Читать книгу Le legs du pendu - Paul Saunière - Страница 3

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Tout le monde connaît le ravissant coteau qui domine a rive gauche de la Seine et la route pittoresque qui va de Poissy à Meulan.

Cette route serpente au fond de la vallée et longe les rives du fleuve, parallèlement au chemin de fer de l’Ouest. Bordée d’admirables propriétés, ombragée par des noyers centenaires, elle s’étend, à travers mille accidents de terrain, au milieu d’un véritable verger, qui la couvre tour à tour d’un opulent bouquet de fleurs, de feuilles et de fruits.

Pendant l’été, elle est pour ainsi dire impénétrable aux rayons du soleil. Presque toujours rafraîchie par une brise légère, elle permet au voyageur de se reposer à l’ombre des massifs qui la couvrent, et de contempler à l’aise le délicieux panorama qui s’offre à ses yeux.

A droite, se détache dans un horizon déjà lointain la silhouette du Mont-Valérien, puis les hauteurs de Marly, de la Frette et de Conflans; en face, la côte de l’Hautil et d’Andresy, dans un repli de laquelle se cache à moitié le village de Chanteloup; à gauche, on aperçoit Triel, les Mureaux et l’on devine Meulan, dont les maisons disparaissent dans la verdure qui les entoure. Au-dessus de ces villages, s’étendent à perte de vue les bois qui, depuis l’embouchure de l’Oise, forment, jusqu’à Mantes, un immense rideau vert, capricieusement découpé par les sinuosités innombrables du coteau.

Enfin, après avoir franchi successivement les villages de Villaine, de Médan et de Vernouillet, cette route passe à Verneuil avant d’arriver à Meulan.

Verneuil est situé à mi-côte et prudemment assis, à l’abri des inondations, au-dessus de la plaine, que les eaux limoneuses de la Seine viennent trop souvent envahir.

Derrière le village s’étend un petit bois, que la route traverse et dans lequel les habitants du pays vont faire de fréquentes excursions pendant la belle saison.

Vers le commencement du mois de mai de l’année 186., deux jeunes gens, âgés à peu près de vingt-cinq ans chacun, cheminaient en sens inverse dans les allées de ce bois.

L’un était blond, d’un blond tirant sur le rouge. Il avait des yeux gris, le nez gros et arrondi, une bouche large, aux lèvres pleines et colorées, et des traits fort irréguliers. Il était d’une taille moyenne. Ses membres trapus étaient dépourvus d’élégance, et ses mains noircies par le travail prouvaient qu’il appartenait à la classe aisée des ouvriers.

Il était vêtu d’un pantalon de coutil gris, d’un gilet de cachemire bleu et d’une sorte de vareuse noire, sur le collet de laquelle retombaient les deux bouts d’une cravate de soie rouge. Cette toilette de mauvais goût, mais qui n’était pas exempte d’une certaine prétention, se complétait par une casquette de soie noire, plantée sur le sommet de la tête et rabattue sur les yeux.

L’autre était brun, grand et élancé. Il avait de magnifiques yeux bleus, frangés de longs cils recourbés, le nez droit, aux narines mobiles et finement dessinées; la bouche, bien faite, était ombragée d’une soyeuse moustache, qu’une main blanche et allongée retroussait de temps à autre. L’ovale de la figure était assez pur, le menton, légèrement saillant, donnait à la physionomie un cachet indiscutable d’énergie et de virilité.

Coiffé d’un de ces chapeaux ronds, que l’usage autorise actuellement à la campagne, il portait un costume complet de drap gris foncé, dont la veste, boutonnée sur deux rangs et bien aj ustée, dessinait merveilleusement sa taille souple et bien cambrée.

Certes, sous ce costume fort simple, ce jeune homme n’avait pas l’élégance affectée de nos oisifs. Rien d’extraordinaire dans la coupe des vêtements, du faux-col ou des manchettes, ne provoquait le sourire du passant; mais, à la façon dont il était porté, on devinait sans peine une véritable distinction et ce cachet particulier de bonne compagnie que donne presque toujours une éducation soignée.

Chacun d’eux suivait un chemin différent, qui aboutissait à un carrefour, au milieu duquel s’étendaient les vastes rameaux d’un châtaignier trois fois séculaire. L’un entrait dans le bois, l’autre en sortait.

Ils marchaient lentement, la tête baissée, tous les deux assurément préoccupés..

Non-seulement ils ne se voyaient pas, mais ils ne pouvaient pas se voir, car les deux allées qu’ils suivaient étaient perpendiculaires l’une à l’autre, et les jeunes feuilles dont les arbres commençaient à se couvrir formaient entre eux une masse compacte, que l’œil d’un braconnier même n’aurait pas pu pénétrer.

Cependant ils étaient forcés de se rejoindre à l’endroit où les deux routes se croisaient, et dont ils n’étaient guère éloignés que de cinquante pas au plus.

En effet, continuant chacun de leur côté leur promenade silencieuse, ils atteignirent au bout d’une minute le carrefour vers lequel ils se dirigeaient, et se rencontrèrent face à face.

Subitement, et par un mouvement simultané, ils levèrent les yeux.

–Monsieur Roger! s’écria le premier de ces deux promeneurs.

–Tiens! c’est vous, Germain! s’écria le second.

Mais, dans la façon dont ces deux exclamations avaient été prononcées, il y avait deux intonations bien différentes.

Et d’abord, qu’on le remarque bien, l’un avait dit Monsieur Roger; l’autre avait dit Germain tout court, –ce qui indiquait chez le premier une supériorité quelconque sur le second.

Le blond, Germain, n’avait pourtant pas mis dans ces deux mots: «Monsieur Roger,» tout le respect qu’ils comportent à première vue. Au contraire, il y avait dans sa voix quelque chose de haineux. L’organe, rauque et tremblant, dénotait une colère mal contenue.

Le brun, Roger, loin de manifester le moindre sentiment hostile, avait franchement salué Germain. S’il avait laissé percer un peu d’étonnement, c’était parce qu’il ne s’attendait pas à rencontrer en pareil lieu et à une heure si matinale, une connaissance de ce genre.

