Читать книгу Le chevalier Sarti - Paul Scudo - Страница 4

II

Оглавление

Table des matières

BEATA.

Dans une province de l’ancienne république de Venise vivait, vers la fin du siècle dernier, un prêtre de cinquante ans, qui, par l’austérité de ses mœurs et l’abondance de ses aumônes, s’était acquis la réputation d’un saint. Fils d’un grand seigneur, on disait que, pour expier une passion qui contrariait les vues ambitieuses de son père, il avait passé quinze ans dans une prison d’État. Il n’en était sorti qu’à la mort de la femme qui avait été la cause innocente de ses malheurs. Il embrassa alors la carrière ecclésiastique; mais, fatigué par les chagrins et les privations d’une longue captivité, il lui avait été impossible d’accepter un rôle actif dans la milice de l’Église. Il vivait avec un frère qui par sa sollicitude cherchait à cicatriser les profondes blessures de la tyrannie paternelle. On disait dans le peuple des environs que ce prêtre ne se nourrissait que de cendres et de prières. Il était grand, d’une maigreur effrayante. Un visage jaune, des yeux éteints, la tête constamment penchée sur sa poitrine, tout accusait en lui les ravages d’une grande douleur. Jamais on ne l’avait vu sourire, jamais il ne cherchait à égayer le fond de ses tristes pensées. Toujours taciturne, il ne répondait que par des monosyllabes et s’enveloppait dans sa douleur. Sa charité, sa douceur, ses souffrances, le mystère de son amour, avaient inspiré à tout le monde une tendre pitié. Sévère pour lui-même, il était plein d’indulgence pour les autres, surtout quand il s’agissait des faiblesses du cœur. On allait le consulter comme un oracle, on implorait sa bénédiction. Tous les jours de l’année, quelque temps qu’il fît, il passait par le village de La Rosâ pour se rendre dans une petite ville voisine, où était enterrée celle que le nombre des années et les consolations de la religion n’avaient pu lui faire oublier. Là, se prosternant sur la pierre de sa tombe, qu’il couvrait de fleurs et de larmes, il passait des heures entières dans une profonde méditation; puis il s’en revenait silencieux et triste, les yeux tout rouges et le visage défait. Lorsque les enfants de La Rosâ l’apercevaient de loin, ils s’écriaient: Ecco il santo, il santo, «voici le saint!» et ils couraient au-devant de lui, touchant du bout des doigts les plis de sa soutane et faisant ensuite le signe de la croix.

Parmi les enfants qui accouraient ainsi au-devant de l’abbé, il y en avait un surtout qui était toujours le premier à guetter son passage. Il s’agenouillait sur la route, et, les mains jointes sur sa poitrine, il lui disait avec une grâce charmante: «Santo padre, bénissez-moi!» Ce joli enfant avait fait impression sur le pauvre abbé; c’était comme un rayon de soleil qui avait pénétré dans son âme. Un jour que Lorenzo, c’était le nom de l’enfant, demandait à l’abbé sa bénédiction ordinaire, il lui offrit quelques fleurs en disant: «Tenez, santo padre, ajoutez-les aux vôtres.» Vivement ému, le pauvre abbé fondit en larmes, prit l’enfant dans ses bras, le couvrit de baisers, et le remit à sa mère sans proférer une parole. Depuis ce jour, il souriait en passant aux doux regards de Lorenzo, et s’arrêtait pour le caresser. Tout le monde fut émerveillé de cet incident, toutes les mères enviaient le bonheur de Catarina Sarti.

Catarina était la veuve de l’un de ces petits nobles vénitiens à qui les grands seigneurs du Livre d’or abandonnaient volontiers les fonctions subalternes de l’État. Son mari était mort consul de la république dans un port de l’Orient, et l’avait laissée avec un enfant et sans fortune. Catarina, encore jeune, était une très-jolie personne, d’une rare distinction de manières et de sentiments. Elle vivait d’une petite pension que lui faisait un riche sénateur dont son mari avait été le client. Son enfant, Lorenzo, était à la fois le charme et la grande préoccupation de sa vie. Une jolie tête blonde, de beaux yeux noirs, un visage qui s’épanouissait avec bonheur, et une peau d’un tissu si délicat que la moindre émotion la colorait d’un vif incarnat, telles étaient les qualités extérieures du jeune Lorenzo.

La vivacité de son esprit qui se prenait à toutes choses, la sagacité de ses reparties et la gentillesse de ses manières, faisaient du fils de Catarina un enfant vraiment intéressant. Aussi, lorsqu’il jouait devant sa porte, ses longs cheveux blonds flottant sur les épaules, on s’arrêtait pour le voir, et les jeunes filles le prenaient dans leurs bras, le caressaient comme un bambino. Catarina était idolâtre de son enfant; un regard, un baiser de Lorenzo, la consolaient de toutes ses peines. Rien ne lui coûtait, aucun sacrifice ne lui paraissait impossible quand il s’agissait de ce fils bien-aimé. Elle aurait voulu lui alléger le poids de la vie et le couvrir de son amour comme d’une tunique sacrée qui le préservât des outrages de l’homme et de la nature. Qu’elle était heureuse lorsque, vers le soir, elle s’asseyait à la porte de sa jolie petite maison, sous l’ombrage frais d’une vigne généreuse et d’un grand figuier tout chargé de fruits délicieux! Les derniers rayons du soleil venant expirer sur les feuilles de la treille infiltraient dans ce réduit paisible une lumière douce et mélancolique. Un pauvre chardonneret aveugle chantait tristement dans sa cage et semblait regretter la clarté du jour qu’il ne devait plus revoir. Catarina, tenant Lorenzo sur ses genoux, pressant entre ses mains sa tête charmante, lui disait de ces jolis riens, de ces ravissantes niaiseries de la tendresse maternelle, dans le dialecte le plus mélodieux qu’il y ait au monde, le dialecte vénitien. «Tesoro mio, lui disait-elle, m’aimes-tu bien? J’ai rêvé que tu voulais me fuir, est-ce bien vrai, viscere mie?» Et, prenant au sérieux son propre badinage, elle fixait sur lui des regards attendris et pleins d’inquiétude. Le plus souvent ces mots sans suite étaient ajustés sur une cantilène suave très-répandue parmi les habitants de La Rosâ. Pieuse et dévote comme une Italienne, Catarina mettait un soin extrême à remplir le cœur de son enfant de principes consolateurs. Dans l’effusion naïve de son âme, elle ne cessait de lui répéter: «Lorenzo mio, il faut être obéissant et laborieux, parce qu’ainsi l’ordonne celui qui est mort pour nous. Oh! c’est qu’il aime bien les petits enfants, notre Seigneur Jésus-Christ! Et quand ils sont sages et qu’ils disent bien leurs prières, il les reçoit en paradis.

—Qu’est-ce qu’on voit en paradis, ma mère? demandait Lorenzo.

—On y voit des anges et on y mange du pain d’or qui est plus doux que le miel, et si tu veux y aller aussi, il faut t’agenouiller soir et matin devant la madonna et la prier de te prendre sous sa divine protection.»

Au nombre des qualités aimables qui distinguaient le jeune Lorenzo, nous aurions tort d’oublier une très-jolie voix de soprano et une mémoire heureuse qui retenait facilement les mélodies les plus fugitives. Sa mère, qui avait quelques notions de musique, avait préparé son instinct en lui chantant de ces jolies barcarolles vénitiennes dont elle était abondamment pourvue. Souvent la voix de la mère et celle du fils s’attiraient et se mêlaient ensemble comme deux rayons de lumière d’intensité différente. Ces petits concerts de famille, où dominaient les intervalles caressants de tierce et de sixte, avaient établi la réputation de Lorenzo dans le village de La Rosâ. Il n’y avait point de fête à laquelle il ne fût invité, il n’y avait point de cérémonie où Lorenzo ne fît entendre sa jolie voix.

