Читать книгу Bordeau, son château féodal, le Mont-du-Chat et le lac du Bourget - Pierre Mailland - Страница 4

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Table des matières

Sous le régime féodal, Bordeau s’appelait: Bordex, Bourdeaulx, Bourdeau et Bordeau, — en latin, Bordellis.

Cette anarchie orthographique s’est perpétuée jusqu’à nous: aujourd’hui encore, les uns disent Bordeau, les autres Bourdeau et Bordiau. Qui a raison? A mon avis, ce sont ceux qui écrivent Bordeau; quelques considérations étymologiques justifieront mon opinion.

D’abord Bordex et Bordiau doivent être écartés: Bordex comme appartenant au français barbare, et Bordiau comme étant du pur patois.

Quant à Bourdeau ou Bourdeaulx, il vient de burgum aquarum (bourg d’eau); mais cette localité n’a jamais été qu’un modeste village, n’a jamais eu l’importance d’un bourg quelconque; Bourdeau doit donc être rejeté. Reste Bordeau, qui répond seul au sens étymologique.

En breton, en teuton et dans le vieil espagnol, bord a la même signification qu’en français: c’est le bord, la bordure ou le rivage du lac. Bordeau a été formé des mots bord et eau; il signifie donc naturellement au bord de l’eau: étymologie toute naturelle, toute simple, qu’explique la situation du village de Bordeau au bord du lac du Bourget.

Du reste, en écrivant Bordeau, je suis d’accord avec S. Em. le cardinal Billiet, avec le marquis Costa de Beauregard, avec Messieurs Burnier, Malte-Brun, Peigné, de Saint-Genis, de Jussieu, Ménabréa, de Villette-Chivron, Joanne, Albanis Beaumont et autres écrivains de la Savoie et de l’étranger.

Puis, qui l’ignore? anciennement Bordeau des bords de la Gironde et Chamonix s’écrivaient: Bourdeaux, Chamouni; et des 634 noms de nos communes de Savoie, il en est peu qui n’aient subi quelques modifications de ce genre. Il résulte de là que l’on fait aujourd’hui, pour l’orthographe des noms propres de lieux, ce que les grands écrivains du XVIIe siècle ont fait pour l’orthographe générale: on polit, on épure, on fixe. Dès lors le mot Bordeau, fût-il tout moderne, aurait encore sa raison d’être. Mais n’a-t-il pas encore l’autorité du temps? On le trouve dans le journal des voyages de Montaigne, écrit en 1580; et, dans les anciens documents latins , on voit partout Bordellis que l’on traduit par Bordeau. Je n’ai rencontré Bourdellis, dont la traduction française est Bourdeau, que dans le pouillé du diocèse de Grenoble de l’année 1488. En outre, je le répète, le sens étymologique ne laisse nulle place au doute.

Il faut donc conclure que le vrai nom de cette commune est Bordeau.

La Savoie offre de grands et splendides spectacles, qui n’ont rien à envier à la Suisse; cette Suisse tant vantée dont la lyre du poète et le burin de l’artiste ont porté la réputation dans le monde entier.

Elle a été, comme elle, dotée d’attraits variés et séducteurs; comme elle et plus qu’elle peut-être, c’est le pays des mille et une nuits pittoresques, le séjour fortuné des merveilles de la création.

Si, empruntant l’expression de Campanella, on appelle la nature savoisienne le manuscrit, l’album de Dieu, on doit dire que Bordeau en est sans contredit une des meilleures pages: un beau lac d’un bleu admirable, des torrents écumeux, des cascades grondantes, des forêts rêveuses, des solitudes tour à tour imposantes et gracieuses, des pics de rochers qui fendent les nues, des points de vue ravissants, un grand air des Alpes, un climat de Provence, des souvenirs historiques de toutes sortes, des sujets d’étude pour l’antiquaire, l’archéoogue, le géologue, le minéralogiste , l’héraldiste, le botaniste, etc.; tout a été rassemblé là comme à plaisir.

