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I
L’ÉGLISE
ОглавлениеAURAI-JE le temps d’écrire mes chères légendes des saints de Bretagne recherchées par moi avec tant d’amour? Les jours passent, allongeant derrière moi l’horizon de la vie, si court désormais au-devant de mes pas.
Voici déjà bien des années que nous allâmes à deux, mon savant ami et moi, visiter la merveille du pays Léonais, au département du Finistère: la grande chapelle dédiée à Marie-Immaculée, sous l’invocation du Fou du bois (Folgoat). Mon ami, M. de K., portait en bandoulière la Vie des Saints de la Bretagne-Armorique, par le bon Fr. Albert Legrand, de Morlaix, œuvre naïve, mais non point irréprochable, que M. de K. lui-même avait enrichie de notes curieuses contenant tout un trésor d’érudition locale.
Il était vieux déjà, mais il avait la gaieté des cœurs chrétiens. Il savait son pays comme d’autres connaissent leur chambre à coucher, et semblable à un livre dont les pages parleraient, il laissait déborder hors de lui les annales si attachantes de ces contrées fidèles.
C’était par un beau matin du mois d’août; le ciel revêche de la campagne bretonne avait fait toilette, et de l’horizon mystérieusement allumé vers l’Orient, le soleil, encore invisible, envoyait des reflets roses aux cimes de la montagne du Salut. Les attelages du travail allaient déjà par les chemins, la chanson en langue celtique perçait la haie de houx et d’aubépine, forte comme Un rempart, et de temps en temps le rire aigu des fillettes qui se moquaient de nous bonnement arrivait à travers les ajoncs. La lande a belle odeur par ces chaudes matinées; la bruyère exhale un parfum qui ressemble à l’encens brûlé; la voix du clocher appelant pour l’Angélus de six heures se mêle bien au meuglement des bœufs, écrasant d’un pas lourd le chemin des champs labourables.
Tout à coup, au détour d’un sentier qui courait en zigzag entre deux hauts talus flanqués de chênes, l’église nous apparut, confuse d’abord aux premiers rayons du jour et pareille à une brassée de fleurs ogivales, tout entremêlées de flèches, de lances, de houppes et de coupoles comme un rêve d’Orient. Nous nous arrêtâmes, et M. de K. me dit:
–Ne croirait-on pas que les Maures de Grenade sont venus jusqu’ici? Mais il faut regarder de plus près. Écoutez parler Chateaubriand qui entrevit, même avant Augustin Thierry, les poétiques figures des pierres du moyen âge.
Et ayant ouvert son volume, il lut cette citation du Génie du christianisme:
«Les forêts des Gaules ont passé dans les temples de nos pères, et ces fameux bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Les voûtes ciselées en feuillages, les jambages qui appuient les murs et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les chapelles comme des grottes, les passages secrets, les portes abaissées; tout retrace les labyrinthes des bois dans cette église gothique.»
A mesure que nous avancions, nous pouvions distinguer la plantation de l’église, bâtie en équerre au sommet du coteau: du couchant au levant et faisant retour à angle droit vers le midi. Le soleil matinier joua bientôt dans les découpures des tourelles qui accompagnent la flèche principale, dominant le plateau et les campagnes environnantes.
Et de là, dit un choniqueur, les vallées ont donné à la montagne son nom de SALUT, parce que de ces hauteurs la Vierge-Reine garde et sauve les bonnes gens de Bretagne.
Auprès de la grande tour il y en a une plus petite, bâtie par la fine duchesse Anne qui vendit, au dire des vieux Bretons, la Bretagne à la France pour être deux fois reine. M. de K. cita encore Chateaubriand, au sujet de ces tours, mais cette fois, de mémoire. Il me dit, les montrant du doigt:
«. Le jour naissant illumine leurs têtes jumelles. Tantôt elles paraissent couronnées d’un chapiteau de nuages ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent s’y méprendre et les adopter pour les arbres de leurs forêts: de petites corneilles noires voltigent autour de leurs faîtes et se perchent sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs confuses s’échappent de la cime de ces tours et en chassent les oiseaux effrayés. L’architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu en conserver les murmures, et au moyen de l’orgue et du bronze suspendu (en français: les cloches), il a attaché au temple gothique jusqu’au bruit des vents et des tonnerres qui roulent dans la profondeur des bois. Les siècles évoqués font sortir leurs antiques voix du sein des pierres. le sanctuaire mugit. et tandis que d’énormes airains se balancent avec fracas sur votre tête, les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds.»
–Ainsi chantait, poursuivit M. de K., ce puissant poète qui trouvait l’art d’être très grand dans la petitesse même de l’emphase. L’idée de la forêt, mère des cathédrales, ne lui appartient pas, mais il l’a faite plus haute, plus sonore et plus belle. Le principal des «airains balancés» (vulgo, cloches) de la grande tour du Folgoat était en effet énorme, car avec le bronze de son calice, émietté sous la Terreur, on a pu couler la maîtresse cloche du port de Brest et le bourdon de Saint-Louis.
