Читать книгу La loi, expression de la volonté générale - Raymond Carré de Malberg - Страница 6
LES DIVERSES CONCEPTIONS ÉMISES DANS LES TEMPS MODERNES TOUCHANT LA LOI ET LE POUVOIR LÉGISLATIF
Оглавление1. — Un seul texte est consacré directement par la Constitution de 1875 au pouvoir législatif. C’est l’article 1er de la loi du 25 février, qui dit de ce pouvoir qu’il «s’exerce par deux assemblées, la Chambre des députés et le Sénat».
Nos auteurs passent devant ce texte comme si son dispositif n’avait qu’une portée banale. Cela tient à ce que, dans cette phrase, ils mettent l’accent uniquement sur le mot «deux» : à leurs yeux, l’article 1er ne fait que consacrer, dès le départ, l’institution du Parlement en deux Chambres, à laquelle les constituants de 1875 ont attaché une si grande importance. Pour le surplus, a-t-on dit, les auteurs de la Constitution ne se sont pas souciés de dégager les éléments d’un corps de doctrine touchant le concept de pouvoir législatif: ils n’étaient nullement portés à se perdre en de telles spéculations. Mais ils ont employé le terme «pouvoir législatif» comme une expression usuelle, entrée dans le langage traditionnel et n’ayant point besoin qu’on s’attardât à en préciser la signification.
Nous croyons cependant que la Constitution de 1875 n’a pas pu dire que le pouvoir législatif était réservé aux Chambres, sans qu’elle se soit implicitement attachée à un certain concept touchant le fondement de l’idée de loi ou touchant les conditions qui font que telle ou telle opération se rapportant à la législation est ou non un acte de puissance législative.
De fait, et indépendamment de l’adoption du système bicaméral, la disposition précitée de l’article 1er n’est nullement négligeable: elle contient, en tout cas, au sujet du pouvoir législatif, de multiples notions, dont la portée est considérable. Elle consacre, en effet, ce principe que, seules, nos Chambres peuvent faire soit une loi véritable, soit un acte de puissance législative proprement dite. De là découlent maintes conséquences notables:
Par exemple, l’article 1er condamne irrévocablement la théorie, si longtemps prépondérante, qui prétendait que les prescriptions édictées par un décret réglementaire ont nature de loi et que les règlements forment une législation secondaire, consécutive ou juxtaposée à la législation principale. Ce point de vue est inconciliable avec notre texte: car, puisque l’article 1er spécifie que les Chambres seules peuvent légiférer, il est manifeste qu’une règle décrétée par le chef de l’Exécutif ne peut, à aucun degré, être qualifiée loi; et de même, le pouvoir réglementaire exercé par le Président de la République ne peut aucunement être considéré comme une faculté de puissance législative.
Autre exemple: Certains auteurs ont soutenu que par la promulgation le chef de l’Exécutif fait acte de puissance législative, attendu qu’il confère à la loi, en la promulguant, une force qu’elle ne possédait pas encore, la force en vertu de laquelle la loi pourra être mise à exécution. La promulgation, d’après cette doctrine, aurait donc pour effet, de même que la sanction dans les monarchies d’autrefois, de parfaire la loi; et elle apparaîtrait ainsi comme un élément de la formation des lois, donc comme une manifestation de pouvoir législatif. L’article 1er oppose à cette thèse une objection péremptoire. Car, en disant que le pouvoir législatif est exercé par les Chambres, il exclut la possibilité d’admettre que le Président de la République participe à l’exercice de ce pouvoir. Au sortir des Chambres et une fois la loi adoptée par elles, l’œuvre de la législation est achevée entièrement et l’exercice du pouvoir législatif est épuisé. La promulgation ne peut pas être une des opérations qui concourent à la confection des lois.
De même encore, c’est bien à tort que l’on rangerait parmi les actes de puissance législative l’initiative des lois. 11 suffit que le droit d’initiative appartienne concurremment, d’après la Constitution de 1875. aux membres du Parlement et au chef de l’Exécutif, pour que nous puissions affirmer que l’initiative n’est pas une attribution de pouvoir législatif. Car, selon l’article 1er, il n’y a de pouvoir législatif que dans les Chambres. L’initiative met bien en mouvement le pouvoir législatif: elle n’implique point participation à ce pouvoir. Cela est bien évident d’ailleurs, vu que proposer n’est pas disposer. Il n’y a, comme le donne à entendre l’article 1er, que les Chambres qui disposent: et c’est pourquoi le pouvoir législatif commence et finit en elles, ou plus exactement il se confond avec le pouvoir d’adoption des lois, qui est leur monopole exclusif. L’adoption seule est acte de puissance législative. Toutes les opérations qui la précèdent, ne font que préparer la confection de la loi; toutes celles qui la suivent, ne sont que la conséquence de la naissance d’une loi qui, du seul fait de son adoption, est parfaite.
