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En gare d’Amiens.

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Pendant que notre ingénieur développait les différents points de cette leçon improvisée et voyait avec une visible satisfaction que madame Eckersley perdait du terrain, que ses doutes s’évanouissaient peu à peu, le train filait avec la rapidité des express du Nord. Les marais tourbeux que l’on voyait sur la gauche, les prés couverts de pièces de toile exposées à l’action blanchissante de l’air, tout nous annonçait que nous n’étions plus qu’à une petite distance d’Amiens. Quelques minutes plus tard, nous apercevions la magnifique cathédrale, élevée par Robert de Lusarches, se profiler sur un ciel brumeux: sa flèche élégante, ses gracieuses ogives se dessinaient peu à peu au milieu d’une forêt de cheminées à vapeur et semblaient opposer la poésie et les croyances du moyen âge aux spéculations scientifiques de notre siècle.

Nous venions de laisser sur notre droite la gare de Longueau sans nous y arrêter et nous traversions un dédale de voies qui s’entre-croisent en ce point, où la ligne du Nord se bifurque pour aller d’un côté sur Amiens, Boulogne et Calais, de l’autre sur Arras, Douai, Lille et la Belgique.

L’ingénieur, qui était appelé à Amiens par son service, se disposait à nous quitter, lorsque madame Eckersley, après avoir dit quelques mots à l’oreille de son mari et avoir obtenu de lui un signe d’assentiment, se fit notre interprète pour remercier notre savant professeur et pour lui exprimer les regrets que nous éprouvions les uns et les autres de voir interrompre si tôt une aussi instructive conversation.

«Vos chemins de fer vont trop vite, dit-elle, et à peine commençons-nous à être initiés aux secrets de votre profession que nous allons être privés de notre initiateur. Vous nous avez soulevé un coin du voile et vite il retombe.

— Je le regrette autant que vous, madame, dit l’ingénieur: mais je ne puis me dispenser de m’arrêter à Amiens, où je vais inspecter la gare et l’important dépôt que la compagnie du Nord y a établi. Si vous n’aspiriez autant après votre chère Angleterre, je vous aurais offert, ainsi qu’à ces messieurs, de vous faire visiter nos ateliers, et peut-être aurais-je pu vous intéresser en vous décrivant notre matériel.

— Ce serait abuser, monsieur, de votre complaisance: mais vous avouerai-je que vous allez au-devant de mes désirs et qu’il y a un instant je demandais à mon mari de vouloir bien s’arrêter à Amiens, afin de pouvoir, si vous vous y prêtiez, continuer notre scientifique entretien. Nous resterons moins longtemps à Boulogne et nos bagages nous y attendront. »

Les choses s’arrangeaient donc à merveille: je remerciai l’ingénieur de vouloir bien m’admettre dans son auditoire improvisé, nous échangeâmes nos cartes, comme pour entrer en relations plus intimes et je lus sur la sienne: Max. Goldsmith, ingénieur, ancien élève de l’École polytechnique.

Je me retournai vers le jeune élève de mathématiques spéciales, qui n’avait pas perdu un mot de tout l’entretien, et lui dis qu’il ne pouvait faire mieux que d’être des nôtres, si M. Goldsmith le permettait,

«Certainement, reprit celui-ci. Monsieur va entrer à l’école, j’en suis sorti il y a quinze ans: c’est donc, comme nous disons, un de mes petits conscrits et je serai très heureux de lui être utile.»

Le train était arrivé dans la gare d’Amiens; la sonnerie électrique nous avertissait que nous y étions en sûreté et nous descendîmes tous les cinq, laissant dans le compartiment les trois Allemands. J’étais à peine sur le quai, offrant la main à madame Eckersley pour l’aider à descendre de voiture, qu’ils sortaient de leurs étuis de longues pipes en faïence et montraient, avec autant de franchise que d’impolitesse, leur satisfaction de voir s’éloigner la jeune femme, dont la présence les avait empêchés de fumer. M. Eckersley, qui depuis notre départ de Paris n’avait guère pris part à notre conversation, probablement parce qu’il ne parle qu’imparfaitement notre langue, nous fit remarquer que l’excursion que nous allions entreprendre dans la gare d’Amiens et ses dépendances nous demanderait un temps assez long et qu’il serait peut-être prudent de lui donner pour préface une visite au buffet.

«Quand j’étudiais la philosophie, dit-il, j’ai appris que l’âme était intimement unie au corps, qu’elle le dominait, mais j’ai toujours constaté que cette domination ne s’exerce efficacement que si le corps est dans un état physique propre à exécuter les volontés de l’âme. La matière chez moi est au service de l’esprit, je le veux bien; mais mon domestique ne me sert qu’autant que je le nourris. Je vous invite donc, messieurs, à me suivre au buffet. M. Goldsmith y prendra des forces pour nous instruire et nous pour l’écouter.»

