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V
L’APPARITION

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Table des matières

Étienne écoutait encore, mais son oreille ne saisit plus aucun son. Il crut voir seulement au loin une forme indécise qui glissait sur la lande, comme si le souffle de l’orage l’eût emportée. Alors il essuya la sueur de son front et appuya sa main contre son cœur, qui battait à rompre sa poitrine; la nature reprenait le dessus; des larmes jaillirent de ses yeux, et l’exaltation fébrile qui tout à l’heure le soutenait fit place à une douleur profonde.

Filhol de Treguern était mort! Filhol qu’il aimait comme les autres aiment leurs frères et leurs sœurs, leur père et leur mère. Il n’avait pour toute famille, lui, Étienne que sa sœur Marion depuis longtemps mariée, puis veuve; sa vraie famille, c’était Filhol, son maître et son ami. Une fois, ce sentiment qui est au cœur de tout jeune homme avait entraîné Étienne vers la pensée du mariage, et comme il avait un cœur loyal, sa tendresse avait été sincère et profonde. Elle était-si belle, cette blonde Geneviève qu’il voyait sourire à Dieu, parmi les fleurs qui entouraient l’image de la Vierge, dans la paroisse d’Orlan! Elle était si pure, si bonne, si pieuse, et celui qui devait être son époux aurait un si doux ciel sur la terre!

Eh bien! Geneviève, la blonde, celle qui avait eu les prémices de son cœur et qui était l’espoir de toute sa vie, Étienne lui avait dit adieu, sans se plaindre, parce que son rival était Filhol de Treguern. Il n’avait pas hésité un instant; la pensée ne lui était même pas venue qu’il pût faire autrement que de donner à Filhol sept ans de liberté, en même temps qu’il lui sacrifiait le bonheur de sa vie entière!

Et maintenant voilà que Filhol de Treguern était mort, mort à vingt-deux ans, laissant Geneviève veuve à la garde d’un pauvre berceau.

Étienne avait dit non tant qu’il avait pu, mais il fallait bien croire, enfin. Les sanglots déchiraient sa poitrine. Et je ne sais comment une lueur l’éblouit parmi ses larmes, tandis qu’une voix tentatrice répétait à son oreille: Veuve et libre! C’était l’image de Geneviève qui passait devant ses yeux. Il se fit horreur à lui-même.

–Holà! Mathurin! cria-t-il en secouant sa chevelure inondée de pluie, car l’orage avait enfin éclaté et les nuages versaient leurs torrents d’eau sur la lande.

Mathurin restait là, étendu comme une masse et à demi noyé dans la boue Etienne le releva de force, et le pauvre diable ouvrit enfin les yeux. Il n’avait gardé aucune conscience de ce qui s’était passé; seulement, quand il vit à la lueur des éclairs la figure pâle et ravagée de son compagnon, d’instinct il se reprit à trembler.

–Où sommes-nous? murmura-t-il avec hébètement.

–Sur la route du pays, répondit Etienne qui eut in rire amer, et c’est une heure joyeuse que celle ) ù l’on revient au pays

–Oui, balbutia Mathurin qui se tâtait et qui commençait à sentir le froid de ses habits mouillés; ’est une heure joyeuse! mais pourquoi sommes-nous en ce lieu?

–Passe-moi la gourde, dit Étienne.

Mathurin obéit. Etienne soupesa la gourde pour n jauger le contenu, puis il la rendit à Mathurin a disant:

–Tu peux boire.

La gourde était de taille, et restait pleine aux ois quarts. Mathurin but, et chaque fois qu’il s’artait Étienne lui disait: encore! encore! Si bien le la gourde se trouva à moitié. Étienne la prit ors et ne but qu’un coup; mais quand il la rent à Mathurin, elle était vide.

–Oh! oh! fit Mathurin que sa dernière libation, rivant à la suite d’un évanouissement, avait enié, tu as bu une bonne gorgée!

Etienne brandit son bâton au-dessus de sa tête; il ait du feu dans le cerveau.