Tous deux, en effet, ils habitaient Meulan.

Le hasard étrange qui leur avait inspiré, le même jour et à la même heure, l’idée de faire la même promenade, motivait donc parfaitement la surprise qu’avait montrée Roger.

–Eh! que faites-vous ici? ajouta-t-il avec enjouement, bien que le ton et l’attitude de Germain ne pussent lui laisser aucun doute sur les sentiments dont celui-ci était animé.

–Vous le voyez bien, répondit Germain d’un ton bourru, je me promène. Et vous?

–Moi aussi.

–Ah! vous vous promenez? fit Germain avec un sourire incrédule. Est-ce bien vrai?

–Comment! Est-ce bien vrai? Que supposez-vous donc que je fasse dans ce bois à sept heures du matin?

–Qui sait... dit Germain. Vous m’avez peut-être vu y venir.

–Je vous jure que non; mais, quand cela serait... Quel mal y aurait-il à ce que je vous eusse suivi?

–Ainsi vous l’avouez. C’est pour m’espionner que vous êtes venu!

–Pour vous espionner! s’écria Roger. Voilà un bien vilain mot, que rien ne justifie.

–Avec cela que vous vous en privez! fit Germain sur le même ton de sourde colère. Hier encore, ne m’avez-vous pas fait sévèrement admonester par M. Voisin?

–A qui la faute? se défendit Roger. Pourquoi ne m’aviez-vous pas donné le nombre des heures supplémentaires de la semaine?

–Parce que je n’avais pas eu le temps.

Donc, il m’était impossible de dresser l’état que me demandait M. Voisin pour faire sa paye.

–Eh bien! ne pouviez-vous pas dire que vous n’aviez pas entièrement terminé votre besogne et me faire prévenir aussitôt?

–C’est ainsi que j’aurais agi, en effet, si M. Voisin n’avait pas insisté pour l’avoir immédiatement; mais ma charité chrétienne ne va pas jusqu’à assumer les fautes dont les autres se rendent coupables.,

–Une faute, dites-vous? fit Germain dont les poings se crispèrent.

–Un oubli, si vous voulez, reprit Roger. Le mot importe peu. Ce qu’il y a de vrai et ce que vous devriez savoir, mon ami, c’est que je ne suis pas plus riche que vous, que j’ai besoin comme vous de gagner ma vie, et que, par conséquent, je ne puis pas me donner le luxe d’endosser une négligence dont un autre est responsable.

–Ah! vous voilà encore avec vos grands mots et vos grandes phrases! dit Germain avec un mauvais sourire. Vous croyez peut-être m’imposer avec vos grands airs. Vous vous trompez, monsieur le commis aux écritures. Vous ne valez pas plus que moi. La preuve, c’est que vous ne gagnez pas davantage. Ce n’est pas parce que vous grattez du papier toute la journée qu’il faut vous croire supérieur aux autres. Encore s’il n’y avait que cela.

–Il y a donc encore autre chose? demanda Roger qui se mit à rire.

–Parbleu! je vous conseille de faire l’ignorant, fit Germain dont les sourcils se froncèrent. Vous le savez bien.

–Sur mon honneur, je l’ignore! répondit Roger. Parlez, que voulez-vous dire?

–Eh bien! oui, je le dirai, fit résolument Germain, car cela commence à m’irriter. Pourquoi, quand par hasard Mlle Antoinette vient dans les ateliers et m’adresse la parole, êtes-vous toujours à nous épier?

–Vous êtes fou, mon cher! Est-ce que vous m’avez jamais vu bouger de mon bureau?

–Oh! parbleu! ce serait trop fort! s’écria Germain; mais vous n’avez pas besoin de bouger non plus. Le bureau vitré dans lequel vous vous tenez est à l’entrée de l’atelier; rien ne vous est plus facile que de voir ce qui se passe à travers les carreaux.

–Et vous vous êtes aperçu que je vous épiais? fit Roger que l’impatience finissait par gagner.

–Oh! il n’y a pas que moi, répliqua Germain. M"e Antoinette s’en est bien aperçue aussi.

Roger haussa les épaules et se détourna.

–Oui, poursuivit Germain d’une voix aigre, oui, elle s’en est aperçue. Sans cela pourquoi, pendant qu’elle me parle, se tournerait-elle toujours de votre côté? C’est parce qu’elle se défie de vous, parce qu’elle voit, comme tout le monde, que vous n’êtes pas franc du collier, et qu’elle a peur, en un mot, pour vous faire bien venir de lui, que vous ne répétiez à son père ce qu’elle a dit ou ce qu’elle a fait.

–Elle s’est donc plainte à vous de ma manière d’agir à son égard?

–Je ne dis pas cela, mais qu’avait-elle besoin de le faire? Est-ce que cela ne crève pas les yeux?

–Allons, mon cher monsieur Germain, vous êtes bien décidément un méchant drôle, ainsi que je le pensais. Aussi, je vous défends de m’adresser désormais la parole pour autre chose que pour les nécessités du service.

Et Roger fit un pas pour s’éloigner.

–Ah! c’est comme cela que vous le prenez? fit Germain, qui se jeta au-devant de lui, en retroussant les manches de sa vareuse. Eh bien! nous allons nous expliquer une bonne fois.

–Qu’est-ce à dire? fit dédaigneusement Roger, qui voulut continuer son chemin.

–Cela veut dire, riposta Germain en le repoussant, que j’aurai votre peau ou que vous aurez la mienne, mais qu’il faut en finir à l’instant.

–Soit! dit Roger poussé à bout. Aussi bien vos impertinences ont fini par m’échauffer les oreilles.

Pour se mettre sur la défensive, il recula vivement de trois ou quatre pas dans la direction de l’énorme châtaignier qui se trouvait au milieu du rond-point.

Au même instant, il ressentit à la tête une assez vive douleur. Pensant qu’il s’était heurté contre une des basses branches du vieux géant, il se retourna, et recula tout à coup épouvanté.

