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L'ACCIDENT

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Quoique à cette époque l'escrime ne fût pas un sport à la mode, comme elle l'est devenue de nos jours, le cercle de l'Union possédait une ravissante salle d'armes, où le vieux maître Grandier apprenait aux jeunes hommes du Faubourg le noble jeu de l'épée. Décorée avec simplicité, mais dans un goût parfait, ornée de quelques peintures et de vieilles armes, elle rappelait ces salles basses des châteaux d'autrefois, où les écuyers montraient aux pages l'art de la guerre. Tout un panneau était garni par une panoplie représentant l'histoire de l'épée, depuis l'«espadon» à deux tranchants de nos aïeux jusqu'aux mignonnes épées de combat modernes, en passant par les «rapières» des favoris d'Henri III et les «carlets» des élégants de la cour de Louis XV. Il y avait même des pièces historiques, telles que ce «flamard» d'un aïeul des Villepreux, contemporain de Louis XI, qui, pour faire sa cour au roi, avait, comme lui, fait graver un Ave Maria de chaque côté de son épée; il y avait aussi de ces épées courtes, bien pointues, avec lesquelles les Français triomphèrent à Bouvines des longues et lourdes épées allemandes.

Les deux amis furent accueillis, avec une familiarité respectueuse, par le vieux maître d'armes Grandier. Et Henri lui dit gaiement, en lui tendant la main;

—Savez-vous bien, Grandier, que c'est votre fameux «coupé» qui, dans notre dernière rencontre avec les Arabes, m'a sauvé la vie?

Grandier, naturellement assez rouge, devint brique et balbutia quelques mots sur le courage bien connu de M. de Brettecourt; mais rien ne pouvait lui faire plus de plaisir qu'un tel compliment. Déjà, les deux amis se préparaient pour l'assaut, enlevaient leurs vêtements, mettaient leur plastron, leurs sandales, leur masque, et essayaient leur épées tout en s'alignant sur la planche. Tandis qu'ils tâtaient le fer, Grandier les contemplait: et, avec leur plastron qui rappelle la cuirasse et le masque semblable au heaume, il lui semblait voir jouter des chevaliers. Brettecourt avait un jeu terrible, rendu brutal par l'habitude des combats. Villepreux, avec sa parfaite élégance, sa correction impeccable, était un adversaire tout aussi dangereux. Grandier, qui aimait les vieux récits, leur dit:

—Jadis, à la fin des tournois, il arrivait qu'on donnât pour récompense une épée au meilleur assaillant et un heaume au meilleur défendant; il faudrait vous donner à tous deux l'épée et le heaume.

Puis, il s'éloigna pour donner une leçon à un autre élève; mais de temps en temps il se retournait et regardait ces deux-là, ses meilleurs. Bientôt, Villepreux et Brettecourt s'arrêtèrent et, se plaçant dans l'encoignure d'une fenêtre, reprirent leur conversation. Jean éprouvait un bonheur infini à pouvoir enfin parler de sa chère fiancée, lui qui depuis si longtemps était forcé de garder le secret de son amour!

Puis, se remettant sur la planche, il proposa:

—Encore un ou deux coups! Voyons si tu me boutonneras aussi facilement que tes Arabes?

L'assaut recommença; et, durant quelques minutes, aucun des deux amis ne put toucher l'autre. Ils s'animaient peu à peu, tout à ce plaisir des armes qu'éprouvent avec tant de passion les fanatiques de l'épée. Grandier, de temps en temps, leur donnait un conseil, s'amusant à critiquer Brettecourt qui, à mesure que l'assaut s'avançait, devenait plus nerveux, bondissait, lançait son arme d'une façon saccadée. Villepreux, beaucoup plus calme, parvint à le toucher deux fois. Ils se reposèrent encore.

—Mais tu vas me donner ma revanche, dit en riant Brettecourt.

—Sais-tu que tu m'attaques comme si j'étais un Arabe?