–Sens-tu comme elle est fraîche sur le front cette ondée du bon Dieu! s’écria-t-il. En route ceux qui nous aiment nous attendent!

–En route! répéta Mathurin.

–Et une chanson! reprit Étienne, afin qu’on nous écoute venir de loin et qu’on ne dise pas qui des soldats comme nous ont peur du tonnerre!

Mathurin n’était pas en état de démêler ce qu’i y avait de cruellement triste dans cette gaîté de son camarade, il était lancé désormais, le bon garçon, e ce fut à pleine voix qu’il entonna le refrain de la ronde:

Veux-tu boire, j’ai de l’iau

Plein ma seille, plein mon siau,

Jean, ma pauv’ vieille,

Digue, digue, digue digue dou:

J’nai point d’liau, j’ai du bon cidre doux,

Plein mon siau, plein ma seille

–Allons, Étienne, ajouta-t-il, du gosier, moi homme, du gosier!

Ils marchaient, sous la pluie battante, dans le sen tier changé en torrent, et ils chantaient. Quelqu’un les écoutait venir, selon la parole d’Étienne. Comm ils achevaient le refrain après un dernier couple ils virent les grandes ailes du moulin de Guillaum Féru que le vent faisait tourner avec une rapidit folle. La lande était traversée et Mathurin se se tait si brave maintenant qu’il prit de lui-même1 route qui menait à la maison de sa mère. Étienne descendit tout seulvers le moulin. Au moment

il frappait à la porte, la taille haute et raide de douairière Le Brec se dessina en silhouette devant la fenêtre éclairée.

–Salut, soldat, dit-elle, tu arrives en chantant et tu arrives bien. Tu n’étais pas aux funérailles, tu seras au baptême.

Étienne ne répliqua point. Il se demandait pourquoi cette vieille femme était là, sous ce grand orage, à pareille heure de nuit, et il pensait, car, malgré son courage intrépide, il y avait un coin de son cœur ouvert à la superstition, il pensait que cette rencontre était de menaçant augure. La première personne qu’il avait vue en arrivant au pays, c’était le cloarec Gabriel, cet ennemi inconnu. La seconde, c’était douairière Le Brec, dont la haine violente et implacable ne faisait mystère pour personne Que parlait-elle de funérailles et de baptême ?

–Tu perdrais ton temps, soldat Étienne, reprit douairière Le Brec, à vouloir entrer dans cette demeure. Continue ton chemin, et va vers celui qui t’attend.

–Celui qui m’attend! répéta le jeune servent.

La vieille eut un rire sec et moqueur.

–Les broussailles de la Croix-qui-Marche ont des reilles, murmura-t-elle; si les morts ont du temps à perdre, Filhol de Treguern te doit quelque chose depuis l’heure de son décès.

En ce moment, au milieu du fracas que faisait le moulin, on entendit des voix. Étienne qui s’éloignait déjà s’arrêta.

–Je veux savoir ce qu’il y a là, dit-il.

Douairière Le Brec lui avait dit tout à l’heure qu’il ne franchirait pas le seuil du moulin, et en disant cela, elle s’était campée devant la porte, son bâton blanc à la main, comme si elle eût voulu défendre le passage de vive force; mais elle parut se raviser.

–Tu n’es pas tout le monde, toi, dit-elle avec sarcasme, tu es de la famille! Entre si tu veux.

Étienne n’entra pas. Une main de fer serrait son cœur dans sa poitrine. Il avait cru reconnaître une des voix qui, tout à l’heure, avaient parlé, et le nom de Geneviève était sur ses lèvres.

–Eh bien? dit Douairière Le Brec qui s’effaça pour le laisser passer.

Étienne s’éloigna en courbant la tête et sans répondre. Comme il descendait le chemin qui mène à la Pierre-des-Païens, il put entendre la vieille femme répéter avec son rire strident:

–Tu n’étais point aux funérailles: tu seras au baptême!

–Geneviève! Geneviève! pensait Étienne dont le cœur se fendait.