Parmi les petits camarades qu’il fréquentait, il y en avait un qu’il affectionnait plus particulièrement que les autres. Il s’appelait Zopo et appartenait à une famille honorable qui demeurait juste en face de la maison de Catarina. Toujours ensemble, ces deux enfants échappaient souvent à la surveillance maternelle, et ils couraient au loin dans les champs, se roulant dans les prés et furetant les buissons pour y dénicher des oiseaux. Lorsque la faim les prenait, ils grimpaient sur un mûrier et se rassasiaient de ses fruits savoureux, puis ils descendaient et venaient s’endormir sous son ombrage hospitalier. Les heures s’envolaient ainsi rapides, emportant avec elles cette béatitude des premiers jours de la vie qu’on ne retrouve plus. Très-souvent aussi Lorenzo et son jeune ami, prenant chacun deux morceaux de bois en guise de violon, allaient marmottant de maison en maison une espèce de canzonetta populaire qui se terminait par ces paroles: Ahi! che partenza amara! «Hélas! quel départ douloureux!» Les jeunes filles accueillaient Lorenzo avec une prédilection marquée et lui faisaient chanter tout seul le refrain connu. «Bravo, lui disaient-elles en le couvrant de baisers, bravo, anima mia, tu chantes comme un ange del paradiso

Un jour de Pâques de je ne sais plus quelle année, il faisait un temps admirable. Le souffle du printemps épanouissait de sa chaude haleine le bourgeon des plantes et le cœur des jeunes filles. Toute la population de La Rosâ était sur pied, joyeuse, éclatante de mille couleurs. Les femmes avaient leurs cheveux noirs roulés en tresses pressées, sur lesquelles brillaient quelques épingles d’or qui en affermissaient l’élégant édifice. Une petite quenouille d’argent faisait saillie du côté gauche de la tête, et son léger fuseau, attaché par une chaînette du même métal, se balançait avec grâce. Un bel œillet de couleur pourpre, la fleur favorite des Vénitiennes, ornait le côté opposé de la tresse et penchait galamment sur l’oreille droite. Un corsage bleu étreignait la taille et montait en s’évasant pour cacher dans ses replis moelleux de charmants trésors. Les plus riches avaient le cou enlacé d’une chaîne d’or à petits anneaux, au bout de laquelle pendait une croix. Un bas très-blanc, parsemé de petitefleurs idéales, un soulier de soie rose à grands talons, un zenzale ou voile gracieusement fixé sur le haut de la tête, complétaient le costume très-coquet de ces villanelle. Les hommes portaient un habit à grandes basques, un gilet de drap rouge, des culottes de velours bleu, de gros souliers à boucles d’argent, une belle ceinture de soie cramoisie nouée au flanc gauche et cachant le manche d’un stylet. Le tout était surmonté d’un chapeau à larges bords retroussés. Sous le chapeau posé crânement sur l’oreille, on voyait un bonnet de soie à raies rouges et blanches, dont la houppe descendait jusqu’à la poitrine. Tout ce monde était sur la place du village, emplissant l’air d’éclats de rire et attendant l’heure de la messe. La fête devait être magnifique. On avait fait venir l’organiste de Bassano, et Lorenzo devait chanter un petit motet que lui avait enseigné le curé de La Rosâ, assez bon connaisseur en musique. Une vingtaine de jeunes filles choisies parmi les plus habiles avaient appris un cantique à l’unisson, qui devait aussi faire partie de la cérémonie.

Tout à coup la cloche sonne, la foule s’ébranle et se dirige vers l’église, dont le campanile élégant pointait au loin dans l’horizon. L’église était aussi revêtue de ses plus beaux ornements. Chaque saint était paré de ses habits de fête, qu’il tenait de la pieuse libéralité de ses adorateurs. Les mystères du sacrifice divin s’accomplirent avec un ordre parfait, et, après quelques simples accords qui répandirent dans l’église une sonorité vague, après que les jeunes filles eurent murmuré leur cantique de grâce, dont l’expression était aussi chaste que le fond de leur cœur, Lorenzo chanta d’une voix limpide ces mots consolateurs: O salutaris hostia! et tout le monde fut ravi du sentiment naïf et touchant dont il semblait pénétré. Catarina fut bien heureuse du succès de son enfant. Le reste de la journée se passa en jeux divers, à rouler des œufs dorés sur une pente de terre glaise, à danser sur une pelouse fleurie, à se parler tout bas au coin d’une haie parfumée, à se presser la main à la clarté discrète de la lune. O printemps de la vie, aspirations douces et charmantes de la religion et du premier amour, pourquoi vous envolez-vous si vite?

Parmi les notables habitants du village de La Rosâ, où s’écoulait l’enfance de Lorenzo, il y avait un certain Giacomo Landi, qui jouait un rôle assez important. Il était barbier de son état, et joignait à cette profession utile un goût très-vif pour la musique, dont il ne connaissait pas une note. C’était un homme trapu, au visage rubicond, sur lequel s’épanouissait un nez énorme dont les racines se dilataient chaque jour à cause de la grande quantité de tabac qu’on lui faisait absorber. De grosses lèvres qui ne pouvaient se joindre, une demi-douzaine de dents plantées au hasard, comme des quilles sur un terrain raboteux, et quelques rares cheveux gris qui grimpaient péniblement autour de la tête, formaient une physionomie des plus singulières. Ce corps, que la nature avait traité un peu sans façon, était animé d’un esprit à la fois jovial et sentencieux, dont le mélange était assez piquant.

Giacomo Landi avait passé une partie de sa jeunesse près du curé de Cittadella en qualité d’enfant de chœur, et, bien qu’il n’eût jamais su lire très-couramment, sa mémoire n’en était pas moins remplie de toute sorte d’éléments, de vers, de cantiques, de chansons, de légendes mystérieuses, et surtout d’un grand nombre de fragments des sermons du curé de Cittadella. Il paraît que ce bon curé avait l’habitude de citer souvent dans ses homélies les épîtres de saint Pierre et de saint Paul, car le nom de ces deux apôtres était resté aussi grand dans la mémoire de Giacomo qu’ils le sont dans l’histoire du christianisme. Il n’y avait rien de plus curieux que de voir Giacomo, entouré d’un groupe de paysans dont il était l’oracle, pérorant d’un ton plein d’importance sur quelques rares nouvelles politiques qu’il plaisait au gouvernement de la république de Venise de laisser pénétrer dans les provinces soumises à sa domination. Une grande poignée de tabac sur le haut du pouce, les yeux écarquillés et les sourcils froncés, Giacomo, d’une voix solennelle, terminait toutes ses harangues par cette phrase invariable: Ecco cosa dicevano san Pietro e san Paolo. «Voici ce que disaient saint Pierre et saint Paul.»

C’était le plus souvent au cabaret que Giacomo aimait à étaler les bribes de son érudition sacrée. Là, attablé devant un fiasco de bon vin de Bassano, excité par le choc des verres et les applaudissements de ses nombreux admirateurs, sa verve éclatait comme un feu d’artifice aux gerbes les plus bizarres.

Nous avons dit que Giacomo avait un goût prononcé pour la musique, dont il ignorait jusqu’aux plus simples éléments; mais son oreille était si juste, sa mémoire si heureuse et si bien fournie de refrains, de canzonnette et de noëls de toute espèce et de toutes les époques, qu’il semblait improviser tout ce qu’il chantait de sa voix de basse peu étendue, mais sonore et assez agréable. Aussi Giacomo était-il l’organisateur de toutes les fêtes, la joie des enfants et des jeunes filles, dont il excitait la gaieté par des propos galants et des contes malicieux qu’il inventait à leur intention, en mêlant à ces fictions de sa fantaisie, quel qu’en fût le caractère, son invariable citation: Ecco cosa dicevano san Pietro e san Paolo. Aux longues veillées d’hiver, Giacomo visitait les étables des cultivateurs aisés, où il était attendu et accueilli avec empressement. Dans ces réunions paisibles, qui avaient pour but apparent quelques travaux de ménage, et qui étaient pour la jeunesse un prétexte à des loisirs plus charmants, Giacomo trouvait toujours un auditoire empressé d’entendre ses sermons et ses improvisations burlesques, où l’histoire sacrée et profane, la légende et le conte quelquefois libertin se mêlaient dans un désordre pittoresque qui n’était pas, je vous l’assure, un effet de l’art. Lorsqu’il arrivait à l’une de ces veillées, c’était à qui s’emparerait de lui pour savoir les nouvelles du jour ou pour se faire dire la bonne aventure: car Giacomo, comme les bardes primitifs, réunissait tous les dons de la sapience et du gai savoir. Le plus souvent il apportait avec lui une vieille guitare fêlée dont il s’accompagnait par des fragments d’accords empruntés à la tonique ou à la dominante, ces deux pivots de l’harmonie antédiluvienne. Giacomo affectionnait beaucoup le jeune Lorenzo, qu’il amusait par ses chansons et ses contes à dormir debout.

Un soir que Giacomo s’était rendu à la veillée chez son compère Battista Groffolo, un des plus riches fermiers de La Rosâ, il y trouva très-joyeuse compagnie. Dans une vaste et belle écurie très-proprement tenue, où ruminaient une douzaine de grands bœufs étendus sur une litière fraîche et odorante, il y avait un grand nombre de jeunes gens des deux sexes diversement occupés. Des lampes en fer à la forme antique, suspendues à une corde au milieu de l’étable, éclairaient à peine d’une lumière jaunâtre les groupes les plus rapprochés, et projetaient sur tout le reste une ombre vacillante propice aux doux mystères. Les femmes filaient, cousaient, tricotaient; les hommes écossaient des pois ou dévidaient de la laine, occupations légères qui laissaient à l’esprit une liberté suffisante. C’était le moment favorable pour les longues histoires, les vieux contes et les tendres déclarations. Dans un coin de l’étable, plusieurs jeunes filles s’étaient groupées autour de l’une de ces lampes dont nous venons de parler: elles travaillaient, riaient, chuchotaient, échangeant de doux regards et d’agaçantes paroles avec quelques jeunes contadini délurés qui se tenaient près d’elles. La plus éveillée de ces jeunes filles, celle qui paraissait dominer les autres par son esprit et sa gaieté bruyante, était Zina, la fille de Battista Groffolo, le maître de la maison. Elle tenait sur ses genoux Lorenzo, qu’elle caressait et faisait babiller comme un sansonnet. A l’apparition de Giacomo au milieu de tout ce monde si bien disposé à la distraction, il se fit un grand brouhaha.