Lorsque le zéphyr, douce haleine de la Providence, nous ramène les beaux jours, lorsque la violette parfume le gazon verdoyant et que les abeilles essayent dans les airs leurs ailes encore engourdies, lorsqu’enfin la nature jetant son froid linceul, se réveille toute souriante, tout embaumée, — Bordeau est un séjour délicieux, tout luxuriant de poésie; un séjour dont les suaves images laissent des souvenirs ineffaçables dans l’âme ouverte aux grâces et aux harmonies de la nature.

Heureux petit coin de terre! où le penseur se dit: «Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul!...»

Lorsque du chaos des IXe et Xe siècles eut surgi le régime féodal et que notre sol se fut hérissé de donjons, le besoin de protection contre les hordes barbares amena autour de chaque château des groupes considérables de colons et de serfs. C’était la loi commune, car l’homme vit en société non-seulement parce que sa raison le lui conseille, mais encore parce que sa nature l’y contraint: le besoin poussa l’homme à se joindre à un autre homme, de là une assistance mutuelle et de là la société.

Les groupes accourus sous la protection des tours féodales formèrent des villages, et ces villages devinrent des paroisses dès qu’on y eut construit une église.

C’est à cette époque que remonte l’origine de plusieurs paroisses de la Savoie, parmi lesquelles, d’après toutes les inductions, figure Bordeau, et c’est dans ce lointain que se perd le germe de l’organisation municipale que développèrent les croisades.

Le village de Bordeau est donc tout à fait d’origine féodale et ne date que de la fondation de son château (Xe siècle). Il est vrai que la voie romaine du Mont-du-Chat passait à Bordeau, au-dessus du village des Begets; mais cela ne prouve nullement que Bordeau ait été habité par les Romains. On n’a du reste jamais trouvé sur le territoire de cette commune aucune inscription, aucun des débris, aucun des vestiges que l’on rencontre partout où les Maîtres du monde fixèrent leur résidence.

Notre pays fut pendant des siècles, même longtemps après la période lacustre, tout couvert d’épaisses et sombres forêts; de là cette étymologie celtique du mot Sapaudia : Sap-Wald (forêts de sapins). C’est sur la lisière de ces forêts et le long des cours d’eau que nos ancêtres, les Allobroges, habitaient des maisons en bois et en torchis.

Bordeau dépendait au moyen-âge du district appelé pagus savogiensis ; il paraît avoir conservé son manteau de forêts, plusieurs siècles après la construction de son château.

Sa population semble ainsi être à peu près restée étrangère à l’agriculture, jusque vers le déclin du régime féodal.

Après la panique de l’an mille où, selon une croyance universelle, on devait voir arriver la fin du monde, tout renaquit à une vie nouvelle. Bordeau, sous la pression des deux grands stimulants de l’activité humaine: le besoin et la souffrance, se couvrit alors de forges qui furent durant de longues années l’unique industrie de ses habitants. On en a découvert des indices de toutes parts, et de vieux papiers que j’ai entre les mains établissent que la famille Richard dit Ponsonnier avait des fabriques importantes de couteaux, et la famille Francillon, des fabriques de serpettes d’une grande réputation. En 1728-1730, les géomètres du cadastre constatèrent qu’il existait encore à Bordeau quatre forges, deux martinets et deux grandes meules .

Michel de Montaigne nous apprend lui-même que Bordeau possédait au XVIe siècle une manufacture d’armes très renommées.

Cette manufacture n’était point au château, ainsi que le laisse supposer Montaigne, mais sur l’emplacement de la papeterie qui appartient aujourd’hui à M. Joseph Girod, et bâtie en 1810 par les sieurs Novel et Blaffard. Les débris d’armes, parmi lesquels une épée tout entière, vendue à M. Guicherd, de Lyon, et les meules sur le pourtour desquelles on a remarqué les traces laissées par le polissage et l’aiguisement des épées, — le tout découvert en cet endroit, il y a quelques années, ne laisse aucun doute sur ce point.