Nous trouvâmes la proposition fort sage et quelques instants après nous étions assis tous les cinq à une même table.

Pendant que M. Eckersley, qui semblait vouloir se constituer notre amphitryon, donnait les ordres, je m’amusais à observer les nombreux voyageurs qui se pressaient dans la salle. Le train qui nous avait amenés correspond avec les paquebots de Douvres et de Folkestone; aussi les Anglais étaient-ils en majorité. J’admirais leur humeur flegmatique, qui se révèle dans les moindres détails et contraste si bien avec notre vivacité fiévreuse. A la table voisine de la nôtre se trouvaient un Anglais et un Français. L’un et l’autre étaient aux prises avec la classique côtelette aux pommes de terre, que sert invariablement le buffet d’Amiens à tous ceux qui y passent. L’Anglais mangeait lentement, plaçait ses morceaux et les arrosait soigneusement d’un pale ale qu’il semblait apprécier. Le Français, au contraire, ne savait certainement pas ce qu’on lui avait servi; il découpait avec rapidité, ne déposait la fourchette et le couteau que pour sortir sa montre de sa poche et regarder si l’heure du départ n’allait pas sonner. Il n’avait pas pris le temps de se faire servir du vin: il ne buvait que de l’eau. Il avait fini depuis trois minutes, payé le prix d’un déjeuner qui devait lui profiter peu, et regagné précipitamment son wagon, lorsque le coup de sonnette se fit entendre. L’Anglais, qui avait pris tout son temps et observé d’un air presque dédaigneux la précipitation de son voisin, paya avec calme le domestique, qui était derrière lui, alluma un cigare et je le vis monter tranquillement en voiture, au moment même où le sifflet de la locomotive annonçait le départ du train. J’en conclus une fois de plus qu’en fait de voyages les Anglais sont nos maîtres.

La grande salle du buffet s’était vidée, le calme avait succédé à l’agitation qui avait régné pendant les dix minutes d’arrêt, et un pâté de canards d’Amiens s’étalait avec orgueil au centre de notre table. M. Eckersley avait voulu nous prouver que, s’il ne connaissait pas toutes les difficultés de la langue française, il était fort au courant de nos richesses gastronomiques et que Brillat-Savarin n’était pas un étranger pour lui. Le déjeuner fut des plus gais. Madame Eckersley causa avec esprit; le jeune candidat à l’École polytechnique montra que l’algèbre, la géométrie et la physique lui avaient laissé le temps de cultiver les lettres et les arts, que le lycéen était déjà un homme du monde.

Comme un Anglais né peut finir un repas sans porter un toast, ni boire de Champagne s’il est en France, M. Eckersley fit servir une bouteille de Cliquot et, dans un français moins pur que celui que parlait sa femme, porta notre santé à tous. Il était aux prises avec une phrase laborieusement conduite au milieu des barbarismes, lorsqu’on vint nous avertir que, sur l’ordre qu’en avait donné M. Goldsmith, une locomotive s’était avancée sur une voie de garage et qu’elle nous y attendait.

«Mon cher William, voilà une locomotive, dit vivement madame Eckersley, qui vous tire d’un bien mauvais pas, car vous étiez engagé dans un discours, où, pour employer le langage de M. Goldsmith, la voie n’était pas libre. Mais rassurez-vous, messieurs; nous rentrons dans notre résidence de Pulham Hall; nous allons y retrouver la vie calme d’une campagne aimée et nous y emploierons nos loisirs à parler français. J’espère que, si les hasards de la vie nous réunissent un jour à vous, mon cher mari pourra, dans un langage meilleur, vous exprimer toute la reconnaissance que lui et moi ressentons pour le si gracieux accueil que vous nous faites.

— Permettez-moi, madame, dit le lycéen, de vous faire observer que le bon français ne s’apprend qu’à Paris, que le meilleur moyen de vous familiariser aux finesses de notre langue serait de venir y passer un hiver. Nous y gagnerions tous, puisque nous pourrions conserver l’espoir de vous y rencontrer.

— Vous êtes mille fois bon, monsieur, reprit la jeune Anglaise: c’est un projet que nous comptons réaliser plus tard, quand nous serons plus forts; mais nous espérons avoir en Angleterre la visite de bons amis que nous laissons en France et qui viendront chasser chez nous en septembre. Il est entendu que tout le monde parlera français; l’anglais ne sera permis qu’avec les chiens, qui eux seraient incapables de goûter les finesses de votre langue. Si vous voulez ajouter vos leçons à celles que vos compatriotes se sont engagés à nous donner, vous n’avez qu’à venir chez nous faire l’ouverture de la chasse. Vous y trouverez bon fusil et bon accueil. Pulham Hall est à peu près sur le chemin de l’Écosse: ce sera pour vous, monsieur, la dernière occasion de faire l’école buissonnière.»

