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II
LA LÉGENDE
Оглавление’EST moi la Margeridde, dit une belle petite voix, accompagnée d’un bruit clair, provenant d’une paire de mignons sabots sabotant sur les dalles de la nef.
La voix avait l’accent de Lesneven, où était jadis «la cour» du roi, si l’on en croit la racine celtique de ce nom. Nous venions d’entrer, nous étions dans le bas côté sombre où ne descendaient point encore les rayons, attardés à caresser la dentelle de pierre qui couronne la galerie; M. de K. me faisait remarquer cette particularité assez curieuse que, dans le pays des pommes, les maçons, tailleurs d’images, avaient prodigué partout la vigne comme motif principal d’ornementation. La vigne est un symbole très intime du grand don d’Eucharistie. C’est le vin qui est au-dessus du pain, c’est le sang, vie de la chair, qui vient du cœur et qui est le cœur.
O Cœur de Jésus! amour et sacrifice, figuré par ces feuillages qui enguirlandent le sanctuaire breton du porche jusqu’à l’abside! les architectes inconnus, pères de tant de chefs-d’œuvre, savaient, aux jours fervents du moyen âge, qu’on ne peut jamais trop souvent ramener le souvenir de la divine charité! Et leurs poèmes de pierre, plus éloquents que la nature même, répétaient de mille façons le chant de notre joie, l’acclamation de notre tendresse: adoremus in æternum sanctissimum sacramentum!
«C’est moi, la Margeridde. Acheter pour le pain des trois vieux, si vous voulez.»
–C’est moi la Margeridde, je vous dis: achetez pour le pain des trois vieux, si vous voulez.
Et clac, et clic, les petits sabots s’approchaient de nous.
Mes yeux, s’habituant à la demi-obscurité, distinguèrent bientôt une fillette de dix à onze ans portant le court jupon de Lesneven sur ses jambes nues, trottinant dans des sabots de hêtre que le feu avait rôtis. Une énorme chevelure fauve s’échappait, toute bouclée, du béguin collé autour de son front. A mesure qu’elle arrivait vers nous, une clarté se faisait autour de sa ronde figure, toute rayonnante de sourire.
Elle avait au-devant d’elle, soutenu à son cou par une courroie, un léger éventaire en planchettes étalant des chapelets, des médailles, des livrets, des images, toutes choses saintes, auxquelles se mêlaient quelques macarons profanes et même un noir petit tas de lucets, ces raisins de la forêt bretonne.
–C’est moi la Margeridde, qui viens pour le pain des trois vieux!
–Te voilà, mauvais sujet, dit M. de K. d’un ton bourru, sous lequel je crus découvrir une émotion: t’es-tu encore flaupée avec les pâtours?
Flauper est un verbe au superlatif qui veut dire battre avec abondance. La. Margeridde répondit modestement:
–Pas beaucoup, notre monsieur. Ils sont venus deux hier avec les livres du faux prêtre de Landerneau, et dame! j’ai béqué dessus, mais rien que pour les mettre à s’en aller.
Le faux prêtre de Landerneau était un ministre protestant, de l’Église anglaise «établie», qui payait les vagabonds pour distribuer ses bibles arrangées. Si la vaillante petite Margeridde béquait sur les pâtours, ainsi transformés en colporteurs de mensonges, ce n’était pas uniquement dans l’intérêt de la foi orthodoxe, mais bien un peu parce que les distributeurs des papiers protestants gênaient son commerce à elle, qui était fait au profit des «trois vieux».
M. de K. lui donna une tape sur la joue.
–Cette effrontée-là, me dit-il en essayant de garder un ton léger, où son attendrissement perçait malgré lui, est aussi hardie que les petits gars. Elle n’a pas les premières places au catéchisme, non, mais le bon curé assure que ça viendra. Elle nourrit à elle toute seule, avec sa corbeille, ses deux oncles, dont l’un est paralytique, et sa tante, qui a perdu la raison.
–Et puis moi, par-dessus le marché, interrompit la fillette, et je mange dur! M’achetez vous?
Nous étions sortis sous le porche pour ne point parler dans l’église. M. de K. prit Margeridde par une oreille et l’attira bien en face de moi. Impossible de voir une plus jolie enfant. Ses yeux noirs pétillaient d’intelligence et même de malice.