Les nombreux fragments et blocs informes de fonte ou gueuse et les restes d’anciennes constructions qu’on a vus, près de la maison du sieur Micalod, portent également à penser que Bordeau possédait anciennement des hauts-fourneaux, où l’on préparait, au moyen du minerai des mines du Mont-du-Chat, le fer et l’acier que l’on employait à la manufacture d’armes, aux coutelleries et aux autres forges de la commune. La position de Bordeau ne réunissait-elle pas, en effet, toutes les conditions d’un établissement semblable? On trouvait là : proximité du minerai, facilité de se procurer le combustible en charbon de bois , cours d’eau puissant et intarissable pour faire mouvoir la machine soufflante, et enfin le rare avantage d’écouler les produits sur place.

Depuis la chute du régime féodal, Bordeau ne s’est signalé dans les créations industrielles que par une fabrique de pointes de Paris ou clous d’épingle, fondée en 1820 par M. Pe Magnin, de Chambéry .

Le matériel de cette fabrique était disséminé sur divers points: les meules affectées à l’appointissage, se voyaient près de la source du ruisseau de Gerlaz; — les marteaux, montés sur balanciers, qui formaient les têtes à froid, étaient installés dans les bâtiments du presbytère, — et le polissage au moyen de tonneaux à rotation, renfermant de la limaille de fer, du gravier et du grès écrasés, se faisait à la papeterie.

Cette fabrique fonctionna pendant une dizaine d’années; puis elle tomba, lorsque l’appointissage mécanique à emporte-pièce eut prévalu à Paris.

Sous le régime féodal, Bordeau fut érigé en baronnie et devint le siège d’une juridiction importante , ainsi que nous le verrons plus loin.

L’usage de délibérer en plein air, de traiter les affaires en face du ciel et du peuple assemblé, est très ancien: chez les Hébreux, la justice était rendue à la porte des villes, sur le bord des routes, et chez les Romains, sur la place publique appelée Forum.

C’est aussi en plein air, sous les arbres dont étaient complantées les cours et les avenues des châteaux du moyen-âge, que s’accomplissait la solennité des contrats, quand elle n’avait pas lieu dans les églises.

Conformément à cet usage, le baron de Bordeau établit son prétoire dans la cour du château, probablement sous un énorme tilleul au tronc creux, que l’on a abattu il y a environ vingt-cinq ans. En mai et juin 1453, eut lieu dans cette cour la vente par subhastation des biens de noble Claude Lanfrey, sur les poursuites de Guidon de Seyssel, seigneur de Bordeau . Le document que je publie à ce sujet est intéressant à consulter, sur la forme et la marche des justices seigneuriales.

Plus tard, le baron de Bordeau délégua sa juridiction à un juge, qui tint ses audiences au presbytère , et ensuite à Chambéry. J’ai trouvé, dans la cave de la famille Pasquier dit Favier, diverses liasses de requêtes à l’adresse du juge de la baronnie de Bordeau, et de nombreux dossiers de procédure émanant de la juridiction du mandement de cette baronnie.

Les romanciers et des historiens passionnés, se sont donné libre carrière, dans leurs appréciations sur le moyen-âge et la féodalité. Aujourd’hui que l’histoire s’étudie généralement avec plus de bonne foi et de conscience, la vérité s’est déjà rétablie sur bien des points.

Il est certain qu’il y avait à cette époque de bons et de mauvais seigneurs, comme il y a de nos jours de bons et de mauvais souverains. Il est difficile d’admettre que le peuple fût alors aussi malheureux que des historiens, comme Michelet et des romanciers comme Süe, se sont plu à le dire. On ne doit pas trop généraliser, et il ne faut pas oublier que nous nous sommes créé bien des besoins factices que nos pères ne connaissaient pas.

S’il y avait alors des redevances et des servis, aujourd’hui n’avons-nous pas des impôts de toute sorte?

