Читать книгу Six semaines de vacances - Paul Poiré - Страница 4
De Paris à Amiens.
ОглавлениеIl est 7 h. 50 minutes du matin à l’horloge intérieure de la gare du Nord: le quai, tout à l’heure si animé, est maintenant presque désert; on n’y voit plus que quelques employés allant de wagon en wagon pour fermer les portières: un coup de sonnette se fait entendre, et la locomotive, qui depuis une demi-heure frémit à la tête du train, impatiente de s’élancer sur le rail de fer, répond au signal par un joyeux coup de sifflet, et nous voilà partis.
Permettez-moi d’abord de vous présenter mes compagnons de voyage. Comme il fallait s’y attendre à pareil jour, le compartiment est plein, nous sommes huit. J’y suis entré le dernier, et, par un bonheur inespéré, j’ai trouvé libre le coin du fond et à revers. Je l’ai pris, je ne dirai pas faute de mieux, car c’est toujours la place que je choisis, quand la politesse ne me force pas à l’offrir. C’est là en effet qu’on est le mieux, qu’on a le plus de chances de n’avoir pas les pieds écrasés par les voyageurs, qui ont la manie de descendre à chaque buffet pour aller s’y réconforter: comme je suis à revers, je n’aurai pas la poussière du chemin et, si je veux causer, mes poumons et mon larynx n’auront pas à lutter contre le courant d’air, que la marche rapide du train fait entrer dans le wagon.
En face de moi est un ménage anglais qui regagne ses pénates. La jeune femme est blonde comme les filles d’Albion; elle est distinguée, comme beaucoup d’entre elles, et mise comme une vraie Parisienne. Je suis assez porté à croire que, pendant le séjour qu’elle a fait à Paris, elle a dû visiter nos grands couturiers autant que nos musées. Quant à son mari, son patriotisme s’affiche sur toute sa personne: il n’a pas sacrifié à nos modes françaises et la coupe de ses vêtements est un véritable acte de naissance. Après avoir installé près d’eux, et peut-être un peu sur leurs voisins, les nombreux colis qu’ils n’ont pas confiés au wagon des bagages, les deux jeunes gens se mettent à causer et se confient leurs impressions de voyage. Ils ont vu bientôt qu’il n’y avait autour d’eux aucun Anglais; ils ont espéré que nous ne comprendrions pas leur langage, et leur conversation a lieu presque à haute voix. Sans être de première force en littérature anglaise, je comprends assez l’anglais pour pouvoir saisir les détails de leur entretien. Je n’aurai pas l’indiscrétion de révéler toutes les jolies choses qu’ils se sont dites: je n’en retiens, car c’est mon droit, que leur appréciation sur Paris, appréciation qui eût peut-être été moins élogieuse, s’ils avaient cru être compris. Paris est la plus belle ville de toutes celles qu’ils ont visitées, et, si Londres est plus grand et plus animé, Paris, avec ses monuments, ses larges voies, ses promenades, est plus élégant.
A côté d’eux est un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, parisien jusqu’au bout des ongles. A son air heureux et satisfait, on devine qu’il est à son premier voyage fait en liberté : il nous a bientôt appris que, la veille, il a passé son dernier examen d’admission à l’École polytechnique et que tout lui fait espérer qu’au mois d’octobre son nom sera au Journal officiel. Il s’est d’ailleurs empressé d’escompter ce futur succès et a obtenu de son père, directeur d’une de nos grandes compagnies de chemin de fer, une somme assez ronde pour aller faire, tout seul, un voyage en Écosse.
Auprès de moi est un homme de trente à trente-cinq ans, à la physionomie intelligente et sérieuse. Celui-là n’en est pas à son premier voyage: c’est à croire qu’il est né dans un compartiment de chemin de fer; il y est comme chez lui, s’y installe confortablement, sans gêner ses voisins, ce qui ne gâte rien. Si j’en crois l’adieu amical qu’au moment du départ lui a envoyé un monsieur à casquette galonnée d’argent, qui restait sur le quai, je dois penser que c’est un ingénieur de la ligne du Nord, qui part en tournée d’inspection.
Quant à nos trois autres compagnons de voyage, je n’en parlerai que peu: ce sont trois gros Allemands, à la physionomie peu intelligente, qui paraissent ne pas savoir un mot de français et qui ronflent déjà, dix minutes après le départ, comme des cors de chasse dans les notes graves. Je ne suppose pas que nous puissions en tirer grand’chose pendant le voyage, et je les abandonne à leurs rêves, qui, selon moi, ne doivent pas pécher par excès de poésie.
