII résolut, en 1336, de remplacer la vieille demeure assignée aux papes dans la ville d’Avignon par un édifice plus vaste et plus conforme à la dignité de la cour pontificale, ce fut une véritable forteresse plutôt qu’un palais dont il approuva les plans (fig. 54). Bâti sur la pente méridionale du rocher des Doms, le château des Papes offre un curieux assemblage de tours, de brèches, de courtines et de voûtes surbaissées, sans régularité ni symétrie. Aucun des souverains de l’Europe n’était alors mieux logé, aucun ne croyait trouver pour sa propre sécurité de meilleure sauvegarde que la force de ses murailles.

Fig. 52. — Escalier d’une tour féodale. XIIIe siècle.


Fig. 53. — Fenêtre ogivale avec bancs en pierre. XIIIe siècle.


Évidemment, si le château porte loin dans les airs son front morne, il n’a d’autre but que de s’assurer l’avantage de la distance et de la hauteur; mais il n’en fait pas moins se découper sur le ciel une silhouette superbe. Les masses de ses murs, que trouent, de-ci de-là, les sombres meurtrières, se présentent abruptes et nues; mais la monotonie de leurs lignes ne laisse pas d’être pittoresquement rompue par les saillies des tourelles en surplomb, par l’encorbellement des mâchicoulis, et par la dentelure des créneaux.

Toute une civilisation vit encore, pour le souvenir, dans la multitude de ruines qui furent les témoins des sanglantes divisions féodales, et il faut joindre au système de châteaux isolés qui dominaient souvent les vallées les plus désertes l’appareil de force et de défense des cités et des bourgs: portes, remparts, tours, citadelles, etc.; immenses travaux, qui, pour s’être inspirés du seul génie de la lutte, ne manquèrent pas non plus de réunir souvent au grandiose de l’ensemble l’harmonie et la variété des détails.

On peut citer, comme exemples d’architecture purement féodale, les châteaux de Coucy, de Vincennes, de. Pierrefonds, le vieux Louvre, la Bastille, la tour de Nesle, l’ancien Palais de Justice, la résidence royale des Tournelles, Plessis-lès-Tours, etc.; et comme spécimens de la ville fortifiée au moyen âge, Avignon et la cité de Carcassonne. Ajoutons qu’Aigues-Mortes (fig. 55), Narbonne, Thann (Haut-Rhin), Vendôme, Provins, Fougères, Villeneuve-le-Roi, Moulins, Moret (fig. 56), Guérande, Nevers (fig. 57), offrent encore les restes les plus caractéristiques de fortifications analogues.

Pendant que la caste seigneuriale s’abritait, jalouse et défiante, dans l’ombre de ses donjons (fig. 58), élevés à grand renfort de combinaisons stratégiques et de travaux matériels; pendant que villes et bourgades s’entouraient de fossés profonds, de hautes murailles, de tours inexpugnables, une simplicité primitive présidait à la construction des édifices privés. A peine la pierre, et tout au plus la brique, figuraient-elles dans le nombre des matériaux employés. Le bois refendu ou équarri, servant de nervures; le torchis, ou la terre battue, comblant les interstices, faisaient à peu près tous les frais de premier établissement des maisons, aussi exiguës qu’incommodes, qui s’accrochaient l’une à l’autre le long des rues étroites et sans alignement. On commença, il est vrai, par orner de sculptures et de peintures les poutres des encorbellements, par revêtir de carreaux peints les façades; mais il faut atteindre la dernière moitié du quinzième siècle pour voir les ressources de l’art architectural appliquées à la création et à l’ornementation des habitations particulières.

Fig. 54. — Palais des papes, à Avignon. XIVe siècle.