A Bordeau, les dîmes ecclésiastiques sur les vins et les blés se payaient à raison du treize, c’est-à-dire qu’elles comprenaient la treizième partie de la récolte ; des servis de différente nature étaient dus à divers seigneurs ; l’argent était rare, et le peu de marchandises qu’on pouvait vendre se donnait à bas prix . Si l’on ajoute à cela le fléau des disettes périodiques, il est aisé de se faire une idée des conditions de l’existence humaine dans ces siècles de transition et d’enfantement.

La société sentait le besoin d’un nouvel ordre de choses; aussi, salua-t-on, comme l’aube d’un beau jour, les célèbres édits des 20 janvier 1762 et 19 décembre 1771, qui autorisaient les villes et les communes à tenir des assemblées générales, pour demander l’affranchissement de toute taillabilité féodale.

Ces édits étaient le dernier coup porté à la féodalité par les princes de la maison de Savoie. N’avaient-ils pas déjà, en effet: — en 1561, éteint ou déclaré rachetable la taillabilité personnelle; — en 1587, soumis les rentes et les cens emphythéotiques et seigneuriaux à la prescription de cinq ans; — en 1605, fait cesser la solidarité entre les tenanciers, — et en 1728, ordonné un cadastre général pour restreindre ou supprimer les priviléges de la noblesse?

Le 10 mai 1772 , les syndics et conseillers de Bordeau fixèrent, au 31 du même mois, l’assemblée autorisée par le décret de 1771. Au jour fixé, toute la population de Bordeau, réunie en assemblée générale, proclama à l’unanimité qu’elle voulait l’affranchissement général et l’extinction de tous les fiefs, servis, redevances et droits quelconques appartenant à S. Exc. le seigneur comte de la Tour, au seigneur marquis de la Serraz et aux autres seigneurs ayant des fiefs sur son territoire.

Pour négocier cet affranchissement, l’assemblée générale nomma, pour ses procureurs spéciaux et généraux, spectable Louis Marthod, avocat au sénat, et le sieur Louis Truchet, tous deux bourgeois de la ville de Chambéry, et encore François Mottard, de Bordeau .

Je n’ai pu retrouver le rôle de répartition du prix d’affranchissement. Il est probable que ce rôle, s’il a existé, n’a pas reçu une exécution sérieuse; qu’en conséquence, il restait encore dû beaucoup du prix d’affranchissement, lorsqu’éclata la révolution de 1792, qui emporta les derniers restes de la féodalité.

Sous la République, la commune de Bordeau fut réunie à celle du Bourget, par arrêté du 8 nivôse an III, signé Gauthier, représentant du peuple. Gauthier, en prononçant cette réunion, choisit et nomma, parmi les citoyens de Bordeau, pour membres du conseil général du Bourget, les sieurs François Novel, André Micalod et Antoine Beget .

Mais cette annexion rencontra de la résistance dans toute la commune, et les citoyens Novel, Micalod et Beget refusèrent obstinément d’obéir aux diverses injonctions qu’on leur fit de se présenter au conseil municipal du Bourget, pour être installés dans leurs fonctions.

En 1813 , le ministre de l’intérieur décida que les petites communes seraient réunies aux communes voisines plus populeuses. Bordeau se vit alors à la veille d’être réuni au Bourget, pour le civil comme il l’était déjà pour le religieux; mais les habitants firent entendre de telles doléances, que l’autorité abandonna son projet.

En 1845 , parut une nouvelle décision portant que les communes, d’une population inférieure à 200 habitants, seraient réunies aux communes limitrophes plus populeuses.