C’était contre les jambes d’un pendu qu’il venait de se cogner. L’impulsion que ce choc lui avait donnée balançait au bout de la corde le corps inerte et la figure violacée du pendu.

En même temps qu’il avait ressenti à la tête cette secousse violente, Roger avait poussé du talon un paquet assez volumineux, mais léger et peu résistant, sur lequel il jeta un regard distrait.

C’était une large enveloppe grise, dans laquelle étaient probablement renfermés des papiers.

Sans s’arrêter à ce détail, qui, croyait-il, ne pouvait avoir la moindre importance, Roger jeta son chapeau, ôta son gilet, sa veste, et grimpa lestement dans le châtaignier, sur la maîtresse branche duquel il s’avança.

Alors tirant de sa poche son couteau, il appela Germain.

–Mon cher monsieur, lui dit-il, nous reprendrons quand il vous plaira la conversation que cette aventure a si tristement interrompue; mais, pour aujourd’hui, je vous prie de venir à mon aide. Le voulez-vous?

–Parbleu! fit Germain assez rondement, quoique avec un reste de mauvaise humeur.

–Alors, attention! reprit Roger. Je vais couper la corde d’une main, tandis que je la maintiendrai de l’autre; vous, pendant ce temps, soulevez le pendu par les pieds; ensuite nous le ferons glisser tout doucement jusqu’à terre. Y êtes-vous?

Germain avait suivi mot pour mot les instructions que lui donnait Roger.

–Allez! cria-t-il en soulevant le cadavre avec ses deux bras.

Il avait un certain courage, ce Germain. Il était évident que cette besogne lui déplaisait et lui causait même une secrète frayeur; mais il ne voulait pas avoir l’air de trembler devant son ennemi.

Roger s’était couché tout de son long sur la branche et coupait la corde.

–Prenez bien garde! recommanda-t-il. La corde va céder.

En effet, un dernier coup de couteau détermina la rupture du chanvre. La secousse faillit faire tomber Roger; mais il se cramponna vigoureusement de la main droite, et parvint à glisser le corps assez bas pour que Germain pût le saisir enfin par la ceinture et le déposer sur l’herbe.

Cela fait, il recula involontairement, et se baissa pour ramasser la large et épaisse enveloppe que lui aussi avait aperçue.

A peine y eut-il jeté les yeux, que, sans mot dire, il la glissa précipitamment dans la poche de sa vareuse.

Quant à Roger, il descendit vivement et vint s’agenouiller auprès du cadavre.

–Vite! s’écria-t-il. Allez chercher du secours à Verneuil. Le corps est encore chaud. Avec des soins immédiats, on pourrait peut-être le rappeler à la vie. Courez!

En prononçant ces paroles, il faisait glisser le nœud coulant dans lequel était pris le cou du pendu, et, sans prendre le temps de se rhabiller, quoique la matinée fût excessivement fraîche, il se mettait en devoir de lui donner les premiers soins.

Quant à Germain, il ne demandait certainement pas mieux que de quitter le théâtre de cette scène lugubre, car il s’éloigna dans la direction du village avec une docilité et une rapidité qui ne laissèrent pas que de surprendre Roger.

Celui-ci se trouva donc seul en présence du cadavre.

Malheureusement, il ne possédait aucune notion de médecine, ou plutôt il ne savait guère que ce que tout le monde a plus ou moins appris. Cependant il avait entendu dire qu’en cas de congestion on pouvait sans inconvénient fendre le gras de l’oreille pour tâcher d’en faire couler le sang.

Il prit son couteau, coupa l’oreille de l’inconnu. Trois ou quatre gouttes de sang en sortirent lentement, mais ce fut tout.

Alors il se pencha sur lui, le massa, le frictionna, lui souffla longuement dans la bouche pour tâcher de rendre aux poumons leur fonction normale... rien n’y fit.

Au bout d’une demi-heure de ces efforts inutiles, il était en nage. L’eau ruisselait sur son visage; la sueur commençait à tacher sa chemise blanche de larges plaques humides.

–Et Germain qui n’arrive pas! murmurait-il.

Sans perdre courage, il recommençait ses massages, ses frictions, ses insufflations. Toujours sans résultat. Non-seulement l’inconnu ne revenait pas à lui, mais le corps se refroidissait de plus en plus.

Au bout d’une heure de ce labeur méritant, il était exténué! Il était dans un état de transpiration tel que sa chemise était littéralement collée sur son dos.

–Mais que fait donc Germain? disait-il. Est-ce qu’il ne serait pas allé à Verneuil? Il devrait être de retour depuis une demi-heure au moins! Ah! c’est dommage! Je suis sûr que si l’on avait eu un médecin sous la main ce malheureux aurait échappé à la mort.

Maintenant, il était trop tard! Non-seulement le corps était froid, mais les membres prenaient graduellement la rigidité cadavérique.

Roger renonça à toute autre tentative. Alors seulement il s’aperçut qu’il était trempé. Il alla chercher ses vêtements, les endossa et les boutonna usqu’au menton. Puis, afin de ne pas se refroidir, il se promena de long en large dans la clairière, les yeux toujours fixés sur le pendu.

Il eut le temps de l’examiner à l’aise.

L’inconnu était un homme de cinquante-huit ans environ, grand, maigre, osseux et très-fortement charpenté. Il avait des cheveux gris coupés court, mais très-abondants, et des favoris un peu plus noirs que les cheveux.

Ses grands yeux qui, d’abord, sortaient démesurément de l’orbite, reprenaient peu à peu leur place. Sous les épais sourcils noirs qui les recouvraient, ils semblaient même conserver un restant de vie. Le nez, aquilin et assez fort, retombait sur une bouche moyenne, dont les lèvres violettes étaient légèrement tuméfiées. Le menton, pointu et quelque peu fuyant, semblait d’autant plus effilé que les pommettes étaient plus saillantes.

