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VI
BONNE PERSONNE MARION
Оглавление–Faut pas croire dit le père Michelan avec force, qu’un orage comme cela fait grainer le blé oir. Ah! dam! non, sûrement, ma foi jurée!
–Plus on va, répliqua Vincent Féru, le frère du meunier Guillaume, plus ça devient difficile de faire pousser quelque chose sur la terre. Mon papa a vu le temps où le froment montait tout seul et sans fumier à une toise et demie au-dessus du sillon. V’là qu’est vrai!
–Et mon grand-père, ajouta le gars Mathelin, qui était pâtour, a vu les pommes du clos Le Brec grosses comme la boule à jouer aux quilles et plus rouges que la joue de Toinette Maréchal!
Ce compliment, ne contribua point à pâlir les joues de Toinette, et ce devaient être de belles pommes que celles qui rivalisaient d’éclat avec le ponceau luisant de son teint. Ils étaient tous, les filles et les garçons, assis autour de la table, et faisant la veillée de la fête de l’Assomption, à la mi-aoùt, chez bonne personne Marion Lecuyer, métayère à la ferme de Treguern. La ferme de Treguern s’appelait ainsi par souvenir seulement. Bien qu’elle touchàt au , manoir, il y avait longtemps qu’elle avait changé de maîtres.
La salle basse de la ferme était grande; trois degrés taillés dans le sol et maintenus par de petits pieux la séparaient de l’étable où dormaient deux bonnes vaches sur la litière, non loin des porcs ronfleurs qui rêvaient, le grouin sous le ventre, roulant en demi-cercle leur échine étroite et longue. Il y avait sur la table une chaudronnée de gigoudaine ou soupe de sarrazin, mets national que Paris arriéré ne connaît pas encore; ça et là, les pichets couronnés de mousse arrondissaient la brune faïence de leur yentre. Bonne personne Marion Lecuyer avait de quoi comme on disait au bourg d’Orlan: elle pouvait offrir ce festin à ses voisins et amis, rassemblés chez elle pour la veillée.
Les écuelles larges, profondes, s’emplissaient et se vidaient assez bien, car la gigoudaine altère et il n’en faut pas beaucoup pour étouffer un homme robuste. Tout en parlant de la tempête qui versait pour la seconde fois ses torrents de pluie au dehors, le vieux Michelan, Vincent Féru, Pelo, le vannier, Mathelin et les autres glissaient de temps en temps vers l’âtre des regards sournois; il y avait là, sous! le vaste manteau de la cheminée, un pérsonnage dont nous n’avons point parlé encore. C’était un soldat. Son uniforme trempé d’eau fumait; il tournait le dos à l’assemblée et appuyait sa tête contre sa main.
La salle n’était éclairée que par une résine prise dans un petit bâton fendu en deux qui pendait à la poutre: le feu allait s’éteignant et ne rendait plus aucune lueur; on ne voyait point le visage de l’étranger, et les bonnes gens qui faisaient la veillée chez Marion Lecuyer perdaient leur peine à vouloir distinguer ses traits. Il était entré là un quart-d’heure auparavant; il avait été prendre place sans mot dire sur une escabelle vide au coin de l’âtre.
Bien que l’hospitalité bretonne permette à la rigueur cette façon de s’introduire, il est pourtant d’usage de dire en entrant: Salut à tretous, bonsoir la maisonnée, ou quelque autre politesse. Le soldat –le bleu–comme l’appelaient déjà les hôtes de bonne personne Lecuyer, s’était dispensé de cette simple formule. Depuis qu’il avait passé le seuil, il gardait sa tête appuyée contre sa main gauche, absorbé dans ses réflexions et poussant par intervalles de gros soupirs.
Au moment de son arrivée on bavardait activement autour de la chaudronnée de gigoudaine; il y avait sur le tapis un sujet de conversation intéressant au plus haut point et tout plein de mystères. Il s’agissait des deux orphelines et de la jeune veuve qui habitaient le manoir de Treguern, vivant Dieu sait comme, et allant Dieu sait où. Il s’agissait de la chute étrange de cette grande race des Treguern à qui le pays tout entier portait encore un respect involontaire. Il s’agissait des mille bruits qui couraient sur la mort prématurée de Filhol, sur sa demi-sœur Marianne endiablée par douairière Le Brec, l’excommuniée, et sur Geneviève vivant seule au manoir avec la petite sœur Laurence.