Le jeune homme s’inclina respectueusement et accepta la gracieuse invitation qui venait de lui être adressée.

Pendant ce temps, nous nous étions levés tous. M. Goldsmith offrit le bras à madame Eckersley et nous nous dirigeâmes vers la locomotive.

«Si vous le permettez, nous allons commencer, dit l’ingénieur, par le commencement et je vais vous faire l’anatomie du fougueux animal que nous avons devant nous. Comme nous aurons besoin de quelques figures, je prendrai pour tableau noir le quai bitumé de la gare.

» Une locomotive se compose de trois parties principales:

» La chaudière, qui est l’appareil générateur de la vapeur;

» La machine proprement dite, appareil récepteur de la vapeur et producteur du mouvement;

» La voiture ou le train de roues, qui reçoit l’action de la force motrice et permet à celle-ci de déplacer la locomotive sur les rails.

» La chaudière forme comme volume la plus grande partie de la locomotive, et pour mieux, vous faire comprendre sa construction, je vais par la pensée la supposer fendue d’avant en arrière par un plan vertical: c’est ce que les dessinateurs appellent faire la coupe d’une machine.».

En même temps l’ingénieur esquissait rapidement sur le quai la figure ci-contre.

«A l’extrémité d’arrière se trouve le foyer ou boîte à feu; au milieu, le corps principal de la chaudière renfermant l’eau que l’action du foyer doit transformer en vapeur: cette capacité a reçu le nom de corps cylindrique. Enfin à l’extrémité d’avant, est la boîte à fumée, où se rendent les gaz produits par la houille ou le coke qui servent de combustible. La boîte à fumée est surmontée par la cheminée de la machine.

COUPE D’UNE LOCOMOTIVE.


» Pour perdre le moins de chaleur possible, il faut que l’eau soit en contact, par la plus grande surface possible, avec le combustible ou avec les gaz chauds qu’il produit. C’est pour résoudre ce problème, et augmenter la surface de chauffe, qu’un ingénieur français, appelé Seguin, inventa la chaudière tubulaire devant laquelle nous nous trouvons. Vous voyez ces longs tubes qui occupent à peu près la moitié inférieure de cette vaste marmite. De toutes parts ils sont enveloppés d’eau: par un de leurs bouts ils ouvrent dans la boîte à feu, par l’autre dans la boîte à fumée. La flamme et les gaz parcourent ces tubes dans toute leur longueur, les échauffent et, par leur intermédiaire, communiquent à l’eau la chaleur qui doit la transformer en vapeur.»

Sur l’ordre de M. Goldsmith, le chauffeur ouvrit la porte du foyer et nous vîmes sur la paroi verticale du fond un grand nombre de trous par lesquels s’engouffraient la flamme et les gaz de la combustion. La communication avec la boîte à fumée et la cheminée nous parut plus évidente, lorsque le chauffeur jeta dans le foyer deux ou trois pelletées de charbon, qui, brûlant d’abord d’une manière incomplète, firent dégager de la cheminée un épais nuage de fumée.

BOÎTE A FEU D’UNE LOCOMOTIVE.


Madame Eckersley toussa à plusieurs reprises.

«Mille excuses, madame, dit l’ingénieur; mais si cela pouvait vous consoler de ce désagréable accident, je vous dirais que la fumée épaisse qui impressionne si péniblement vos bronches, est celle d’un charbon anglais auquel nous allons renoncer; il est trop gras et donne trop de fumée. Chargez-vous de tous nos reproches pour vos mines anglaises.

— Pourquoi l’avez-vous pris répondit madame Eckersley? Nous n’avons pas que des charbons gras, et le frère de mon mari, qui dirige là-bas une mine importante, vous donnerait à ce sujet d’excellents renseignements.

— Merci, madame, de votre bonne leçon: j’en profiterai; mais soyez sûre que je connaissais déjà les richesses du sol anglais, où l’on rencontre à chaque pas la houille et le minerai de fer, qui, comme l’a dit William Pitt, forment à eux deux les muscles de votre puissante industrie.

» Je continue: Lorsque l’eau s’est échauffée, elle se transforme en vapeur; cette vapeur se rend dans un tuyau percé de trous, qui court tout le long de la partie supérieure de la chaudière; elle s’y débarrasse des gouttelettes d’eau entraînées mécaniquement par l’ébullition de la masse liquide. Le tuyau, se bifurquant près de la boîte à fumée, conduit la vapeur à droite et à gauche dans les deux cylindres qui sont sur les flancs de la machine. Ces deux cylindres sont ce que l’âme est au corps: c’est d’eux que va partir tout le mouvement et voici une figure qui va vous permettre d’en comprendre le jeu.