—Eh! parbleu, je vais te faire le coup qui m'a débarrassé de mon dernier Bédouin.

[Illustration: Déjà les deux amis se préparaient pour l'assaut.

(Page 22.)]

Ils retombèrent en garde. Des membres du cercle étaient venus les regarder. Brettecourt, cherchant effectivement à refaire ce qu'il appelait le coup de son Bédouin, s'amusait à ne plus viser qu'à la tête; et Villepreux, négligeant presque de l'attaquer, défendait sa tête d'un jeu si serré que son ami n'avait pas encore pu l'atteindre.

Au bout d'un instant, Brettecourt eut l'air de vouloir rompre; Villepreux l'attaqua à son tour, le pressant avec vigueur. Le jeune officier semblait haletant; mais, soudain, reprenant l'offensive, il se précipita sur Villepreux, «quitta le fer» de son ami, puis, le battant aussitôt d'un mouvement sec, l'écarta et, allongeant le bras avec une rapidité foudroyante, lui porta un coup furieux à la tête… En ce moment, le vieux maître d'armes s'écriait, d'une voix angoissée par la terreur:

—Arrêtez, monsieur le comte, arrêtez! Votre épée est démouchetée! Arrêtez!

Il était trop tard!

L'épée démouchetée de Brettecourt avait déjà frappé le masque de Villepreux; et elle était lancée avec tant de violence que la pointe, se frayant un chemin à travers les mailles du masque, avait atteint le marquis à l'œil droit.

Brettecourt éprouva cette impression si particulière que donne une arme pénétrant dans quelque chose de mou et faisant une blessure; et cela était d'autant plus affreux pour lui qu'il avait éprouvé d'abord la résistance du masque.

[Illustration: Alors il se précipita à genoux devant lui. (Page 25.)]

Villepreux, en recevant le coup sur le masque, avait commencé de prononcer le mot: «Touché!» Mais il ne l'acheva pas. Sa voix se perdit en un soupir étouffé: sa main laissa échapper son arme; et, pendant une demi-minute, qui sembla interminable à Brettecourt, il chancela sur la planche comme une masse insensible qu'une force supérieure balance; puis, il s'abattit, sans un mot, sans une plainte. Et il demeura immobile, comme mort, aux yeux de son ami épouvanté:

—Villepreux! Villepreux! s'écria ce dernier.

Son ami ne répondit pas. Alors, il se précipita à genoux devant lui, murmurant d'une voix brisée:

—Mais ce n'est rien, n'est-ce pas?… Je t'en supplie, parle-moi!…

Un mot seulement…

Aucun son ne traversa le masque qui couvrait encore le visage de

Villepreux. Brettecourt saisit ce masque; mais, après avoir fait

un premier mouvement pour l'enlever, il s'arrêta, saisi de terreur.

Comment le visage de son ami allait-il lui apparaître?

Le vieux Grandier s'agenouillait aussi, soulevait un peu le corps du marquis. Les autres assistants, glacés d'effroi, les laissaient faire. Le maître d'armes murmurait;

—Courage, monsieur le comte… Il faut bien voir… Et puis, ce n'est peut-être rien, un simple évanouissement…

Grandier essayait de se tromper lui-même; il ne devinait que trop ce qui s'était passé derrière ce masque. Dans sa jeunesse, il avait été témoin d'un accident semblable. Brettecourt enleva enfin le masque avec des précautions infinies; et lorsqu'il vit l'œil crevé, étalé tout sanguinolent sur les bords de l'orbite, il eut un tel cri de désespoir que tous les assistants en furent remués. Puis, se redressant brusquement, il s'élança vers une panoplie où étaient accrochées de vieilles armes, arracha une de ces épées courtes que portaient les Français au treizième siècle; et, la plaçant contre sa poitrine, il se précipita, croyant tomber auprès de son ami…