–Telle que la voilà, reprit M. de K., elle se laisse battre par ses trois vieux. Il y en a deux de méchants.
–Oh! nenni donc! dit Margeridde, point méchants par méchanceté, du tout. Tantine Gonin tape de trop, c’est sûr et vrai, mais ne sait point ce qu’elle fait, et me , caresse tout de même, des fois, quand ne saurait avoir sans moi ce qu’elle a besoin qu’on lui donne.
Il n’y avait pas là dedans un atome d’amertume, et Margeridde répéta en terminant:
–M’achetez-vous, mes vrais amis?
–C’était juste le moment, me dit M. de K., où j’allais entamer l’histoire du bienheureux Salaun, le «fou du «bois». Nous pouvons commencer. Eh! Gaïte! Veux-tu gagner une pièce blanche?
Margeridde ou Margaïte n’avait pas rougi pendant que je la regardais, mais l’idée de la pièce blanche la colora comme une cerise, depuis le menton jusque sous son béguin.
–C’est-il pas pour de rire? demanda-t-elle avec anxiété.
–Raconte-nous le Saint Diot, répondit M. de K., et tu auras vingt sous pour ta peine.
Elle fit une cabriole, au risque de ravager sa corbeille et disparut à toute course derrière le mur de l’église.
–Où va-t-elle? demandai-je.
–A son ouvrage, répliqua mon savant ami laissant enfin paraître son admiration attendrie. Elle rentre vingt fois le jour dans son petit logis pour voir si quelqu’un de «ses trois» y a besoin de quelque chose. Elle fait tout, la trempée, le ménage et les prières. Elle lave les choses aussi bien que les gens, et tout est propre. C’est une maman de douze ans que la pitié de Dieu a donnée à ces trois vieillards enfants, qui ne manquent de rien grâce à elle.
–Il y avait donc, cria Margeridde, qui reparut à l’improviste et tout essoufflée au coin de la façade, il y avait donc un diot (un innocent, idiot) qui nom avait Salaun (Salomon) par son sacrement de baptême.
–Attends! lui dit M. de K. Et se tournant vers moi, il ajouta:
–La petite ne sait que la version de dom Jan Langoëznou, abbé du moustier de Landevennec, vers le milieu du quatorzième siècle, Urbain V étant pape: il y en a d’autres en quantité, mais dom Jan fut témoin oculaire du miracle des Lys. Va petite.
–Ce n’est point Donzan, ni Languenou, du tout, qui m’a dit ce que je sais, reprit aussitôt Margeridde, c’est tantine Gonin avant d’être assotie de raison, et le tenait de sa maman à elle qu’était ma grand’tante, c’est sûr. Par quoi, ce Salaun-là, le diot, n’était point vilain de son corps, mais bête, bête, bête, et alla à l’école de Landevennec, où les moines montraient l’écriture pour la grâce de Dieu, charitablement: moi, je sais lire. Il avait peut-être bien un papa et une maman comme tout le monde, mais rien n’en est dit, et sortit de l’école avec le bonnet d’âne, n’ayant point appris ni petit ni gros, brin de ce qui s’apprend.
Personne n’était pour le garder ou soigner, mes amis. Père et mère s’il avait eus, n’avait plus. Et allait par les routes doucement ne disant mot à âme qui vive, mais causant avec quelqu’un qu’il avait dans le dedans de son cœur et répétant comme colombe roucoule: oh! oh! oh! oh! Marie! Marie! Marie!
Ainsi mettait-il Dieu sans doute en sa douce mère, dont la blancheur est sans tache, car, si pieux qu’il était, chantant Ave Maria mille fois de suite et pendant des jours entiers, sauf le temps de prendre son haleine, jamais on ne l’entendit prononcer le Saint nom de Jésus. Pareille grande humilité s’est-elle vue sur la terre? Non, vraiment, écoutez.
Il allait, les yeux baissés, mais l’âme élevée jusqu’au ciel, et Jésus entendait ce qu’il ne disait point. Trop petit d’esprit pour garder même les moutons, il était grand par-dessus les princes; je vous salue Marie, qui savez cela! Et bienheureux Salaun, priez pour moi, car je suis votre petite servante…
–Et pour nous? demanda K.
