Читать книгу Le dernier vivant - Paul Feval - Страница 20
Jeanne
ОглавлениеLe coffre était plein de papiers en liasses. La main de Lucien s'y plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit:
—Laisse-moi te dire ceci qui a son importance: le roman de Wilkie Collins m'a beaucoup frappé, frappé jusqu'à l'angoisse. Il y a dans son récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les remplissais avec ce qui m'appartient de douleurs et de terreurs. Il y a aussi des invraisemblances si naïves qu'on les croirait préméditées pour prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.
Il mit sur moi son regard fixe et demanda:
—As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler d'une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes? Moi, je suis comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt pour mon aventure, car je n'en ai eu qu'une seule en toute ma vie. J'y rapporte ce que je lis, ce que j'entends, ce que je vois, j'y rapporte tout. Il y a des moments où il me semble que mon aventure m'a poursuivi jusqu'au fond de ce refuge, et que j'y suis entouré par de misérables subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le principal rôle dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n'a jamais entendu parler de moi, c'est certain; il ignore le premier mot de ma triste biographie, et pourtant, j'ai nourri souvent et longtemps la fantaisie de l'aller trouver en Angleterre, de l'interroger pour savoir si, derrière le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit morceau de mon fait à moi.... Veux-tu voir Jeanne?
Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement.
Je ne sais pourquoi ils ramenèrent devant mes yeux l'image charmante de l'inconnue qui tout à l'heure s'était montrée au seuil de l'appartement voisin.
Je l'ai dit, je ne croyais pas que ce fût Jeanne, et pourtant ce nom, prononcé à l'improviste, me fit revoir le visage noble et triste de celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas être vue.
Lucien me tendait un portrait, je le pris avec empressement. C'était une simple carte photographique, encadrée de papier verni.
Jamais je n'avais rien vu de si joli que la fillette qui me souriait dans ce pauvre cadre.
Celle-là était bien «la petite Jeanne.»
Et certes, elle n'avait rien de commun avec la belle dame inconnue.
Pourquoi le regard doux et profond de cette dernière restait-il entre moi et la gaieté enfantine du portrait?
Je fus longtemps à regarder Jeanne, détaillant avec un intérêt que je ne pouvais définir l'exquise délicatesse de ses traits. J'avais plaisir à admirer la bonté vraiment angélique de sa joyeuse figure. Chez Jeanne tout était bon, même sa petite pointe d'espièglerie.
La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il disait:
—C'est ce mois-ci qu'elle va avoir ses vingt ans.
Il ajouta d'un accent impatient:
—Dis donc au moins comment tu la trouves?
Le mot ne me vint pas, et je répondis:
—Comme on doit bien l'aimer!
Il fit mine d'activer sa recherche parmi les papiers.
Je ne pouvais voir l'émotion de son visage qu'il détournait avec une sorte de honte.
Sa voix trembla quand il reprit:
—Oui, on l'a bien aimée!
Il s'interrompit, puis ajouta:
—Trop aimée!... mais ce portrait ne dit rien. C'est du noir et du blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette et morte, la vie du regard, la grâce du mouvement, l'attrait du repos? et la voix? et l'accent? et l'ineffable harmonie de l'ensemble? qui pourrait deviner cela?
—Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours fixés sur le portrait de Jeanne.
Certaines vues ont la faculté de produire, par l'intensité du regard, le phénomène stéréoscopique.
Je voyais la photographie s'arrondir et prendre des reliefs comme si un souffle mystérieux eût soulevé et gonflé les plans de la pauvre chère image. J'avais devant moi la ravissante enfant, et je ne mentais même pas en parlant de vie, de mouvement, d'harmonie, car il me semblait que ma volonté pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se tourna pas encore de mon côté, mais tout son corps avait des frémissements, et il balbutia d'un accent troublé:
—Toi! toi aussi, Geoffroy! Rends-moi ma petite Jeanne!
Puis, riant péniblement et, à ce que je crus, refoulant un sanglot, il ajouta:
—Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait? Il y a peut-être de la terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfumés, qui remuaient leurs boucles flexibles au moindre mot de sa bouche plus rose que les roses. Qui sait? Ses grands yeux bleus comme le ciel ont peut-être éteint la flamme adorée de leurs prunelles. Ma Jeanne! ma Jeanne! Oh! qui sait? Dieu ne veut rien me dire! Peut-être que son pauvre mignon petit corps est rongé par les vers au fond d'une tombe. Non, non, je ne suis pas jaloux. Je suis mort, si elle est morte!
Il avait quitté son siège pour s'agenouiller auprès du coffre sur lequel il se penchait.
Je croyais qu'il continuait sa recherche parmi les papiers, mais bientôt, je le vis immobile, puis tout à coup il chancela, et je n'eus que le temps de le prendre dans mes bras pour l'empêcher de s'affaisser sur le plancher.
C'était un fardeau, hélas! bien léger: tout au plus le poids d'une femme.
Quand je l'eus relevé, il resta un instant appuyé contre ma poitrine. Il respirait avec effort. Sa parole était celle d'un agonisant.
J'eus peur. J'avais vu mourir quelqu'un ainsi debout.
Mais, s'il est possible, quelque chose me frappait plus douloureusement encore que cette pâleur menaçante, c'était le vieillissement soudain, extraordinaire, je dirais volontiers magique, qui s'était opéré dans tout son être.
J'ai dû dire que, contre la coutume, les années avaient rajeuni mon malheureux camarade de collège jusqu'à lui donner presque la tournure d'un enfant. Tout en lui, au premier aspect, m'avait paru amoindri, effacé, réduit à ces apparences indécises qu'on retrouve parfois dans l'extrême vieillesse, mais qui sont surtout le propre de l'adolescence, luttant contre le travail de formation.
Maintenant il avait son âge.
Plus que son âge: c'était un homme mûr. La crise d'angoisse qui tendait chaque fibre de son être lui restituait la virilité et la fierté.
Ce n'était pas la force revenue qui le faisait homme, c'était la douleur.
Son aspect éveillait l'idée de cet héroïsme passif qui est la gloire des martyrs.
J'essayais de le réchauffer contre ma poitrine, car son contact me faisait froid et j'étais secoué par ses frissons.
Il me dit, et je n'oublierai jamais cela:
—C'est bon de s'appuyer sur un cœur.
Pauvre, pauvre Lucien! J'eus remords comme s'il m'eût reproché sa solitude.
Au bout d'un instant, ses paupières humides découvrirent le profond regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit doucement:
—Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy. Je n'ai pas le droit de mourir. Tu peux me lâcher maintenant, je me tiendrai bien debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans trop d'effort, après quoi il me serra la main en murmurant:
—Ce n'est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je veillerai à ne plus t'effrayer ainsi; car tu es tout blême, Geoffroy, mon bon Geoffroy.
Je pressai sa main entre les miennes sans répondre. Son sourire persistait. Il se figeait sur ses lèvres et faisait mal à voir.
—N'est-ce pas, demanda-t-il tout à coup en prenant un ton dégagé qui sonnait faux, n'est-ce pas qu'il est gentil mon cher petit portrait? C'est tout ce qui me reste d'elle. On ne devinerait guère que c'est le portrait d'un assassin.
Je crus avoir mal entendu.
Et pourtant, j'avais ouï dire... Était-ce donc vrai?
Des lèvres, plutôt que de la voix, je répétai ce mot: Assassin!
Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son navrant sourire. L'effort qu'il faisait pour ne pas pleurer le brisait.