Mais la population, s’armant d’un nouveau courage, se raidit de plus belle, et le conseil municipal trouva des arguments sans nombre, pour défendre son indépendance. Il y a, dans sa délibération du 19 octobre de la même année, des passages tellement curieux que je ne puis résister au désir de les mettre sous les yeux du lecteur:

«Considérant que, depuis un temps immémorial et sans doute depuis plusieurs siècles, la commune de Bordeau, malgré son peu de population, a toujours été une commune à part, administrée par des personnes de son choix;

«Que ses mœurs, son caractère et même son idiome sont différents de ceux du Bourget; ce qui établit que ces deux communes ne sont pas faites pour être réunies; que du reste il n’y a jamais eu de sympathie entre leurs habitants, pas même de relations commerciales et rarement de fusions de familles par mariage; que d’ailleurs la distance de près d’une lieue entre les deux communes rendrait très difficile l’action de l’autorité locale du Bourget, dans le cas où quelques circonstances imprévues viendraient à troubler la paisible retraite des habitants de Bordeau;

«Qu’en réunissant au Bourget la commune de Bordeau, on porterait la perturbation parmi les habitants de celle-ci, dont les mœurs encore pures ne pourraient que s’altérer au contact de celles d’une population considérable qui, par sa position, est plus exposée à dégénérer de la vertu et de la bonne conduite de ses ancêtres, etc., etc.»

Voilà qui est singulier! mais écoutons le cri suprême:

«Si la réunion de Bordeau était jugée indispensable par l’autorité supérieure, les habitants de Bordeau préféreraient d’être réunis à la commune du Mont-du-Chat plutôt qu’au Bourget.»

Tant de prières furent enfin exaucées: Bordeau resta commune.

On retrouve dans cette lutte opiniâtre, dans cette raideur persistante, dans cette force de vouloir et dans cet amour de l’indépendance, les traits caractéristiques de nos glorieux pères, les Allobroges ; ce peuple célèbre, que Rome désespéra de pouvoir soumettre; ce peuple qui sut se faire craindre et respecter par le sénat de la Reine du monde.

A côté des faits et des particularités intimes que je viens de retracer, se présentent d’autres détails où se dessinent également le caractère et la physionomie morale de la population de Bordeau. Je me borne à citer les sorciers.

La croyance aux sorciers est aussi ancienne que le monde. Elle a jeté des racines chez tous les peuples, à tous les âges. Les scènes étranges que nous avons vues naguère se dérouler à Morzine, près de Thonon (1862-1868), les commentaires de toute sorte qui s’en sont suivis, ne semblent-ils pas nous autoriser à penser que, dans certains hameaux de la Savoie, il reste encore quelques vestiges de cette naïve croyance de nos pères?

Vers la fin du XVIe siècle et le commencement du XVIIe, les sortiléges et les maléfices étaient si nombreux, que pas une commune, pas un village, selon Godefroi de Bavoz , n’était préservé de cette peste. Tout le monde, en général, croyait aux sorciers. Les plus célèbres compagnies judiciaires partageaient cette croyance et envoyaient au bûcher tout individu suspecté de sorcellerie, souvent sans autre preuve que des aveux arrachés par la torture .

Bordeau, comme toutes les autres localités, a donc eu ses sorciers. Les anciens procès-verbaux des visites pastorales en font mention , et plusieurs personnes de la commune m’ont affirmé avoir lu un manuscrit de l’avocat Métrai, traitant des sorciers de Bordeau que l’on brûla vifs aux fourches patibulaires de Charpignat. Malgré bien des recherches, il m’a été impossible de retrouver ce manuscrit. Et, comme il était d’usage de brûler les dossiers de procédure avec les condamnés, les archives ne fournissent pas le moindre renseignement sur ce point.

Quant à la tradition, elle ne nous a conservé que ce pittoresque récit:

«Un certain jour, douze sorciers de Bordeau se rendirent à Aix, par le lac du Bourget, sur une feuille de buis en guise de bateau.»

Curieuse légende! digne de figurer à côté des contes sur le fameux aveugle Claude, qui allait et revenait de Chambéry à Paris, dans l’espace de deux heures!!