Par le costume qu’il portait, cet homme appartenait évidemment à la classe aisée. Ses habits étaient excessivement propres, et son linge était bien soigné.

–Quels motifs ont pu pousser ce malheureux à se donner la mort? se demandait Roger.

Malgré lui, ses regards se fixaient obstinément sur ce cadavre, dont l’œil gris semblait le suivre et brillait encore d’un certain éclat. Ne pouvant en supporter la vue, il s’approcha, se pencha et ferma les paupières de l’inconnu.

Germain ne revenait toujours pas!

–Qu’est-ce que cela signifie? se demandait Roger.

Si, moins absorbé par les soins que lui imposait l’humanité, il avait été un peu plus curieux, il aurait compris sans doute pourquoi Germain ne se pressait pas.

Le paquet volumineux, qu’il avait poussé du pied et qu’il avait dédaigné, était, en effet, une large enveloppe que le pendu avait déposée sur l’herbe, à l’endroit même où il avait résolu de se donner la mort.

Pendant que Roger grimpait sur l’arbre, Germain avait ramassé l’enveloppe et y avait jeté un regard rapide.

Or, voici ce qu’il avait lu:

«Tout ce qui est contenu dans cette enveloppe appartient à celui qui le trouvera.»

Aussitôt il avait glissé le paquet dans sa poche. Voilà pourquoi aussi il avait obéi avec tant d’empressement aux ordres de Roger. Il avait hâte de s’éloigner pour savoir ce que contenait cette enveloppe.

Il se dirigea en courant vers le village.

Sa première idée–et c’était la bonne, ou du moins la seule honnête–avait été de se rendre chez le maire, de lui communiquer la découverte qu’il venait de faire et de remettre entre ses mains le paquet qu’il avait trouvé; mais au moment où il allait sortir du bois, il s’arrêta brusquement.

Une invincible curiosité le retenait. Que contenait cette enveloppe?

Il la tira de sa poche. Elle était hermétiquement collée, mais ne portait ni cachet de cire, ni lettres initiales, ni armoiries. Il hésita.

On a beau dire, une lettre fermée inspire toujours un certain respect. Il fit deux ou trois pas encore, puis il s’ar rêta de nouveau.

Il était sur la lisière du bois, à dix pas de la route de Verneuil.

–Bah! pensa-t-il, je dirai que c’est Roger qui a déchiré l’enveloppe en marchant dessus...

Résolûment il l’ouvrit, et, dans un papier qui les recouvrait, il aperçut une liasse de billets de banque. Il tressaillit de joie et de surprise à la fois! L’enveloppe né disait-elle pas que cette fortune appartiendrait à celui qui la trouverait?

Mais, au fait, c’était Roger qui l’avait trouvée bien plutôt que lui! Roger n’en réclamerait-il pas le bénéfice? Assurément il en était bien capable. Et alors il faudrait céder à Roger cette fortune! Il faudrait tout au moins la partager avec lui! Oh non! Jamais!

–Que faire, pourtant? conjecturait Germain... Ma foi! Le plus simple est de n’en pas parler. Ce qui est écrit sur l’enveloppe me dégage de tout scrupule... Oui, c’es... jela. je n’en dirai rien... Roger était si occupé qu’il ne se souviendra pas..., peut être même n’a-t-il rien vu...

Un sourire dérida ses grosses lèvres, tandis qu’un frisson de plaisir parcourait son corps.

–Combien peut-il y avoir là-dedans? reprit-il-en palpant délicieusement du doigt la précieuse enveloppe.

Il ne se figurait pas ce qu’elle pouvait renfermer. De sa vie, il n’avait vu une somme si importante représentée par du papier.

–Si tout est en billets de banque, poursuivit-il, il y a au moins... vingt-mille francs... peut-être plus, ajouta-t-il. Voyons...

Il allait les tirer de l’enveloppe pour les compter, quand un grand bruit se fit sur la route, accompagné de retentissants éclats de rire. C’étaient des jeunes gens de Verneuil qui profilaient du dimanche et du beau temps pour faire une promenade dans le bois.

Ils étaient dix au moins. Ils entrèrent dans le taillis par toutes les issues: les uns choisissant la route, les autres franchissant le fossé pour montrer leur agilité.

Germain n’eut que le temps d’enfouir au fond de sa poche la bienheureuse enveloppe. En moins d’une demi-minute il était entouré.

–Tiens! Germain! s’écria l’un des jeunes gens. Que faites-vous donc là?

–Je vais chez le... maire... balbutia Germain surpris.

–Chez le maire! Par ce chemin-là! En plein bois! Vous vous moquez de nous!

–Il est vrai que j’ai un peu perdu la tête, dit Germain; mais on la perdrait à moins. Si vous saviez ce qui vient de m’arriver...

–Eh bien! que vous est-il arrivé?

–Oh! je n’ai pas le temps de vous le raconter. Vous l’apprendrez assez tôt. Quant à moi, je n’ai pas une minute... je me sauve... au revoir!

A ces mots, et pour éviter toute explication, Germain les quitta précipitamment.

Aussitôt qu’il eut perdu de vue le groupe de jeunes gens, il ralentit son allure.

–Diable! se dit-il, mais il ne faut pas non plus que je me presse trop d’aller chercher des secours! Si ce pendu revenait à lui, il rentrerait en possession de cet argent et je n’aurais plus rien. Alors je ne pourrais plus épouser Antoinette... je n’aurais plus la joie d’écraser ce misérable Roger... Oh! non. Ne nous pressons pas!

Cependant il était en pleine route, et la route était sillonnée de promeneurs. Il allait atteindre le village, dont les habitants étaient sur leurs portes, en beaux habits du dimanche, attendant l’heure de la grand’– messe. Il n’y avait plus moyen d’ouvrir l’enveloppe, de vérifier le nombre de billets qu’elle renfermait.