Je ne m’attarderai pas plus longtemps dans l’espèce d’inspection que je viens de faire subir à ceux auxquels je me trouve momentanément associé ; mais j’avoue que c’est là pour moi un des plaisirs du voyage. Je ne me targue pas d’être philosophe, mais j’aime l’observation et j’éprouve une véritable satisfaction, lorsque j’arrive dans un wagon, à tirer, pour ainsi dire, l’horoscope de ceux qui sont avec moi: je me plais à examiner leur manière d’être, à chercher sur leur physionomie les qualités qui les distinguent. Dans ces mille détails qu’offre à mon investigation la vie commune du compartiment de chemin de fer, je trouve moyen de reconstituer les habitudes de chacun, sa condition sociale. Celui-ci est. un homme distingué qui, dans le monde, doit avoir une grande aisance et peut égayer un salon par le charme de sa conversation. Celui-là est un penseur: il a l’œil profond, le front découvert; il ne se livre pas volontiers, il observe les autres sans leur permettre d’en faire autant à son égard. Cette jeune femme doit être un modèle de mère de famille; elle a l’œil pur et clair, on lit dans son regard l’abnégation et le dévouement. Cette autre, au contraire, doit avoir le caractère futile et frivole. Je ne réponds pas de ne jamais me tromper dans mes déductions et d’opérer avec la sûreté du géologue qui, grâce aux débris d’un fossile, le reconstitue tout entier et lit sur une roche l’histoire de l’époque à laquelle elle a appartenu. Peu importe, je ne suis pas mauvaise langue et ne publie pas mes observations; je ne les fais que pour passer le temps, et, si je me trompe, personne n’en souffrira, puisque dans un instant le hasard va me séparer de ceux auxquels il m’a réuni.
J’étais donc en train de me livrer à mes investigations, et je constatais en même temps que le train gagnait de vitesse, que les poteaux télégraphiques défilaient devant moi avec une rapidité croissante: j’avais peine à les apercevoir à cause d’un orage violent qui venait de nous assaillir; la pluie et la grêle fouettaient les vitres et je plaignais le mécanicien qui dirigeait notre locomotive. L’ingénieur, mon voisin, qui connaît tous les points de la ligne aussi bien que je connais les coins de mon cabinet de travail, paraissait sinon inquiet, au moins fort étonné. Son regard suivait avec attention le côté droit de la voie et me semblait chercher le numéro du poteau kilométrique le plus voisin. Soudain la locomotive fait entendre un coup de sifflet strident et sec; quelques secondes après, un grincement sourd se produit, c’est le frein qui agit sur nos roues: le train s’arrête en pleine campagne. Inutile de dire que tous nous avions compris qu’il se passait quelque chose d’insolite. Le ménage anglais avait suspendu sa conversation, le jeune élève de mathématiques spéciales abandonné son Guide-Joanne; nos Allemands, bercés jusque-là par la marche du train, s’étaient réveillés brusquement au milieu du silence qui suivait l’arrêt. Je me précipitai à la portière et ne pus obtenir aucun renseignement des employés qui circulaient sur la voie, Au milieu d’eux était déjà mon voisin de tout à l’heure, l’ingénieur, qui donnait l’ordre au mécanicien de renverser la vapeur et de faire toute vitesse en arrière. Notre train se mit à reculer, et grâce à une courbure de la voie, j’aperçus un train de marchandises qui arrivait sur nous à toute vapeur. En même temps un employé courait en avant et déposait sur les rails des boîtes dont j’ignorais l’usage. Peu de temps après, j’entendais deux ou trois détonations assez fortes et le train de marchandises venait s’arrêter lentement à cent mètres de celui qui nous portait. Nous avions échappé à un effroyable danger, et nous en étions quittes pour un quart d’heure de retard, que nous dûmes passer dans nos wagons: la consigne était de ne laisser descendre personne.
Au bout de ce temps, notre ingénieur venait nous retrouver, la figure encore bouleversée par les émotions qu’il avait subies. Je l’interrogeai discrètement et le remerciai du service que sa présence d’esprit venait de nous rendre à tous.