La population de Bordeau est aujourd’hui de 189 habitants, divisés en 30 feux. Elle a, vraisemblablement, été de beaucoup inférieure à ce chiffre, sous la féodalité, s’il est vrai que la population d’un pays croît en proportion de l’aisance et décroît en proportion de la misère. Le document que je publie, sous le n° 5, nous apprend au surplus qu’en 1729, Bordeau ne possédait que 20 feux.

Aujourd’hui, l’accroissement de cette population se trouve atteint par le fléau de l’émigration. Hélas! à Bordeau, comme ailleurs, beaucoup de personnes semblent avoir perdu l’amour du sol natal; beaucoup, victimes du discrédit que les sots ont attaché à l’état de cultivateur, se laissent séduire par les brillantes mais trompeuses perspectives de la vie des villes et de la vie américaine. De là ces cris d’alarme:

«La campagne se dépeuple!

«La campagne manque de bras!»

De savantes statistiques affirment que le nombre des êtres humains, qui ont déjà paru sur la terre, depuis la création, est au moins de 66 trillions, 627 billions, 273 millions, 75 mille et 221. Ce nombre, divisé par les 3 millions, 95 mille lieues carrées formant la superficie du globe, donne à chacun de ces êtres un espace d’environ un cinquième de pied carré en terre ferme. Il résulte de ce fait que le globe est un vaste cimetière; qu’il a été exhaussé du nombre immense de morts qui ont été enterrés, et que la surface de la terre a déjà été pelletée 280 fois pour creuser les tombes .

Le petit territoire de Bordeau fournit plusieurs observations, en harmonie avec ces savantes statistiques.

La bêche du laboureur y a rencontré des ossements humains de toutes parts.

Au sommet de la vigne, en face du château, on voyait, il y a environ 20 ans, une vieille croix en bois, indiquant un cimetière en ce lieu; j’ai pensé que c’était un cimetière de pestiférés, créé par le seigneur de Bordeau lors de la contagion ou peste noire de 1348, ou lors des pestes attribuées à des opérations magiques qui, aux XVIe et XVIIe siècles décimèrent, à plusieurs reprises, la population de la Savoie et de l’Europe entière. Les cercueils étaient en tuf rangé en maçonnerie; les squelettes qu’ils renfermaient avaient été recouverts de chaux vive, pour faire rapidement consumer les chairs, pour désinfecter et empêcher toute émanation pestilentielle. D’après la tradition, il y avait dans le bois, à quelques pas, au-dessus du cimetière, une maladrerie où l’on enfermait les personnes atteintes des premiers prodromes de la peste, et où on leur donnait à manger par des guichets au moyen de longues perches.

Dans le cimetière attenant à l’église de Bordeau, on a découvert des sarcophages en tuf dont plusieurs renfermaient des squelettes. Il paraît que quelques-uns de ces cercueils étaient de forme cubique, que les squelettes y avaient la même position que l’enfant dans le sein de sa mère: les jambes reployées, les bras ramenés sur la poitrine, la tête inclinée sur les genoux.

Ailleurs, parmi des ossements, on a trouvé des cercles de tonneaux; cela m’a amené à penser que quelques disciples d’Anacréon ou de Bacchus ont eu la singulière idée de se faire donner des tonneaux pour cercueils.

Il existe, sur divers points du territoire de Bordeau, d’énormes blocs de pierre, appelés en géologie blocs erratiques. On prétend que ces blocs recouvrent des ossements humains, et que ces pierres brutes représentent ainsi des tombeaux ou pierres tumulaires.

A une date relativement récente (1829), Bordeau fut affligé d’une mortalité cruelle. L’alarme était grande; un drapeau noir, planté au point où le chemin de Bordeau se bifurque avec la route du Mont-du-Chat, avertissait le voyageur de se tenir à l’écart.

Les registres de l’état civil attestent que 21 personnes furent moissonnées en quelques jours; ce qui est énorme pour une petite commune comme Bordeau. Toute la population aurait peut-être été emportée, sans le médecin de la troupe de Chambéry, qui réussit à combattre le fléau avec un plein succès.