«Sapientissimo dottore, lui dit aussitôt Zina d’un air moqueur, que nous apprendrez-vous de nouveau aujourd’hui? Quels sont les mariages et les fêtes qui se préparent, et comment se portent les habitants de Cadolce, où vous allez si souvent prêcher à l’osteria della Luna?

—Vous êtes la plus malicieuse jeune fille de La Rosâ, lui répliqua Giacomo avec bonhomie, et, pour vous punir de l’indiscrétion de votre langue, qui s’exerce si souvent à mes dépens, je ne vous dirai pas un secret qui vous concerne et qui m’a été confié par un beau jeune homme de Bassano.

—Ah! vous voulez détourner la conversation en excitant ma curiosité féminine, répondit Zina un peu intriguée; mais vous n’y parviendrez pas, dottor mio. Tenez, je vous offre la paix, si vous voulez nous chanter une belle canzonetta bien longue, et que nous puissions retenir pour vous faire honneur.

—Non, non, répliquèrent les autres jeunes filles; contez-nous plutôt une belle histoire d’amour, une histoire qui ne se trouve pas dans les épîtres de saint Pierre et de saint Paul.»

A ces mots, Giacomo éprouva une joie secrète qu’il ne sut pas contenir. Il était ravi qu’on lui offrît l’occasion de faire briller sa faconde et de tirer de sa mémoire un de ces vieux contes qui s’y trouvaient enfouis depuis son enfance.

«Que vous raconterai-je? dit-il d’un air important. Je voudrais trouver un sujet qui fût digne des beaux yeux qui me regardent.

—Pas mal commencé, répondit Zina en riant.

—Ma foi, je vais vous dire une vieille histoire que je tiens du vénérable curé de Cittadella, et qui remonte à je ne sais plus quelle génération. Je désire qu’elle vous intéresse; ce sera une preuve en faveur de mon goût.

—De mieux en mieux, repartit encore l’intarissable Zina; nous vous écoutons toutes, le orecchie spalancate

Après avoir aspiré une large prise de tabac, Giacomo commença ainsi d’une voix sonore:

«Il y avait autrefois un roi....

—Et une reine, sans doute, dit tout bas Zina en se pinçant les lèvres.

—C’est possible, mais l’histoire ne le dit pas. Je le répète, il y avait un roi qui, chassé de sa patrie par un peuple ennemi, vint aborder les côtes de la mer Adriatique. Heureux d’avoir échappé à l’inconstance de la fortune et à celle des flots, ce roi s’avança dans les terres de la Vénétie, et vint fonder une ville qui existe encore et que vous connaissez tous, Padoue. Ce prince s’appelait Antoine, et, comme c’était un prince pieux et reconnaissant, il fit bâtir une église magnifique en l’honneur de son patron. C’est depuis lors que il Santo de Padoue est vénéré dans toute l’Italie.

«A quelque distance de la ville, dans les fermes du roi, il y avait un jeune pâtre d’une figure intéressante, plein de grâce et de modestie. Il était chargé de conduire un nombreux troupeau de chèvres, et il passait sa vie au milieu des forêts sombres et des vastes prairies. Lorsque la solitude pesait trop à son cœur, il détachait une branche de bouleau, s’en faisait un chalumeau qui répandait sa tristesse en sons plaintifs et doux que la brise emportait au loin et que l’écho répétait. Très-souvent aussi il cherchait à soulager son âme agitée par de vagues désirs en implorant la protection de saint Antoine. Quel était donc son mal, et de quoi se plaignait-il?

«Un jour le jeune pâtre vit au penchant d’une colline, à l’ombre d’un bois d’oliviers, une jeune femme qui paraissait écouter avec intérêt la mélodie suave que murmurait son chalumeau: c’était Nisbé, la fille unique du roi. Elle fuyait le bruit de la ville, et venait respirer l’air des champs en marchant au hasard le long d’un ruisseau dont les eaux limpides reflétaient son image. Frappée des sons mélodieux qui se faisaient entendre, Nisbé s’arrête, prête l’oreille, et cherche à découvrir la cause du plaisir qui la charme. Elle voit le jeune pâtre, remarque sa beauté, et s’étonne de rencontrer tant de distinction dans un homme d’une condition aussi obscure. Nisbé s’assied au bord du ruisseau, fixe ses beaux yeux sur l’objet qui la captive et s’abandonne au cours de ses pensées. Elle revient le lendemain, puis le jour suivant, et puis tous les jours, entraînée qu’elle était par une force fatale. Enfin Nisbé s’approche de Silvio (c’était le nom du jeune pâtre), le questionne sur sa famille, s’intéresse à ses travaux, à ses espérances, et lui promet la protection de son père. Vous le savez mieux que moi, care mie, ajouta Giacomo d’un air qui voulait être malicieux, l’amour est un grand maître, qui mène loin ceux qui fréquentent son école. Silvio et Nisbé n’ignorèrent pas longtemps le sentiment qu’ils avaient conçu l’un pour l’autre; de doux regards les eurent bientôt initiés au mystère de leurs cœurs. On a vu des rois épouser des bergères, dit un vieux proverbe; mais j’ignore s’il y a jamais eu des princesses qui aient épousé des bergers: saint Pierre et saint Paul se taisent complétement sur ce sujet. Tout ce que je puis vous assurer, c’est que le père de Nisbé ne voulait pas de Silvio pour son gendre; il reprocha à sa fille la bassesse de son inclination, et lui défendit de sortir de la ville en lui annonçant que, sous peu de jours, elle deviendrait la femme d’un prince son ami.

«Or, il faut que vous sachiez que Nisbé était née bien loin, bien loin d’ici, presque au bout du monde, tout près de la demeure du soleil, dans un pays où règne un éternel printemps, où coulent incessamment des ruisseaux de miel, où les figues mûrissent en un jour, où les oiseaux au plumage d’or chantent des hymnes ravissants, où la vie s’écoule comme un fleuve docile, et où chaque heure apporte une félicité nouvelle. Dans cette terre de béatitude qui touche au paradis, les dieux communiquent souvent avec les hommes pour se reposer du poids de leur immortalité. Une déesse de l’Olympe avait conçu une passion ardente pour le roi qui est le sujet de cette histoire, et la charmante Nisbé était le fruit de cette union mystérieuse. Sa mère lui avait légué le don funeste de ne jamais mourir, et peut-être aussi un cœur sensible et trop disposé à se laisser toucher par un homme que la destinée avait placé si loin d’elle. En recevant de son père l’ordre de ne plus voir Silvio, Nisbé en fut tout attristée. Un voile sombre s’étendit sur sa vie, jusque-là si douce et si sereine. Dans l’excès de sa douleur, Nisbé suppliait sa mère d’arrêter le nombre de ses jours. «Bienheureuses les femmes, disait-elle, que la mort vient arracher aux peines de leur cœur! car, sans amour, l’immortalité est le plus cruel des supplices. O ma mère, tranche le fil de ma vie, transforme-moi en une fleur des champs, en un arbre de la forêt, ou bien fais de moi et de Silvio deux oiseaux du ciel, pour que nous puissions nous aimer en liberté.»

«Soulagée par cette prière, Nisbé s’endormit. La déesse, touchée du sort de sa fille, lui envoya des rêves consolateurs qui lui firent espérer une délivrance prochaine. Le lendemain Nisbé, se trouvant moins rigoureusement surveillée, quitta furtivement le palais de son père et courut auprès de Silvio. Leur joie à tous deux fut extrême. Assis l’un près de l’autre, ils se comblaient des plus chastes caresses de l’amour, lorsqu’ils aperçurent des gardes du roi qui venaient à eux: «Idole de mon âme! s’écria tout à coup Nisbé, tu le vois, il faut nous quitter. Les hommes sont jaloux de notre bonheur, et il n’y en a plus pour nous sur cette terre; mais, console-toi, une voix secrète me dit que nous nous reverrons ailleurs ...» Et Silvio vit alors s’échapper de ses bras palpitants une blanche colombe qui s’envola vers les cieux. Il resta immobile d’étonnement et de frayeur. Les mains levées comme pour saisir l’objet adoré, sa langue ne put proférer une parole. L’histoire ajoute que les dieux, touchés de la douleur de ce jeune mortel, changèrent Nisbé en une étoile charmante, la plus belle de la voûte céleste, celle qui se lève avant l’aurore, qui se couche la dernière pour servir de flambeau aux amants heureux, et qu’on appelle depuis lors l’étoile du berger

La légende qu’on vient de lire, et que Giacomo avait racontée dans toute la naïveté de son âme, était très-répandue dans les provinces de la république de Venise. C’est un commentaire de ces vers bien connus du premier livre de l’Énéide:

Antenor potuit, mediis elapsus Achivis,

Illyricos penetrare sinus....

dans lesquels le poëte latin raconte l’histoire d’Anténor, qui pénétra heureusement dans le golfe d’Illyrie, s’avança jusqu’au fond du royaume des Liburniens, où il fonda la ville de Padoue, qui devint le refuge des Troyens fugitifs. Ce conte, où se mêlent et s’entre-croisent les ressouvenirs de l’antiquité avec l’histoire moderne, et dans lequel la poésie de la nature comme la comprenaient les Grecs se confond avec les pieuses légendes du christianisme, est un trait caractéristique de la double civilisation dont l’Italie a été le théâtre. A vrai dire, le paganisme n’y a jamais été complétement vaincu, et Dante, en choisissant Virgile pour le guider à travers les cercles mystérieux de la cité catholique, a exprimé d’une manière saisissante et profonde ce double caractère toujours persistant de la civilisation italienne.