Pendant qu’il descendait le sentier lentement, le vent avait balayé les derniers nuages; la pluie tom bait encore de la feuillée sur les bords du chemin mais le sombre azur du ciel étincelait de mille feux Les étoiles avaient cet éclat diamanté qui leur vien après la tempête. Lorsque Étienne arriva devant la Pierre-des-Païens, le ciel, purtfié étalait au-dessus des campagnes les prodigues merveilles de sa magnificence; la lande arrosée jetait dans la nuit ses parfums sévères, et l’on entendait pour tout bruit le murmure des petits torrents laissés par la tempête sur les pentes labourées.

Étienne n’était pas le premier au rendez-vous. Il reconnut de loin Filhol de Treguern, debout au milieu des touffes d’ajoncs et le coude appuyé sur la table de pierre. Treguern n’avait point cette apparence que l’on prête à ceux qui reviennent de l’autre monde. Il est vrai que la nuit était trop profonde pour qu’Étienne pût distinguer les traits de son visage, mais l’habitude de son corps gardait cette grâce juvénile qui le distinguait autrefois. Les touffes de ses beaux cheveux blonds retombaient sur ses épau. les, son front s’appuyait contre sa main.

L’émotion du jeune sergent était à son comble. Peut-être eût-il supporté mieux la vue d’une de ces apparitions funèbres qui frappent l’imagination encore plus que le cœur: une longue forme pâle drapée dans ce vêtement suprême que la mort emporte avec elle. Mais au contraire, il revoyait Filhol tel qu’il l’avait laissé au départ.

Ce que la nuit cachait pouvait être horrible ce que la nuit laissait voir était tout gracieux et tout jeune.

L’idée de la mort s’évanouit dans l’esprit d’Étienne, la notion du temps écoulé disparut aussi. Il se demanda s’il n’avait pas fait un rêve cruel et si ce n’était pas la veille qu’il avait embrassé son frère Filhol pour la dernière fois.

Il eut cette joie des gens qui s’éveillent et qui repoussent loin d’eux le cauchemar vaincu. Il s’élança, emporté par son premier mouvement, et s’engagea entre les broussailles, impatient de presser Treguern contre son cœur.

–Reste là! dit l’apparition qui fit en même temps un geste de la main.

Étienne s’arrêta court. Treguern s’était redressé dans l’attitude du commandement, et Etienne frissonna jusque dans la moelle de ses os, parce que son regard, habitué à l’obscurité, distingua vaguement sous la blonde chevelure de son frère quel que chose de confus et de sombre qui n’était plus un visage. La réalité poignante l’étreignait de nouveau.

–Souffres-tu, Filhol, mon frère? demanda-t-il les larmes aux yeux.

–Oui, répondit Treguern, et je le mérite

–Je reviens pauvre comme j’étais parti, s’écria le jeune sergent, et je n’ai plus qu’un bras; mais si ce bras peut travailler encore, tu auras des messes et des prières, Filhol, mon pauvre Filhol!

L’apparition remit son front sur sa main et Etienne n’eut point de réponse.

–As-tu quelque chose à me commander? dit-il après un silence. Mort ou vif, Treguern est mon maître et je saurai lui obéir.

L’apparition fit un signe de tête équivoque, et le jeune sergent crut entendre qu’elle murmurait:

–Peut-être.

Il y eut un second silence, puis le spectre reprit d’une voix lente et chargée de tristesse:

–Te souviens-tu, Etienne, la veille de ton départ, nous entrâmes tous deux à l’église d’Orlan; nous nous mîmes à genoux devant le grand tombeau de Tanneguy, qui parle si haut de la puissance de mes ancêtres, et nous priâmes. Et nous allâmes ainsi, de tombe en tombe, partout où était inscrit le nom de Treguern, nous agenouillant et priant.

–Je m’en souviens, dit Etienne.

–Je te disais, poursuivit Filhol, car j’avais l’âme navrée de l’abaissement de ma race, je te disais, en suivant ces sépulcres qui allaient s’amoindrissant toujours: C’est comme un escalier dont le premier degré, tout en marbre, soutient les colonnes du portique, tandis que la dernière marche, broyée par le pied des passants, disparaît sous la fange. Je disais cela en voyant la tombe de mon père, où nous ne pûmes planter qu’une pauvre croix de bois. Etienne, t’en souviens-tu?

