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CHAPITRE II

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Influence de Montaigne sur les Essais de Bacon12

Dans presque tous les ouvrages de Bacon, à des degrés différents et sous des formes diverses, on retrouve des soucis de moraliste: il est bien par là et de son pays et de son temps. Mais l'ouvrage où se montre le mieux en lui le moraliste, c'est assurément son recueil d'Essais. Aussi est-ce dans ce recueil que, comme il était naturel, les commentateurs ont recherché surtout l'influence de Montaigne. Je crois qu'ils ont eu le tort de ne pas s'occuper assez des dates et que leurs conclusions en ont été faussées.

La première édition des Essais de Bacon a été publiée en 1597. Mais dans deux des éditions postérieures, données en 1612 et en 1625, Bacon les a considérablement modifiés et augmentés. En volume, les premiers Essais représentent à peine la douzième partie des derniers. Vingt-huit années séparent la première œuvre des dernières additions, et ce sont vingt-huit années d'une extraordinaire activité tant dans la vie politique que dans la contemplation scientifique. Il est trop clair qu'il serait artificiel de considérer d'ensemble, comme si elles formaient un bloc, ainsi qu'on l'a fait jusqu'à présent, des idées qui ont jailli à des époques si différentes, et qui ont été inspirées par des circonstances si variées. Nous nous priverions ainsi du moyen d'étude le plus précieux, celui qui peut nous donner les résultats les plus exacts. Il nous faut donc chercher, dans chacune des trois éditions successivement, si l'influence de Montaigne y est sensible.

I.—Prenons d'abord la première édition, celle de 1597: avant de l'ouvrir, nous sommes frappés par le titre Les Essais de Francis Bacon. Voilà qui nous enseigne que certainement il avait déjà lu les Essais de Michel de Montaigne; cette lecture même l'a probablement frappé puisqu'il en accepte ainsi le patronage, et, à priori, nous sommes disposés à penser qu'il a beaucoup pris à l'ouvrage français.

L'hypothèse d'une rencontre fortuite entre Bacon et Montaigne, chacun d'eux ayant indépendamment imaginé ce même titre pour des ouvrages de même genre, est si invraisemblable qu'elle est à négliger. Celle d'un modèle commun, un modèle italien par exemple, qui aurait suggéré à tous les deux cette même appellation, serait assez probable à première vue étant donnée l'abondance des emprunts que, à cette époque, et la France et l'Angleterre font à l'Italie; mais malgré de longues recherches, je n'ai rien trouvé dans la littérature italienne du seizième siècle qui porte le nom de Saggi ou qui puisse le suggérer. Reste l'hypothèse d'un emprunt à Montaigne, seule admissible. Sans doute aucune traduction anglaise des Essais n'existait encore: la première, celle dont se servira Shakespeare, est celle de Florio, qui date de 1603; mais Bacon, qui était venu en France, savait le français. Il nomme dans ses ouvrages Du Bartas13, Commynes14 à plusieurs reprises, d'autres encore. Plusieurs fois aussi il cite des proverbes français, aussi bien dans son Instauratio Magna15 que dans ses Essais16. Il écrivait même le français, et la littérature française était à sa disposition, non moins que l'italienne et l'espagnole. Or, s'il n'existe pas encore de Montaigne anglais, en revanche, en 1596, le Montaigne français est déjà singulièrement répandu: l'édition de 1595, la première complète, est probablement la huitième édition publiée, et dès avant cette date l'influence de Montaigne est déjà sensible chez plusieurs écrivains français, tels que Guillaume Bouchet, saint François de Salles, du Vair, Florimond de Raimond. On la sent même au-delà des frontières chez Juste Lipse. Rien de surprenant donc à ce que les Essais aient déjà pénétré en Angleterre. Nous avons vu qu'Antony Bacon les avait peut-être rapportés de Bordeaux ou reçus de ses amis bordelais17, et qu'il put les faire lire à son frère Francis, si celui-ci ne les connaissait pas déjà. Faudrait-il voir un acte de reconnaissance dans ce fait que Francis lui dédia la première édition de ses propres Essais en 1597?