Parmi les fêtes populaires des provinces de la Vénétie où l’on retrouvait encore les traces de cette civilisation complexe, la fête de la Nativité était une des plus pittoresques. La veille au soir du saint jour de Noël, la principale auberge de La Rosâ était éclairée d’une manière tout à fait inusitée. Une partie de la population s’y trouvait réunie dans l’attente d’un grand événement. Au milieu de la cuisine, assez spacieuse, on avait dressé une estrade sur laquelle était placé un fauteuil recouvert d’un vieux tapis qui simulait la pompe d’un trône royal. Une étagère qui montait jusqu’au plafond était chargée de vaisselle et de vases reluisants qui reflétaient la flamme joyeuse d’un foyer devant lequel tournaient, comme des âmes en peine, une demi-douzaine de belles oies onctueuses et appétissantes. Une longue table couverte d’une nappe blanche, de brocs remplis de vin et de tous les autres objets nécessaires, indiquait les préparatifs d’un festin qui devait bientôt avoir lieu. Au coup de dix heures, Battista Groffolo, le riche fermier dont nous avons parlé plus haut, fit son entrée dans la salle de l’auberge; affublé d’un manteau rouge, la tête ornée d’une espèce de couronne dentelée en papier doré, il ressemblait à l’une de ces vieilles figures de rois bibliques qui servent d’enseigne aux hôtelleries rustiques dans presque toute l’Europe. Battista Groffolo monta sur l’estrade, s’assit avec gravité, et, à un signe qu’il fit de la main, tous les assistants s’inclinèrent avec respect. Après quelques instants de silence, on entendit frapper à la porte de l’osteria et l’on vit apparaître trois figures étranges, un vieillard, une jeune fille et un enfant, habillés comme des magiciens de théâtre: c’était Giacomo, Zina, la fille de Battista Groffolo, et Lorenzo, qui représentaient les trois mages de l’Évangile, avec le caractère distinctif que la tradition accorde à chacun de ces personnages vénérables. Giacomo avait pris avec lui sa vieille guitare, et tous trois portaient, suspendu au cou par un large ruban de soie rouge, un petit coffret qui contenait l’offrande consacrée par la légende.

Les trois mages s’approchèrent du trône du roi, et Giacomo demanda d’une voix respectueuse: «Où donc est le roi des Juifs qui vient de naître? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous venons pour l’adorer.» A ces paroles, un grand murmure s’éleva du milieu de la foule. Hérode et sa cour parurent consternés. Cependant on fit asseoir les trois mages, on leur rendit les devoirs de l’hospitalité, on leur lava les pieds, et puis on les invita à prendre des forces pour la continuation de leur saint pèlerinage. Le roi Hérode, les trois mages et les principaux dignitaires de la cour prirent place à la table du festin. Giacomo, animé par de copieuses rasades, oubliant le rôle dont il était investi, voulut haranguer l’assemblée au nom de saint Pierre et de saint Paul, et déjà il avait lancé sa fameuse citation: Ecco cosa dicevano..., lorsqu’on lui fit observer qu’en sa qualité de mage, il lui était impossible d’invoquer les deux grands apôtres dont les épîtres sont postérieures à la mort de Jésus-Christ. Sans être parfaitement convaincu de la justesse de cette observation, Giacomo consentit à suspendre son discours. Après ce petit épisode, on se leva de table; le roi Hérode remonta sur son trône, et il dit aux mages qui l’écoutaient: «Allez, informez-vous de l’enfant, et, lorsque vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi l’adorer.»

Les mages s’inclinèrent avec respect et sortirent de la salle. Ils trouvèrent le village illuminé. Les fenêtres des principales maisons étaient garnies de flambeaux et de jeunes filles déguisées sous les costumes les plus bizarres et les plus divers, qui criaient aux voyageurs: «Ohé! ohé! voici le roi des Juifs que vous cherchez!» et, avec ces cris insultants, elles jetaient à la tête des voyageurs une sorte de mannequin en paille qui simulait un enfant au maillot. Les mages traversèrent toute cette foule de mécréants dans un profond silence, paraissant insensibles aux injures dont ils étaient l’objet. Ils arrivèrent ainsi en pleine campagne, suivis d’une cohue d’enfants et de femmes, et précédés de loin par un char à deux roues et de forme antique qui était traîné par des bœufs. Sur ce char, qui ressemblait assez à celui que montaient jadis les triomphateurs romains, il y avait quatre jeunes gens tenant chacun à la main une longue torche de résine dont la flamme pétillante s’élançait dans les airs. Les ombres que projetait cette lumière épaisse enveloppaient le char et dérobaient entièrement aux yeux de la foule les détails de cette naïve mise en scène, par laquelle on voulait représenter la mobilité de l’étoile prophétique.

C’était par une nuit d’une sérénité admirable que s’accomplissait cette pieuse et touchante cérémonie. Le firmament était radieux, les étoiles scintillaient d’une manière extraordinaire, l’air était doux, l’obscurité et le silence régnaient dans la nature. On n’entendait de temps en temps que les bêlements des moutons enfermés dans les fermes du voisinage, que le cri plaintif de quelque oiseau mal abrité, que les sons expirants d’une voix lointaine. Une douce et vague tristesse remplissait les cœurs, lorsque, Giacomo frappant quelques accords sur sa vieille guitare, les trois mages se mirent à chanter une naïve complainte, en continuant leur chemin. Cette complainte était un fragment d’une litanie de Lotti, célèbre compositeur vénitien du commencement du XVIIIe siècle, et dont la mélodie suave s’était égarée dans les contrées riantes des bords de la Brenta, où elle avait été apportée sans doute par quelque noble dame, et y avait germé, comme ces grains de semence que laissent tomber les oiseaux voyageurs, messagers dociles d’une volonté mystérieuse. La mélodie de Lotti, arrangée à deux parties par une main inconnue, était très-populaire dans les provinces de terre ferme, où elle passait pour un de ces chants naïfs qui semblent s’exhaler de la terre féconde comme les parfums de l’aubépine en fleur. Giacomo était chargé de rendre la partie de basse, tandis que Zina et Lorenzo chantaient à l’unisson la partie de soprano. Voici quelles étaient les paroles de ce charmant noël:

Étoile mystérieuse, dont nous suivons depuis si longtemps les traces mobiles et toujours nouvelles, conduis-nous enfin vers le berceau de l’enfant qui a été promis au monde pour la félicité des hommes. Avertis par ta clarté propice, nous venons des extrémités de l’Orient pour adorer le Christ annoncé par les prophètes, et nous lui apportons de l’or, de l’encens et de la myrrhe, ce que renferme de plus précieux le pays de nos pères. Courbés sous le fardeau des ans, nous venons à toi, enfant miraculeux, pour que tu dissipes les ténèbres qui nous enveloppent de toutes parts, pour que tu arraches de nos cœurs flétris ce doute funeste, que nous a légué le génie du mal. Sois mille fois béni, ô roi d’Israël! Que ta lumière s’élève sur l’abîme de nos misères, que ta parole sainte purge nos âmes souillées et qu’elle nous réconcilie avec le Dieu créateur! O Christ rédempteur, que ton nom soit béni à jamais!

La voix mordante de Giacomo, celles plus agréables de Zina et de Lorenzo, harmonieusement groupées ensemble, s’exhalaient ainsi en doux accords, pendant que le cortége continuait sa marche et que les mages entraient dans chaque maison un peu importante qu’ils trouvaient sur leur chemin. Ils y étaient reçus avec une pieuse cordialité, et ils allaient se prosterner, dans un coin de l’étable, aux pieds de l’enfant Jésus couché dans la crèche et entouré de la sainte famille.