«Mon Dieu, me répondit-il, vous ne me devez aucune reconnaissance, car le mécanicien et les employés auraient exécuté d’eux-mêmes ce que j’ai ordonné de faire.»
Ces paroles furent dites avec politesse, mais d’un ton un peu sec. Je sentis que mon interlocuteur désirait se renfermer dans un mutisme prudent. Peut-être se croyait-il en présence d’un reporter enchanté d’avoir trouvé pour son journal un fait divers qu’il télégraphierait à Paris dès la première station. Je ne suis pas homme à me décourager pour si peu et je m’enfonçai dans mon coin, décidé à tourner l’obstacle plutôt qu’à le heurter de front.
L’occasion ne se fit pas attendre longtemps: la jeune Anglaise était sensiblement effrayée, sa conversation se précipitait et les questions, dont elle pressait son mari, indiquaient assez qu’elle n’avait pas retrouvé toute confiance.
«Voulez-vous me permettre, madame, lui-dis-je dans mon meilleur anglais, de vous rassurer et de dissiper vos craintes? Tout danger a disparu et, quoique je ne puisse exactement vous expliquer la cause de ce qui s’est passé, car, nous autres pauvres voyageurs, nous sommes les derniers à savoir ce qui nous intéresse, je puis au moins vous affirmer que maintenant la voie est libre.»
En même temps je jetai un regard à la dérobée sur l’ingénieur et vis à un mouvement de sa physionomie qu’il m’avait compris. Je n’en voulais pas plus.
La jeune femme me remercia dans le plus pur français, probablement pour me montrer qu’elle parlait notre langue mieux que je ne parlais la sienne. Puis elle ajouta:
«Avouez, monsieur, que ce serait une bien mauvaise fortune que de venir périr au port. Mon mari et moi sommes au terme d’un long voyage et nous aspirons après notre chère Angleterre que nous avons quittée depuis deux ans, pour visiter l’Inde, l’Égypte, la Grèce, l’Italie et la France. Nous rapportons de ces lointaines régions les plus délicieux souvenirs. Dieu nous a protégés et, dans le danger que nous venons de courir, je me demandais si sa main protectrice s’éloignait de nous et s’il me serait donné de pouvoir raconter à ma mère, cet hiver au coin du feu, nos longues pérégrinations. Faut-il vous l’avouer, j’aime bien la France, c’est d’elle que je remporte mes plus chères impressions, mais j’ai failli maudire vos ingénieurs et vos chemins de fer.»
Mon voisin, qui me paraît être un homme du meilleur monde, ne put résister à cette nouvelle attaque.
«Vous avez bien fait, madame, dit-il avec une exquise politesse, de ne pas laisser tomber votre malédiction sur les pauvres ingénieurs. Je suis ingénieur à la compagnie du chemin de fer du Nord, j’y occupe un poste assez important et je ne me serais pas consolé d’avoir été maudit par vous.»
Madame Eckersley (c’était le nom que je venais d’apercevoir sur le sac de voyage de la jeune Anglaise) fut un peu embarrassée par cette apostrophe aussi inattendue que courtoise. Elle-rougit légèrement et se retournant vers l’ingénieur:
«Je serais désolée, monsieur, que vous pussiez voir dans mes paroles une personnalité désobligeante: vous trouverez mon excuse dans l’émotion que j’ai éprouvée.
— Vous n’avez pas besoin de vous excuser, madame; la critique était dans vos droits et la maladresse d’un de nos agents est seule la cause de ce qui est arrivé : il est coupable pour la frayeur qu’il vous a occasionnée. Mais, si vous voulez me le permettre, je vous prouverais que ni vous ni moi n’avons couru aucun danger.
— Je vous le permets; mais je vous avoue que vous avez devant vous une incrédule qui a grand besoin d’être convaincue. Faites donc appel à toutes les ressources de votre rhétorique et de votre science, si vous voulez me persuader.
— J’accepte le défi, répondit l’ingénieur, mais je demande un gage: si je triomphe de votre scepticisme, vous vous obligez à défendre partout ingénieurs et chemins de fer; jamais meilleure cause n’aura été plaidée par plus gracieux avocat.
— Vous êtes bien Français, monsieur, et un mot aimable ne paraît pas vous coûter plus qu’un problème à résoudre. Moi aussi j’accepte et je vous écoute.»
