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DEUX AMIS

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Dans cette même journée,—c'est-à-dire le 22 avril 1864,—tous les habitués du bois de Boulogne, tous les cavaliers qui, chaque matin, parcourent avec une régularité désespérante, l'allée des Poteaux, tous ces indifférents qui se connaissent entre eux, au moins de vue, tous les élégants en un mot, avaient remarqué l'allure morne, abattue, du jeune marquis de Villepreux. Il revenait lentement de sa promenade quotidienne, dirigeant son cheval d'une façon presque machinale, et répondant d'un geste distrait aux personnes qui le saluaient.

—Qu'a donc Villepreux ce matin?

Cette phrase avait couru de bouche en bouche, comme toutes ces petites nouvelles qui naissent le matin dans le monde élégant et, la plupart du temps, sont oubliées le soir.

En rappelant leurs souvenirs, les jeunes gens qui s'honoraient d'être les amis de Jean de Villepreux pouvaient affirmer que cette mélancolie remontait à quelques semaines; mais cela ne les avait jamais frappés comme dans cette matinée. Et les mauvaises langues ajoutaient:

—Il ne se prépare pas à entrer gaiement dans le mariage!

Car on savait, par des indiscrétions, comme tout se sait, dans la vie parisienne, que sa mère préparait pour lui une très brillante alliance.

Lorsque, vers midi, le marquis arriva devant son cercle—qui était naturellement celui de l'Union,—il fut étonné de trouver son valet de chambre, au lieu de son groom, auquel il avait donné l'ordre de venir prendre son cheval.

[Illustration: Il revenait lentement de sa promenade quotidienne, dirigeant son cheval… (Page 11.)]

—Monsieur le marquis m'excusera, dit le domestique, en tenant le cheval tandis que son maître descendait; mais il est arrivé, après le départ de monsieur, une lettre d'Angoville, avec la mention: très pressé.

Ces mots: «Une lettre d'Angoville», firent pâlir légèrement le marquis.

—Vous avez bien fait, dit-il. Donnez.

Il regarda vivement la suscription de la lettre, reconnut l'écriture de sa mère et murmura: «Déjà?»

Puis, sans ouvrir la lettre, il demanda:

—Est-ce tout?

—Non, monsieur le marquis. M. Florimont, le notaire, a envoyé son premier clerc dire à monsieur le marquis que l'acte était préparé, et qu'il viendrait lui-même aujourd'hui à l'hôtel, vers quatre heures, à moins que monsieur ne?…

—Non. Cela me convient.

—Monsieur déjeune au cercle?

—Oui, et je rentrerai vers trois heures.

Tandis que le marquis de Villepreux pénétrait dans son cercle, le domestique, Polydore Guépin, l'examina d'un œil sournois et ironique. L'expression correcte et respectueuse avait bien vite disparu de son visage.

Une minute après, il s'éloignait en prononçant:

—V'la le grabuge qui se prépare dans la famille. Tenons-nous bien!

[Illustration: Arracher mon amour de mon cœur? fit Villepreux. (Page 19.)]

Cependant, le marquis de Villepreux avait gagné un salon retiré de son cercle. Et il tenait la lettre de sa mère devant ses yeux, hésitant à l'ouvrir. Il fit enfin sauter le cachet; et, après l'avoir parcourue:

—Pauvre mère, murmura-t-il lentement: quelle peine je vais lui causer!

Jean d'Angoville, marquis de Villepreux, avait à cette époque une trentaine d'années. D'une très haute taille, mince, élégant, il inspirait, par son visage mâle et régulier, autant de sympathie que d'admiration. Il était très brun et portait la moustache et la barbiche comme un officier; son nez droit, fin, aux narines délicates, flexibles, annonçait une rare énergie. Malgré la mode absurde des élégants de l'Empire, il avait les cheveux coupés drus, découvrant son front large, un peu bombé; ses lèvres, au sourire doux, tranchaient adorablement sur son teint mat, et tout son visage semblait éclairé par ses yeux profonds, brillants, comme ces diamants noirs qu'on tire du Brésil.

Le marquis de Villepreux possédait toutes les qualités qui se lisaient sur son visage, ou plutôt toutes les vertus, car c'est le seul mot qui corresponde exactement aux sentiments si chevaleresques qui l'avaient animé depuis sa plus tendre enfance. On citait de lui des faits d'un courage insensé ou d'une bonté parfaite: un enfant sauvé par lui dans un incendie de campagne lorsqu'il n'avait encore que douze ans; tout son argent donné sans hésitation, à diverses reprises, lorsqu'il entendait parler de malheureux frappés par une catastrophe; une complaisance, une patience inaltérables vis-à-vis de son frère cadet, qui cependant le jalousait et lui rendait chaque acte de bonté par une vilenie; enfin, lorsque sa mère était devenue veuve, un dévouement entier, absolu, pour remplacer son père, un dévouement poussé jusqu'au sacrifice de son avenir; il avait, en effet, renoncé de lui-même à la carrière militaire, pour pouvoir mieux se consacrer au bonheur de cette mère chérie.

—Dans quelle abominable situation suis-je tombé! murmura-t-il encore.