J’étais fort épris des curiosités historiques de notre Bretagne et j’avais entendu maintes fois parler du Folgoat, fondation contemporaine du bon connétable Bertrand Duguesclin. Je savais que les murs vénérables du premier oratoire, commencé en1365, avaient vu Olivier de Clisson agenouillé auprès du Bègue de Vilaines, de Tinténiac et de Mauny, un instant réconciliés avec Jean de Montfort; d’un autre côté j’avais été pris plus d’une fois aux vanteries du patriotisme armoricain. Il faut se défier, en effet, jusqu’à un certain point des enthousiasmes bretons, et les soixante sanctuaires consacrés à la Mère miraculeuse, sous diverses invocations, dans le pays de Léon seulement, par la ferveur de nos aïeux, sont généralement d’assez pauvres maisons. Mais ici, en dehors même de tout sentiment de piété, un aspect royal se dégage: je ne sais quoi, qu’il faudrait appeler humble et magnifique à la fois; c’est un art naïf, une science exquise des délicatesses catholiques, une poésie grave et douce comme ce plain-chant de nos hymnes, qui est simple, mais qui est sublime.
C’était par coquetterie que M. de K. avait apporté son gros livre, car il était l’auteur d’une très belle et très érudite étude sur Notre-Dame de Folgoat, et, certes, il en savait bien plus long sur les origines du sanctuaire que le bon Albert Legrand lui-même; mais il appartenait à cette respectable catégorie des «exacts» qui aiment à parler preuves en main, et chaque fois qu’il énonçait un fait, son doigt leste feuilletait le volume pour produire un texte à l’appui.
Dès l’entrée, il me mit en présence de la pierre de Kersanton, où se peut déchiffer encore l’inscription très endommagée du duc Jean, vainqueur du saint Charles de Blois, dans cette fameuse guerre de succession, où la Bretagne chancelante tomba du côté des Anglais.
L’inscription, lorsqu’elle était intacte, disait en latin:
«Jean, très illustre duc des Bretons, fonda ce collège en l’année du Seigneur1423.» Il s’agissait du collège des chanoines, attaché au sanctuaire du Folgoat par l’acte même de fondation; et cette pierre, gravée après la mort du duc, donnait la date de l’achèvement de l’édifice.
–La façade de l’église, me dit M. de K., son livre ouvert à la main, a quatre arcs boutants, avec lancettes, trois fenêtres, deux portes et cinq niches. Elle avait en outre huit écussons, présentement détruits. La plate-forme entre les deux tours en portait trois, placés en supériorité comme étant armoiries de la maison régnante de Bretagne: «d’hermines sans nombre», avec la devise sans fin: «à ma vie, à ma vie, à ma vie.», à laquelle, dès le quinzième siècle, on ajouta: «Plutôt mourir!» et qui fut changée, un assez long temps après, en l’adage fameux: Potius mori quam fœdari.
–Cette devise, lut ici mon docte ami dans une note d’Albert Legrand, peut-être plus ferré sur le blason que sur l’histoire naturelle, cette devise convient de tout point à l’hermine ou martre blanche, sorte de rat musqué, célèbre par sa propreté naturelle et qui, se voyant poursuivi par les chasseurs, aime mieux se laisser prendre ou tuer que de gâter sa fourrure sans tache en la contaminant dans la fange des marais.
–Il est vrai, ajouta encore M. de K., que les paysans de Bretagne n’ont pas les mêmes préjugés, et que nos familles léonaises, cohabitant par goût avec leur plus cher ami, le compagnon de saint Antoine, n’ont aucunement le droit d’être comparées à la blanche hermine.
Et il citait ce cri d’un bon petit cœur armoricain, une jeune fille de Pont-Aven, disant à sa compagne: «Oh! la sale qui met sa figure dans l’eau!»
Nous entrâmes enfin, et certes, malgré la majesté de l’aspect extérieur, je ne m’attendais pas à l’amoncellement des merveilles qui accompagnent et honorent le tombeau du pauvre fou, moins que fou, «innocent» c’est-à-dire idiot (diot comme on dit là-bas), dont l’âme souffrante autrefois sur la terre a certifié par tant de miracles sa gloire présente aux pieds de Dieu.
Il était doux, ce «chercheur de pain», ce dernier des derniers, comme les petits enfants, et humble autant que le seigneur Jésus lui-même, «doux et humble de cœur».
De quelle beauté, de quelle grandeur aussi ne sont-elles pas embaumées ces histoires de la sainteté catholique! Et quel enseignement surhumain dans ce fait, reproduit sous mille formes à toutes les pages de nos annales sacrées: le Roi agenouillé au tombeau du mendiant, le souverain inclinant son sceptre périssable devant cette immortelle relique: le bâton qui soutint, au long de la route, les pas chancelants de l’affamé!
L’église de Notre-Dame du Folgoat, entre tous les sanctuaires de la Bretagne, rend hautement hommage à la céleste pauvreté. Autour de la fontaine où le «fou du bois» trempait son pain sec, sous les branches de son chêne, un prince régnant bâtit la forêt de granit, célébrée par Chateaubriand, et depuis lors les siècles ont orné, ont épanoui la fondation ducale, dont l’opulence est en pleine fleur au milieu de nos landes indigentes.
Elle est là, cette montagne du Salut qui se voit de si loin, portant la cathédrale des solitudes, autour de laquelle fument à peine quelques foyers de chaumines, mais où les fidèles du monde entier invoquent l’Immaculée sous la protection du quémandeur, aveugle de raison, grande âme enveloppée dans le linceul de misère qui, pendant tout le cours de son existence, ne sut dire que deux mots, Salut et Marie: AVE MARIA.