2. — Ainsi, il résulte immédiatement et formellement de l’article 1er que les Chambres seules sont capables de faire œuvre législative. Mais ce texte, qui est décisif sur ce premier point, laisse dans l’ombre une seconde question dont l’intérêt pratique et théorique est tout aussi considérable et qui est de savoir dans quels cas une loi est nécessaire. Cette question se pose spécialement dans les rapports entre les Chambres et l’Exécutif: quels sont les objets, ou encore quelles sont les sortes de règles, décisions ou mesures, qui forment la matière propre du pouvoir législatif et pour lesquels l’article 1er entend, par suite, exiger une intervention de l’organe de la législation, statuant au moyen d’un acte législatif? quels sont, au contraire, les objets ou les prescriptions que l’article 1er n’entend pas réserver à cet organe et pour lesquels il suffit d’un décret présidentiel? En d’autres termes, quel est le critérium de la distinction entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif, entre puissance qui n’est reconnue qu’au Parlement et compétence ouverte à l’Exécutif, entre matières législatives et matières qui ne font pas partie du domaine de la législation?
3. — S’il était vrai, comme on l’a prétendu, que la Constitution de 1875 a parlé du pouvoir législatif en s’en rapportant au sens usuel de ce terme et sans vouloir engager aucune conception précise ou particulière touchant la notion de la loi, il faudrait rechercher en dehors de nos textes constitutionnels la solution du problème qui vient d’être posé et qui se pose, d’ailleurs, chaque jour dans la pratique. C’est ce qu’ont fait la plupart de nos auteurs. Ils définissent la loi, le pouvoir législatif, le domaine de la législation, sans se préoccuper ni du langage des textes de 1875, ni davantage du système général qui se dégage de ce langage quant à la distinction et à l’organisation actuelles des pouvoirs. La méthode employée par les auteurs consiste donc à puiser les éléments de la notion de loi dans les précédents fournis par la littérature traditionnelle, dans certaines théories célèbres venues du passé, et notamment dans des considérations tirées de la doctrine de Montesquieu, qui, on le sait, construit son système de classification et de séparation organique des pouvoirs en partant de la préoccupation de procurer aux citoyens une garantie tutélaire de la «sûreté » de leur statut juridique individuel (Esprit des lois, liv. XI, ch. (i).
Ces définitions classiques de la loi sont si connues qu’il suffira de peu de mots pour les rappeler.
4. — La première, celle qui a toujours tenu une place prépondérante dans les ouvrages de droit public, caractérise la loi comme une règle générale, c’est-à-dire une prescription qui ne vise ni un cas particulier et actuel, ni telles personnes déterminées, mais qui est édictée d’avance pour s’appliquer à tous les cas et à toutes les personnes rentrant dans les prévisions abstraites du texte régulateur. Ceci ne veut pas dire que la règle générale doive concerner tous les citoyens: une loi fixant les conditions d’éligibilité et d’élection du Président de la République, pose une règle générale, par cela seul qu’elle statue in abstracto et sans acception de personnes. De même, une loi qui établit un impôt extraordinaire à percevoir une seule fois, statue generaliter, bien qu’elle soit une loi de circonstance, parce qu’elle statue ergaomnes.
5. — Ce n’est assurément pas dans la Constitution de 1875 que les auteurs qui définissent la loi par la généralité de la disposition, ont trouvé les éléments de cette définition. Nulle part, nos textes constitutionnels ne laissent entendre que le pouvoir législatif réservé aux Chambres consiste en émission de règles générales. Bien au contraire, il ressort de la Constitution que nombre de mesures d’espèce ou d’exception ne peuvent être adoptées que par la voie législative, c’est-à-dire au moyen d’un acte législatif émané des Chambres. Et inversement, la Constitution de 1875 donne ouverture à un pouvoir réglementaire du Président de la République, qui permet à l’Exécutif d’édicter par décret un grand nombre de règles générales.