L’entrée du bleu avait fermé toutes les bouches. La Bretagne était en paix, mais le souvenir des guerres de la chouannerie restait trop vif pour qu’il n’y eut point dans les cœurs un reste de défiance contre tout inconnu portant l’uniforme. C’était à cause du soldat qu’on parlait ainsi de la pluie et du beau temps.
–Quant à cela, reprit le vieux Michelan en ôtant le fosset de la corne de bœuf qui lui servait de tabatière, j’ai vu bien des cuvées dans mon pressoir, et les plus grosses pommes ne f’ont pas toujours le meilleur cidre, je ne mens pas.
Vincent Féru ajouta didactiquement:
–Faut qu’elles soient grosses en moyenneté. Point de trop ni de trop peu; mais pour ce qui est du cidre de la voisine Marion, il est droit en goût et fort en fruit, ah! dam! oui, dam!
–Ah! dam, oui, ça c’est vrai! appuya le chœur, tandis que toutes les lèvres altérées se mouillaient aux bords des écuelles.
De tous les regards qui s’attachaient à la chevelure noire et frisée du soldat, celui de Marion Lécuyer était le plus obstinément curieux. Une fois déjà, pour remplir son devoir, elle avait demandé au soldat s’il voulait une écuellée de gigoudaine toute chaude; le soldat avait répondu non sans se retourner. En écoutant le son de cette voix, bonne personne Marion eût donné une pièce de quinze– sous pour voir à son aise la figure de l’étranger.
–L’homme! dit-elle en s’adressant à lui une seconde fois, si vous avez traversé la lande sous la première ondée, m’est avis que vous avez grand besoin de vous réchauffer le cœur. Levez-vous et prenez place à table.
Le soldat ne bougea point. Les gens de la veillée échangèrent un regard significatif.
– Il dort ! dit Toinette Maréchal.
Marion Lécuyer était une femme de trente ans à peu près. Sa figure, honnête et douce, avait cette digne bienveillance qui est la beauté de la ménagère bretonne. Mais là-bas les femmes travaillent dur, comme eût dit le père Michelan, et le travail vieillit. Marion Lécuyer, veuve depuis du temps, n’était plus une jeune femme; elle avait le grade de bonne personne, qui est quelque chose comme un brevet de virilité accordé aux maîtresses des grosses fermes restant seules et sans métayer pour mener les hommes de la charrue, de la huche et du pressoir. Toute gradée et importante qu’elle était, bonne personne Marion jeta sur l’inconnu un regard timide, et devint pensive.
Michelan avait versé, dans le trou que forment à l’attache du poignet les deux muscles du pouce, un petit tas de la poudre impalpable que les paysans bretons prisent en fraude de la régie. Il secoua la tête avec lenteur et aspira la poussière jaunâtre qui lui amena des larmes plein les yeux.
–Du temps que je braconnais dans la forêt, murmura-t-il, j’ai vu plus d’un lièvre qui ne bougeait point sur le coup et qui me partait ensuite entre les jambes quand j’avais remis mon fusil à l’épaule.
–Vous croyez qu’il fait semblant?. risquèrent quelques voix timides.
Michelan remit sa corne dans sa poche et prit le pichet en disant à haute et intelligible voix:
–Pour ça, mes garçailles, des orages de même ne feraient pas graîner le blé noir. Ah! dam! nenni donc!
Pendant que chacun admirait la prudence de ce vieillard, Marion Lécuyer, la métayère, prit la résine et se lova. Elle alla jusqu’au foyer et se mit à examiner son hôte de plus près. Ceci n’était point facile, car la main du soldat s’étendait comme un masque de son front à sa bouche. Marion revint et dit avec un soupir do regret:
–Ce n’est pas celui que je croyais; il n’a qu’un bras.
–Il n’a qu’un bras? répéta le cercle étonné: c’est donc manchot qu’il est!
–Et vous pouvez parler sans crainte, ajouta bonne personne, car il dort comme une souche!
–Eh bien! s’écria le pâtour Mathelin, je disais que douairière Le Brec, chez qui je suis pour mes péchés, a pris son bâton blanc dès la brune pour aller trôler par la lande. C’est jour de sabbat, pour sûr, et la nuit dernière j’ai entendu parler jusqu’au matin dans le bas de la Tour de Kervoz.
–C’était peut-être le commandeur Malo qui chantait ses litanies? dit Vincent Féru.
–Quand le commandeur Malo est à la tour, répliqua le Petit Mathelin, on voit la lueur de sa lampe par les meurtrières du premier étage. Je sais bien comme c’est fait chez lui, puisque c’est moi qui ai bouché les trous de sa muraille avec de la terre mouillée. Voilà déjà bien un mois que le commandeur n’est venu à la tour.