Autant qu’on en peut juger par l’examen des constructions civiles qui nous restent des treizième et quatorzième siècles, les données générales continuaient d’être simples. La résidence princière se composait de cours entourées de portiques, les écuries, les logements des serviteurs et des hôtes étant en dehors de l’enceinte. Les bâtiments d’habitation comprenaient toujours la grand’salle, un parloir, une galerie décorée d’armes, de peintures et de trophées, plusieurs chambres et cabinets groupés irrégulièrement. On communiquait entre les divers étages au moyen d’escaliers à vis et par des détours secrets. L’extérieur gardait encore une apparence fortifiée. A la ville, la maison bourgeoise était bâtie sur la rue, avec pignon; une allée étroite conduisait à un escalier droit, qui accédait au premier étage, dans la salle, où la famille prenait ses repas et recevait les étrangers. Le logis privé était situé au deuxième étage, et l’on y montait par un escalier tournant, pratiqué dans un angle de la cour, qui servait en partie à installer les dépendances.

Fig. 55. — Remparts d’Aigues-Mortes (porte ouest, et vue de la tour Constance).


«L’architecture civile,» lit-on dans le Dictionnaire de Viollet-Leduc, «avait suivi pas à pas jusqu’au treizième siècle les données monastiques: 1° parce que lès établissements religieux étaient à la tête de la civilisation, qu’ils avaient conservé les traditions antiques en les appropriant aux mœurs nouvelles; 2° parce que les moines seuls pratiquaient les arts de l’architecture, de la sculpture et de la peinture, et qu’ils devaient par conséquent apporter, même dans les constructions étrangères aux couvents, leurs formules aussi bien que les données générales de leurs bâtiments.» Mais lorsque l’architecture passa aux mains des laïques, les habitations particulières renoncèrent aux traditions monastiques et prirent une physionomie originale.

Fig. 56. — Porte de Moret, près Fontainebleau. XIIIe siècle.


Fig. 57. — Porte des Croux, reste des remparts de Nevers. XIVe s.


Fig. 58. — Donjon d’Étampes. XIVe siècle


D’ailleurs, l’usage de la poudre, en révolutionnant l’art militaire, vint amoindrir, sinon annihiler, la suprême puissance des murailles; la décadence de la féodalité elle-même était commencée, et enfin l’affranchissement des communes avait fait surgir tout un ordre nouveau de personnalités qui prennent place dans l’histoire. Il faut rapporter à cette époque: la maison de Jacques Cœur, à Bourges; l’hôtel de Sens, à Paris (fig. 59); le palais de Justice de Rouen, et ces hôtels de ville, dont le beffroi était dès lors considéré comme une sorte de palladium, à l’ombre duquel s’abritent les droits sacrés de la commune. C’est dans nos villes du Nord, à Saint-Quentin, Arras, Noyon, et dans les vieilles cités de Belgique, à Bruxelles (fig. 60), Louvain, Ypres, que ces monuments revêtent le plus somptueux caractère.

Fig. 59. — Portes de l’ancien hôtel de Sens, à Paris, construit de 1475 à 1519, sur une partie des jardins de l’hôtel royal de Saint-Paul.


En Allemagne, où, pendant un temps, il règne presque sans partage, l’art ogival crée, sous l’influence française, les cathédrales d’Erfurt, de Cologne, de Fribourg, de Vienne, puis s’éteint dans les superfétations du mode flamboyant. En Angleterre, après avoir donné quelques magnifiques témoignages de pure inspiration, comme à York, à Cantorbéry, à Lincoln, dans l’abbaye de Westminster, il trouve son déclin dans la maigreur effilée et la complication ornementale du mode dit ogival perpendiculaire. S’il pénètre aussi en Espagne, c’est pour y combattre péniblement la puissante école mauresque, qui a trop d’imposants chefs-d’œuvre dans son passé pour céder sans résistance le terrain de ses triomphes.,

En Italie, il se heurte, non seulement aux vivaces souvenirs du latin et du byzantin, mais encore à un style en voie de formation, qui doit bientôt lui disputer l’empire du goût et le détrôner, là même où fut son berceau. Les cathédrales d’Assise, de Sienne, de Milan sont les créations splendides où son influence l’emporte sur les traditions locales et sur la renaissance qui se prépare. Après avoir emprunté ses architectes à la France et à l’Allemagne, l’Italie dut à ses propres artistes un art ogival qui subit des modifications particulières et se ressentit toujours plus ou moins de l’influence des traditions classiques.

Qui dit renaissance semble dire retour à un âge déjà vécu, résurrection d’une époque morte. Ce n’est pas rigoureusement ainsi qu’il faut l’entendre dans le cas qui nous occupe.