Il est donc visible que la théorie de la loi règle générale n’a pas été bâtie avec des matériaux fournis par notre droit constitutionnel positif. On la justifie par des considérations d’ordre rationnel, et en particulier par l’une des idées qui ont servi de base, dans les temps modernes, au régime dit de l’État de droit. Dans l’État de cette sorte, il a paru indispensable, en effet, que le droit applicable aux citoyens soit créé, non par voie de mesures actuelles et individuelles, qui pourraient être arbitraires ou partiales, mais au moyen de prescriptions préfixes, communes à tous les membres du corps national, et qui, par là même, offriront à ceux-ci des garanties d’impartialité ; en outre, les citoyens trouveront une garantie de sécurité dans le fait qu’ils savent par avance le droit qui pourra leur être appliqué par les agents administratifs ou qui devra leur être dit par le juge. Ainsi, la généralité du droit déterminant le statut individuel des citoyens apparaît comme la condition même d’un régime de légalité et comme un postulat essentiel du système de l’État de droit. Et l’on est amené, par suite, à concevoir la loi comme une institution dont la destination même est de fonder les règles générales, étant entendu que le contenu de la législation liera, avec une force supérieure, les administrateurs et les juges. Telle est l’idée directrice dont s’inspire Montesquieu (loc. cil.), lorsque, dans sa théorie séparatiste, il fait allusion à la généralité de la loi comme à quelque chose qui va de soi. La Révolution, de son côté, a fait à cette idée une large part, en posant en principe dans l’article 6 de la Déclaration des Droits de 1789 que la loi «doit être la même pour tous, tous les citoyens étant égaux à ses yeux».
Selon Rousseau, le concept de généralité de la loi a une base plus large encore. Il procède de l’identification établie par Rousseau entre le pouvoir législatif et la souveraineté populaire, celle-ci coïncidant à son tour avec le pouvoir inhérent à la volonté générale. Rousseau définit la loi «l’expression de la volonté générale», en ce double sens qu’elle est l’œuvre du peuple entier et qu’elle statue pour ou sur le peuple entier. Elle est souveraine à raison de son origine populaire. Mais cette origine ne suffirait pas, à elle seule, à lui imprimer le caractère de souveraineté : le peuple ne fait acte de puissance souveraine que lorsqu’il édicte des règles appelées à former l’ordre juridique de la communauté en son ensemble; une décision ou mesure particulière, même si elle a le peuple pour auteur, n’est plus qu’un acte de magistrature et non de souveraineté (Contrat social, liv. II, ch. 6; liv. III, ch. 1er). La loi doit donc être une volonté générale, à la fois, par son origine et par son contenu. Peu importe, d’ailleurs, l’objet auquel ce contenu se rapporte. Le concept de loi, dans la doctrine de Rousseau, ne répond plus seulement à la préoccupation d’assurer aux citoyens les bienfaits du régime de la légalité. Il repose sur l’idée que le souverain, c’est-à-dire le peuple, doit intervenir pour édicter, à titre de volonté et sous forme de règles générales, toutes les prescriptions qui commanderont l’activité des autorités subalternes préposées au gouvernement, à l’administration et à la justice. Et ceci s’étend aussi bien aux prescriptions relatives aux affaires publiques de la communauté, notamment au fonctionnement des services publics, qu’à celles qui visent soit le droit des particuliers et leurs relations mutuelles, soit leurs rapports avec l’État et ses agents.
6. — Ce sont ces vues séparatistes de Montesquieu ou démocratiques de Rousseau qui provoquent, de nos jours encore, la persistance de la doctrine qui voit dans la généralité de la disposition le signe distinctif de la loi et l’élément essentiel de sa définition. A côté de cette doctrine, il en est une seconde, fort répandue aussi et qui, pas plus que la précédente, n’est tirée des textes constitutionnels en vigueur, mais qui repose, elle aussi, sur des traditions léguées par le passé. Ici, l’on définit la loi par sa matière, c’est-à-dire au moyen d’une distinction entre des matières qui sont du ressort de la législation et d’autres qui peuvent être traitées par décret. La matière propre de la loi, dit-on, c’est la règle de droit. Et par suite, l’article 1er de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 qui réserve le pouvoir législatif aux Chambres, doit être entendu en ce sens que l’adoption des règles de droit forme le domaine propre de la compétence législative des assemblées parlementaires. Qu’entend-on, dans cette seconde théorie, par règle de droit?