Après ces diverses stations, les mages reprirent le cours de leur pèlerinage, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés devant la grille d’un château, où ils furent introduits par un domestique en livrée. On les conduisit dans un grand salon, rempli de seigneurs et de nobles dames. Giacomo salua humblement la compagnie, et, après avoir frappé sur sa vieille guitare les deux seuls accords qui lui fussent familiers, tous les trois recommencèrent à chanter le noël dont nous avons traduit les paroles. La noble compagnie parut satisfaite de l’effet de l’ensemble, mais on remarqua surtout la voix fraîche de Lorenzo, dont la grâce enfantine avait déjà attiré les regards. Une jeune demoiselle, qui paraissait parler avec autorité, fit approcher Lorenzo, et lui demanda avec douceur:

«Avez-vous des frères et des sœurs, mon bel enfant?

No, signora, répondit-il en rougissant un peu, je suis le seul enfant de ma mère.

—Aimez-vous bien votre mère?

—Autant que j’aime le bon Dieu, dit-il sans la moindre hésitation.

—Voilà une réponse qui annonce un cœur aussi pur que votre front.»

Et un murmure d’approbation générale accompagna cet éloge.

La gentildonna, attirant alors Lorenzo plus près du canapé où elle était assise, lui dit avec un doux sourire:

«Sans doute vous ne voudriez pas la quitter, cette mère que vous aimez tant?

—Si c’était pour son bonheur! répondit avec empressement Zina, qui avait compris toute la portée de cette question.

—Par exemple, répliqua la noble demoiselle en jetant les yeux sur un vieillard silencieux qui était assis en face d’elle, de l’autre côté du foyer, vous plairiez-vous avec nous, mon bel enfant?

O santa Maria! s’écria encore Zina, qui, dans son affection pour Lorenzo, devançait ses réponses, ce serait bien heureux pour l’enfant et pour sa mère!

—Eh bien! nous causerons de cela plus longuement demain,» reprit la noble demoiselle; et, à un signe gracieux de sa main, les trois mages se retirèrent.

A une petite lieue de La Rosâ, sur la belle route qui conduit de Padoue à Bassano, toute parsemée de hameaux pittoresques, de nombreuses hôtelleries et de riches vergers, se trouvait le charmant village de Cadolce, et dans ce village on remarquait une des habitations les plus délicieuses de la terre ferme. Elle était assise sur le penchant d’une colline, adossée à la lisière d’un bois qui répandait au loin sa fraîcheur et son ombrage tutélaire. Le château, entouré de portiques, était vaste et d’une architecture élégante. Son toit à l’italienne se détachait de la verdure qui l’environnait et s’épanouissait au soleil, comme un caprice de fée. Ce château était du XVIe siècle; il avait été construit par Palladio, avec les débris de vieux monuments de la Grèce. Le château était séparé de la route par un large fossé rempli d’eau et par une longue grille dorée qui laissait entrevoir un riche parterre rempli de citronniers et des fleurs les plus rares, que rafraîchissaient des jets d’eau toujours abondants. Une grande quantité de jolis pigeons et de paons au chatoyant plumage étaient constamment perchés sur le toit du château, qu’ils remplissaient du bruit de leurs cris mélancoliques et de leurs roucoulements amoureux. L’intérieur de ce château répondait à la magnificence de l’extérieur. De grands appartements somptueusement décorés, des tableaux, des statues, une bibliothèque choisie, une chapelle, un théâtre, un nombreux domestique, tout annonçait la résidence d’un grand seigneur. Le village enveloppait le château et s’étendait le long de la route en jolies maisonnettes blanches, habitées par une population laborieuse. Cadolce était le village le plus propre qu’il y eût entre Padoue et Bassano. Ses habitants avaient une grande réputation de jovialité; ils étaient fous de plaisir, et il était passé en proverbe que lorsqu’on s’ennuyait, il fallait aller à Cadolce. Aussi y accourait-on en foule les jours de fête; on y dansait, on y buvait à perdre haleine. L’auberge de la Luna était remplie de bons compagnons qui frappaient sur les tables et brisaient les vitres de leurs dissonances non préparées.

Dans une grande et belle pièce de la villa Cadolce, ornée de vieux portraits de famille, parmi lesquels on remarquait plusieurs doges, deux personnages s’entretenaient paisiblement. L’un de ces personnages, enveloppé d’une longue robe noire, les mains croisées derrière le dos, sa tête blanche légèrement inclinée sur la poitrine, marchait à pas lents et mesurés. De temps en temps il poussait de gros soupirs entremêlés de quelques rares monosyllabes qui semblaient s’échapper avec peine de ses lèvres minces et serrées. «C’est fait, disait-il tout bas, oui, c’est fait de l’indépendance et de la grandeur de Venise.»

Après un long silence, pendant lequel il ne cessait de marcher, il reprit, en élevant la voix et en redressant un peu sa tête sexagénaire: «Cependant, si le sénat voulait m’écouter, nous pourrions voir briller encore quelques beaux jours; nous aurions des alliés, de l’or, et des soldats pour nous défendre.»

Il se tut de nouveau, et, ralentissant sa marche, dont il paraissait fatigué: «Mais, hélas! dit-il, nous sommes vieux, et tout le monde nous abandonne. Les patriciens sont plus corrompus que le siècle où nous avons le malheur de vivre; ils tiennent plus à leurs richesses et à leur lâche oisiveté qu’à l’indépendance de la patrie. Pourvu qu’on les laisse se promener au Broglio et souper dans leurs casini, ils tendront la gorge au destin qu’on leur prépare.

—Il me semble que Votre Excellence s’exagère beaucoup les dangers qui menacent la république, dit l’autre personnage, qui était assis nonchalamment sur un canapé de velours, tenant à la main un vieux bouquin entr’ouvert dans lequel il essayait de lire de temps en temps. Les puissances ennemies de l’indépendance de Venise sont trop occupées de leurs propres affaires pour songer à nous inquiéter.

—Ah! ce ne sont pas les armes des nations intéressées à notre perte que je redoute pour ma patrie, répliqua le premier interlocuteur; c’est l’esprit nouveau qui s’élève de tous les coins de l’horizon. Nos vieilles institutions sont minées par un principe funeste qui échappe à toute surveillance; les provinces s’agitent, les patriciens sont désunis, et les citadins aspirent ouvertement à une réforme de l’État. Il n’est pas jusqu’à nos bons gondoliers qui ne rembrunissent leur visage; ils nous saluent avec moins de respect et ne chantent plus les stances du Tasse avec la bénigne gaieté d’autrefois. Oui, mon ami, nous marchons évidemment à une dissolution de toutes choses.

—Votre Excellence sait mieux que moi que la république est un vieux vaisseau dont la quille plonge trop avant dans le sein des ondes pour carguer ses voiles à la moindre brise. Qu’elle se rassure donc, per Bacco! les lois de Venise sont l’œuvre d’une politique consommée, et Horace semble avoir prévu les événements qui se préparent lorsqu’il dit....

—Abbé, tu te trompes. Horace est assurément un grand poëte, qui a dit des choses admirables sur l’homme et sa destinée; mais, malgré ton savant commentaire, je doute qu’il ait entrevu les événements dont nous sommes menacés. Crois-en ma vieille expérience: nous sommes destinés à voir l’une des plus grandes révolutions de l’histoire. Rien de ce que tu as lu ne peut être comparé à ce que je redoute. C’est un monde qui s’écroule. Venise, qui a bravé tant d’orages, et dont les lois sont l’œuvre du temps et de sa justice, se brisera contre l’écueil que j’aperçois de loin. Je le répète, nous sommes vieux, la vie nous échappe, Venise est une lampe près de s’éteindre et qui ne projette plus qu’une flamme vacillante. On dirait que la nature elle-même participe à cette évolution mystérieuse; car les saisons, et surtout le printemps, ne sont plus ce qu’elles étaient pour nos pères. Oui, oui, mon ami, la terre aussi se refroidit dans l’espace; le soleil se voile de sinistres nuages, et l’homme perd de sa chaleur et de sa douce gaieté. Il ne nous reste plus qu’à mourir dans la miséricorde de Dieu.»

En proférant ces dernières paroles, le vieillard se laissa tomber sur une chaise en couvrant ses yeux de ses mains décharnées.

«Per Bacco! Votre Excellence m’étonne, répliqua l’abbé. Je ne vois pas que le soleil soit moins éclatant, que les fleurs soient moins parfumées et le vin de Chypre moins généreux que par le passé. Eh vîa! eh vîa! laissez là vos sombres présages. Dieu et la nature sont toujours les mêmes; le mal n’est que dans l’esprit de l’homme. N’empoisonnons pas l’heure présente par des prévisions malheureuses; laissons-nous aller doucement au courant qui nous entraîne, en chantant avec Horace:

Lætus in præsens animus, quod ultra est,

Oderit curare, et amara lento

Temperet risu. Nihil est ab omni

Parte beatum[9].