–Sûrement oui, répondit Margeridde: aussi pour la compagnie. Des jours entiers, tout au long, Salaun restait à jeun, vivant de sa prière. Quand il avait trop grand’faim et qu’il se sentait mourir tout à fait, il disait tout bas à la porte des demeures: «Salaun a deppré bara.»
Si vous ne savez pas bretonner, c’est comme s’il avait dit dans le gallo de France: «Salaun mangerait bien du pain.» En toute sa vie, jamais il ne dit rien que cela, sauf le «je vous salue, Marie.» et ne sut point, jusqu’à sa mort, le reste de l’oraison. C’est vrai.
S’il recevait du pain et qu’un malheureux vînt à croiser sa route, il lui mettait sa provision dans les mains, tout, jusqu’à la bouchée qu’il portait à sa bouche. Ave, ave! Sainte mère, par-dessus son bonnet d’ignorance était votre blanche couronne que les hommes ne voient point.
Pieds nus toujours, et couvert de haillons, il cheminait parmi les dédains et les ronces. Et les petits criaient: «Au fou du bois!» duquel est formé le nom de la chapelle du Folgoat, croyez-moi.
Car il était du bois: de la forêt qui était ici, au lieu même où s’élève la maison de la bonne Vierge, Ave, Marie, pleine de grâce! A la nuit, il s’abritait sous un chêne, auprès d’une belle fontaine. Le chêne était où est à présent l’autel, loué soit le béni Sacrement, à tout moment! Et la fontaine n’a pas bougé de place; ceux que son eau guérit de leurs maux le savent, mes chers chrétiens, voilà qui va bien.
Par alors, les gens disaient: «Il gîte là, comme un loup». Et certains ajoutaient qu’il avait de la chandelle à volonté, car on voyait de loin une lueur entre les feuilles quand son cantique sans fin allait porté au loin par le vent: «Oh! oh! oh! Marie! Marie!».
Quelqu’un lui ayant dit un jour: Je t’assure. ton pain bien arrenté à perpétuité, si tu veux ajouter: «pleine de grâce», il répondit: «Marie! Marie, oh! Marie!» Sans plus.
C’était assez de Marie.
Peut-on trouver plus fou? Par les matinées d’hiver, quand le grésil grésillait et que l’eau de la fontaine fumait, il ôtait ses haillons et entrait dans ce bain; regardez, j’en grelotte! Ave Maria! Et tout frissonnant il en –sortait avec des glaçons qui le pouillaient (le revêtaient), et les oiseaux, muets par la froidure, l’écoutaient chantant lui tout seul à la Mère toujours Vierge: Oh! oh! oh! Marie! oh! Marie! oh! Marie! Et il grimpait à son chêne, et il s’accrochait aux branches, oh! Marie! Et il se balançait à toute volée comme les cloches qu’on sonne: Marie! Marie! Marie, vous l’entendiez! Et son corps qui n’était qu’une statue de frimas fondait à force de brandiller, vrai battant qui battait, sonnait, ruisselait et psallait. Ah! le fou! et ni cloche ni bourdon n’aurait point carillonné si haut que sa chanson d’un seul mot, le fou, le fou: Marie! Marie! Marie! Marie! toujours Marie! tant qu’haleine il avait, rien que Marie! oh! Marie!
M’est avis, à moi, que Marie s’ennuyait de n’entendre là jamais le nom de son Jésus, mais Jésus ne se lassait point d’écouter le nom de sa mère. Priez Marie si vous voulez plaire à Jésus. Le cœur de Jésus, c’est Marie, on me l’a dit.
Et ne fit Salaun autre chose que cela, tout le temps qu’il fut en vie, vivant sur la terre.
Et mourut seul, abandonné de tous, sauf de son bon ange. N’eut point de prêtre. De terre bénite non plus n’eut point pour le couvrir.
Un étranger passant trouva son pauvre corps sous l’arbre, au bord de la fontaine et fouit une fosse pour l’y mettre.
Il n’y eut ni glas sonné, ni Libera. Ceux du pays se demandèrent une fois, deux fois: Où est le fou?–Les loups l’auront mangé, ainsi répondit-on. Ni parents ni amis n’étaient pour en rechercher plus long.
R, il y avait Ellé, la jolie, écoutez cela, qui lui avait fait la charité souvent, car elle donnait à tous bien comme il faut.
Il y avait Ellé la douce, fille de Monsieur François, second de son nom, seigneur de Guich’Elléaw, je ne vous mens point, fille unique. En religion voulait se fermer, dont son père était triste jusque d’en pleurer.