Germain se résigna et se mit le plus lentement possible à la recherche du maire. Après s’être informé dix fois, il se présenta enfin devant la maison qu’habitait le représentant de l’autorité. Par malheur, le maire était à Paris. Il fallut aller chez l’adjoint, lui raconter ce qui se passait. L’adjoint envoya chercher le garde champêtre, en même temps qu’il faisait prévenir la gendarmerie et le commissaire de police de Meulan.

Enfin, vers huit heures et demie, l’adjoint et le garde champêtre, suivis d’une foule compacte, arrivèrent sur le théâtre de cet horrible accident, et, vers ne euf heures seulement, on vit paraître les gendarmes et le commissa i re.

Sur-le-champ on procéda à la levée du cadavre. Le commissaire donna l’ordre qu’on le transportât mornentanément dans une des salles de la mairie de Meulan. Puis il demanda quelles étaient les personnes qui avaient découvert le pendu!

Roger se présenta hardiment.

Quant à Germain, il essayait de se dissimuler dans les groupes quand Roger, qui le cherchait du regard, l’aperçut et lui cria:

–Venez donc, Germain!

Germain fut bien forcé d’avancer.

–Veuillez me suivre, messieurs, leur dit le commissaire. Je regrette infiniment de vous déranger, mais il faut que je dresse mon procès-verbal et j’ai besoin de votre concours.

Roger s’inclina et s’empressa de le suivre. Germain eut un mouvement d’hésitation; mais tous les regards étaient braqués sur lui, il fut obligé de s’exécuter.

Le cortége funèbre se mit en marche, escorté d’une foule compacte et silencieuse.

Lorsque le cadavre eût été déposé dans la salle, le commissaire ferma la porte à clef, plaça un gendarme en faction et fit télégraphier immédiatement au parquet de Versailles l’événement qui mettait en émoi la population, si calme d’oadinaire, des pays environnants. Puis il passa dans son cabinet, prit une feuille de papier, sa plume, de l’encre, et se mit à rédiger son procès-verbal.

Après avoir fait une description minutieuse de l’endroit où cette scène lugubre s’était accomplie, il interrogea successivement Roger et Germain, et prit note de leur déposition.

–Est-ce tout ce que vous avez à dire? demanda-t-il enfin à Roger.

–Oui, monsieur.

–Et vous? reprit-il en s’adressant à Germain.

–Moi aussi, monsieur.

–Ainsi vous ne pouvez plus fournir à la justice aucun renseignement?

Roger ne répondit pas. Il se tourna vers Germain, paraissant attendre que celui-ci prît la parole.

–Aucun, dit Germain avec effort.

–Alors, vous pouvez vous retirer, messieurs.

Germain se dirigeait déjà vers la porte, quand Roger l’arrêta.

–Pardon, lui dit-il. Qu’avez-vous donc fait de l’enveloppe?

–Quelle enveloppe? interrogea vivement le commissaire, dont la défiance fut mise à l’instant en éveil.

–Je veux parler, continua Roger, d’un paquet assez volumineux, recouvert d’une large enveloppe grise, que j’ai poussé du pied en même temps que je me heurtais aux jambes du pendu.

–Eh bien! Qu’est-elle devenue? fit le commissaire.

–Je L’ignore, monsieur. J’ai négligé de la ramasser afin de voler plus tôt au secours de ce malheureux; mais, quand la corde a été coupée, et pendant que je descendais du châtaignier, j’ai vu M. Germain s’en emparer et la glisser dans sa poche.

Le commissaire se tourna du côté de Germain.

–Cela est-il vrai, monsieur? demanda-t-il d’une voix sévère.

–Oui, monsieur le commissaire... oui... s’empressa de dire Germain avec un sourire forcé. Je me souviens à présent... Excusez-moi, monsieur, mais ce suicide m’a tellement troublé... que je ne sais en vérité... la voilà... elle n’est pas perdue.

En balbutiant avec un embarras manifeste ces phrases entrecoupées, il avait, en effet, tiré de sa poche la précieuse enveloppe et la tendait au commissaire.

Sans l’ouvrir, mais après y avoir jeté un coup d’œil rapide, le commissaire la serra dans le tiroir de son bureau.

–Ah! je comprends... murmura-t-il.

Pendant ce temps, Germain, pâle comme un soleil de pluie, adressait à Roger un regard haineux et chargé de terribles menaces.–

–C’est bien, messieurs, dit enfin le commissaire. Vous pouvez vous retirer; mais je vous engage à ne pas quitter Meulan d’aujourd’hui, afin de vous tenir à la disposition du juge d’instruction, qui ne manquera pas d’arriver dans l’après-midi.

Les deux jeunes gens s’éloignèrent. Après avoir traversé la foule, qui se livrait au dehors à toutes sortes de commentaires, ils regagnèrent chacun leur logis, sans avoir échangé même un salut.

Vers deux heures, le juge d’instruction arriva, accompagné d’un greffier. Il commença par prendre connaissance du procès-verbal dressé par le commissaire, procéda à un long examen, se fit remettre l’enveloppe, en vérifia très-attentivement tour à tour l’état, la forme, la suscription, le contenu; puis il donna l’ordre qu’on introduisît les deux témoins.

Roger, qui se tenait aux aguets, s’était déjà présenté. Quant à Germain, il fallut l’envoyer chercher par un gendarme.

Il manifesta un empressement et une obséquiosité que le magistrat arrêta d’un geste.

–Un instant! fit-il. Procédons par ordre. Où est le premier témoin, Roger Montmaury, celui qui a coupé la corde?...

–Me voici, monsieur, répondit Roger.

–Veuillez déposer des faits à votre connaissance et n’omettez aucun détail, je vous prie.

Montmaury renouvela dans toute son étendue, avec beaucoup de précision et de clarté, la déposition qu’il avait déjà faite dans la matinée.

A son tour, Germain dut faire un récit à peu près semblable; mais il le fit avec embarras, d’une voix hésitante et mal assurée.

–Bien, dit le juge impassible, veuillez, messieurs, signer le procès-verbal, dont le greffier va vous donner lecture.

Cette formalité accomplie, le magistrat se tourna vers Roger.

