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Dimanche 7 avril.

Ayant franchi, sous un ciel toujours bas et noir, les premières montagnes d'alentour, veloutées de fougères, nous retombons dans d'infinies solitudes toutes blanches d'asphodèles en fleur.

Çà et là, un grand glaïeul rouge, ou une touffe d'iris violets, jettent leurs belles teintes fraîches au milieu des blancheurs monotones de ce parterre. Et c'est ainsi à perte de vue.

De temps à autre, des cigognes passent, d'un vol lent, fouettant l'air de leurs grandes ailes mi-parties blanches et noires;—ou bien des corbeaux, des aigles.

Toujours la pluie. Et personne en vue, ce matin; ni un groupe de laboureurs, ni une file d'ânons, ni une caravane.

Une maman chameau, qui est seule avec son fils au bord du sentier perdu, s'approche avec intérêt pour nous regarder défiler. Son fils, qui vient tout juste de naître, je pense, a le cou si mince et la tête si petite qu'on le prendrait de loin pour une autruche à quatre pattes. Il est presque gentil, dans son étonnement de nous voir, dans sa grâce enfantine et épeurée.

Pluie, pluie à torrents. Nos trois vieilles poupées nègres d'avant-garde, encapuchonnées aujourd'hui jusqu'au-dessous des yeux, ont repris plus que jamais leur aspect de babouins pointus. L'étendard de soie, que la poupée du milieu tient toujours droit comme un cierge, n'est plus qu'une loque déteinte, déchiquetée par le vent. L'eau ruisselle sur nous tous. Et le canot du sultan, toujours semblable à un accessoire de défilé égyptien, avance avec une peine extrême, les pieds de ses quarante porteurs enfonçant à chaque pas dans la terre détrempée.

Après deux heures de cette prairie d'asphodèles, nous apercevons quelque chose comme une lézarde très longue serpentant dans la plaine, quelque chose qui doit être une rivière profondément encaissée.

C'est l'Oued M'cazen, réputée difficile à franchir, et, sur ses bords, il y a un rassemblement de mauvais augure: mules chargées, par centaines, chameaux, cavaliers, piétons, tous arrêtés là évidemment parce que la rivière n'est pas guéable... Alors, comment allons-nous faire?

L'Oued, grossie par les pluies, est agitée, rapide, roule en bruissant ses eaux boueuses, qui semblent, en effet, très profondes. De plus, elle est encaissée entre de hautes berges verticales, en terre glaise, détrempées et glissantes, absolument dangereuses. Avec nos idées d'Europe sur les voyages, il nous paraîtrait qu'il y a impossibilité matérielle à faire passer là, sans pont, des gens, des bagages et des tentes.

Cependant, nos caïds sont d'un avis différent et on va tenter la chose, en commençant par le frétin.

D'abord nos hommes de peine, qui, en un tour de main, enlèvent leurs burnous, toutes leurs nobles draperies de laine grise, mettent à nu leur beau torse fauve, et se jettent dans l'eau tourmentée et froide, sondant la profondeur: deux mètres tout au plus; avec un peu de bonne volonté, ce sera peut-être faisable.

Essayons maintenant quelques mules peu chargées...

A force de coups, elles passent, nageant vers le milieu, s'affolant une minute dans le courant qui les entraîne, puis bientôt reprenant pied sur les vases de l'autre rive, avec leur chargement au complet, bien que tout trempé d'eau boueuse.

Mais nous-mêmes, comment passerons-nous, notre dignité d'ambassade nous empêchant de nous dévêtir? Et nos matelas de campement? Et nos beaux uniformes dorés, qui doivent figurer devant le sultan pour la présentation?

Sur le haut de la berge opposée, arrive au galop, avec de grands cris, une petite troupe de cavaliers qui nous font des signes. Nous sommes sauvés! C'est un certain Chaouch, de Czar-el-Kébir (une ville dont nous approchons), qui vient à notre secours avec une nombreuse suite, nous apportant une mahadia fabriquée en hâte à notre intention. (Une mahadia est une gerbe, un énorme faisceau de roseaux liés de façon à pouvoir flotter.) Deux par deux, nous nous embarquerons sur ce radeau improvisé; avec une corde, on nous hâlera; et nos cantines, nos bagages précieux, passeront de la même manière, à sec comme dans une barque.