–Il y sera cette nuit, interrompit Pelo, le vannier. En traversant la châtaigneraie, j’ai entendu son cheval poussif qui plaignait et qui toussait dans le fourré.
–Il vient chercher là la pierre cassée! prononça gravement Marion Lécuyer.
–Est-ce que vous croyez à la pierre cassée, vous, la Marion? demanda Vincent Féru, qui avait arfois des velléités de scepticisme.
–Si je crois à la prophétie de Treguern! s’écria la métayère dont le visage tranquille s’anima. Et pourquoi n’y croirais-je point, puisque mon père et mon aïeul y ont cru avant moi? Tous les chrétiens qui vont à la grand’messe le dimanche ont pu voir qu’il manque une cornière au tombeau de Tanneguy. Cela est ainsi depuis des centaines d’années. Et depuis que cela est ainsi, Treguern descend toujours, toujours: la prophétie l’avait annoncé. Et pour que Treguern regagne tout ce qu’il a perdu, il faut qu’on retrouve l’angle de pierre qui manque au lombeau de Tanneguy!
–Depuis le temps qu’on cherche. voulut commencer Vincent.
Mais les femmes se signaient déjà et le vieux Michelan dit:
–Treguern n’est pas du monde comme les autres. Il ya encore une autre prophétie qui dit: «Avant de ressusciter, Treguern mourra trois fois.» Ceux qui sont jeunes verront peut-être bien des choses!
–Pas tant que n’en ont vu ceux qui sont vieux! interrompit Marion Lécuyer, qui avait croisé ses bras devant elle sur la table; on vit longtemps avant de mourir, Vincent Féru, et pourtant la mort ne manque jamais à personne: avant de trouver aussi, on peut chercher longtemps. Quand ma mère était jeune fille, la maison où nous sommes appartenait encore à Treguern, et vous savez bien que c’était un bon maître! Les Le Brec de Kervoz commençaient alors à faire fortune: à mesure que Le Brec montait, Treguern descendait. Ma mère disait que les trois jeunes frères du comte Tanneguy se rencontrèrent une fois avec les cinq fils Le Brec dans le pâtis de la Margerie. Il y eut bataille, car ces deux races-là se haïssent d’instinct comme les braves chiens de garde détestent les loups. Quatre des cinq Le Brec restèrent sur le gazon: un Treguern valut toujours deux hommes. Françoise Le Brec, qu’on appelle maintenant la douairière, trempa dans le sang le coin de son crèpe de deuil. Quand l’évêque de Vannes vint au pays pour réconcilier Le Brec et Treguern, qui s’embrassèrent par trois fois sur les marches de l’autel, quand la fille aînée de Kervoz eut épousé le comte Tanneguy, Françoise Le Brec ne voulut jamais passer le seuil du manoir. On dit que dès ce temps-là, elle allait aux Pierres-Plantées, et que le faux-prêtre lorrain, hérétique et janséneux, et jureur quidit la messe à la Croix-qui-Marche, lui avait enseigné à jeter le mauvais sort. Les trois cadets de Treguern qui avaient tiré l’épée aux pâtis de la Margerie moururent dans l’année qui suivit le mariage, et Marianne, la demi-sœur du pauvre Filhol, vint au monde le jour même où le dernier des trois trépassa.
On écoutait autour de la table, les écuelles restaient pleines maintenant. On voyait les jeunes filles et les jeunes gars ouvrir de grands yeux et avancer la tête: cette histoire de la famile de Treguern était plus ou moins connue de tous ceux qui menaient la veillée chez Marion Lécuyer;– mais pour ce petit peuple, avide de merveilleux, l’histoire de Treguern était la plus merveilleuse de toutes les légendes. On avait beau savoir, on ne savait jamais tout. C’était comme une inépuisable mine du fond de laquelle surgissait toujours quelque nouveau mystère.
–Les trois cadets défunts revinrent pendant un an à la Pierre-des-Païens, dit le vieux Michelan à voix basse, tandis que tout ce qui portait coiffe dans l’assemblée avait le frisson. On les appelait les trois Freux parce qu’ils plaignaient dans la nuit –comme des oiseaux de malheur. La mère de la Marion ne mentait point. Au bout de l’an, un soir, Hélène Le Brec, comtesse de Treguern, la mère de Marianne, s’endormit bien portante et ne s’éveilla plus: on avait entendu toute la nuit les trois Freux qui l’appelaient par son nom en maudissant.