» Vous voyez en 0 0 une capacité que l’on appelle la boîte à vapeur et qui communique par l’ouverture I avec le tube dont nous venons de parler: c’est donc par cette ouverture qu’arrive la vapeur. Cette vapeur a, pour s’échapper de la capacité 00, deux conduits qui peuvent la mener soit dans la partie A du cylindre AB, soit dans la partie B. Dans la première figure la vapeur entre suivant la flèche courbe, se répand dans A et vient exercer sa pression sur le piston p, qui se déplace de gauche à droite ainsi que sa tige p. Dans la seconde figure c’est l’inverse: la vapeur entre en A et déplace le piston de droite à gauche.

«Quel changement s’est-il produit d’une figure à l’autre? Il est aussi simple qu’ingénieux. Dans la boîte à vapeur se trouve une pièce creuse t, appelée tiroir à cause de sa forme; elle est mobile et peut venir tantôt boucher, tantôt déboucher l’entrée des conduits qui mènent au cylindre. Dans la première figure, le tiroir est placé de telle sorte que la vapeur entre dans A, tandis que celle qui est déjà en B, depuis le coup de piston précédent, se rend dans le tiroir, de là dans une cavité e qui la conduit dans la cheminée, d’où elle s’échappe dans l’atmosphère. C’est au moment où la cavité B communique avec l’atmosphère, que la vapeur qu’elle renferme se détendant au dehors perd de sa force et, comme elle n’est plus en état de faire équilibre à la pression de la chaudière, celle qui est en A et qui est à la pression de la chaudière, déplace le piston de gauche à droite.

TIROIR (première position).


TIROIR (seconde position).


BOITE A FUMÉE D’UNE LOCOMOTIVE.


» Dans la seconde figure, le tiroir s’est déplacé. La vapeur entre dans la partie A, celle qui est en B se détend dans l’atmosphère et alors se produit le mouvement inverse du piston.

» Mais le mouvement de la tige du piston est un mouvement en ligne droite et il s’agit de le transformer en un mouvement circulaire pour faire tourner les roues de la locomotive. Pour cela, la tige du piston, dirigée dans sa course par une sorte de cadre métallique appelée glissière, s’articule avec une Lige ou bielle, dont l’autre extrémité est adaptée à l’essieu ou plutôt à un coude de l’essieu. Ce coude forme manivelle et la bielle remplit l’office d’un bras qui ferait tourner la manivelle, l’essieu et les roues.

» Pour vous éviter la peine d’une question que votre esprit s’est déjà posée, j’ajoute que, par un mécanisme appelé coulisse de Stephenson, du nom de son inventeur, c’est la machine elle-même, qui dans son mouvement se charge de déplacer le tiroir et de produire ce que nous appelons la distribution de la vapeur. C’est à l’aide de la coulisse de Stephenson que le mécanicien produit à volonté le mouvement en avant ou en arrière. Je ne vous décrirai pas l’admirable invention de Stephenson, parce qu’elle nous prendrait plus de temps que vous ne pouvez m’en consacrer.

TENDER.


» Vous voyez, en face du mécanicien, des tubes en verre qui communiquent avec la chaudière: l’eau s’y tient au même niveau que dans la chaudière, et leur transparence permet, pendant la marche, d’observer si la machine ne manque pas d’eau. On les appelle des indicateurs de niveau d’eau.

» Comme le manque d’eau pourrait avoir les inconvénients les plus graves, il faut que le mécanicien puisse, quand cela est nécessaire, injecter dans la chaudière le liquide destiné à remplacer celui qui s’est vaporisé. A cet effet, il a à sa disposition un réservoir enfermé avec le combustible dans une voiture spéciale, qui suit la locomotive et qu’on nomme le tender. La provision d’eau varie de 5000 à 8000 litres et celle du combustible entre 1000 et 3500 kilogrammes. Autrefois on se servait, pour alimenter la machine, d’une pompe qui aspirait l’eau du tender et la refoulait dans la chaudière; aujourd’hui on a adapté à toutes les locomotives un appareil très ingénieux, connu sous le nom d’injecteur Giffard, et qui a permis de supprimer les anciennes pompes alimentaires.

» Telles sont les parties importantes d’une locomotive: mais cette machine présente des variétés que je n’ai pas l’intention de vous expliquer dans leurs détails; toutefois, je voudrais pouvoir vous donner une idée des principales, et si vous le voulez, nous allons nous rendre à la rotonde des locomotives, qui est à peu de distance et où nous trouverons réunis les types les plus intéressants. Nous pouvons y aller à pied, ou, si vous avez confiance en moi, je vais vous y conduire sur cette machine même.»