–Permettez-moi, reprit-il, de vous adresser encore quelques questions relativement à cette enveloppe, dont nous n’avons que fort peu parlé jusqu’à présent. Vous l’avez vue, Montmaury, puisque c’est vous qui l’avez signalée au commissaire.

–Certainement, monsieur.

–Avez-vous vu sur cette enveloppe trace d’une écriture. quelconque?

–Non, monsieur, je ne m’en suis pas même occupé. J’ai couru au secours de ce désespéré, je me suis aperçu que le cadavre était encore chaud. J’étais persuadé, et je le suis encore, que si l’on avait pu donner des soins immédiats à ce malheureux, on l’aurait sauvé; mais plus d’une heure et demie s’est écoulée, et, malgré ma bonne volonté...

–Oui, vous avez fait noblement votre devoir, monsieur Montmaury. La justice vous en sait gré, et l’humanité vous en remercie par ma bouche; mais revenons à cette enveloppe. Vous n’avez pas vu la suscription qu’elle portait?

–Non, monsieur.

–Eh bien! je vais vous la communiquer, moi.

Et le magistrat lut d’une voix grave et lente les deux lignes suivantes:

«Tout ce qui est contenu dans cette enveloppe appartient à celui qui le trouvera.»

–Ah! fit Roger surpris.

Il n’ajouta pas une parole, mais il regarda Germain avec un étonnement mêlé d’un écrasant mépris. Il avait compris pourquoi Germain avait tant hésité à se défaire de cette enveloppe et pourquoi, peut-être, il avait mis si longtemps à chercher des secours.

Le juge d’instruction devina certainement sa pensée. Certainement aussi sa conviction était déjà formée à cet égard, car ce fut avec une certaine rudesse qu’il s’adressa à Germain.

–Germain Cassut, approchez! dit-il.

Celui-ci sentit quelle humiliante différence il y avait entre le ton de parfaite urbanité sur lequel le magistrat avait parlé à Montmaury et la sévérité avec laquelle il l’interrogeait. Il en ressentit une telle colère que son visage s’empourpra.

–Pourquoi vous êtes-vous emparé de cette enveloppe sans la montrer à Montmaury? demanda le juge.

–C’était pour la remettre au commissaire, monsieur.

–Si c’était dans ce but, parfaitement louable et auquel le devoir vous ordonnait impérieusement de ne pas vous soustraire, pourquoi, après les constatations préalables, quittiez-vous le bureau du commissaire sans lui remettre ces papiers?

–Je l’ai déjà dit, monsieur. J’étais si troublé que j’avais oublié..,

–Je connais votre version, interrompit le magistrat. Maintenant, répondez: Quia lacéré cette enveloppe?

–Je ne sais, monsieur.

–Avez-vous lu les deux lignes qui y sont tracées?

–Non, monsieur. Je ne l’ai pas pu... j’ai couru tout de suite au village...

–Ainsi vous ignorez ce qu’elle contient?

–Oui, monsieur.

–Et comment expliquez-vous que cette enveloppe soit déchirée?

–Oh! d’une façon bien simple, monsieur. C’est évidemment Montmaury qui, en mettant le pied dessus...

–Ce n’est pas possible. Si cet accident s’était produit de la façon que vous le prétendez, l’enveloppe porterait de cette violence une empreinte quelconque. Or elle est immaculée, et Montmaury affirme l’avoir seulement poussée du pied...

–Que voulez-vous que je réponde? fit Germain tout décontenancé. Cela ne peut cependant être arrivé que comme cela...

–Encore une fois, c’est impossible. Si le pied de Montmaury avait brisé cette enveloppe, il y aurait foulure, souillure, cassure, si vous le voulez, mais si habile qu’il fût, ce pied n’aurait pas pu déchirer l’enveloppe dans toute sa longeur, sans dévier, pour ainsi dire, du pli formé par l’arête supérieure du papier.

–Que voulez-vous que je vous dise, moi! fit Cassut poussé dans ses derniers retranchements. Vous avez l’air de croire que c’est moi qui l’ai déchirée cette enveloppe...

–Je ne vous le cache pas.

–Dans quel but l’aurais-je fait cependant?

–Pour voir ce qu’il y avait dedans, tout simplement.

–Mais comment aurais-je su qu’il y avait des billets de b.

Germain n’acheva point sa phrase. Il venait de s’apercevoir qu’il avait commis une imprudence. Il aurait bien voulu la rattraper; malheureusement il était trop tard.

Le juge d’instruction ne se départit point du calme imperturbable qu’il affectait; mais son regard fin se fixa sur Roger, tandis que ses lèvres closes ébauchaient un sourire de pitié.

–Je savais bien que je finirais par le prendre... avaient l’air de dire ce regard et ce sourire.

Cassut comprit que toute dénégation devenait dangereuse.

–Eh bien! oui, reprit-il brusquement. J’ai lu ce qu’il y avait d’écrit sur l’enveloppe et j’ai eu la curiosité de voir ce qu’il y avait dedans. C’est vrai aussi. Vous êtes là à m’emberlificoter dans un tas de questions. On dirait, à vous entendre, que je suis un criminel et que c’est moi qui ai pendu ce pauvre diable. Je ne suis ni un assassin, ni un voleur, pourtant. Quel mal ai-je fait après tout? Puisque ce qu’il y a là dedans appartient à celui qui le trouvera, et puisque c’est moi qui l’ai trouvé.

–Pardon, c’est vous qui l’avez ramassé, mais c’est Montmaury qui l’a trouvé, interrompit le juge d’instruction, puisque, vous l’avouez vous-même, c’est lui qui, le premier, l’a poussé du pied.

–Oh! je ne réclame pas, monsieur, s’empressa de dire Roger.

–C’est fort bien à vous, fit le magistrat, mais vous ne savez pas ce qu’il y a dans cette enveloppe! Demandez-le à Cassut.

–Quant à cela, monsieur le juge, répondit vivement Cassut, sur les cendres de mes-père et mère, sur mon salut, devant Dieu qui m’entend, je vous jure que j’ignore combien il y a d’argent dans ce chiffon de papier! Je n’ai pas eu le temps de compter, j’en conviens.