–Alors reprit Marion Lécuyer, Françoise Le Brec, la douairière, entra pour la première fois au manoir. Elle se mit à aimer la petite Marianne, fille de sa sœur défunte, et peut-être qu’elle eût oublié sa haine si le comte Tanneguy, tout jeune encore, n’eût épousé une autre femme.
–La bonne comtesse! s’écrièrent plusieurs voix dans l’assemblée, la mère de Filhol et de la petite demoiselle Laurence!
–Françoise Le Brec quitta de nouveau le manoir, continua la métayère et de cette fois, elle ne devait jamais oublier ni pardonner. Elle était déjà veuve en ce temps de son cousin Jean Le Brec, qui lui laissa en douaire la grand’ferme, Château-le Brec et le moulin de Guillaume. Elle avait été passer du temps au bourg de Feuillans, dans le pays de Saint-Brieuc, et elle en revint avec un petit gars dont personne n’a jamais connu le père ni la mère.
Autour de la table quelques voix prononcèrent tout bas le nom du jeune cloarec Gabriel. La métayère fit comme si elle n’eut poiht entendu.
–Quand Marianne de Treguern eut l’âge de marcher, reprit-elle, vous eussiez dit que ses petites jambes la portaient tout naturellement vers Château-le-Brec. Celle-là n’a point le cœur Treguern! Elle ressemble aux Le Brec de Kervoz par l’âme et par le visage.
–Elle n’est point vilaine demoiselle, dit Mathelin le pâtour, mais pour bonne c’est différent. Si je ne sais pas ce qui se passe au manoir, je puis bien parler de Château-le-Brec, puisque j’y demeure. Eh bien! quand Marianne venait visiter sa tante, l’automne dernier on était bien sûr de voir le cloarec Gabriel dévaler le chemin du bourg. Il y avait à peine un mois que Filhol était dans la terre que déjà on se divertissait comme il faut dans la grande salle de Château-le-Brec. Douairière fermait les portes; mais, quand on rit de trop bon cœur, les portes fermées n’empêchent pas d’entendre. J’ai ouï bien souvent douairière dire qu’il n’y avait pas de bon Dieu, que son Gabriel ne serait jamais de la calotte et qu’il s’épouserait avec Marianne à la Croix-qui-marche par la bénédiction du faux prêtre jureur. Bonne personne Marion, vous qui savez tout, est-ce vrai que les souterrains de Château-le-Brec vont jusqu’au manoir de Treguern, en passant sous la Pierre-des-Païens?
–Ma mère me l’a dit bien souvent, répliqua la métayère.
–C’est que je n’ai pas pu finir tout à l’heure, quand je vous parlais de ces bruits qu’on entend sous la Tour de Kervoz. Au moins, le commandeur Malo lit ses grimoires tout bas, et il ne fait pas beaucoup de tapage en cherchant sa pierre cassée. Mais au-dessous du trou qu’il a choisi pour demeure, il y a l’étage souterrain de la tour. J’ai tâché vingt fois, quand le grand soleil me donnait du cœur, de trouver la porte qui mène en ce lieu: e vous le dis, il n’y a point de porte; seulement, au plus profond des broussailles où je m’étais fau-• filé en rampant, j’ai trouvé une manière de crevasse par laquelle un lapin aurait eu de la peine à passer. J’ai mis mes deux mains de chaque côté de mes yeux et j’ai regardé.
–Et qu’as-tu vu, Mathelin? demanda-t-on à la ronde.
–Ce que j’ai vu? répéta le pâtour, je n’en sais rien moi-même. Il fait noir là-dedans comme au fond de l’enfer, et je sentais un froid humide qui mo frappait au visage. Cependant j’apercevais confusément quelque chose: cela ressemblait à un corps étendu de son long, et il me semblait ouïr le souffle d’un homme endormi.
–Si c’est possible! dit le père Michelin, qui eut recours à sa corne de bœuf.
Les jeunes filles retenaient leur respiration, effrayées qu’elles étaient et charmées à la fois; les hommes échangeaient des regards étonnés. La curiosité de tous était violemment excitée. Un être humain endormi sous cette masse en ruine qu’on nommait la Tour-de-Kervoz!
–Et après, mon garçonnet? dit bonne personne Marion, qui n’était pas la moins pressée de savoir.