Cet ami, c'était toute sa famille; il l'avait frappé à mort, il voulait partir avec lui…

Et sans doute, s'il n'y avait eu, dans la salle, un homme qui ne le perdait pas de vue, il serait mort, exhalant sa belle âme dans une dernière pensée de fidèle amitié. Cet homme était, justement, le baron de Vauchelles, dont Villepreux lui parlait tout à l'heure, et qui avait deviné ce qui se passait dans l'esprit de Brettecourt; et, lorsque celui-ci voulut se précipiter sur l'arme qu'il avait détachée de la panoplie, il se sentit saisi par deux bras minces, mais nerveux, vigoureux, enlevé et porté dans une salle voisine, tandis que la voix nette, mordante, de Vauchelles prononçait:

—Pas de bêtises, hein! Vous n'avez pas le droit de disposer de votre vie!

Vauchelles, en disant ces mots, n'avait cru prononcer qu'une de ces phrases banales qu'on lance un peu au hasard pour prévenir une catastrophe.

—C'est bien assez d'un malheur! ajouta-t-il.

En lui-même, Brettecourt murmura: «Il a raison; ma vie ne m'appartient plus… Villepreux mort, c'est sa fiancée perdue dans la vie, abandonnée, son enfant sans père… Mon devoir est de le remplacer, d'être le père de cet enfant!» Puis, une nouvelle terreur le glaça; sa présence d'esprit lui revenait peu à peu: son ami ne lui avait pas dit le nom de cette jeune fille; comment la trouverait-il, puisqu'elle-même ne connaissait son amant que sous un nom supposé? Il se redressa brusquement; son visage avait pris une expression résolue.

—Ne craignez rien, Vauchelles. J'ai eu tout à l'heure un moment de faiblesse; pardonnez-moi! J'aimais tant Villepreux! Mais j'aurai le courage de supporter mon malheur.

Il revint dans la salle d'armes et s'agenouilla devant le corps de son ami, le regardant d'un œil hébété; et il se mit à pleurer lentement, enfantinement, avec des hoquets convulsifs qui, par moments, le secouaient tout entier.

Cependant, le vieux Grandier, aidé par quelques membres du cercle, donnait les premiers soins au marquis de Villepreux.

—Quel chagrin pour moi qui les aimais tant tous les deux! murmurait le maître d'armes.

Vauchelles défaisait le plastron, tâtait la poitrine.

—Il respire encore, dit-il à voix basse:

—Mais si peu, monsieur le baron!

—L'œil est bien perdu.

—Ah! si ce n'était que l'œil!

Et Grandier, d'un signe de tête, montra l'arme de Brettecourt; il n'était que trop facile de deviner à quelle profondeur elle avait pénétré dans le cerveau.

En attendant l'arrivée d'un médecin, qu'un domestique était allé chercher, les membres du cercle qui avaient assisté à l'assaut se répandaient dans toutes les salles, annonçant la sinistre nouvelle. Et c'était un défilé de tous ces hommes dans la salle d'armes; ils n'y passaient que peu d'instants, moins pour échapper au spectacle de ce corps à peu près inanimé qu'à celui de la douleur de Brettecourt, qui faisait mal à voir.

Quelques instants plus tard, le docteur Delmas pénétrait dans la salle d'armes. Par suite d'un hasard qui était presque une consolation au milieu d'une telle catastrophe, c'était le médecin de la famille de Villepreux; on avait pu le prendre au moment où il partait pour ses visites de l'après-midi.

En voyant ce médecin, qui allait prononcer l'arrêt suprême, Brettecourt se releva d'un seul mouvement et, glacé d'effroi, alla se plaquer contre le mur: ou eût dit un criminel attendant sa condamnation.