Quant au reste de notre colonne, gens ou bêtes, à la nage, tout le monde, et au plus vite! Les caïds se démènent, crient, s'interpellent à tue-tête, toujours avec ces aspirations rauques qui semblent des suffocations de fureur: «'Ha! caïd Rhaâ!—'Ha! caïd Abd-er-Haman!—'Ha! caïd Kaddour!» Et, de droite, de gauche, ils tombent à coups de bâton sur les hésitants que l'eau froide épouvante.

Avec résignation, les beaux cavaliers arabes se déshabillent, puis déshabillent aussi leurs chevaux et remontent dessus, les tenant enfourchés entre leurs jambes nerveuses comme dans des étaux de bronze. Sur leur propre tête, ils placent en paquet monumental leurs cafetans de drap et leurs burnous; par-dessus encore, leur énorme selle à fauteuil, leurs harnais de parade, et ils relèvent leurs bras, en anse d'amphore grecque, pour soutenir le tout.

On voit alors s'avancer résolument vers la rivière tous ces échafaudages multicolores, incompréhensibles au premier aspect, ayant chacun pour base cette chose instable: un maigre cheval, cabré et rétif, le long duquel pendent deux jambes nues.

Et tous ces hommes, ainsi chargés, incapables à présent de s'aider de leurs mains, lancent leurs chevaux sur la berge à pic et luisante, rien qu'en leur pressant le flanc, en les éperonnant du talon. Les chevaux hennissent de peur; glissent, comme qui patine, comme qui descend en char russe, les uns encore debout sur leurs pieds, les autres assis sur leur derrière, et, tout couverts de boue gluante, tombent dans l'Oued au milieu d'un grand éclaboussement d'eau; puis nagent en plein courant, et, sur l'autre rive, grimpent comme des chèvres.

Dans la quantité, il y en a bien quelques-uns qui tombent, qui se débattent, qui ruent; il y a des cavaliers qui roulent dans la rivière, avec leurs beaux burnous pliés, leurs belles selles trop lourdes qui les entraînent. Des mules chargées s'abattent en détresse dans la vase: on les relève à force de cris, à force de coups, horriblement blessées par les sangles et les bâts, la chair tout au vif; et nos tentes qu'elles portaient, si blanches au départ, sont maintenant vautrées dans la boue.

Au milieu de l'immense plaine d'herbages, sous le ciel très sombre, sur les berges de terre grise, c'est étrange à regarder, l'activité, l'affairement d'une centaine de chevaux et de cavaliers de toutes couleurs, d'autant de mules, de chameaux, de porteurs à pied, de gens de peine... Nous avons l'air d'une tribu émigrante, se hâtant comme dans une fuite de déroute.

Maintenant, la situation se complique d'un troupeau de bœufs qui passe à la nage, en sens inverse de notre caravane; bœufs entêtés qui auraient voulu demeurer sur l'autre rive; les Arabes qui les mènent se battent avec eux dans l'eau, nageant d'une main, les frappant de l'autre, leur tortillant la queue pour les faire avancer, ou les tirant par les cornes.

Vers la fin, les berges de terre glaise ont été polies comme de vrais miroirs par tant de glissades successives. Alors cela devient une chute, une dégringolade générale avec des cris forcenés, un immense désarroi d'animaux affolés, d'hommes nus, de bagages de toutes sortes, de selles rouges, de paquets enveloppés de couvertures chamarrées. Une scène comme il devait s'en passer lors de l'invasion des armées du Prophète. Un grand tableau d'Afrique ancienne, admirable de couleur et de vie, au milieu de plaines désertes, sous un ciel noir...

Enfin, c'est une chose accomplie, menée à bien, à force de coups et de cris. Nous sommes tous, avec nos bagages, sur l'autre rive, sans noyades ni pertes. Nos cantines, nos matelas, trempés et pleins de boue; nos mules écorchées, haletantes. Nous, mouillés de pluie seulement...

Et le désert d'asphodèles et d'iris recommence, tranquille et morne, sous l'ondée, pendant une heure encore. Notre troupe s'est grossie des gens de Czar-el-Kébir, qui sont venus à notre rencontre, amenés par Chaouch: une dizaine d'Arabes à cheval, et autant de juifs à longue chevelure, ayant de grandes boucles d'or aux oreilles et montés deux par deux sur des ânons. Czar-el-Kébir, la ville où nous arriverons ce soir, est la seule entre Tanger et Fez,—et Chaouch, un bel Arabe au burnous amaranthe, y est notre agent consulaire. Si l'on demande ce que nous faisons d'un agent consulaire à Czar-el-Kébir, voici, c'est que nous y avons des «protégés français», une vingtaine environ,—comme, du reste, à Tanger et à Tétouan. Dans la plupart des villes musulmanes de la Turquie, de la Syrie ou de l'Égypte, nous avons ainsi de ces «protégés», c'est-à-dire des gens auxquels il n'est pas permis de toucher sans l'assentiment de nos légations.—Au Maroc, presque tous nos protégés sont israélites, je n'ai jamais su pourquoi.