–Eh bien! reprit Mathelin, celui-là, quel qu’il soit, homme ou diable, a des compagnons quand arrive la nuit, car de ma chambrette qui touche la muraille de la Tour, j’entends des voix confuses qui parlent sous mon lit.
–Et tu n’as point dit la chose à douairière Le Brec? demanda Marion Lécuyer.
–Si fait bien, et plutôt dix fois qu’une!
–Qu’a-t-elle répondu?
–Que j’étais un poltron, que je rêvais tout éveillé et qu’elle me chasserait si j’entendais encore quelque chose.
–Voyez-vous ça! dit-on autour de la table.
Personne ne songeait plus au pauvre soldat qui sommeillait au coin de l’àtre.
–Si bien, poursuivit Mathelin, que j’ai voulu en avoir le cœur net une bonne fois. Je ne me fais pas plus brave que je ne le suis, mais tout de même j’en suis venu à mon honneur!
Il y eut un mouvement général sur les bancs qui entouraient la table. On n’interrogeait plus, mais les yeux écarquillés et les bouches béantes en disaient plus long que toutes les interrogations du monde. Mathelin se sentait devenir un personnage.
–Voilà donc qu’est bon, reprit-il en posant son bonnet de laine de travers: j’avais mon idée! Pour causer si longtemps, il faut allumer la chandelle, et je pensais bien que la cave n’était pas si noire la nuit que le jour. Hier soir, vers onze heures avant minuit, j’ai entendu qu’on commençait la veillée sous ma couchette; je me suis levé tout doucement, j’ai pris mes braies, mon vestaquin, et je me suis habillé de bout en bout, sauf que je n’ai point chaussé mes sabots, crainte d’éveiller douairière.
–Je tremblais dur; j’avais mis un peu d’eau-de-vie dans un tesson de tasse pour me réchauffer à l’occasion: je la bus; après ça, j’ouvris ma fenêtre et je me-coulai dehors.
Pour le coup on aurait entendu la souris courir dans la salle basse de la ferme.
–Ma foi jurée! s’écria Mathelin qui était sûr désormais de son succès, je n’avais jamais vu la tour comme cela se dresser au-devant de la lune toute basse qui se couchait déjà derrière les arbres du cimetière. Elle était noire et toute déchiquetée; le lierre qui pend aux fentes des créneaux avait l’air d’un grand drap de deuil. Les chouettes ont l’oreille fine; je les avais éveillées; elles tournaient en pleurant autour de leurs nids.
Il n’y avait point de lumière dans la retraite du commandeur Malo au premier étage. Mais à l’endroit où j’avais vu la crevasse, au ras de terre, sous les broussailles, une lueur apparaissait. Je donnai mon âme au bon Dieu, car je sentais bien que je risquais ma vie, et pour la seconde fois je me glissai, en rampant dans les ronces, jusqu’à l’entrée du soupirail.
Ici Mathelin s’arrêta pour boire un coup à son écuelle. Chacun, dans son imagination, donnait un dénoûment au récit interrompu du pâtour, et voyait de prodigieuses choses à la lueur pâle qui sortait de ce soupirail. Il y a des légendes de veillée qui commencent justement ainsi: Et Dieu sait ce qu’on dècouvre au fond de ces souterrains mystérieux!
–C’était comme une espèce de chambre, poursuivit Mathelin, toute ronde et qui gardait la forme de a tour. Une lampe brùlait au milieu sur un tonneau ) lacé debout; une manière de lit avec une carrée et des rideaux de grosse serge était à droite de la crevasse; à gauche, du côté de la ferme, il y avait une maçonnerie arrangée pour servir d’âtre, et en n’orientant je compris bien que la fumée des tisons allumés devait monter dans la propre cheminée de douairière Le Brec. Au fond, la lumière de la lampe se noyait dans une ouverture sombre qui avait l’air l’un corridor. Où mène ce couloir? Dieu le sait! Autour du tonneau qui supportait la lampe, il y avait trois personnes.
–Trois personnes! répéta le cercle stupéfait. Les rois Freux, peut-être!
Et Michelan ajouta:
–Dormez tranquille, après cela! quand vous avez qu’il se passe des choses pareilles dans votre propre paroisse!
–Les connais-tu ces trois personnes, miévrot? lemanda Marion Lécuyer.
–Je suis bien sûr d’en connaître deux, répliqua e pâtour, et si je ne dis rien de la troisième, c’est que je n’ai pas vu son visage.
–Qui était-ce? qui était-ce? s’écria l’assemblée lans une explosion de curiosité.
–Or, devinez! dit le pâtour.