Madame Eckersley avait prononcé ces derniers mots d’un air provoquant et avec une pointe de malice: elle ne paraissait pas inquiète du résultat de l’espèce de pari qu’elle venait de faire. Quant à l’ingénieur, il s’inclina devant le compliment ironique qui lui était lancé à bout portant, et, après un silence de quelques secondes, il reprit en ces termes:
«Et d’abord que s’est-il passé, il y a une demi-heure? Nous marchions à toute vitesse et nous parcourions plus d’un kilomètre par minute, lorsque je crus m’apercevoir qu’un train de marchandises ne se trouvait pas au point où nous devions le croiser. Je craignais que le mécanicien ne s’engageât sur la voie où nous étions; lorsque comme moi vous avez entendu le coup de sifflet et que le train s’est arrêté, je cherchais avec inquiétude le disque signal...
— Pardon, monsieur, dit madame Eckersley, mais, si je comprends assez bien le français, je ne suis pas au courant des termes du langage technique, et laissez-moi vous prier, dès le début, de vous mettre un peu plus à la portée des ignorants. Qu’appelez-vous disque signal?
— Puisque vous êtes pour moi un auditeur aussi sérieux, reprit l’ingénieur, je vais, madame, vous faire une petite conférence sur les moyens que nous possédons pour prévenir les accidents.
» Lorsque vous êtes dans une gare importante, lorsque vous y voyez converger ces voies nombreuses qui sont comme autant de fleuves se dirigeant vers un océan commun, vous devez vous demander comment on peut faire arriver chaque train au point qu’il doit atteindre, à l’heure qui lui est prescrite, sans que l’un vienne rencontrer l’autre; vous devez vous étonner de l’ordre qui préside à tout ce mouvement. Cet ordre ne peut être l’effet d’un hasard heureux: il n’est que le résultat de combinaisons laborieuses faites par les ingénieurs auxquels appartient l’organisation du service. Ces combinaisons sont longuement discutées entre nous, et elles ne sont définitivement adoptées que lorsqu’elles ont été soumises à l’épreuve d’une sévère critique. Mais cela ne suffirait pas encore à donner au voyageur toute la sécurité à laquelle il a droit: mille circonstances, que je ne veux pas vous énumérer, peuvent influer sur la vitesse respective des trains qui marchent sur une même voie et dans le même sens. Celui qui nous porte peut se trouver attardé par un accident imprévu, la rupture d’un essieu, réchauffement des roues, que sais-je, enfin! Celui qui nous suit arrive sans ralentir sa marche, confiant dans la vitesse de l’express qui le précède et, s’il n’est prévenu à temps, il va venir nous heurter.
» Il nous faut donc des signaux: nous en avons de plusieurs espèces: les signaux fixes et les signaux à la main.
» Un mot d’abord des signaux à la main. Si vous voulez regarder sur le côté droit de la voie que nous parcourons, vous allez voir dans un instant un employé, homme ou femme (nous l’appelons un garde), tenant à la main un petit drapeau vert ou rouge, déployé ou roulé sur le bâton qui le porte. S’il est roulé, le drapeau, quelle qu’en soit la couleur, indique que la voie est libre; s’il est déployé, le drapeau vert indique au mécanicien qu’il doit ralentir sa marche; enfin le drapeau rouge déployé commande l’arrêt immédiat.
GARDES DE CHEMINS DE FER.
— Cela est parfait, dit madame Eckersley, mais dans le jour seulement; pendant la nuit on ne voit pas vos drapeaux, on n’en distingue pas la couleur, comment faites-vous? Quels sont les signaux que vous employez?
— La nuit, nous remplaçons les drapeaux par des lanternes, que le garde présente au train en marche et dont le feu est vert ou rouge selon la couleur du verre placé devant la lampe. Un feu blanc et immobile indique que la voie est libre; s’il est vert, qu’il faut ralentir; s’il est rouge, qu’il faut s’arrêter.
» Dans les cas où il y a intérêt à arrêter le train avant qu’il arrive au point occupé par le garde, nous employons d’autres signaux. Si un obstacle imprévu se présente sur la voie, le garde court à la rencontre du train, trois cents mètres environ en avant de l’obstacle, dépose sur les rails des pétards, ou des boîtes détonantes, puis regagne son poste. Lorsque la locomotive arrive, ses roues font éclater les pétards et la détonation prévient le mécanicien qu’il doit s’arrêter.