Le troisième jeudi d’après Pâques en l’année que c’était, vinrent à la fontaine du fou les suivantes de cette Ellé qui souhaitait avoir tous ses voiles blanchement lavés pour entrer bonne sœur au moustier de Lesneven, et lavèrent depuis le rez du jour jusqu’à midi. Sur quoi étant revenues au logis, ne voulurent manger leur repas par frayeur, et dirent: «Nous avons ouï parole et dans l’air et dans l’eau. Aventure arrivera.»
–Aventure est arrivée, leur fut-il répondu. Le baron seigneur, Monsieur François a mis sa fillette prisonnière dans la chambre forte, pour l’empêcher d’aller en religion, et par châtiment est tombé perclus de ses quatre membres qui ne mouvent plus. Gardez le secret.
Les laveuses avaient leur linge dans une manne et l’ouvrirent pour étendre les voiles à sécher.
–Marie! Marie! Oh! Marie!.
Ici, je vous ferais languir si je voulais, mais de rien ne me servirait; c’était le vent qui disait cela en touchant les voiles encore mouillés de l’eau de la fontaine, et dès qu’on les tordit pour en retirer cette eau, chaque goutte en tombant murmura:–Ave Maria! Ave Maria!
Les laveuses alors de s’écrier:
–C’est ici comme à la source: la parole de l’air était Marie! Marie! Oh! Marie! et la parole de l’eau était Ave Maria! C’est à savoir, en vérité, tout ce que le fou du bois, pauvre diot, coutumait dire en sa vie.
Guich’Elléaw, du coup de maladie qu’il avait reçu, resta deux jours sans boire ni manger, ni dire, ni remuer. Au bout du temps, ceux du manoir ouvrirent la chambre forte disant: «Douce Ellé, madame, prenez votre liberté, car votre seigneur père est autant dire un mort, et rien il ne peut plus sur la terre, pour vous, ni contre vous.»
Le dimanche au matin, sortit de sa prison, j’entends Ellé la douce, non point en désobéissance, mais pour se rendre, accompagnée et gardée, au monastère de Saint-Guennolé, du pays de Cornouaille, où étant entrée dans la chapelle, baisa les dalles et demanda la santé de son seigneur père, âme et corps, dévotement. Au-dessus d’elle était la grand’vitre de la crèche où le bon roi Gral-Ion, de Léon, avait fait couleurer la naissance du bienheureux saint, avec la dame Blanche, sa mère (blanc se dit Guen chez nous), et son père Fragan qui, le voyant entrer en la vie, Breton qu’il était bretonna: Guen o lé! Guen o lé! comme qui dirait: «Est tout blanc, est tout blanc, l’enfant de la Blanche!» Et la tête du petit saint Guennolé a coutume de sourire sur son vitrail, quand il exauce une prière. Mais ce jour-là point ne sourit, et la fille de Guich’ Elléaw s’en revint épleurée, à travers la forêt.
Et dans la forêt s’égara tout une nuit.
Un peu avant l’aube, se trouva en un lieu de clairière marqué par un chêne et une source, auquel lieu l’air chantait, et l’eau murmurait ces paroles: «Oh! oh! oh! Marie!» C’était cela que l’air chantait, et l’eau répondait: Ave Maria! Ave Maria!
Si bien était-ce le langage du pauvre diot, quémandeur de pain, que douce Ellé pensa pour dire: «Où es-tu par ici, Salaun, fou du bois?» C’était le breton qu’elle parlait, comme de juste, et l’écho, breton aussi bien qu’elle, répondait: «Foll-Goat, Foll-Goat!» voilà qui est vrai tout à fait.
Et le jour venant, comme c’est chaque matin par la bonté de Dieu, montra le chêne tordu et la claire fontaine. Entre deux se voyait sur la terre la place où le diot se couchait, au temps qu’il était en vie souffrant. Et à cette place même un lys s’élevait.
Un beau lys blanc à trois tiges qui parut d’abord semblable à tous les lys, quoique les suivantes d’Ellé ne l’eussent point vu, la veille, quand elles étaient venues laver les voiles à la fontaine: or un lys ne pousse pas dans une nuit.