Madame Eckersley, à laquelle s’adressaient ces dernières paroles, eut un moment d’hésitation; l’idée de monter sur la machine l’effrayait un peu. M. Goldsmith s’en aperçut:

«Je ne vous proposerais pas, madame, cette petite excursion, si elle présentait le moindre danger; je vais vous faire conduire vous-même la locomotive et vous montrer par l’expérience que cette imposante machine est d’une docilité qui vous étonnera. Lorsque vous suivez une de ces chasses à courre, qui sont la distraction favorite de vos gentlemen, vous vous exposez cent fois plus que vous n’allez le faire. Votre cheval, si doux et si bien dressé qu’il soit, peut avoir peur d’un obstacle; après avoir refusé de le franchir, il obéira peut-être à un coup de cravache bien appliqué et, profitant d’un moment où votre main aura faibli, vous emportera dans une course dangereuse. Ma locomotive n’a peur de rien: si elle augmente de vitesse, c’est que je le lui ordonne; si elle se ralentit et s’arrête, c’est ma main qui l’y force.»

Madame Eckersley ne se le fit pas dire deux fois, son hésitation était vaincue, et, d’un pied léger, elle montait la première sur la machine, où nous la suivîmes tous.

«Veuillez appuyer sur cette tige, lui dit M. Goldsmith, car il faut avertir de notre départ.»

Elle obéit et un coup de sifflet prolongé se fit entendre.

«Si vous voulez maintenant tirer vers vous ce levier, il va permettre à la vapeur de s’introduire dans le cylindre et nous allons partir.»

Quelques secondes après, notre locomotive filait sur le rail de fer et nous emportait de nouveau vers Paris.

ROTONDE DES LOCOMOTIVES.


Notre voyage ne devait être que de quelques minutes, au bout desquelles nous arrivions en vue d’une rotonde que j’esquissai rapidement. A chacun des arceaux correspondait une voie donnant accès dans cette remise d’un genre tout spécial.

«Il faut maintenant ralentir notre marche, reprit l’ingénieur, et vous allez pouvoir le faire à l’aide de ce levier qui agit sur un organe intérieur, appelé régulateur à papillon. En tirant le levier à vous, vous diminuerez l’orifice qui mène la vapeur aux cylindres, et, celle-ci arrivant en moins grande quantité, la vitesse diminuera.»

Madame Eckersley, qui était devenue l’élève la plus soumise et avait perdu l’esprit d’indépendance et d’opposition qu’elle avait montré au début de notre voyage, agit sur le levier du régulateur. La machine se ralentit et vint s’arrêter doucement dans la rotonde. Nous descendîmes et nous nous trouvâmes en présence de quinze locomotives admirablement soignées et entretenues, qui étaient là attendant l’ordre du départ.

LOCOMOTIVE CRAMPTON.


LOCOMOTIVE ENGERTH.


«Vous voyez, dit M. Goldsmith, que toutes ces locomotives ne se ressemblent pas complètement. Les unes servent au transport des trains de voyageurs et doivent pouvoir prendre une grande vitesse: telle est la locomotive Crampton. Les autres, destinées aux trains de marchandises, doivent remorquer des fardeaux plus lourds et n’ont besoin que d’une vitesse moindre: telle est la locomotive Engerth.

» La locomotive Crampton, que vous voyez ici, présente trois paires de roues, une grande et deux petites: la grande, dont le diamètre peut aller jusqu’à 2m,30, est la paire motrice, c’est sur elle qu’agit le mécanisme. Les deux autres paires sont indépendantes de la première. C’est grâce au grand diamètre des roues motrices que la Crampton peut acquérir une vitesse considérable. Car, à chaque mouvement complet du piston, la grande roue fait un tour et, par suite, plus sa circonférence est grande, plus elle se déplace sur le rail.

» Dans la locomotive Engerth destinée aux marchandises, les roues sont plus petites, puisque la vitesse doit être moindre; de plus elles sont réunies entre elles. Mais cette locomotive devant avoir plus de force, il faut augmenter la longueur de la manivelle qui transmet la force exercée sur le piston. Or cette manivelle, devant toujours avoir une longueur moitié de la course du piston, les cylindres doivent être plus grands que dans la Crampton. C’est ce que vous pouvez constater.

» Si vous voulez maintenant m’accompagner jusqu’à la grande halle que nous voyons là-bas, nous y trouverons diverses espèces de wagons dont je vous expliquerai la construction. »

M. Goldsmith offrit le bras à madame Eckersley, et nous quittâmes la rotonde des locomotives pour nous diriger vers le point qu’il nous avait indiqué.

Chemin faisant, nous passons à côté d’une colonne cylindrique d’où s’échappent à la partie inférieure deux conduites terminées par des boyaux en cuir.