Les tintements lugubres de la cloche et la rumeur publique qui grossit toute chose, firent croire que la mort avait fait table rase de la commune de Bordeau. Dans cette persuasion, une colonie des habitants de Tresserve franchit le lac et se précipite sur le territoire de cette localité, pour s’en emparer de par le simple droit d’occupation. Mais tout n’était pas mort au village: il y restait une jeunesse vigoureuse, qui repoussa les envahisseurs et les culbuta dans le lac.

Il a du sens le proverbe qui dit: «Il ne fait pas bon attaquer l’ours dans sa tanière!»

Si, d’après Zeller, il est aisé de constater des identités entre l’aspect d’un pays et le caractère de ses habitants, — de même, suivant Buffon, il existe une heureuse harmonie entre les mœurs et les climats. A ce titre et à beaucoup d’autres, le climat de Bordeau mérite quelque attention.

Les rochers dénudés, qui réverbèrent les rayons du soleil, et la proximité du lac font passer d’une saison à l’autre, sans aucune transition brusque. Toute nappe d’eau, on le sait, égalise la température, en modérant alternativement les froids et les chaleurs.

Aussi, des auteurs, notamment MM. Dessaix , Peigné et de Mortillet , ont-ils justement dit que Bordeau est un des points les plus chauds de notre belle Savoie. Le figuier y croît comme par enchantement, même à l’état sauvage; il y devient très gros; j’en ai remarqué sur la terrasse du château dont le tronc mesure jusqu’à 1 mètre 24 cent., 1 mètre 58 cent. de circonférence. Le grenadier à fleurs et le grenadier à fruits, que l’on ne cultive à Paris que dans les serres chaudes, s’y développent en pleine terre.

Alphonse Delbenne rapporte, comme chose extraordinaire, avoir vu au bord du lac du Bourget un pommier en fleurs, au mois d’octobre de l’année 1592. Cela n’est pas rare à Bordeau. Sur la terrasse sud du château, le jasmin, l’oranger, la jonquille, etc., y poussent au gros de l’hiver. Aux mois de décembre et de janvier, la violette y étale sa corolle d’azur et y répand ses suaves parfums. Que de fois, lorsqu’on se pressait au coin du foyer domestique, j’y suis allé cueillir cette modeste fleur à laquelle l’histoire, la poésie et la fable ont attaché tant de prestige!

Horace-Bénédict de Saussure a découvert, sur la côte qui domine le lac, des plantes qui appartiennent à la flore méridionale, comme le rhus cotinus, cneorum tricoccon, acer-mont-pessulanum, pistacia, terebinthus, celtis australis.

Durant la sécheresse de 1870, le thermomètre a marqué à Bordeau jusqu’à 59 degrés centigrades au soleil, et 32 degrés à l’ombre. L’eau exposée au soleil, dans une baignoire, se chauffait à 38 degrés dans l’espace d’une heure. C’est là une température extraordinaire, que l’on ne rencontre que dans très peu de localités de la Savoie; une température dont on ne trouve d’exemples qu’en remontant aux années: 1846, 1811, 1803, 1788, 1719, 1716, 1705, 1681, etc.

Un fait digne de remarque: depuis quelques années, la température de notre climat a changé, d’une manière sensible, et la chaleur semble aller en augmentant. Quelle est la cause de ce phénomène? Est-il vrai, comme on l’a prétendu, que notre planète s’est déplacée? ou faut-il ne voir là qu’un effet produit par la direction des vents?

La véritable cause de la variation de la température réside dans les courants atmosphériques. Le chaud et le froid nous sont apportés par l’air qui nous enveloppe; dès lors que l’air nous arrive des régions glacées du pôle nord, saison froide; qu’il nous arrive au contraire des tropiques brûlants, saison chaude.

Il paraît incontestable que le défrichement des terres incultes, le dessèchement des marais et le déboisement des montagnes, sont également une des causes de l’augmentation de la température de notre climat.

Bordeau, son château féodal, le Mont-du-Chat et le lac du Bourget

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