Mais à mesure que l’aube blanchissait, on vit que les fleurs du lys étaient d’argent, quoique fraîches et toutes vives, et quelque chose de rouge marquait le dedans de chaque fleur.
Ellé s’approcha; c’était de l’écriture vermeille comme les lettres qui sont dans les missels, et ces lettres formaient deux mots, un mot et un nom: Ave et Maria, Ave Maria. Ellé s’agenouilla, et comme un souffle de vent penchait le lys jusqu’à son oreille, elle entendit qu’une des fleurs lui disait: «Cueille-moi.»
Et ayant fait le signe de la croix, elle cueillit le lys dont la tige coupée pleura.
Alors au fond même de son cœur, une pensée parla, disant: «Ces pleurs sont la vie de ton seigneur père.»
Alors vitement, et tant qu’elle put courir, Ellé courut vers le manoir de Guich’Elléaw, où son seigneur père gisait quasi mort. Le long du chemin, l’eau du lys coulait et douce Ellé regrettait chaque larme perdue, jusqu’à ce que sur la lèvre du moribond, elle laissa perler la dernière larme, et point davantage n’en fallut. Guich’Elléaw se levant sur son séant dit de bonne et forte voix: «Chapelle sera bâtie à Notre-Dame de Recouvrance, sur l’endroit où fut cueillie la santé de mon corps.»
Voilà donc la chose comme elle fut; Guich’Elléaw fit ainsi promesse, mais n’avait point de mémoire. Non seulement chapelle ne bâtit à Notre-Dame de Recouvrance, mais voulut donner douce Ellé en mariage à Monsieur Jean Trémazan, chevalier, bonne noblesse de Léon.
Et disait pour s’excuser que toute l’histoire de la forêt était menterie, nulle trace du lys de miracle n’ayant été retrouvée entre le chêne et la fontaine. La tige coupée qui avait pleuré si bien et que douce Ellé avait conservée en la trempant par le pied dans sa cruche de beau cristal brillant, s’était fondue comme neige au printemps, et rien n’en restait du tout par malheur.
Douce Ellé fit de son mieux pour écarter ce mariage et se garder à la reine des anges, mais n’était forte assez. On bannit (publia) ses fiançailles, et fut réveillée en grand sursaut la veille des noces par abois de meutes et son de trompe, tous les mieux buvants des châtelains à dix lieues à la ronde étant rassemblés dans la prairie pour la chasse du grand dîner de gala, menée par Guich’Elléaw et Jean Trémazan qui se disaient déjà l’un à l’autre «mon beau-père,» et «mon gendre.»
Que faire sinon de pleurer?
Tout en pleurant, douce Ellé disait: Salaun, fou du bois, mon cher ami, pourquoi as-tu emporté ton beau lys de la fontaine? Si ton beau lys était resté là-bas en sa place avec les mots d’écrit qui pourpraient ses blanches fleurs, peut-être que mon seigneur père aurait cru…
Parlant ainsi, elle eut la parole coupée par le bruit de la fenêtre qui s’ouvrait toute large d’un coup de vent qui entra, et avec le vent entrèrent des mots disant: «Pelle et pioche, tu dois emporter quant et toi»(avec toi).
–Où donc? Ellé demanda.
Au dehors était le brouillard qui moutonnait devant la croisée, et dans le brouillard le lys d’argent était noyé suspendu qui luisait un peu, pas beaucoup, et ressemblait, sauf grand respect au Saint-Sacrement qu’on voit dans les images, entouré de ses rayons très précieux.
Ellé sauta en bas de sa couche et dit, agenouillée:
«Salaun, mon ami, mon ami, si tu es aux pieds du Seigneur Dieu, dis-le!»
Rien ne répondirent les voix, mais au-dessus de la fleur, cher calice, un petit soleil rayonna qui était vous, sûrement, bien-aimée Hostie!
Et douce Ellé cria: «J’y vais.» Et descendit quatre à quatre l’escalier, commandant pelle et pioche pour obéir à la voix.
Comme elle entrait en route à la tête de ses serviteurs et servantes, le lys coupé marcha au-devant d’elle dans le brouillard, mais nul ne le voyait sinon Ellé. Au contraire quand on approcha de la fontaine tout le monde aperçut une belle clarté au centre de laquelle était la touffe même du lys que Guich’Elléaw avait fait chercher en vain.