«Vous voyez là, dit M. Goldsmith, une de ces grues hydrauliques à réservoir, dont nous nous servons pour fournir aux tenders l’eau qui doit alimenter les machines. La partie supérieure est pleine d’eau et communique par une soupape avec les deux conduites horizontales: une chaîne court le long de ces deux conduites, et en tirant sur cette chaîne on ouvre la soupape. L’eau s’échappe et se rend par le boyau dans le tender. Au-dessous de la colonne se trouve une espèce de calorifère dont vous voyez la porte à la partie inférieure: le tuyau de ce calorifère traverse le réservoir, et comme on ne brûle là que des combustibles de rebut, l’eau s’échauffe sans occasionner de dépense: c’est donc tout à la fois une économie et un moyen d’empêcher le liquide de se congeler pendant les froids de l’hiver.

GRUE POUR L’ALIMENTATION DES LOCOMOTIVES.


Quelques instants après, nous arrivions à la halle des wagons.

«Une voiture de chemin de fer, reprit l’ingénieur, se distingue d’une voiture ordinaire par un point essentiel qu’il ne faut pas oublier. Dans une voiture ordinaire, la roue tourne autour de l’essieu; dans une voiture de chemin de fer, l’essieu fait corps avec la roue et tourne lui-même dans une boite fixe que l’on appelle boîte à graisse. Par cette disposition, les deux roues fixées aux extrémités d’un même essieu sont solidaires l’une de l’autre: si l’une s’arrête, l’autre s’arrête en même temps. Il est facile de comprendre l’avantage que nous trouvons dans cette solidarité des roues. Supposez qu’elles soient indépendantes l’une de l’autre, comme dans une voiture ordinaire, et que l’une d’elles vienne à être arrêtée ou ralentie par un obstacle quelconque, l’autre continuera à s’avancer: de là une déviation, puis un déraillement.

» Les essieux et les roues sont en fer, la circonférence, ou bandage des roues, présente une partie saillante, qui les maintient contre les rails et empêche les déraillements. Pour que cet accident, dont les suites sont souvent si terribles, puisse se produire, il est donc nécessaire qu’un choc, ou toute autre cause, ait soulevé la voiture et fait monter la saillie sur le rail.

» Une voiture de chemin de fer, dans toutes ses variétés de forme, présente deux parties essentielles: le train, qui est le même pour toutes; la caisse, qui varie dans ses détails, suivant la classe et le confortable que l’on veut obtenir. La partie supérieure du train consiste en un châssis, ou cadre rectangulaire, avec traverse et croix de Saint-André, destinées à en consolider la forme. Pour mieux vous faire comprendre les détails, voici deux figures: la première nous fait voir l’appareil de face, la seconde nous le représente vu de dessus.

» Le châssis repose sur des. ressorts, ceux qu’on voit dans la première figure, reliés eux-mêmes aux boîtes à graisse que portent les essieux. Ces boîtes, qui renferment de l’huile et une pâte grasse destinées à lubrifier l’essieu, sont maintenues entre de fortes lames de tôle, appelées plaques de garde, solidement fixées aux châssis et découpées en forme de trapèze.

» Indépendamment des ressorts de suspension que vous venez de voir, il y a entre les traverses deux ressorts disposés horizontalement et qui sont destinés à amortir les chocs. Vous les voyez sur la seconde figure: ils sont reliés aux quatre tampons de choc situés aux quatre extrémités du cadre. Lorsqu’une voiture s’arrête, la suivante vient la choquer; mais le tampon recule, la tige qu’il porte appuie sur le ressort, qui se déforme d’abord et, par son élasticité, reprend peu à peu sa courbure primitive.

TRAIN DE VOITURE DE CHEMIN DE FER.


» Quant aux caisses des voitures, je ne m’arrêterai pas à décrire leurs différentes formes: vous les connaissez aussi bien que moi. Mais j’appelle votre attention sur les wagons-postes, qui sont de véritables bureaux, éclairés, chauffés, où les employés opèrent commodément le triage des lettres. Voici un de ces wagons, et si vous voulez y monter, vous verrez avec quel soin ils sont installés.»

VOITURE POUR LES POSTES.


Nous visitâmes avec intérêt l’une de ces voitures, qu’une réparation urgente avait fait laisser en gare d’Amiens, et nous pûmes nous convaincre des avantages qu’elle présentait au point de vue de l’exécution du travail des employés. A côté d’elle se trouvait par hasard un wagon-écurie construit pour trois chevaux, et nous pûmes aussi le visiter. Chaque cheval y occupe une stalle séparée, dont les cloisons latérales sont rembourrées, pour éviter les secousses et les chocs. En avant, une traverse mobile, également rembourrée, maintient le poitrail de l’animal: enfin un râtelier et une mangeoire sont disposés en face de lui. Un palefrenier monte sur chaque voiture pour surveiller les chevaux.