J'insiste sur ces faits parce que, le livre ouvert, une surprise nous attend: nous n'y trouvons presque rien qui rappelle Montaigne. Trois ou quatre des dix titres de chapitres font penser, il est vrai, à quelques-uns des Essais français qui sont parmi les plus connus: le second, Of discourse, qui dans la langue du temps signifie conversation; le septième, Of health, qui fait son ger aux ironies de Montaigne contre les médecins, le huitième Of honour and reputation18. Mais il n'y a guère que les titres qui se ressemblent. Voyez le dernier de ces chapitres, par exemple, Of Honour and Reputation19, et rapprochez-le du seizième essai du second livre de Montaigne, De la gloire: Montaigne a pour fin de nous faire sentir toute la vanité de la gloire et ajoute que si, néanmoins, on peut tirer quelque profit de cette duperie pour contenir les mauvais princes, il le faut faire sans hésiter; Bacon se place à un tout autre point de vue: sans examiner si l'amour des hommes pour la gloire est raisonnable ou non, il cherche et énumère les moyens les plus sûrs que nous ayons de l'acquérir, parce qu'il sait que pour faire son chemin parmi les hommes, elle est d'une singulière utilité. Est-ce une réplique au chapitre de Montaigne, la réplique d'un homme d'action très ambitieux au philosophe qui épluche des idées dans la solitude de sa «librairie»? Il est possible, mais rien n'invite sérieusement à le croire. En tous cas, ici, ce serait uniquement par contraste et par opposition d'idées que Montaigne aurait influé sur Bacon.

Pour ce qui est de la santé Regiment of health20, Bacon, en homme de science qu'il est, croit aux médecins et à la médecine; il donne des indications pour bien choisir l'homme à qui l'on veut confier le soin de son corps, tandis que Montaigne prétend n'en écouter aucun. Montaigne raille les médicaments, Bacon croit tellement à leur efficacité qu'il en prend non seulement lorsqu'il est malade, mais même en santé, afin qu'en temps de maladie son corps soit disposé à les recevoir. Sans doute sur un point capital il y a accord entre eux: c'est qu'avant tout il faut s'observer, connaître son propre tempérament, profiter de ses expériences individuelles: peut-être la lecture de Montaigne a-t-elle aidé Bacon à dégager cette idée-là, mais cela non plus, rien n'invite à le croire, et en tous cas là se limiterait l'influence sur cette question qui était capitale pour ces deux malades.

Les autres traces d'influence que je relève sont aussi générales, moins précises encore. Faut-il entendre un écho de Montaigne dans des sentences comme celles-ci: «On rencontre assez d'hommes qui dans la conversation, sont plus jaloux de faire parade de la fécondité de leur esprit et de montrer qu'ils sont en état de défendre toute espèce d'opinion et de parler pertinemment sur toute sorte de sujets, que de faire preuve d'un jugement assez sain pour démêler promptement le vrai d'avec le faux: comme si le vrai talent en ce genre consistait plutôt à savoir tout ce que l'on peut dire que ce qu'on doit penser. Il en est d'autres qui ont un certain nombre de lieux communs et de textes familiers sur lesquels ils ne tarissent point, mais qui hors de là sont réduits au silence, genre de stérilité qui les fait paraître monotones et qui les rend d'abord ennuyeux puis fort ridicules dès qu'on découvre en eux ce défaut.»

Montaigne a fait souvent de charmants portraits de ces pédants qui ne citent qu'Aristote dans la conversation, dont la robe et le latin font toute l'autorité. Je ne cite pas, parce qu'il faudrait trop citer, et aussi parce que je sens que la sentence de Bacon se réfère plus au tour intellectuel de Montaigne qu'à telle phrase particulière21.

Deux ou trois rapprochements de ce genre au plus, aussi imprécis que celui-là, seraient encore possibles, et voilà tout.

Pour le fond notre récolte est donc très maigre: visiblement très peu des idées morales exprimées par Bacon viennent de Montaigne. Si nous regardons maintenant la forme, c'est une opposition radicale que nous constatons. Il n'y a rien de vivant, d'animé, de personnel comme un essai de Montaigne, au moins dans les deux dernières formes, celles des éditions de 1588 et 1595. Sans cesse un exemple, une anecdote viennent animer la dissertation morale et attachent à des images concrètes l'attention du lecteur. C'est toujours sur des faits psychologiques soigneusement racontés dans le détail, tantôt pris aux histoires, tantôt puisés dans l'observation personnelle que Montaigne disserte. Les caprices de la composition chez lui ont toute la souplesse et toute la vie de la conversation. Les dix essais de Bacon, au contraire, apparaissent comme dix collections de petites recettes sèches, jetées presque pêle-mêle les unes sur les autres, sans un fait qui les éclaire, sans une anecdote qui repose. Il faut en donner un exemple afin qu'en sente le contraste complet entre les deux manières. Qu'on veuille bien songer, en lisant ce début du chapitre Sur les dépenses, à ce que Montaigne a dit du même sujet dans l'essai De la vanité et surtout au ton sur lequel il en parle: il n'est besoin d'aucun commentaire.

Des dépenses22.

Montaigne et François Bacon

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