Le premier de ces deux interlocuteurs était Marco Zeno, noble Vénitien dont la famille illustre remontait aux premiers temps de la république. Toutes celles qui avaient de semblables prétentions historiques étaient appelées familles électorales, parce qu’elles croyaient descendre des douze tribuns qui, en 679, élurent le premier doge. Marco Zeno pouvait avoir soixante ans à l’époque où nous place notre récit. C’était un homme grand et sec, au front large et dépouillé. Il avait une physionomie expressive, mais sévère; son abord calme, son regard froid et redoutable vous inspiraient ce respect mêlé de crainte qui est le propre des hommes habitués au commandement. Quoique rempli de bienveillance pour toutes les personnes qui vivaient dans sa familiarité, ses manières n’avaient rien de communicatif. On lisait dans l’impassibilité de son visage qu’il était né dans une caste privilégiée et souveraine dont il voulait qu’on respectât les droits. Les grandes démonstrations répugnaient à sa froide raison. Il ne pouvait supporter ni la joie bruyante ni la sensibilité trop expansive. Il aimait les intelligences qui se dominent et qui se manifestent avec mesure. Il connaissait trop les hommes pour se laisser prendre aux apparences, et ne croyait facilement ni au dévouement absolu ni à la méchanceté gratuite. C’était un esprit vaste et rompu au maniement des affaires. Ayant été ambassadeur de la république de Venise dans presque toutes les cours de l’Europe, il y avait étudié le mécanisme des gouvernements, dont il connaissait le fort et le faible. Marco Zeno n’avait aucun enthousiasme; il se méfiait des mensonges de la parole, il voulait des faits positifs avant de prendre une détermination; alors il agissait sans scrupule et sans hésitation. Il croyait à l’amour, à la haine, à l’amitié, comme à des forces de la nature humaine qu’on peut utiliser. Acteur profond, il était doué d’une âme assez impressionnable pour bien jouer un rôle dans le drame de la vie politique, qui avait été la grande préoccupation de sa vie. C’était un de ces hommes d’État comme Venise en possédait beaucoup, une de ces intelligences italiennes lucides et fortes, qui était arrivée à ce point élevé de l’horizon de la vie où tout est clair, mais d’une tristesse navrante.

Cependant, sous la sèche enveloppe de ce vieux sénateur, dans cet homme sombre et désabusé par une longue expérience de nos misères, il y avait un recoin mystérieux où s’était réfugié tout ce qui lui restait de vitalité: c’était l’amour de la patrie. Homme politique un peu de l’école de Machiavel, dont le livre fameux n’est, après tout, que la glorification du succès, Marco Zeno avait été élevé dans les préjugés de cette oligarchie pour qui la nation se résumait tout entière dans l’État, et l’État dans les mains d’une minorité choisie. Ce mot abstrait, l’État, était alors pour les hommes politiques ce que le mot âme est encore de nos jours pour certains esprits, un dieu jaloux, silencieux et voilé, qui semble n’avoir créé le monde que pour l’absorber et l’anéantir. Bien que Marco Zeno eût habité la France sous le règne de Louis XV, et qu’il eût vécu au milieu de la phalange philosophique qui s’efforçait de dégager de l’histoire la grande loi du progrès continu de l’esprit humain, il était resté impénétrable à ce qu’il appelait les folles idées des temps nouveaux. Selon lui, le pouvoir devait être toujours le partage des classes élevées de la société, à la condition cependant qu’il fût exercé pour le bien de tous. Il disait souvent que la loi devait être comme le soleil, qu’elle devait éclairer les peuples sans qu’ils y pussent toucher. Pour Marco Zeno comme pour toute l’aristocratie de Venise, la science politique se résumait dans cette formule bien connue: Pane in piazza, e giustizia in palazzo.

Le second des deux interlocuteurs était l’abbé Zamaria, le secrétaire et l’ami de Marco Zeno. Il l’avait suivi dans ses ambassades, et avait partagé toutes les vicissitudes de sa fortune. C’était un tout petit homme écourté, vif, d’un caractère doux et charmant, d’où s’épanchait une gaieté bénigne et presque inaltérable. Son imagination sereine ne réfléchissait que la partie lumineuse et consolante de la vie. Très-versé dans les langues anciennes, sachant presque toutes celles de l’Europe moderne, poëte, philosophe et surtout grand musicien, l’abbé Zamaria réunissait toutes les connaissances de son temps, dont il cachait la profondeur sous le rire d’un enfant. Il appartenait à cette famille d’esprits aimables et fins, de philosophes pratiques aux passions tempérées, aux goûts délicats, aux croyances molles et flottantes, qui se laissent aller au courant qui les entraîne sans projets lointains, sans ambition, goûtant à tous les fruits de la route sans soucis et sans regrets. L’abbé Zamaria était un de ces hommes contenus et sages qui trouvent le bonheur dans la modération des désirs, dans un coin paisible, à côté d’un objet aimable, un de ces joyeux abbés du XVIIIe siècle, plus dévots à la morale d’Horace qu’à celle de l’Évangile, humant la vie piano, piano, et secouant les chagrins comme l’oiseau secoue les gouttes de rosée qui tombent sur ses ailes.

Marco Zeno et l’abbé Zamaria étaient deux caractères parfaitement opposés, qui représentaient assez fidèlement les deux grands éléments de la société vénitienne, c’est-à-dire la minorité oligarchique qui possédait les bénéfices et les soucis de la puissance, et le peuple doux et spirituel qui se berçait mollement sur les lagunes, laissant couler la vie comme une gondole légère sul mare infido. Marco Zeno était veuf depuis longtemps. Une fille unique était l’héritière de sa tendresse et de sa fortune. C’est dans un coin de la villa Cadolce que vivait dans le recueillement le saint abbé dont il a été question au commencement de cette histoire: il était le frère cadet du vieux sénateur.

Le château où s’est passée la scène que nous venons de raconter est celui où avaient été reçus les trois mages dans la nuit de Noël. La jeune personne qui avait accueilli avec tant de grâce l’enfant de Catarina Sarti était la fille du vieux sénateur, et la nièce par conséquent du prêtre vénérable dont Lorenzo avait su toucher le cœur. En entrant dans cette illustre famille vénitienne, le jeune Lorenzo héritait pour ainsi dire de la destinée de son père, qui avait été le client de Marco Zeno, dont la protection s’était étendue sur la veuve, à qui il faisait une pension. Lorsque la fille de Zeno questionna Lorenzo sur le nombre de frères et de sœurs qu’il pouvait avoir, elle ignorait qu’il fût le fils de Catarina Sarti. L’intérêt tout instinctif qu’elle ressentit d’abord pour cet enfant qu’elle voyait pour la première fois prit un caractère plus sérieux lorsqu’elle apprit quels étaient les liens qui existaient depuis longtemps entre le père de Lorenzo et sa propre famille. Admis dans la maison de Zeno sans autre titre que celui d’une bienveillance généreuse, le fils de Catarina Sarti ne tarda point à s’attirer l’affection du vieux sénateur, et surtout celle de sa fille.

Beata, fille unique du sénateur Marco Zeno, pouvait avoir à peu près quinze ans à l’époque où Lorenzo fut reçu dans sa famille. Elle était assez grande pour son âge, d’une taille élancée et fine, dont tous les mouvements trahissaient la distinction de la race. Sa tête charmante, d’une expression à la fois douce et sévère, reposait sur un cou flexible, dont les lignes onduleuses allaient expirer mollement sur des épaules délicates qui tressaillaient à la moindre émotion. Ses yeux étaient d’un noir bleuâtre, ornés de longues et soyeuses paupières qui en tempéraient l’éclat. Son regard profond et tendre, presque toujours enveloppé d’un nuage mélancolique, révélait une âme sérieuse, et son maintien noble, mais un peu sévère parfois, était adouci par les signes d’une bonté compatissante qui lui attirait l’affection respectueuse de ses domestiques et de ses inférieurs. Une chevelure abondante et presque blonde, relevée derrière la tête en un bouquet charmant, contenait une fleur naturelle dont Beata aimait à se parer comme d’un symbole de la jeunesse et de ses espérances. Ayant perdu sa mère de très-bonne heure, Beata avait été élevée sous la surveillance de son père et par les soins particuliers de l’abbé Zamaria. Aussi son instruction, variée et plus forte que ne l’était celle des femmes ordinaires de son pays et de son temps, se ressentait un peu de la pensée sérieuse qui en avait dirigé le cours. Beata connaissait la langue française, qu’elle parlait avec une certaine facilité. On se doute bien que les arts n’avaient point été oubliés dans l’éducation d’une noble Vénitienne. La fille du sénateur dessinait un peu, peignait agréablement, et surtout elle connaissait à fond l’art musical, dont l’abbé Zamaria lui avait révélé les secrets les plus intimes. Sa voix de mezzo soprano, d’un timbre suave et pénétrant, se colorait des plus vifs reflets du sentiment, dont elle savait exprimer les nuances les plus délicates. Ce qui paraîtra assez bizarre, c’est que Beata avait un goût particulier pour le violoncelle, dont elle jouait avec infiniment de grâce. Cette prédilection pour un instrument qui ne semble pas convenir à la délicatesse d’une femme s’expliquait alors par les mœurs de Venise, dont les écoles de musique étaient exclusivement consacrées à l’éducation de pauvres jeunes filles. Celles-ci y apprenaient à jouer de tous les instruments nécessaires pour former un petit orchestre qui servait aux exercices de la maison. Nous aurons l’occasion de faire remarquer plus tard combien cette organisation des conservatoires de Venise a eu d’influence sur le goût musical de la société vénitienne.

