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Réveil—Mon roman

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Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son front baigné de sueur.

J'hésitai ne sachant s'il fallait parler le premier.

Quand son regard tomba sur moi, il eût l'air profondément surpris.

—Geoffroy! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Rœux! à Paris!

Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette joliesse enfantine et presque féminine, qui m'avait étonné naguère et surtout chagriné.

C'était un homme, à cette heure. Il avait l'air très souffrant, mais froid et ferme.

Il me tendit la main.

—Je n'espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai longtemps attendu.

Manifestement, il ne se souvenait pas de m'avoir vu tout à l'heure.

Ceci rentre dans l'ordre des faits admis scientifiquement.

Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau ont deux mémoires. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient profondément ce qui s'est passé dans les heures lucides.

Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.

—Je ne devrais pas vous avouer cela: je vous attendais plut tôt. J'ai craint plus d'une fois, depuis ma lettre écrite, d'avoir trop compté sur une amitié de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n'était sans doute qu'une simple camaraderie.

Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je le pressai de bon cœur contre ma poitrine. Il parut content de cela, mais, comment dirai-je? content froidement. Et il mit une certaine réserve à me rendre mon étreinte.

—À la bonne heure! fit-il de ce ton bas qu'il gardait depuis son réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après tout, nous étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins. Et je ne sais rien que je n'eusse fait pour vous au temps où j'avais encore du sang chaud dans les veines.

—Parbleu! Lucien m'écriai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se jeter à l'eau tête première quand on ne sait pas nager, et tu t'es rendu coupable, pour moi, de cette folie!

Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s'éclairait. Je reconnus mon Lucien d'autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de Lucien qu'il avait si violemment répudié naguère.

Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l'une et l'autre bien funestes, m'ont donné quelque expérience des affections mentales. Je fus moins étonné que ne l'eussent été les purs profanes à la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.

—Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d'un bon regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as commencé. Moi, j'ai bien vieilli, n'est-ce pas!

—Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir.

Il sourit encore, mais moins franchement.

—Alors, Geoffroy, reprit-il comme s'il se fût repenti d'avoir engagé l'entretien dans cette voie, tu n'as pas oublié cette redoutable occurrence où je bravai les flots irrités du lac d'Enghien pour te tirer de l'eau? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous gagnâmes deux gros rhumes.... Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a pas éveillé quand tu es entré. As-tu déjà vu le docteur? ou sa femme? ou leur fille? Réponds franc: lequel des trois s'est chargé de te dire que je suis fou?

Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de m'embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et avec une présence d'esprit pleine de finesse.

—Je vois qu'on ne t'a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner moi-même. Ce sont d'assez braves gens, ici. Le docteur aime l'argent, sa femme adore l'argent, sa fille idolâtre l'argent: c'est une famille très unie. On me soigne juste pour mon argent et je n'en demande pas davantage. Je passe pour fou. C'est peut-être vrai. Peu importe, comme tu vas le voir. Il ne s'agit de moi que fort indirectement, abordons nos affaires.

J'avais essayé de l'interrompre quand il avait prononcé le mot fou, mais j'avais eu la bouche fermée par son geste net et péremptoire. Il voulait la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les miens, avec une certaine brusquerie:

—Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant d'écrire ton roman?

Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un nouveau symptôme d'aliénation mentale.

C'est ici le cas d'avouer que, tout en me livrant avec assiduité aux rudes travaux qui sillonnent avant l'âge le front des jeunes attachés d'ambassade, j'avais trouvé le temps d'écrire et de publier, sous un pseudonyme suffisamment transparent, un livre très étudié: tableau joliment réussi de nos mœurs modernes.

J'ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j'aie souci de plaire, n'avait pas trop mal accueilli ma tentative.

Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir connu ici en qualité d'auteur, lors même que ma mémoire ne m'eût point rappelé à propos l'attention amicale que j'avais eue d'envoyer à Lucien Thibault un exemplaire de ma quatrième édition, avec portrait de l'auteur, photographié dans une pose agréable.

—Bah! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de feindre l'indifférence voulue, t'es tu donné le tort de parcourir cette fredaine de jeunesse?

Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité, en mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu'eut put le faire un critique régulier du Figaro ou de Paris-Journal à pareille naïve question.

—Mon suffrage n'ajoutera pas beaucoup à ta gloire, répondit-il, mais j'ai lu en effet ton roman depuis la première page jusqu'à la dernière, et tu sauras bientôt, si tu les ignores, les raisons personnelles que j'avais pour trouver ton récit puissamment, cruellement attachant. Réponds à ma question, je te prie: Avant que ton livre fût composé, d'autres que moi t'avaient-ils parlé de Mme Lucien Thibaut?

—Non, jamais, répliquai-je.

Et j'ajoutai après réflexion:

—Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m'en ont dit.

—Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes lettres ne disaient rien du tout... rien qui eût trait aux événements, du moins.

—Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent plaint en moi-même du vide de tes lettres qui semblaient....

—Elles ne semblaient pas, c'était vrai. Je te cachais quelque chose. Mais ce n'était pas ce dont il est question. À l'époque où je t'écrivais ainsi, j'ignorais tout moi-même... car tu n'aurais pas cru, plus que moi, n'est-ce pas, à des dénonciations anonymes?

Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui n'attend pas de réponse, et reprit en affermissant sa voix:

—Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu, ne fût-ce qu'une parcelle du mystère si terriblement curieux qui est entré dans ma vie, comme le ver pénètre la saine écorce d'un arbre condamné à mourir; si tu avais entrevu, ne fût-ce qu'un petit coin de ma misère inouïe, ton drame aurait pris tout aussitôt une réalité, une consistance, une passion.... Ne te fâche pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu'il est.

—Par exemple! protestai-je, moi! me fâcher! allons donc!

Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte dans les journaux.

—Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L'histoire a de l'originalité. Tu l'as faite avec quelques réminiscences d'Edgar Poe....

—Je te jure... m'écriai-je.

—As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre anglais qui laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de l'ordonnance et de la clarté, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus étonnantes qu'on ait assemblées de nos jours? La Woman in White de Wilkie Collins?

La Femme en blanc?... répétai-je, non sans rougir un peu.

—Je ne t'accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore à bien d'autres livres, mais tel qu'il est, il me suffit. Il me prouve que tu es mon homme.

Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points d'interrogation, car je ne savais pas si j'allais recevoir encore quelques pierres dans mon pauvre jardin d'auteur.

—Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton imagination toute seule, tu peux le refaire, aidé de renseignements, de pièces....

Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se mettre à portée d'un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la clef dans un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table.

—Je suis entouré d'espions, me dit-il, en forme d'explication, et tous ces gens-là voudraient bien me voler mon roman!

La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle avec lenteur.

Il faut pourtant bien dire ce que j'éprouvais. Je croyais son accès revenu. L'idée d'accepter une besogne littéraire frivole dans cette chambre qui était comme le tombeau d'un charmant esprit et d'un noble cœur m'inspirait une répugnance dont aucun mot ne saurait rendre l'amertume.

—Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est vrai, toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir!

Le dernier vivant

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