Cette sorte d’objurgation avait été faite avec tant de franchise et de conviction, que le magistrat ne douta pas, cette fois, de la véracité du témoin.

–Eh bien, messieurs, prononça-t-il en scandant chacune de ses paroles, il y a là deux cent mille francs!

Le cadavre de L’inconnu avait été minutieusement fouillé. On n’avait découvert sur lui aucun papier de nature à rèvéler son identité. Pas un doute ne subsista sur sa résolution bien arrêtée de se donner la mort, car les chiffres que devaient porter sa chemise, ses chaussettes et son mouchoir avaient été soigneusement coupés, afin que la justice ne pût se livrer à aucune recherche. Le nom du chapelier, qui se trouvait au fond de la coiffe du chapeau, avait même été gratté avec un canif, pour qu’il fût impossible de le déchiffrer.

Après avoir fait part aux deux témoins de ces circonstances, le juge d’instruction sortit de l’enveloppe un papier.

–A présent, messieurs, dit-il, je dois vous donner lecture de ce document. Veuillez l’écouter avec la plus grande attention.

A ces mots, assurant sa voix, il commença:

«Si vigoureux que je paraisse, je suis atteint d’une maladie incurable et qui me cause les plus atroces souffrances. J’ai donc résolu d’en finir avec la vie. J’emporte avec moi une corde et j’ai choisi l’endroit où je veux me pendre.

» J’ai pris, je crois, toutes les précautions imaginables pour que mon identité ne puisse pas être constatée. Si cependant j’avais oublié quelque chose, et si, par un moyen quelconque, on parvenait à retrouver mon nom et ma famille, j’entends qu’il ne soit absolument rien changé aux conditions qui suivent:

» Remarquant combien la destinée est injuste, ayant eu sous les yeux mille exemples du peu de cas que certains héritiers font de la succession qui leur échoit, ne voulant surtout pas que ma fortune, si péniblement gagnée, soit gaspillée en folles prodigalités, ou compromise dans des entreprises hasardeuses, je m’en remets à Dieu du soin d’en disposer à sa guise, bien persuadé qu’il ne permettra pas, dans sa haute sagesse, que cette fortune tombe entre des mains indignes.

» En conséquence, j’ai réalisé le peu que je possède, se montant à deux cent mille francs nets, que j’ai glissés ci-inclus en billets de la banque de France, pour, cette somme, être remise, de plein droit et sans contestation possible, à la personne qui trouvera le pli qui la renferme.

» Déclarant agir en parfait état de santé et en toute connaissance, et affirmant que telle est mon immuable et dernière volonté.»

Naturellement, ce testament, écrit d’une main ferme et d’une écriture correcte, n’était pas signé, ne portait aucune date, et n’indiquait pas l’endroit où il avait été rédigé.

Il était, du reste, parfaitement clair et ne pouvait donner lieu à aucune interprétation en dehors de ce qu’il voulait dire.

Quand il eut entendu la lecture de ce document, Germain respira plus librement.

Le juge d’instruction, après avoir remis dans l’enveloppe le testament et les billets, se tourna vers Roger.

–Vous le voyez, monsieur, reprit-il, quand vous disiez tout à l’heure que vous ne réclamiez rien, j’avais raison de vous faire observer que vous vous engagiez un peu légèrement.

–Mais non, monsieur, dit Roger.

–Comment!n’est-ce pas vous qui, réellement, avez trouvé ce papier? N’êtes-vous pas en droit d’en réclamer le contenu?

–Peut-être, monsieur, mais je ne le ferai certainement pas.

–Quoi! vous vous contenterez de la moitié! Vous voulez partager avec Cassut?

–Pas davantage, monsieur.

–Mais alors que comptez-vous donc faire?

–Rien, monsieur.

–Mais vous reconnaissez implicitement dans ce cas que c’est Germain Cassut qui a trouvé ce trésor!

–Je ne dis pas non.

–Et vous lui en abandonnez la totalité! s’écria le magistrat, qui n’en pouvait croire ses oreilles.

–Oui, monsieur.

–Comme il vous plaira, fit le juge un peu désarçonné; mais il était de mon devoir de vous éclairer.

–Et je vous en remercie sincèrement, monsieur, interrompit Roger; mais, à tort ou à raison, je serais fort embarrassé, je ne vous le cache pas, d’une fortune acquise dans des conditions semblables. Ne croyez pas que ce soit par fierté. Je ne suis rien que le fils d’un pauvre honnête homme qui est mort dans un état voisin de la misère. Je ne possède rien, je suis simple commis dans une fabrique, et je gagne assez péniblement ma vie. Pourtant, si obscur que je sois, je prétends ne devoir qu’à moi la fortune dont je jouirai un jour, si jamais j’arrive à la fortune. C’est un scrupule un peu exagéré, je ne m’en défends pas; mais il me semble que ce legs du pendu me pèseraif comme un remords et que cet argent, acquis sans travail, ne me porterait pas bonheur. Voilà pourquoi je ne réclame rien, monsieur.

A ces mots, Roger s’inclina et fit mine de se retirer.

Le magistrat se leva vivement de son siège et lui coupa la retraite, pour lui tendre sa main toute grande ouverte.

–Touchez là, monsieur, lui dit-il, vous êtes un honnête homme.

Puis il se tourna vers Germain, dont le visage rayonnait.

–Ainsi, monsieur, continua-t-il, c’est bien vous, et vous seul, maintenant, qui prétendez être l’héritier du pendu?

–Dame... puisque M. Roger y renonce, il me semble que...

–Et, sans doute, vous n’avez pas les mêmes scrupules que lui?

–Oh! pas si bête!

–Fort bien. En ce cas, monsieur Germain Cassut, si dans un an et un jour on n’a pas retrouvé la famille de ce désespéré, si aucune réclamation ne s’est élevée et si M. Roger ne se ravise pas, les deux cent mille francs vous seront remis. Jusque-là vous pouvez vous retirer, je n’ai plus besoin de vous.