Les talents aimables, les charmes et la rare distinction qu’on remarquait dans cette noble jeune fille n’étaient cependant que des accessoires, et comme la splendeur de qualités d’un ordre plus élevé. Son esprit, d’une trempe peu commune, avait été nourri de lectures sérieuses et diverses, et son jugement, mis en éveil par le spectacle d’une société en décadence, avait acquis une maturité tout à fait au-dessus de son âge. Héritière unique de la fortune et de la tendresse de Marco Zeno, son père avait voulu qu’elle fût digne de l’illustration de sa maison et du rang qu’il occupait dans l’État. Dans les idées de ce vieux sénateur, qui étaient celles de la haute aristocratie vénitienne, la femme d’un patricien devait être au-dessus des autres femmes, non-seulement par les avantages de la naissance, mais par l’élévation des sentiments. Il disait souvent que toute prérogative sociale qui n’est point justifiée par une supériorité morale est une véritable usurpation. Aussi n’avait-il épargné aucun effort pour que Beata fût digne du nom qu’elle portait, et de très-bonne heure il avait exercé son jeune esprit à lire, sans trop se troubler, dans les profondeurs du cœur humain.

Cette direction sévère donnée à l’éducation de Beata n’avait point altéré, heureusement, la simplicité de son âme. Née dans un siècle téméraire, au milieu d’une société en décadence, elle sut entendre tout ce qui se disait contre les plus saintes vérités sans jamais donner lieu de croire que le doute eût pénétré dans sa conscience. Le commerce des hommes supérieurs et la lecture des livres les plus hardis n’avaient porté atteinte ni à la modestie de son langage, ni à l’accomplissement de ses plus humbles devoirs. Elle savait écouter et se taire, et son dégoût profond pour les discussions arides et pointilleuses de l’esprit l’avait fortifiée dans l’idée que la mission de la femme était de relier et de concilier les hommes par l’attrait du sentiment. Aussi les passions turbulentes se calmaient à son approche, la sérénité de son front se répandait sur tous ceux qui la voyaient, et les caractères les plus antipathiques se groupaient autour de sa personne en acceptant avec amour le joug de son empire. La science de la vie, si l’on peut donner ce nom à de simples pressentiments d’une nature bien douée, avait traversé son cœur sans y déposer une goutte de son amertume. A son regard doux et mélancolique, à cette adorable langueur qui se trahissait par les sons voilés de sa voix expressive, et qui lui faisait pencher la tête comme celle d’un épi d’or sous la brise du matin, à ce mélange de tendresse et de raison, de joie enfantine et de préoccupation sérieuse qui faisaient le fond de son caractère, on reconnaissait une femme d’élite, une de ces créatures privilégiées que Dieu semble envoyer sur la terre pour y raffermir le culte de l’idéal. Lorsque, vers les heures paisibles du soir, Beata promenait sa langueur dans le beau jardin de la villa Cadolce, au milieu des orangers et des fleurs, préservant sa tête d’une ombrelle de soie rose dont les reflets adoucis allaient se confondre avec ceux de sa robe blanche et flottante, le cœur rempli de murmures confus, laissant échapper de ses lèvres indolentes ce demi-sourire qui sied à la grâce, et regardant au loin dans l’atmosphère les chaudes vapeurs qui annoncent la fin du jour, on eût dit la personnification de Venise ayant le pressentiment de sa destinée.

Beata avait une amie d’enfance qu’elle aimait beaucoup: c’était Tognina, la fille du médecin de Cadolce, petite et gracieuse personne, vive, enjouée, spirituelle. Au moindre mot, le frais et blanc visage de Tognina s’épanouissait de joie, et un doux sourire se jouait sur ses lèvres de rose comme un rayon de soleil dans un vase rempli de lait. Légère et un peu malicieuse, Tognina était une Vénitienne pure et sans mélange, dont le caractère formait un heureux contraste avec celui de Beata. Cette diversité dans les goûts et dans les instincts avait resserré davantage l’affection qui existait entre ces deux jeunes filles, qui n’avaient point de secrets l’une pour l’autre.

Lorsque le jeune Lorenzo Sarti fut admis dans l’illustre famille dont nous venons de faire connaître les différents membres, il ne tarda point, nous l’avons dit, à devenir l’objet de la préoccupation de Beata. De quelques années plus âgée seulement que cet enfant, qui avait éveillé son intérêt par la gentillesse de ses manières et la naïveté de ses réponses, Beata sentit croître en elle chaque jour les germes d’une affection dont il était aussi difficile de définir le caractère que de prévoir les développements. Il semblait que Lorenzo fût venu à propos apporter un aliment à l’activité de cette noble fille, dont le cœur sommeillait encore du doux sommeil de l’adolescence. Son père, qui, hors de la politique, n’avait de volontés que celles de Beata, fut très-heureux de la voir s’attacher le fils d’un bon Vénitien qui avait été un client dévoué aux intérêts de la famille Zeno. Elle prit soin de son éducation, lui fit donner des maîtres, et se plut à diriger son esprit et à faire jaillir de son âme les bons instincts qu’elle pouvait contenir. Toujours à ses côtés, Lorenzo était devenu comme le frère de Beata. Il l’accompagnait partout, à l’église, à la promenade, dans les cercles, portant son ombrelle, un livre de messe, ou bien un bouquet de fleurs. Or, de toutes les séductions innocentes qui peuvent exister entre deux êtres d’âge et de sexe différents, il n’y en a pas de plus subtile que le plaisir qu’on éprouve à communiquer à une créature de Dieu le souffle de la vie morale. Voir s’épanouir sous ses yeux un jeune esprit qui se débat dans les limbes de l’instinct, dissiper peu à peu les nuages qui enveloppent son berceau, le nourrir de sa substance, le sentir tressaillir sous vos étreintes et le voir répondre à vos efforts par ce premier sourire qui annonce l’arrivée du jour et le triomphe de l’intelligence, c’est un bonheur qui égale presque celui de la maternité, c’est un mystère qui participe du grand mystère de la création. Aussi l’histoire est-elle féconde en exemples de cette nature, et l’on peut affirmer que les plus belles fictions de la poésie reposent sur cette donnée d’une vérité profonde, que l’amour n’a pas de plus puissant auxiliaire que l’attrait de l’esprit[10]. On sait comment Dante a traité ce sujet dans l’admirable épisode de Françoise de Rimini.

S’il y a un charme tout-puissant à communiquer l’étincelle de la vie à un esprit qui s’ignore, si la science possède un attrait qui fascine celui qui la donne aussi bien que celui qui la reçoit, en effaçant quelquefois les contrastes les plus vifs de l’âge et de la fortune, les arts, surtout la musique, opèrent des miracles bien plus surprenants encore. La musique, ce langage mystérieux de l’âme, dont l’empire commence où finit celui de la parole, comme l’ont très-bien dit quelques Pères de l’Église; la musique, qui est à la fois une science très-compliquée et un art prodigieux qui satisfait la raison et qui la dépasse par son rayonnement infini; la musique remue les fibres les plus ténues de notre sensibilité, et amène à la surface du cœur des accents ignorés qui nous révèlent tout entiers à ceux qui nous écoutent. C’est ainsi que la mer agitée par la tempête se soulève jusque dans ses profondeurs, et jette sur les rivages des débris inconnus. Telle femme vous attire par sa beauté et vous charme par sa conversation, qui semble trahir une créature délicate et conforme à l’idéal que vous poursuivez: écoutez-la chanter, et, si votre oreille est exercée à démêler la bonne note, vous serez étonné de la différence qui existe souvent entre ces deux manifestations d’une seule et même personne. C’est que dans le son musical, dans ce qu’on appelle le timbre de la voix humaine, il y a ce qu’on trouve dans l’arome des fleurs, la quintessence de la nature des choses. Une voix qui chante, c’est un écho de l’âme, qui vous en dit plus en quelques minutes que les plus longs discours. On peut mentir en parlant, on ne peut pas tromper en chantant.