» Indépendamment de ces signaux, nous en avons d’autres qui sont fixes et placés en des points déterminés. Je vous citerai le disque signal et je me hâte de vous expliquer en quoi il consiste. Si vous voulez suivre sur mon carnet le croquis grossier que je vais en faire, vous vous rendrez compte de son mécanisme plus facilement qu’en observant sur la voie celui que nous allons rencontrer dans un instant.»
L’ingénieur qui sait que, lorsqu’on veut écrire en chemin de fer, il faut se tenir debout pour éviter les secousses, se leva, tira de sa poche son carnet et son crayon et fit rapidement la figure que nous reproduisons; puis il se rassit et continua son explication:
«En avant des stations et à huit cents mètres au moins se trouve une colonne en bois ou en fonte, portant à son sommet un disque circulaire rouge sur l’une de ses faces. La face rouge se présente-t-elle perpendiculairement à la voie, le mécanicien doit s’arrêter; au contraire, si le disque est parallèle à la voie, cela signifie qu’elle est libre et que l’on peut passer.
» Et la nuit, allez-vous me dire, comment voit-on ce signal? Le disque porte sur sa partie latérale une ouverture circulaire fermée par un verre rouge: une lanterne fixe et à feu blanc se trouve à la même hauteur; elle présente sa face au train qui arrive. Lorsque le mécanicien aperçoit le feu blanc, il sait que rien ne l’arrête et passe. Si au contraire la voie n’est pas libre, on place le disque dans la position qui dans le jour correspond à l’arrêt: l’ouverture circulaire vient se placer devant la lanterne, dont la lumière se colore en rouge en traversant le verre. Dès que le mécanicien voit ce feu rouge, il arrête le train.
DISQUE SIGNAL VU DE COTÉ.
DISQUE SIGNAL VU DE FACE.
Quant à la manœuvre du disque, elle se fait de la station, à l’aide d’un mécanisme que je ne vous décrirai pas dans ses détails. Il vous suffira de savoir que le disque est relié à la station par un fil de fer qui court le long de la voie et sur lequel on peut agir à l’aide d’un levier.
» Tout cela serait encore imparfait si, de la station où se fait la manœuvre, on ne pouvait s’assurer que le disque a obéi. Ici nous avons recours à l’électricité : une sonnerie électrique, semblable à celles que nous avons dans nos appartements, est installée à la station: elle est reliée au disque par des fils. Tant que le disque n’est pas au signal d’arrêt, elle reste muette; dès qu’il est placé perpendiculairement à la voie, un contact s’établit et l’électricité, franchissant les huit cents mètres qui la séparent du disque, fait marcher la sonnerie. C’est ce carillon que vous entendez dans les stations lorsque le train s’y arrête: il vous indique qu’aussitôt après votre arrivée en gare, on a fermé la voie derrière vous, pour empêcher les trains qui vous suivent de venir choquer le vôtre.»
L’ingénieur en était là de ses explications, et je me plaisais à les écouter, car elles m’apprenaient bien des choses que je ne connaissais que d’une manière vague, lorsque madame Eckersley, qui les avait suivies avec autant d’intérêt que moi, l’interrompit une seconde fois:
«Vous allez peut-être dire, monsieur, que je me plais à vous formuler des objections. Je crois avoir compris ce que vous venez de nous expliquer, mais tous mes doutes ne sont pas levés. Les signaux si ingénieux et si simples dont vous nous avez parlé, ne me semblent pas encore suffisants pour nous donner une sécurité parfaite. Le mécanicien, auquel vous confiez la vie de tant de voyageurs, peut avoir une distraction d’un moment: l’hiver, quand la neige tombe épaisse et qu’il grelotte sous son noir vêtement, l’été, quand l’orage gronde, comme tout à l’heure, que la pluie et la grêle lui fouettent le visage, qui me dit que son attention ne sera pas un instant détournée, qu’il pourra même apercevoir le signal d’arrêt?
— Vous paraissez, madame, dit l’ingénieur, avoir une perspicacité qui serait désespérante, si ma cause était moins bonne; vous saisissez le pour et le contre des choses avec une vivacité enviable. Vous feriez un excellent ingénieur. Mais heureusement pour moi, ce n’est pas encore sur ce point que je vais être pris au dépourvu. Un ingénieur de notre compagnie a, dans ces derniers temps, résolu le problème que vous posez et, si vous voulez me suivre, je vais vous expliquer l’invention de M. Lartigues.