M. Delmas, ne songeant qu'au blessé, ne vit pas Brettecourt. Il s'agenouilla devant Villepreux, étudia d'abord sa respiration, lente, à peine perceptible, le pouls qui était très faible; il n'eut pas besoin d'examiner longuement la blessure: il regarda plutôt les mains, les pieds, qu'il fit mettre à nu et qui étaient froids, livides; il regarda aussi l'épée. Puis, tristement:

—Ce pauvre jeune homme est perdu. Ce n'est plus qu'une question d'heures…

—O mon Dieu! s'écria Brettecourt.

Et ses sanglots éclatèrent de nouveau, si douloureux, si lamentables, que le médecin courut à lui.

—Pardonnez-moi, mon enfant, d'avoir été si brutalement franc; je ne vous avais pas vu. Et soyez courageux! J'étais l'ami de votre famille, comme celui de la famille des Villepreux, et je me chargerai, s'il le faut, d'annoncer à la marquise, dès qu'elle sera de retour à Paris, que la fatalité est seule coupable.

—Merci, docteur, merci! s'écria Brettecourt en lui serrant la main. Je viens de le promettre à mon ami de Vauchelles: je saurai être fort, je le dois, pour des motifs peut-être encore plus graves que vous ne le supposez. Mais j'ai une suprême prière à vous adresser… au nom de mon pauvre ami…

—Parlez!

—Reprendra-t-il connaissance?

—Je n'ose pas vous en répondre.

—Il est irrévocablement perdu?

—Irrévocablement!

Brettecourt se cacha le visage dans les mains, réfléchissant à cette cruelle impasse: son ami mourrait-il donc emportant son secret?

—Cependant, reprit-il, ne croyez-vous pas, qu'avant de mourir, il fera un dernier effort, qu'il prononcera quelques mots?… Comprenez-moi bien, docteur: le marquis de Villepreux avait une chose à me dire, une chose d'une importance capitale; je suis certain que, s'il revenait à lui, ne fût-ce qu'une seconde, cette chose, un simple nom, il la dirait aussitôt…

Le médecin secoua la tête:

—Le cerveau est transpercé… Votre ami va s'éteindre lentement; je doute qu'il puisse prononcer la moindre parole avant de mourir.

Brettecourt chancela, Vauchelles dut le soutenir.

—D'ailleurs, ajouta le médecin, nous allons le rapporter chez lui; ne le quittez pas.

Brettecourt frissonna des pieds à la tête: pénétrer dans cette maison, ce vieil hôtel des Villepreux, lui qui venait de frapper l'héritier, l'aîné de cette glorieuse famille! Mais il se raidit et prononça d'une voix éteinte:

—Je vous suivrai: il faut que je reçoive le dernier soupir de mon ami.

—A-t-on prévenu son frère? demanda le médecin.

Le frère du marquis de Villepreux! Non, personne n'avait songé à lui. Tous avaient songé à sa mère, à la vieille marquise, qui, on le savait bien, ne vivait plus que par son fils; mais on avait oublié le frère. On ne le voyait jamais avec lui, il vivait à part des amis de son frère qui ne l'aimaient pas, qui ne connaissaient que trop son caractère envieux, jaloux.

—Et sa mère? interrogea Vauchelles.

—La marquise est partie depuis peu de jours pour Angoville, répondit le médecin.

—Faut-il lui télégraphier?

—Je crois qu'il est préférable de ramener le marquis à son hôtel, et son frère se chargera de prévenir leur mère.

—C'est plus correct en effet, dit Vauchelles. Et je me mets à votre disposition, si je puis vous être utile.

—Alors, voulez-vous vous charger de prévenir M. Honoré de

Villepreux?

—J'y vais.

Pendant l'absence de Vauchelles, le corps de Jean fut étendu sur une civière, qu'on était allé demander à un poste de police. Vauchelles revint bientôt, annonçant que le comte de Villepreux ne se trouvait pas à l'hôtel au moment où il y était arrivé, mais que les serviteurs préparaient tout, à la hâte, pour recevoir le corps du marquis.

—Partons, dit le médecin.