Il est impossible de se figurer le désappointement profond qui se peignit sur le visage de Germain. Probablement il s’imaginait que, séance tenante, on allait lui donner cet argent. Quelle déception!

Quoi! si l’on retrouvait la famille, si des réclamations s’élevaient, il pouvait être dépossédé! Quoi! malgré sa déclaration formelle, Roger avait encore le droit de se raviser!

Germain s’en alla tout déconfit.

–Après tout, il m’en restera toujours la moitié, se dit-il pour se consoler. Mais attendre un an. C’est dur!

Quant à Roger, il regagna la modeste chambre qu’il occupait au bord de la Seine.

Pendant ce temps, le magistrat continuait ses investigations.

Après avoir pris le signalement minutieux du pendu, relevé chaque partie de son vêtement, en avoir décrit la forme et la couleur, il fit venir un photographe, qui tira sous ses yeux le portrait du malheureux, et reçut l’ordre d’en envoyer cent exemplaires au parquet de Versailles.

Le reste de l’instruction ne révéla que des détails insignifiants. On apprit que le pendu était arrivé à la station de Meulan la veille vers huit heures trois quarts, par le train parti de Paris à sept heures et demie du soir. Seulement son billet avait été mêlé avec les autres; de sorte qu’il ne fut pas possible de savoir s’il arrivait directement de Paris, ou s’il était monté en wagon à l’une des stations intermédiaires.

L’inconnu avait été vu vers neuf heures et demie dans l’un des cafés de la ville, où il s’était fait servir un verre de vin chaud; mais dans aucune des auberges de Meulan il n’avait arrêté de chambre pour y passer la nuit.

On en fut donc réduit à supposer qu’à partir de dix heures et demie, heure à laquelle il était sorti du café, il avait erré dans les environs ou dans le bois de Verneuil, et que, vers six heures du matin seulement, il avait pris le parti de se pendre.

Le soir même de ce lugubre événement, Roger, légèrement attristé, rentrait presque immédiatement après dîner dans sa chambre.

Il faisait un temps admirable. Une légère brise soufflait du Nord-Est, le ciel pur et sans nuages était d’un bleu irréprochable.

Appuyé sur le balcon de sa fenêtre, Montmaury regardait distraitement la Seine, à travers les arbres qui la dérobaient çà et là à ses regards. Au-dessous de lui passaient sur le bord de l’eau des groupes bruyants ou des couples tendrement enlacés. A la vérité, il ne voyait rien de tout cela. Il songeait.

Peu à peu la nuit vint, le ciel bleu s’assombrit et se constella d’étoiles, dont la lune fit bientôt pâlir la clarté. Roger n’avait pas bougé. Certes le paysage était splendide, plus merveilleux encore à la pâle lueur de la lune qu’aux rayons dorés du soleil couchant, et pourtant Roger, toujours immobile, dédaignait ces magnificences.

Vers dix heures, il referma sa fenêtre.

–Oui, murmura-t-il, ce juge d’instruction avait raison. C’était peut-être un moyen de me rapprocher d’elle.

A la même heure, Germain était au bal de Meulan, où il dansait un joyeux rigodon avec les couturières du pays.,

Le bruit de son aventure s’était répandu dans la plus obscure des maisons. Les jeunes filles le regardaient déjà d’un œil complaisant et provocateur; les jeunes gens se le montraient du doigt et le considéraient avec envie.

–A-t-il de la chance ce Germain! s’écriaient-ils. Dire que j’aurais pu passer par là à la même heure! Ah! si j’avais su.

Et chacun lui souriait, lui tendait la main, lui offrait un verre de vin.

En revanche, si Germain était bien accueilli, Roger était fort mal traité. Tout le monde savait qu’il avait refusé sa part des deux cent mille francs du pendu.

–Quel imbécile! quel crétin! quelle huître que ce M. Roger!

Telles furent à peu près les seules exclamations que provoqua, ce soir-là, au bal de Meulan, le désintéressement de Montmaury.

Le lendemain, tout ce bruit s’était apaisé. Les paysans étaient retournés à la charrue: Roger et Germain avaient repris, à la fabrique, leurs occupations quotidiennes.

Fidèle à sa promesse, Roger n’adressait la parole à Germain que pour les nécessités du service.

Celui-ci, loin de manifester cependant contre le jeune commis aucun sentiment hostile, semblait avoir pris à tâche de lui faire oublier les violences auxquelles il s’était laissé emporter. Non-seulement il ne parlait plus de reprendre la conversation au point où il l’avait laissée; mais encore il se montrait aimable, obséquieux, presque servile envers Montmaury.

Roger ne fut nullement sensible à ces platitudes. Il comprenait bien quel but poursuivait Germain.

A cela il n’avait pas grand mérite, car rien n’était plus facile que de pénétrer la pensée du jeune contre-maître.

Tous les matins, il achetait un journal pour voir s’il y était question du pendu et du singulier testament, qu’il avait fait. Tous les soirs, il se rendait au café, dévorant avec la même fièvre toutes les feuilles qui lui tombaient sous la main.

Pendant une dizaine de jours, en effet, les journaux s’étaient occupés de cette étrange aventure. Quelques-uns l’avaient interprétée de telle façon que Germain en avait la chair de poule. Puis survint une autre aventure, plus bizarre ou plus dramatique: on ne parla plus de celle du pendu.

Les semaines, les mois s’écoulèrent, sans qu’il fût question de rien. Germain commençait à se rassurer et se montrait de plus en plus prévenant envers Roger. Il ne voulait lui donner aucun prétexte de vengeance, de peur que Montmaury ne se ravisât!

Enfin huit jours à peine séparaient Cassul du bienheureux moment où le legs du pendu allait définitivement lui appartenir, quand, un beau jour, Roger reçut de M. Voisin, son patron, une invitation à dîner.

Il en fut un peu surpris. C’était la première fois que pareil fait se présentait.

Le legs du pendu

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