Le lys n’avait plus que deux branches, puisque la troisième voyageait; mais douce Ellé vit la fleur coupée aller et atteindre son ancienne tige, et s’y reposer en telle sorte que les trois branches, distinctes, mais formant la pure beauté d’un seul lys, fussent encore une fois l’image et figure de la très auguste Trinité. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.
–Bienheureux Salaun, priez pour nous! dit Ellé. Alors il y eut les serviteurs qui demandèrent de quoi pelle et pioche serviraient; Ellé répondit, croyant penser avec sagesse: «Elles serviront à déraciner la fleur bénie, et jusqu’au château de Guich’Elléaw nous l’emporterons pour que mon seigneur père la voie et ne doute plus.»
Ce fut pourquoi les serviteurs se mirent à fouiller la terre, espérant, à chaque coup de bêche, mettre à nu l’oignon qui est la racine des lys; mais le trou devenait profond, profond, et la racine ne se montrait aucunement.
Le jour avançait, le soleil dissipait la brume; la chasse, d’abord très éloignée venait se rapprochant, et déjà on entendait les trompes qui sonnaient le retour dans les tailles voisines quand l’un des bêchants s’écria:
–Voici le corps du Diot qui cherchait son pain! Et un autre:
–La racine du lys est son cœur!
Ellé, marchant sur ses genoux, vint jusqu’au rebord de la fosse creusée et vit le pauvre Salaun enseveli dans ses haillons. La tige du lys saillait de sa poitrine même.
A cette heure, les fanfares éclatèrent en même temps que les veneurs arrivaient à grand fracas; mais je vais vous dire, ce fut comme si la chasse était entrée dans l’église. Tout fut pris de respect, les chiens, les hommes et les cors, tout se tut pour écouter le concert de l’eau, de l’air et de la terre élevant tout à coup leur cantique jusqu’aux cieux: Oh! oh! oh! Marie! Marie! Ave! Ave! Maria! Maria! Ave Maria!
L’herbe disait, les feuilles chantaient, le vent plaignait, la fontaine gazouillait, et parmi tout, les abeilles murmuraient, et au-dessus les oiseaux rossignolaient, et au-dessus des oiseaux les blanches nuées d’été, au-dessus des nuées le bleu du grand ciel; dans le bleu les anges, et, encore plus haut, le Père, le Fils, le Saint-Esprit au giron de la gloire. Tout cela faisait comme le fou du bois: Marie! Marie!
Depuis le plus haut des cieux jusqu’au plus profond de la terre: Marie! oh! Marie toujours! oh! Marie partout! Marie! caresse de Dieu! amour et secours des hommes!
Je vous salue, Marie! C’était la fête du saint qui n’avait su au monde que le nom de Marie! Ave! Ave! Ave! Marie bénie! Marie chérie! sourire de Jésus, reine des vierges et des fleurs, étoile de la mer, lueur des nuits, mère des malheureux, ange des larmes! Marie! Marie! Ave! Ave! oh! Marie! bonne Marie!. et bienheureux Salaun, priez pour nous!
Hors d’haleine et tout éblouissante de foi, la petite Margeridde prit sa course, parce qu’une voix cassée venait d’appeler:–Gaite!
Du coin de l’église elle nous cria en disparaissant:
–Je n’aurais point dû oublier si longtemps les vieux!
Et quand elle revint après sa visite faite, elle reprit, comme si de rien n’eût été:
–Tout de même n’épousa brin Jean Trémazan, douce Ellé, s’entend. Guich’Elléaw son seigneur père devint bon chrétien assurément et la dota religieuse, apportant richesse pour vivre en pauvreté.
Et fut bâtie l’église, où l’on mit le bienheureux Salaun, le lys, le chêne et la fontaine. C’est ça l’histoire.
Elle nous tendit sa petite main pour avoir la pièce blanche, et acheva en faisant une bonne révérence:
–Achetez quelque chose en plus des vingt sous, par souvenir de Notre-Dame du Folgoat, si vous voulez, mes amis, car les vieux ont durement besoin; mais il n’y a dans les marchés que ce qu’on y met; vous ne devez, bien sûr, que la pièce blanche, puisque j’ai dit l’histoire du Saint Diot, tout couramment comme je la sais. Si elle est plus belle dans les livres, c’est bon. Grand merci, mes chères gens, Dieu vous le rende! Et bienheureux Salaun, priez pour trétous nous!