Et il était tout abîmé dans ses réflexions, lorsque de joyeuses exclamations retentirent; et, au bruit des chaises remuées, des cris, des saluts, il lui fut aisé de deviner qu'un membre du cercle, absent depuis longtemps, venait d'arriver. Il se dirigea vers le grand salon et demeura tout stupéfait, en apercevant un lieutenant de chasseurs à pied, entouré de membres du cercle, à qui il distribuait gaiement des poignées de main. Puis il prononça:

—Brettecourt! Ah! qu'il arrive à propos!—Henri!

Le lieutenant se précipita aussitôt vers lui les bras tendus:

—Jean!

Pendant une minute, les deux hommes se tinrent embrassés. Et les autres membres du cercle, sachant la vive amitié qui unissait le comte Henri de Brettecourt au marquis de Villepreux, les laissèrent seuls.

—Toi, à Paris! s'écriait Jean. Sans m'avoir prévenu!

—Envoyé tout à coup par mon général pour faire un rapport au ministre, je n'avais guère le temps d'écrire…

—Ah! tu arrives bien, Brettecourt!

—Encore quelque duel?

—Non. Des choses plus graves… Tu as un congé de?…

—D'un mois.

—Et tu ne me quittes plus?

—Tu sais bien que je n'ai plus d'autre famille que toi!

—Commençons par déjeuner; car je suppose que tu rapportes d'Afrique un appétit…

—Terrible!… La cuisine des Bédouins ne vaut décidément pas celle du cercle…

Quelques instants après, les deux amis étaient installés dans un coin de la salle à manger, à une table à part, et pouvaient causer librement.

Le lieutenant comte de Brettecourt ressemblait étrangement à son ami Villepreux. Comme lui, il était grand, brun, énergique; il n'y avait entre eux de différence que pour les yeux: ceux de Brettecourt était bleus, d'un bleu clair, perçant, des yeux qui, sans lunette d'approche, malgré les mirages du désert, découvraient l'ennemi à des distances insensées, motif qui le faisait régulièrement placer en tête des colonnes. Ses yeux, en ce moment, paraissaient d'autant plus clairs, que sa peau était brunie, hâlée.

—Je vois que tu as pris leur teint à tes amis les Arabes, dit

Villepreux en riant.

—Nous leur avons pris tant de choses! fit Brettecourt en vidant un verre de ce pontet-canet qu'on appelle, au club de l'Union, le cru des ambassadeurs.

Brettecourt avait en effet l'habitude d'enlever beaucoup de choses à l'ennemi. Et, d'une dernière affaire, il avait rapporté les galons de lieutenant et le ruban rouge.

—Mes compliments! lui dit Villepreux en lui montrant sa boutonnière.

—Bah! fit modestement Brettecourt; je t'assure que je n'ai pas eu grand mal…

—Enfin, conte-moi tout de même la chose…

—Oh! c'est toujours la même histoire: des imbéciles d'Arabes, auxquels un fanatique de marabout a monté la tête, et qui s'imaginent qu'ils n'ont qu'à lever l'étendard de la révolte pour vaincre la France; un tourbillon de cavaliers qui court sur nos avant-postes, et une compagnie de chasseurs à pied qui passe à travers en promenade militaire, avec agrément de coups de feu: c'est tout simple. Le sergent Blandan nous a donné l'exemple.

—Les héros trouvent toujours que c'est tout simple d'être des héros!

—Mais en voilà assez sur mon compte! Parlons de toi, des tiens! Je sais que ta mère est déjà partie pour Angoville, et je sais même que tu as reçu une lettre d'elle ce matin…

—Tu es donc passé chez moi?

—Aussitôt que j'ai eu vu le ministre. Le devoir d'abord, ensuite l'amitié. Je n'ai rencontré que ton frère…

—Ton ami? dit en souriant le marquis.

—Non, fit involontairement Brettecourt, le frère de mon ami, et c'est tout. Que veux-tu? Je n'ai jamais sympathisé avec lui. Cela date de loin; il t'a joué tant de vilains tours!

—Il faut pardonner à Honoré, répliqua vivement le marquis. Il est venu au monde avec un caractère un peu triste…

—Oh! mais il m'a reçu d'une façon charmante, s'écria Brettecourt, désireux d'effacer la peine qu'il venait de faire à ce noble cœur de Villepreux; et nous avons longuement causé de toi.

—De moi?

—De qui donc aurions-nous parlé? De telle sorte qu'avant même de t'avoir vu, je suis renseigné, et très exactement, sur tout ce que tu as fait depuis mon dernier congé… sur la grande sagesse qui s'est emparée de toi tout d'un coup, sur la mélancolie qui a succédé à ta folle gaîté d'autrefois, préludant bien au grand acte que tu vas accomplir… Et je n'attends plus qu'un mot de toi, pour te complimenter sur ton mariage: Mlle de Persant est une adorable jeune fille; et il n'y a qu'une mère comme la tienne pour vous tenir en réserve un pareil bijou.

—Mlle de Persant a donc su conquérir une petite place dans ton cœur?

—Une grande, mon ami, puisqu'elle sera ta femme: je l'ai vue, plusieurs fois, à Angoville, pendant les vacances; et si la jeune fille a tenu ce que promettait l'enfant…

—Oui, elle est de tous points accomplie, déclara Villepreux; et je suis heureux, très heureux que ton opinion sur elle soit si flatteuse.

Le sergent Renaud: Aventures parisiennes

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