7. — La propagation du concept qui identifie la loi avec la règle dite de droit, est due à des causes historiques, qui datent de l’époque où se sont établies sur le continent européen les monarchies constitutionnelles, c’est-à-dire de la première moitié du XIXe siècle. A cette époque où les monarques ont limité leur puissance antérieure par des Constitutions octroyées, dans lesquelles ils se soumettaient notamment à la condition de ne sanctionner que des lois qui eussent été, au préalable, adoptées par le Parlement, il devenait fort important de discerner les objets pour lesquels une loi, c’est-à-dire un vote parlementaire, était nécessaire, de ceux qui, ne rentrant pas dans la législation, pouvaient être réglés par de simples ordonnances du chef de l’État, sans intervention des Chambres. Cette question a surtout été discutée et développée dans la littérature allemande. Les Allemands ont pu naguère lui trouver une base de solution dans certaines de leurs Constitutions qui, dans la période de 1814 à 1830, avaient spécifié que l’assentiment du Landtag est requis «pour toutes les lois qui touchent à la liberté et à la propriété des personnes» : langage qui impliquait qu’il y a lieu de considérer comme matière de loi toute règle, prescription ou mesure, qui apporte une modification ou une innovation dans le statut juridique des particuliers, en créant pour eux des charges ou des facultés nouvelles. En d’autres termes, il ne peut être touché au droit des citoyens, à celui qui fixe leur état et le régime de leurs biens, ou qui régit soit leurs relations mutuelles, soit leurs rapports avec les autorités publiques, que par une loi faite avec le concours des Chambres. En sens inverse, le monarque gardait le pouvoir de décréter par lui seul, en forme d’ordonnance, toutes les prescriptions ou mesures qui visent autre chose que le droit des citoyens: et ceci s’appliquait notamment à la réglementation des services administratifs, en tant que les règles à édicter pour l’organisation et le fonctionnement de ces services ne devaient produire effet qu’à l’intérieur du service et ne s’adressaient, par conséquent, qu’aux fonctionnaires comme tels, sans être opposables aux administrés, ni invocables par eux. En somme, toute cette théorie se rattachait aux principes monarchiques, suivant lesquels le monarque, titulaire primordial de tous les pouvoirs d’État, conserve le libre usage de tous ceux de ces pouvoirs dont il ne s’est pas dépouillé ou dont il n’a pas limité l’exercice entre ses mains par la Constitution. C’est pourquoi la distinction qui vient d’être rappelée, s’est accréditée en France, à l’époque des Chartes, tout comme dans les États monarchiques de l’Allemagne.
Mais cette théorie sur la matière respective du pouvoir législatif et du pouvoir d’ordonnance ne répondait pas seulement aux concepts de la monarchie. Elle concordait aussi avec la doctrine de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs. La doctrine de l’Esprit des lois présuppose, en effet, essentiellement une distinction établie ratione materiae entre les fonctions de puissance: c’est en raison même de leur objet matériel que Montesquieu demande que les trois pouvoirs soient remis séparément à des titulaires distincts. En ce qui concerne le pouvoir législatif notamment, la matière en est déterminée par le but que vise Montesquieu et qui est. selon ses propres déclarations, de mettre les citoyens à l’abri du danger qu’ils courraient si l’autorité appelée à leur appliquer les lois était maîtresse de les faire ou de les changer. Il résulte ainsi logiquement de la pensée de protection dont s’inspire l’auteur de l’Esprit des lois, que le pouvoir législatif, en tant qu’il s’agit de sa séparation d’avec le pouvoir d’ordonnance, doit s’entendre comme comprenant tout ce qui touche au droit régissant les citoyens et comme ne comprenant pas ce qui laisse intact leur droit individuel. La distinction qui s’est établie dans les monarchies du XIXe siècle entre ces deux pouvoirs envisagés quant à leur matière respective, se relie donc par un lien de filiation directe aux vues de Montesquieu.