Donc, nous cheminons toujours dans la plaine de fleurs blanches. Des hirondelles innombrables, rasant la terre, passent entre les jambes de nos chevaux.

De temps en temps, nous rencontrons des troupeaux de moutons. Le berger ou la bergère est un petit tas de laine grise à capuchon pointu, accroupi sous la pluie dans les herbages. Lorsque nous passons, le burnous se dresse, surgit tout debout, pour jouir de l'étonnant spectacle de notre troupe en marche. Alors, sous l'étoffe en lambeaux, un corps d'enfant se dessine, demi-nu, svelte et jaune; presque toujours la figure est fine et charmante, avec des dents bien blanches et de grands yeux bien noirs.

Vers le soir, nous entrons dans une région cultivée, région bien banale, rappelant les plaines de la Beauce, mais agrandies démesurément, sans maisons ni clôtures: des blés, des blés, des champs d'orge qui n'en finissent plus; la terre, noire et grasse, doit être merveilleusement fertile. Quel grenier d'abondance ce Maroc pourrait devenir!...

Sur une élévation, qui borne la vue en avant, nous apparaît une chose inattendue, une chose que nous nous sommes déshabitués de voir: une foule humaine. Foule arabe, foule en burnous et toute grise, ondulant sur le fond gris du ciel. C'est la population de Czar-el-Kébir, qui est sortie à notre rencontre. Des gens à pied, des gens à cheval, capuchon baissé tous, et formant des rangées de silhouettes pointues. On entend déjà battre les tambourins et gémir les musettes.

Dès que nous sommes à portée, tous les longs fusils, chargés à poudre, font feu sur nous, et les cavaliers s'élancent en fantasia, tandis que les musiques, en crescendo furieux, nous envoient leurs notes les plus déchirantes. Puis toute cette foule, par un mouvement tournant, nous enveloppe, se mêle à nous, nous pénètre, en confusion, en cohue, les bêtes se bousculant et se mordant les unes les autres. Les beaux cavaliers trottent, les piétons courent, burnous au vent, harcelés par les chevaux, sous une menace d'écrasement continuelle. Il y a des quantités d'enfants sur des ânons, quelquefois deux ou trois sur le même, en brochette comique; il y a des vieillards à béquilles, des éclopés, qui courent tout de même; des mendiants, des idiots, des saints illuminés qui chantent. Et les joueurs de tambourins, qui sont à pied, battent à tour de bras, effarouchant nos bêtes. Et les sonneurs de musette stridente, qui sont sur des mules, et qui ont les joues gonflées en vessie de cornemuse, les yeux hors des orbites, sonnent, sonnent à se rompre les veines, poussant leurs bêtes rétives à coups de leurs pieds nus; l'un d'eux, qui est tout rond avec une tête énorme, qui est tout ventru sur un petit âne, ressemble au vieux Silène; il me suit obstinément, celui-là, me faisant glapir aux oreilles, avec rage, sa musette, en voix triste de chacal. Des gens crient à tue-tête: «Hou!» en fausset traînant et lugubre. «Hou! qu'Allah rende victorieux notre sultan Mouley-Hassan! Hou!»

Nos chevaux, très excités, très inquiets, dansent en mesure, au rythme marqué par les tambourins, et nous cheminons ainsi vers Czar-el-Kébir, assourdis de musiques étranges, dans une ivresse de bruit.

Czar se dessine peu à peu, d'abord très embrouillée par la pluie. Au milieu d'une plaine fertile comme la terre promise, elle est entourée de bois d'oliviers et d'orangers magnifiquement verts. Elle n'a pas la blancheur des villes arabes; au contraire, elle est d'une nuance terreuse, et ses quinze ou vingt minarets, qui sont d'un brun sombre, jouent de loin les clochers de nos pays du Nord; on croirait, sous ce ciel brumeux et dans ces prairies inondées, arriver dans une ville flamande. Il faut les quelques palmiers sveltes, très hauts sur tige, qui se balancent au-dessus, pour donner l'impression de l'Afrique.

Au Maroc

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