» C’est encore à l’électricité, cet agent merveilleux des physiciens, qui nous a donné le télégraphe et le téléphone, qui éclaire nos rues, qui nous promet de changer les conditions de notre vie sociale, que nous allons emprunter le moyen d’avertir le mécanicien, alors même que les circonstances, dont vous parliez tout à l’heure, l’auraient mis dans l’impossibilité de voir le disque signal.
» Lorsque ce disque est mis à l’arrêt, il établit de lui-même la communication entre une pile électrique et une longue pièce de cuivre couchée entre les rails et que nous appelons crocodile, à cause de sa forme. De son côté, la locomotive porte au-dessous d’elle une espèce de balai en fils de cuivre. Lorsqu’elle passe au-dessus du crocodile, le balai frotte sur lui et l’électricité entrant dans les pièces de la machine vient, par un mécanisme que vous me permettrez de ne pas vous décrire, ouvrir une soupape de la chaudière. La vapeur sort avec force, en frappant un timbre situé au-dessus de l’ouverture que la soupape a découverte; elle le fait vibrer et produit un coup de sifflet qui avertit le mécanicien, alors même, chose impossible, vous me l’accorderez, qu’il se serait endormi sur sa machine.
» Je peux maintenant vous expliquer l’accident qui a donné lieu à tant d’émotion de votre part et qui m’a fourni l’heureuse occasion de vous faire connaître quelques-uns des mille détails de mon métier.
» Un train de marchandises, qui venait en sens inverse du nôtre, devait avant notre arrivée gagner, pour se garer, une voie latérale où je ne l’avais pas aperçu; ce fut pour moi un premier motif d’inquiétude. Un retard, dont j’ignore encore la cause, l’avait maintenu en arrière du disque sur la voie que nous parcourons. Aussi avait-on mis le disque à l’arrêt. Le garde aurait dû immédiatement venir poser des pétards sur les rails. Il ne l’a pas fait et c’est une négligence qui lui coûtera peut-être très cher. Au même moment, la pluie et la grêle, fouettant les yeux du mécanicien, l’avaient empêché de voir le signal d’arrêt et nous allions à toute vapeur sur le train de marchandises, lorsque la locomotive passant sur le crocodile, recueillit cette électricité, gardienne vigilante qui l’attendait au passage; la soupape s’ouvrit, un coup de sifflet se fit entendre: le mécanicien serra les freins et le train s’arrêta. Au même moment, notre terrible vis-à-vis, le train de marchandises, s’avançait vers nous; mais rencontrant sur la voie les pétards que j’y avais envoyé déposer, il ralentit sa course et vint respectueusement s’arrêter à cent mètres de nous.
» Avais-je raison, madame, de vous dire que vous n’avez couru aucun danger et m’accorderez-vous que nos compagnies veillent avec une vraie sollicitude sur les existences qui leur sont confiées? Est-ce à dire que tout accident soit impossible? Non, malheureusement. Les annales de ces compagnies, à côté des pages qui racontent leurs services, en ont d’autres qui sont bien tristes. Mais ce n’est pas seulement en chemin de fer que les accidents nous menacent. Lorsque vous sortez dans Paris ou dans Londres, êtes-vous sûre de rentrer chez vous saine et sauve? Lorsque je traverse le pont des Saints-Pères, suis-je certain de ne pas y rencontrer ce commissionnaire imprudent et maladroit qui, soutenant sur son crochet des glaces non enveloppées, a emporte, il y a quelques jours, le doigt d’un de mes amis. Croyez-moi, madame, vous êtes aussi en sûreté dans un train de chemin de fer que partout ailleurs. Vous arrivez d’un long voyage: Dieu sait le nombre de kilomètres que vous avez parcourus, et vous disiez vous-même tout à l’heure qu’aucun accident ne vous était arrivé.
» Et d’ailleurs, je termine ma plaidoirie par quelques chiffres qui sont de nature à vous rassurer. La statistique prouve que sur nos chemins de fer français il n’y a qu’un cas de mort pour sept millions de voyageurs. C’est déjà beaucoup trop: mais la statistique prouve aussi que dans les rues de Paris les accidents de voitures coûtent la vie à un plus grand nombre de personnes. La loyauté me force d’ailleurs à vous avouer que, sur vos chemins anglais, la proportion est un peu moindre: il n’y a qu’un cas de mort pour onze millions de voyageurs.»