8. — C’est sous l’influence combinée de ces vues libérales et des principes d’ordre monarchique que s’est formée la théorie qui fait coïncider la notion de loi avec celle de règle de droit, celle-ci étant entendue elle-même dans un sens spécial et tendancieux; car, selon les préoccupations qui ont présidé à la formation de cette théorie et qui étaient de sauvegarder en faveur du monarque un large pouvoir de libre ordonnance, la portée du mot «droit» se trouvait singulièrement rétrécie, le nom de «droit» ne devant s’appliquer qu’aux règles, prescriptions ou mesures, qui déterminent la condition juridique des particuliers. Encore convient-il d’ajouter que la terminologie courante réservait le nom de règles de droit à celles-là seulement qui créent du droit d’une façon initiale. Une décision d’administrateur, la sentence d’un tribunal, engendrent bien un état de droit à l’égard des personnes sur qui elles prononcent; toutefois, ces décisions n’étaient pas considérées comme donnant naissance à des règles créatrices de droit: elles passaient pour ne point créer du droit nouveau, attendu que le droit élaboré par ces autorités subalternes se trouve déjà contenu virtuellement dans l’ordre juridique préexistant; il est élaboré, en effet, en vertu de principes qui ont été posés par les lois en vigueur ou en vertu de pouvoirs que l’administrateur et le juge tirent de la législation préétablie. En revanche, la notion de règle de droit ne supposait pas nécessairement une règle émise par voie de disposition générale. Une mesure créant du droit nouveau ou dérogeant au droit antérieur, ne fût-ce qu’à l’égard d’une seule personne déterminée, rentrait dans la catégorie des règles de droit et devait faire l’objet d’une loi, s’il n’existait pas, dans l’ordre juridique en vigueur, de prescription conférant à une autorité autre que le législateur le pouvoir de l’édicter.
9. — De la théorie de la loi règle de droit, qui a été longtemps accréditée dans la littérature et la jurisprudence et dont l’influence y persiste aujourd’hui encore, de multiples conséquences ont été déduites:
D’abord — et c’est là le grand intérêt pratique que lui attribuent ses défenseurs — elle fournit un critérium très simple et très sûr, en apparence du moins, pour discerner ce qui relève du domaine de la législation et ce qui, au contraire, est accessible à la réglementation par décrets. Sera matière de loi, dépendant comme telle de la puissance de l’organe législatif, toute règle ou mesure, générale ou d’espèce, qui implique une modification dans l’ordre juridique applicable aux citoyens. Sera matière de décret toute-prescription ou mesure, générale ou d’espèce, qui ou bien ne doit pas produire effet à l’égard des particuliers, ou bien ne fait que mettre en œuvre à leur égard le droit qui les régissait précédemment.
On a dit de ce principe de répartition des matières entre lois et décrets qu’il ne comporte d’autres exceptions que celles qui résulteraient d’un texte de loi, constitutionnelle ou ordinaire. D’une part, il est des règles ou mesures qui ne visent ni n’atteignent dans la sphère de leur droit respectif les particuliers et pour l’adoption desquelles cependant un texte exprès spécifie qu’une loi est nécessaire: le législateur a, en effet, la faculté d’évoquer à lui et de se réserver en propre tel ou tel genre de matière, bien que celle-ci ne soit pas législative d’après la classification qui vient d’être indiquée. D’autre part et inversement, il est au pouvoir du législateur, selon les Constitutions modernes, d’habiliter par un texte spécial l’Exécutif à édicter par décret des règles qui touchent au droit même des particuliers. On serait porté à déduire de cette double constatation qu’il n’est pas vraiment exact de caractériser les règles de cette dernière sorte comme la matière propre et réservée de la législation: mais il semble qu’au lieu de parler ici de principe et d’exceptions, il serait plus conforme à la réalité juridique de résumer l’ensemble du système du droit positif, quant à la répartition des matières entre lois et décrets, en disant, dans une formule principielle unique, que le pouvoir décrétai de l’Exécutif a pour matière les règles ou objets qui lui sont attribués par les lois en vigueur. Telle n’est point la position adoptée sur cette question par les théoriciens qui définissent la loi une règle de droit. En partant de cette définition, ils soutiennent que toutes les fois qu’un texte de loi habilite l’autorité exécutive à décréter des règles applicables aux citoyens, le législateur en cela fait passer à cette autorité sa compétence législative: l’habilitation, dès lors, est présentée par eux comme une délégation de pouvoir législatif faite par les Chambres à l’Exécutif. En effet, disent-ils, la règle de droit est, en principe, matière de loi, une matière qui relève du pouvoir législatif du Parlement; pour que des décrets soient devenus capables d’édicter des règles de droit qui dépendent de la puissance législative, il faut donc supposer que leur auteur a été investi de cette puissance même, tout au moins au point de vue de la compétence matérielle. Ainsi se dégage la doctrine suivant laquelle les décrets réglementaires habilités à toucher au droit des particuliers seraient fondés sur une délégation législative, venue du Parlement: doctrine qui a joui d’un grand crédit en France et en Allemagne; doctrine d’où il résulte aussi que les règlements de cette espèce, puisqu’ils se fondent sur une transmission de puissance législative matérielle, sont eux-mêmes, de par leur matière ainsi déléguée, des lois. Toute cette doctrine de la délégation législative est une conséquence directe de la théorie de la loi règle de droit. Par contre, lorsque le Parlement légifère sur des points qui n’engagent pas du «droit» au sens précité, du droit concernant les individus et leurs formations corporatives privées, on a affirmé que, sous ces apparences légiférantes, le Parlement ne fait point acte de puissance législative véritable.