VOITURE POUR LES CHEVAUX.


«Je dois, ajouta l’ingénieur, si je veux être impartial, vous avouer que les chemins de fer français n’ont pas encore réalisé tout ce que l’on peut désirer au point de vue du confortable. Les Américains et les Russes sont beaucoup plus avancés que nous sous ce rapport. En Amérique, les voyageurs vont et viennent à leur gré dans la longue voiture qui les emporte au nombre de cinquante à la fois. Au milieu du wagon se trouve un corridor qui sert de promenoir: on peut passer librement d’une voiture à l’autre, se tenir sur une plate-forme extérieure, où l’on fume à l’aise en jouissant des beautés du paysage. Dans les wagons-salons sont disposés des sièges, des divans aussi élégants que ceux d’un boudoir. On trouve dans chaque voiture une fontaine d’eau fraîche et même d’eau glacée, des poêles en hiver, des cabinets de toilette, des lits, etc. En France, la Compagnie des sleeping-car nous permet aujourd’hui d’offrir aux voyageurs une partie du confortable dont les Américains jouissent dans leurs voyages.»

WAGON AMÉRICAIN.


Madame Eckersley, qui n’avait pas perdu un mot des explications données par M. Goldsmith, nous quitta au moment où nous allions partir de la remise des wagons et retourna vers la voiture qui nous avait été décrite, pour examiner une pièce en bois que l’on voyait à peu de distance des roues. Puis elle fit remarquer à l’ingénieur que sa description n’était pas complète et qu’il avait oublié de nous parler de cette pièce, qui lui rappelait les sabots que l’on applique contre les roues des voitures, au moment où l’on descend une côte rapide, et qui sont destinés à créer un frottement capable de diminuer la vitesse.

FREIN.


«Vous avez parfaitement raison, madame, répondit M. Goldsmith: rien n’échappe décidément à votre attention.

» La pièce que vous voyez ici joue en effet le rôle du sabot: c’est un frein destiné à arrêter le train quand il arrive aux stations, ou quand un obstacle se présente sur la voie. Toutes les voitures n’en sont pas munies, mais, en général, on en compte un pour sept voitures, indépendamment de celui que porte le tender et qui est à la disposition du mécanicien.

» Il y en a de plusieurs espèces. Celui-ci est composé de sabots en bois, qui se trouvent à une petite distance des roues. Un obstacle vient-il à se présenter, le mécanicien fait entendre un coup de sifflet particulier, siffle aux freins, comme nous disons, et le garde-frein agit sur une manivelle située à sa portée; le mouvement qu’il lui communique se transmet, par des engrenages et des leviers, à la tige longitudinale que vous voyez au-dessous de la grande pièce de bois, qui forme l’un des côtés longs du châssis, et le sabot s’applique contre les roues. Le frottement exercé dans ce contact arrête la voiture.

» Nous avons en ce moment sur la ligne du Nord un frein automatique, ayant sur celui que vous voyez l’avantage d’une action plus instantanée. C’est le mécanicien lui-même qui le manœuvre. De la locomotive part un tube qui court sous les wagons et dont les différents tronçons sont reliés, dans l’intervalle des voitures, par des tuyaux en cuir fixés à vis sur les tronçons. Ce tube est en communication, sur la machine, avec une pompe à air, capable d’y faire le vide, et, sous les voitures, avec un sac en cuir qui rappelle par sa forme les lanternes vénitiennes. Ce sac en cuir est relié par des leviers aux sabots des freins: s’il a toute sa longueur, le sabot se trouve écarté des roues; s’il se comprime et se raccourcit, les leviers jouent et le sabot s’applique contre les roues. Tout revient donc à produire le raccourcissement du sac. Pour cela, dès que le mécanicien veut arrêter le train, il fait jouer la pompe à air, et le sac se vide. La pression de l’atmosphère, qui s’exerce sur ses bases, n’étant plus contre-balancée par la force de l’air intérieur, les deux bases se rapprochent et le frein s’applique contre les roues.

» La Compagnie de l’Ouest emploie depuis quelque temps un frein automatique qui produit les mêmes effets tout en reposant sur un principe inverse. Le tube dont nous avons parlé renferme de l’air comprimé, et sur son parcours se trouvent, sous les voitures, des réservoirs appelés auxiliaires, qui renferment aussi del’air comprimé. Ces réservoirs portent une pièce, que l’on a mise en communication avec les leviers du frein: cette pièce, lorsque le tube et les réservoirs sont remplis d’air comprimé, est en équilibre et maintient le sabot à distance des roues. Dès que le mécanicien veut arrêter le train, il tourne un robinet qui laisse échapper du tube l’air comprimé : mais alors la pièce mobile du réservoir auxiliaire, ne se trouvant plus également pressée par l’air du tube et par celui du réservoir, se met en mouvement sous l’influence de la différence de pression et le frein se serre instantanément.»