Antique héritière du tempérament artistique de la Grèce plutôt que créatrice spontanée, l’Italie, entre toutes les nations de l’Europe, était celle qui s’était le mieux défendue contre les ténèbres de la barbarie, et la première sur laquelle la lumière de la civilisation moderne avait lui. A l’époque de cette aurore nouvelle des esprits, elle n’avait eu qu’à fouiller les ruines que lui avait léguées sa première splendeur, pour y trouver dès modèles à suivre; d’ailleurs, c’était le moment où l’active rivalité de ses républiques faisait affluer chez elle tous les trésors, tous les souvenirs de la vieille Grèce.

Dès le onzième siècle, Pise provoquait l’élan en élevant son Dôme (1063), puis son Baptistère, sa Tour penchée, le cloître de son fameux Campo-Santo (fig. 61); autant d’œuvres admirables qui font date dans l’histoire de l’art moderne, et qui ouvrent brillamment la carrière où doivent entrer tant de grands maîtres, pour lutter d’invention, de science et de génie. Dans ces monuments, l’union du goût oriental et des traditions des vieux âges crée une originalité aussi grandiose que gracieuse.

Fig. 60. — Beffroi de Bruxelles. XVe siècle. D’après une gravure du XVIIe s.


En 1296, les magistrats de Florence rendent le décret suivant, qui charge l’architecte Arnolfo di Lapo de transformer en cathédrale l’église, peu importante, de Santa-Reparata (aujourd’hui Santa-Maria del Fiore): «Attendu, disent-ils, qu’il est de.la souveraine prudence d’un peuple de grande origine de procéder en ses affaires de telle façon que ses œuvres fassent reconnaître sa grandeur et sa sagesse, il est ordonné à Arnolfo, maître de notre commune, de faire les modèles pour la restauration de Santa-Reparata, avec la plus grande et somptueuse magnificence, afin que l’industrie et la prudence des hommes n’inventent ni ne puissent jamais entreprendre quoi que ce soit de plus vaste et de plus beau.»

Arnolfo se met à l’œuvre et conçoit un plan que la brièveté de la vie humaine ne devait pas lui permettre d’exécuter; mais Giotto lui succède, puis Orcagna, enfin Brunelleschi, qui mène presque à fin ce dôme devant lequel Michel-Ange disait qu’il était difficile de faire aussi bien et impossible de faire mieux.

Arnolfo, Giotto, Orcagna, Brunelleschi, ne suffit-il pas de citer ces grands noms pour qu’on se fasse une idée du mouvement qui s’opère à cette époque, et qui bientôt fera surgir Alberti, le Bramante, Michel-Ange, Jacques della Porta, Baldassare Peruzzi, Antonio et Julien de San-Gallo, Giocondo, Vignola, Serlio, et même Raphaël, qui, à ses heures, fut aussi architecte? C’est à Rome que ces princes de l’art se sont donné rendez-vous, ainsi que l’attestent encore, pour ne citer qu’une de leurs prodigieuses créations, les splendeurs de Saint-Pierre (fig. 63); aussi est-ce de là que viendront désormais la lumière et l’exemple.

Fig. 61. — Vue du Campo-Santo, à Pise. XIIe siècle


Dans le style que crée cette phalange magistrale, le plein cintre latin reprend toute son ancienne faveur et se marie aux or dres antiques, qui se mêlent ou tout au moins se superposent. L’ogive est abandonnée, mais les colonnes, pour décorer leurs chapiteaux, ainsi que les entablements, pour donner plus de grâce à leurs saillies, empruntent une fantaisie qui ne le cède en rien aux caprices du style ogival; le fronton des Grecs reparaît, en métamorphosant parfois les lignes supérieures de son triangle en demi-cercle affaissé ; enfin la coupole, cette hardiesse caractéristique du style byzantin, devient le dôme, dont l’ample courbe défie, dans son audacieux essor, les prodiges de la perpendiculaire gothique.

Fig. 62. — Clef de voûte de Saint-Jean au Bois. XIII s.


L'ancienne France: Sculpteurs et architectes

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