Le sinistre cortège se mit en route. Le docteur Delmas et Brettecourt s'étaient placés de chaque côté de la civière, entre les hommes qui la portaient; et, de temps en temps, l'un ou l'autre soulevait un peu la toile blanche rayée de bleu, pour examiner Villepreux. Le malheureux ne bougea pas une seule fois, ne poussa même pas un soupir. Sans l'affirmation du médecin, que la vie ne s'était pas encore envolée, Brettecourt aurait cru son ami déjà mort. Vauchelles, le maître d'armes Grandier et quelques membres du cercle venaient en arrière, mornes, silencieux.

Ils arrivèrent enfin à la rue Saint-Dominique, et Brettecourt reconnut de loin la haute porte majestueuse, datant de Louis XIV, qui ferme la grande cour, au fond de laquelle s'élève la demeure des Villepreux. Un valet de pied, qui guettait devant cette porte, aperçut le cortège, donna un ordre; et l'on ouvrit à deux battants.

Au moment où l'on pénétrait dans l'hôtel, Brettecourt se rappela soudain des choses de jeunesse qui rendirent plus atroce encore la douleur qui l'étreignait. Cette porte, qu'on ouvrait aujourd'hui à deux battants, devant son ami mourant, on l'avait ouverte ainsi, pour le recevoir, lui, et le recevoir avec grand honneur, le jour où il avait porté, pour la première fois, l'uniforme d'officier français. Et comme il connaissait bien cette grande cour, où, enfant, il avait tant joué! et les communs, les écuries, les remises, à droite et à gauche, masqués par des rangées de fusains et de mélèzes. Et, devant lui, la noble façade de l'hôtel, ses larges et hautes fenêtres, si gracieuses dans leur majesté! Et le perron à forme évasée, sur lequel Jean de Villepreux et lui tombaient en se poursuivant! Une chose surtout lui fit mal, la vue d'une petite porte donnant sur un escalier, dont se servaient seulement les intimes, et qui permettait d'accéder à l'appartement du marquis sans traverser l'hôtel, sans déranger sa mère. Que de fois il était passé par là, sans se faire annoncer, comme s'il avait été chez lui!

—M. le comte n'est pas encore rentré? interrogea le médecin.

—Non, monsieur, répondit Polydore Guépin; et nous ignorons où il est allé. Il est sorti à cheval vers deux heures.

On traversait le grand vestibule, au fond duquel était le vaste escalier d'honneur avec sa rampe de fer forgé.

Au moment où les porteurs prenaient leurs dispositions pour monter le corps horizontalement, un pas hâtif retentit dans la cour, et un petit homme se précipita dans le vestibule, haletant, la figure décomposée.

—M. Florimont! s'écria le médecin.

Me Florimont, notaire de la famille de Villepreux, respira d'abord; depuis la porte de la rue, où il avait appris le malheur, il avait couru trop vite. Il prononça enfin:

—Quelle catastrophe!

Le médecin répondit par un signe de tête.

—Mais une catastrophe bien plus grave que vous ne pouvez le supposer! s'exclama le notaire. Le marquis devait aujourd'hui même faire son testament…

Brettecourt tressaillit; il avait oublié ce notaire, dont son ami lui avait parlé au milieu de ses confidences.

—Ah! monsieur, supplia-t-il, ne nous quittez pas! Vous connaissiez les volontés du marquis, je les connaissais aussi. Mais il vous manque un nom, n'est-ce pas?

—Il devait tout me dire aujourd'hui. Certes non, je ne vous quitte pas; mon devoir m'ordonne de surprendre toute parole qui échapperait au marquis.

Le médecin eut un geste de doute.

—Dieu permettra peut-être ce miracle! dit Brettecourt, qui ne voulait pas désespérer.

Et il s'engagea dans l'escalier, suivi du médecin et du notaire. Vauchelles, et les autres membres du cercle demeurèrent dans le vestibule, assez embarrassés, n'attendant plus que l'arrivée du comte de Villepreux pour se retirer.