C’est Beata qui enseigna à Lorenzo les premiers éléments de la musique, et cette tâche lui fut aussi douce que facile à remplir, parce que son élève était déjà tout préparé à la culture de cet art admirable. Lorsqu’il eut surmonté les premières difficultés, que sa voix de soprano fut assouplie à franchir les intervalles les plus ardus, et qu’il eut une connaissance suffisante des signes phonétiques et de leur valeur, Lorenzo passa sous la direction de l’abbé Zamaria, qui du reste avait la haute main sur toute son éducation intellectuelle. L’abbé Zamaria était un profond musicien, un érudit qui connaissait l’histoire et la théorie de l’art presque aussi bien que le P. Martini de Bologne, dont il était l’ami et le correspondant. Élève de Benedetto Marcello, dont il admirait plus que personne le génie simple et grandiose, l’abbé Zamaria avait suivi d’un œil curieux et intelligent les révolutions qu’avait subies la musique depuis la grande époque de la Renaissance jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Il avait surtout fait une étude particulière de l’histoire de la musique à Venise, de ses théâtres et de toutes les institutions qui s’y rattachaient, et, à force de sagacité, d’érudition aussi variée que minutieuse, il était parvenu à saisir le caractère de ce qu’il appelait l’école vénitienne, qu’il croyait aussi réel et aussi tranché en musique que dans la peinture et dans l’architecture. La partialité de l’abbé Zamaria pour tout ce qui pouvait intéresser la gloire de son pays, son penchant à faire ressortir l’influence particulière de Venise sur le développement de l’esprit humain, en s’exagérant peut-être la part qu’elle pouvait revendiquer dans l’histoire de la civilisation italienne, étaient chez lui des sentiments naturels qui s’étaient fort accrus par le désir d’être agréable à son ami le sénateur Zeno. Ce vieux patricien, dont l’intelligence lucide et forte ne se faisait aucune illusion sur l’affaiblissement de la république et sur les événements probables qui d’un jour à l’autre pouvaient emporter son indépendance, s’était pris d’une tendresse vraiment filiale pour la grandeur éclipsée de la reine de l’Adriatique. Il s’était retourné vers le passé pour y chercher une distraction à sa douleur actuelle, comme nous aimons tous, au déclin de la vie, à réjouir nos regards attristés par le spectacle de nos belles années. Cette passion jalouse pour la gloire de sa patrie, qui réchauffait le cœur du vieux Marco Zeno, était partagée par toute la haute noblesse de Venise; à vrai dire, elle forme un des traits caractéristiques de l’aristocratie dans tous les pays du monde. On a pu voir de nos jours que la démocratie fait assez bon marché des limites territoriales qui séparent les différentes nations de l’Europe; et cela se conçoit aisément: car l’esprit qui anime la démocratie moderne participe un peu de la nature de l’esprit religieux, dont le point d’appui est dans la conscience, et non plus dans les fictions arbitraires de la pensée. L’aristocratie vit de traditions, parce que c’est dans la tradition qu’elle trouve les titres de sa puissance, tandis que la démocratie ne s’élève qu’au nom d’un principe de justice que le temps a mûri, et dont il exige impérieusement la réalisation. Aussi l’histoire nous montre-t-elle l’aristocratie partout et toujours fidèle au culte des dieux domestiques, défendant jusqu’au dernier soupir la nationalité dont elle est l’expression vivante, tandis que la démocratie déborde comme un fleuve impétueux qu’agite le souffle de Dieu. Cette lutte héroïque du patriciat et de la démocratie, qui est le nœud de l’histoire universelle, a été surtout remarquable et très-décisive dans la république de Venise, dont l’indépendance n’a pas survécu d’une heure à la chute du gouvernement oligarchique.

Ce sentiment profond d’attachement pour le sol natal, qui remplissait l’âme tout entière du vénérable sénateur, se révélait autour de lui d’une manière ingénieuse et frappante. Dans son palais de Venise aussi bien que dans sa villa Cadolce, il n’y avait que des meubles et des objets d’art provenant soit de la capitale, soit d’une ville quelconque des États de la république. Il suffisait que le moindre objet de luxe eût été fabriqué par un Vénitien ou par un sujet de la république, pour qu’il eût à ses yeux un prix inestimable. Dans ses deux magnifiques habitations, il n’avait admis que des tableaux et des gravures de l’école vénitienne, depuis Jean Bellini jusqu’à Tiepolo, qui ferme la série des grands artistes qui ont illustré cette terre de la poésie et de la volupté, jusqu’aux petits tableaux de genre et aux caricatures innombrables que produisait un peintre de mœurs alors très à la mode et assez inconnu de nos jours, Pierre Longhi, mort à Venise en 1780, qu’on voyait figurer dans les appartements de Marco Zeno au milieu des chefs-d’œuvre des demi-dieux de la peinture. Les tableaux, les gravures, les objets d’art, et en général toutes les productions de l’esprit, étaient classées, non d’après leur mérite respectif et reconnu, mais selon le degré de consanguinité qui les rapprochait de la cara Venezia. Et d’abord, Marco Zeno plaçait au premier rang dans son affection et dans son estime les artistes qui étaient nés dans la ville même des lagunes, sur l’isola madre, comme il aimait à la qualifier. Venaient ensuite les œuvres des sujets de la république, puis enfin tout ce qui avait été créé à Venise par la main des étrangers. Il suffisait qu’un livre eût été imprimé dans cette ville chérie pour avoir droit à son intérêt, et alors il lui était bien difficile de le juger sans un peu de partialité.

Pour répondre à cette passion profonde et presque sacrée de Marco Zeno, l’abbé Zamaria avait organisé la grande bibliothèque de son palais de Venise et celle, moins considérable, qui se trouvait à la villa Cadolce, dans un esprit tout aussi exclusif. Sur le premier plan étaient classés par ordre chronologique les historiens, les philosophes, les moralistes et les voyageurs vénitiens, si nombreux et si curieux; puis venaient les poëtes qui ont illustré le dialecte doux et charmant qu’on parle dans les lagunes, suivis de tous les livres importants et célèbres qui ont été publiés depuis l’introduction de l’imprimerie à Venise, en 1467. La partie la plus intéressante de cette bibliothèque était celle qui était consacrée aux œuvres de l’art musical, rangées d’après un plan systématique qui était le résultat d’une grande érudition accompagnée d’une rare sagacité. On y voyait figurer d’abord de nombreux recueils de canzonnette populaires sans nom d’auteur, et qui étaient presque aussi anciennes que la république de Saint-Marc. Après ces monuments curieux de l’instinct et de la poésie populaire qu’on trouve à l’origine de toutes les nations modernes, l’abbé avait placé les chansons à deux, à trois et même quatre parties, qu’on appelait frottole, et qui étaient le produit d’un art qui commençait à devenir intéressant. Après ces diverses manifestations de la fantaisie plus ou moins libre et populaire, venaient les madrigaux savants d’Adrien Willaert, qui passe pour le vrai fondateur de ce qu’on appelle l’école de Venise; ceux de Costanzo Porta, les œuvres des deux Gabrielli, de Cipriano di Rore, de Jean Croce, surnommé il Chïozzetto, de Claudio Merulo, de Lotti, de Donato, etc., famille nombreuse de compositeurs originaux parmi lesquels Benedetto Marcello occupe le premier rang. Dans la section consacrée à la musique dramatique, on voyait figurer les premiers opéras de Monteverde, qui peut être considéré comme le véritable créateur du drame lyrique; ceux de Cavalli, de Cesti, de Legrenzi, de Caldara, de Gasparini, de Galuppi, suivis de tous les opéras composés à Venise par les nombreux musiciens qui, depuis Scarlatti jusqu’à Cimarosa et Paisiello, ont visité cette ville des merveilles. Les théoriciens n’y étaient pas oubliés non plus, depuis Zarlino et Nicolas Vicentino jusqu’à Zacconi et Tartini, que l’abbé Zamaria avait connus personnellement. Il avait même poussé le scrupule patriotique jusqu’à mentionner par une note qu’il avait intercalée dans la compilation de l’abbé Gerbert, Scriptores ecclesiastici de musica sacra, les manuscrits d’un fameux théoricien de la fin du XIIIe siècle, Marchetto de Padoue, dont le nom était emprunté à la ville qui lui a donné le jour.

On s’imagine bien que, sous la direction d’un pareil maître, Lorenzo dut faire des progrès rapides dans l’étude de la musique. Non-seulement l’abbé Zamaria lui apprit à chanter d’après les principes alors en vigueur dans toutes les bonnes écoles d’Italie, il lui enseigna aussi à jouer du clavecin, et compléta son éducation en lui donnant les notions d’harmonie qui sont indispensables à tous ceux qui veulent comprendre les lois d’un art plus compliqué qu’on ne le croit communément. Du reste, l’abbé Zamaria procédait avec son jeune élève comme il l’avait déjà fait avec Beata, en suivant la méthode de son maître Benedetto Marcello, qui consistait à faire marcher de front la lecture et la vocalisation avec la théorie dans des proportions plus ou moins grandes et selon le degré d’aptitude de l’élève qu’on instruisait. Les leçons de l’abbé Zamaria, auxquelles Beata assistait toujours, étaient fort intéressantes par l’esprit et la passion qu’il mettait à développer ses idées sur l’art qu’il aimait, et par les rapprochements ingénieux et quelquefois profonds qu’il savait établir entre la musique et les diverses connaissances de l’esprit humain. La jovialité de son humeur, son érudition, aussi piquante que variée, jaillissaient au moindre choc, et jetaient la lumière sur les objets les plus obscurs.

Le chevalier Sarti

Подняться наверх