Après cette dernière explication nous remontâmes sur la locomotive pour regagner la gare: au moment où nous y entrions, M. Goldsmith s’aperçut qu’il était trois heures.

«Je suis désolé, madame, de ne pouvoir rester plus longtemps avec vous, dit-il à la jeune Anglaise, mais je suis obligé d’être ce soir à Paris et j’ai ici des occupations impérieuses qui me rappellent immédiatement.»

Madame Eckersley lui tendit la main, en le remerciant de la peine qu’il avait prise et des explications qu’il nous avait données. Nous joignîmes nos remerciements aux siens et l’ingénieur nous quitta pour entrer dans le cabinet du chef de gare.

«Il faudrait cependant songer à gagner Boulogne, dit M. Eckersley à sa femme, car nos bagages nous y attendent et vous ne semblez pas vous en préoccuper.

— Mon Dieu, non, répondit la jeune femme: il y a assez longtemps que nous voyageons ensemble pour que vous sachiez que ce que j’aime le plus dans les voyages, c’est l’imprévu. Sous ce rapport, et c’est le seul, mon cher William, nous n’étions pas nés l’un pour l’autre. Je déteste les plans faits à l’avance; je me suis aperçue que nous sommes toujours obligés de manquer à ceux que vous composez avec tant de soin et je crois qu’il serait sage de n’en plus faire. Mais je n’obtiendrai jamais cela de vous, car vous êtes l’homme le plus ponctuel que je connaisse.

— Eh bien, vous vous trompez, ma chère; car, tout en vous invitant à songer au départ, j’avais un regret dans l’âme. J’ai eu autrefois pour ami un jeune Français qui était venu apprendre l’anglais à Londres: je me rappelle qu’il est d’Amiens, et j’aurais eu un bien vif plaisir à le revoir et à vous le présenter. Si je croyais pouvoir le trouver, je vous proposerais de nous arrêter à Amiens et nous télégraphierions à Pulham Hall que notre retour est retardé de deux jours.

— Ah! voici un jeune homme dont je suis jalouse sans le connaître, car son souvenir obtient de vous ce que j’aurais en vain demandé. Mais, pour une fois que vous vous abandonnez à l’imprévu, vous n’êtes pas heureux; car il me paraît bien difficile de trouver votre ami dans une aussi grande ville. Autant vaudrait chercher une perle dans une dune de sable.

— Peut-être n’est-ce pas aussi difficile, dis-je à mon tour. Je suis d’Amiens, j’y ai conservé de nombreuses et bonnes relations; je viens y passer quelques jours, et si M. Eckersley se rappelle le nom de son ami, j’arriverai probablement à le trouver.

— André du Part, dit l’Anglais: son père est industriel et doit occuper dans la ville une haute position.

— Je n’en connais pas d’autre: le salon de madame du Part, la mère, a été le plus animé d’Amiens. Elle recevait le vendredi, et tout ce que la ville renferme d’intelligent et de distingué s’y donnait rendez-vous. Madame du Part est une femme instruite, au courant des lettres et des arts. Ses soirées n’avaient rien à envier, sous le rapport de la conversation, à nos plus élégantes réunions parisiennes, ce qui n’empêchait pas que la jeunesse s’y amusât beaucoup et y dansât toujours fort tard. J’y ai passé de bien bons instants. Malheureusement, tout cela n’est plus qu’un souvenir; depuis longtemps madame du Part ne reçoit plus. Quant à André, il a épousé une charmante femme et a pris la suite des affaires de son père. Il vient souvent à Paris, et je l’ai eu à dîner le mois dernier. Vous voyez, madame, que votre mari ne cherchera pas longtemps son ami, si vous consentez à votre tour à séjourner à Amiens. Je me ferai un plaisir d’y être votre cicerone.

— J’y consens de tout cœur, trop heureux que William puisse retrouver un ami d’enfance: ma jalousie ne va pas jusqu’à vouloir le priver de ce plaisir.»

Le jeune candidat à l’École polytechnique, qui ne nous avait pas quittés encore, offrit à madame Eckersley de s’occuper à Boulogne de ses bagages et de veiller à ce qu’ils ne prissent pas une fausse direction. Elle lui renouvela l’invitation qu’elle lui avait faite de venir chasser à Pulham Hall. Une demi-heure après, le jeune ménage anglais était installé par moi à l’hôtel de France et d’Angleterre. Je le quittai pour me mettre à la recherche d’André du Part. Je n’eus pas de peine à le trouver; il était à son cabinet, en train de signer les dernières lettres de son courrier.

Six semaines de vacances

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