–Je m’en souviens.

–Eh bien! au-dessous de cette dernière marche fangeuse et mutilée, il y a encore un degré. Après la pauvre tombe de mon père, il y a encore une tombe plus pauvre, et celle-là est à moi!

–Sur mon salut, Filhol, s’écria Etienne qui sanglotait, dussé-je mendier par les chemins, tu auras une table de marbre comme il convient à ta naissance, une table avec ton nom, tes titres et ton écusson

Filhol secoua la tête. Etienne crut deviner comme un sourire sous les boucles blondes qui inondaient son visage. Quand Filhol parla de nouveau, sa voix était changée.

–Ce qu’il faut, dit-il d’un accent bref et impérieux, ce n’est pas une tombe à Treguern mort, c’est un palais à Treguern vivant!

–Vivant! Treguern! répéta Etienne, prompt à espérer.

–L’heure passe, interrompit le spectre, et les minutes sont sévèrement comptées. Je vais t’interroger, réponds-moi: Qu’as-tu vu cette nuit sur la route de Redon?

–Trois hommes à cheval, répliqua Etienne.

–Qui étaient?

–Ton nouvel ami, Filhol, ce Gabriel.

–Passe! dit l’apparition, celui-là ne pouvait pas manquer de venir.

–Ton oncle, le commandeur Malo.

–Passe! Il est, dit-on un oiseau qui ne sort du nid que durant la tempête. Et le troisième?

–Un étranger.

–Un Anglais?

–On me l’a dit.

Un long soupir s’échappa de la poitrine de Treguern. Était-ce souffrance ou joie? Le spectre reprit:

–Tu as passé devant le moulin de Guillaume, as-tu vu ou entendu quelque chose?

–J’ai entendu des voix. J’ai vu une fenêtre éclairée, douairière Le Brec au devant.

–Le jour viendra, murmura-t-elle, où chacun nom de Treguern a été trompée par ceux qui lui devaient aide et secours. Que son suborneur soit maudit!

–Dis un mot, s’écria Étienne, et celui qui a fait tort à Geneviève.

–Je ne parle pas de Geneviève, interrompit le pectre sans s’émouvoir, je parle de ma demi sœur Marianne. Je t’avais ordonné dé ne rien croire contre Geneviève.

Etienne dit.

–J’ai eu tort, pardonne-moi.

Filhol reprit d’une voix calme et grave:

–Cette pauvre tombe qui est après celle de mon ) ère, ma tombe à moi, est creusée, comme on te ’a dit, depuis une année. Et pourtant, Geneviève, ma femme, m’a donné un fils. Ne m’interromps pas: e temps presse. L’enfant est légitime et c’est en lui ue le nom de Treguern sera relevé. Tu seras son arrain, et demain tu le porteras au baptême, mal

ré les clameurs des gens de la paroisse. Tu le ommeras Tanneguy comme s’est appelé mon père, omme se sont appelés tous nos grands aïeux et comme je m’appelais moi-même. Après le baptême, enfant n’aura plus besoin de toi. Quelqu’un veilera sur lui et sur sa mère. Et maintenant adieu, mon frère Étienne.

Le jeune sergentallait interroger peut-être, lors-u’un bruit faible se fit derrière lui. Il se retourna vivement. La taille haute et raide de douairière Le Brec se dessinait au milieu du chemin.

–Que t’avais-je dit, soldat Etienne grommela-telle en ricanant: Tu n’étais pas aux funérailles, tu seras au baptême!

Etienne ramena son regard vers la Pierre-des-Païens, mais le spectre de Filhol n’y était plus. Seulement il entendit, tout près de lui, dans les broussailles, un murmure léger qui disait encore:

–Adieu, mon frère: prie pour moi!

Puis ces paroles plus confuses arrivèrent jusqu’à lui:

–N’approche pas, cette nuit, du manoir de Treguern, je te le défends1

Une histoire de revenants

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