Déjà le marquis avait été déposé sur son lit, devant lequel Brettecourt s'était jeté à genoux: et il tenait, serrée dans ses deux mains, une des mains glacées de son ami; et il guettait ses lèvres, s'imaginant à chaque instant qu'elles allaient s'agiter, prononcer le nom de l'aimée…

Soudain, le galop d'un cheval retentit; et le docteur Delmas, soulevant un rideau, prononça:

—Le comte de Villepreux.

Le frère du mourant fut reçu dans la cour par Polydore Guépin; et les premiers mots du valet de chambre furent une odieuse flatterie:

—Monsieur le marquis, M. votre frère se meurt. M. de Brettecourt l'a blessé dans un assaut, au cercle de l'Union!

Honoré de Villepreux jeta un étrange regard à cet homme qui le saluait d'un titre auquel, son frère vivant, il n'avait aucun droit. Et, très froidement, sans que la moindre émotion pût se lire sur son visage, il dit:

—Suivez-moi, Guépin.

Il sauta de cheval, se précipita dans l'antichambre, où il fut arrêté quelques secondes par les poignées de main de Vauchelles et de ses amis, qui se retirèrent aussitôt. Vauchelles lui dit seulement:

—N'accusez que la fatalité!

Déjà Honoré gravissait l'escalier; mais, arrivé dans la galerie du premier étage, sur laquelle s'ouvrait l'appartement de son frère, il s'arrêta. Polydore, qui l'avait suivi, dit alors très bas:

—Il y a, auprès de lui, M. de Brettecourt, le docteur Delmas et M.

Florimont…

—Le notaire?

—Oui, monsieur le marquis. M. Votre frère avait préparé son testament; mais il y manque le nom du… ou «de la» légataire. Et ces messieurs espèrent bien qu'il le prononcera avant de mourir…

Un mouvement imperceptible de colère plissa les lèvres d'Honoré. Il se frappa le front, réfléchit une seconde, puis pénétra brusquement dans l'appartement de son frère. En voyant Brettecourt agenouillé, et si attentif devant le mourant, il s'arrêta et sembla se raidir, comme un homme qui maîtrise une grande colère. Puis, il s'avança, prit Brettecourt par le bras, le releva et l'écarta, sans avoir prononcé une parole; mais son regard, froid, hautain, disait très nettement:

—Votre place n'est pas ici!

Brettecourt n'osa pas résister. Il se recula lentement et s'appuya contre le docteur Delmas en sanglotant. Honoré avait pris sa place et baisait la main de son frère, pleurant lui aussi. Il murmurait:

—Mon frère chéri… Jean!… Jean!… Jamais je ne saurai te remplacer auprès de notre mère…

Il y eut ensuite un court silence, pendant lequel Honoré examina son frère aussi attentivement que Brettecourt l'avait fait tout à l'heure.

«Il est bien perdu, songeait-il; mais si, dans un dernier effort, il allait parler, essayer de me voler mon héritage?…»

Il se releva; et, s'adressant au docteur et au notaire, feignant de ne pas voir Brettecourt:

—Quelqu'un a-t-il prévenu ma mère?

—Non, monsieur le comte, dit le médecin; nous avons voulu vous laisser ce soin.

—Aura-t-elle le temps d'arriver?

Il devinait bien que non: mais il n'avait pas l'audace de demander ouvertement combien son frère avait encore d'heures, de minutes peut-être, à vivre. Le médecin secoua la tête; puis, s'approchant du lit, il tâta la main du marquis, écouta les faibles battements de son cœur, examina ses lèvres par où ne passait plus qu'un souffle à peine perceptible. Et il murmura:

—Courage, monsieur le comte!

—C'est fini? balbutia Honoré.

—Ce sera fini… dans quelques instants, hélas!

Le sergent Renaud: Aventures parisiennes

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