La théorie de la loi règle de droit a eu aussi pour conséquence de provoquer, quant au pouvoir réglementaire du chef de l’Exécutif, la division des règlements en deux classes, que l’on distingue d’après le contenu de l’acte réglementaire. Il y a des règlements qui édictent des prescriptions ayant le caractère de règles, de droit: tel est le cas notamment des règlements de police, qui ont pour objet direct de mettre à la charge des administrés des obligations et qui concourent, par conséquent, à créer, quant à eux, de l’ordre juridique. Assurément, du point de vue de sa forme, aucun règlement ne peut prétendre à la qualification de loi, puisqu’il est l’œuvre de l’autorité exécutive et non des Chambres. Mais, du moins, l’on a dit des règlements de cette première espèce que par leur objet, par les caractères intrinsèques de leur dispositif, ils ont nature de lois; et l’on a fait valoir, en ce sens, que leurs prescriptions participent aux vertus foncières des règles de droit législatives, en tant qu’elles sont applicables, de la même façon que celles-ci, aux personnes qu’elles concernent. C’est pourquoi, même parmi les auteurs qui répudient la théorie de la délégation législative. il s’en est trouvé qui ont assimilé, ratione materiae, de tels règlements aux lois, comme aussi ils assimilaient en pareil cas le pouvoir réglementaire au pouvoir législatif. En sens inverse, les règlements qui ne portent point création de droit nouveau pour les citoyens et dont les prescriptions ne s’adressent qu’aux fonctionnaires à titre de règles de service, ne sont plus considérés comme législatifs: on dit d’eux qu’ils ne sont, quant au fond comme en la forme, que des actes de nature et de puissance administratives. Les Allemands ont marqué l’opposition qu’ils établissent entre ces deux sortes de règlements, par les dénominations qu’ils ont coutume de leur donner respectivement. Ils distinguent, d’une part, les Rechtsverordnungen, c’est-à-dire les ordonnances qui édictent du droit régissant les citoyens et qu’ils envisagent, pour ce motif, comme faisant au fond de la législation, et, d’autre part, les Verwaltungsverordnungen ou ordonnances faisant de l’administration, c’est-à-dire des ordonnances qui ne règlent que l’activité des administrateurs et qui interviennent en vertu de la puissance hiérarchique appartenant à l’autorité administrative supérieure, et de celles-là ils disent qu’elles ne sont, en aucun sens, des lois.
10. — Les auteurs qui ont défini la loi une règle générale ou une règle de droit, nous fournissent eux mêmes les éléments de réfutation de leurs théories. Il est remarquable, en effet, qu’ils n’ont point pu maintenir ces définitions d’une façon intégrale et exclusive: mais ils ont été obligés de reconnaître qu’à côté de la notion de loi qu’ils déduisaient de considérations relatives à la nature des règles formant, selon leurs dires, la matière propre du pouvoir législatif, il faut nécessairement faire place à une seconde notion de la loi, qui celle-ci est entièrement indépendante de toute condition se rapportant à l’objet matériel de ce pouvoir. Cette nécessité vient de ce que, dans le droit public moderne, le nom constitutionnel de loi ne peut pas être réservé uniquement à un genre de règles déterminé, règles générales ou règles créatrices du droit des particuliers. En France notamment, ce n’est pas seulement la terminologie usuelle ou officielle qui étend le nom de loi à toute disposition ou décision adoptée par les Chambres dans les formes prescrites pour la législation; mais c’est la Constitution elle-même qui, dans l’article 1er de la loi du 25 février 1875, donne à entendre que toute adoption prononcée en cette forme par les Chambres est, de leur part, l’exercice du pouvoir législatif, et que, par suite, tout ce qui se trouve ainsi adopté par elles, mérite la qualification de loi, quels que soient les termes, généraux ou concrets, dans lesquels elles auront statué et de quelque nature aussi que soit l’objet qu’elles ont pu régler.
Il est donc certain que les doctrines suivant lesquelles la notion de loi se confondrait avec celle de règle générale ou de règle de droit, ne concordent point avec le concept sur lequel se fonde actuellement le droit public positif pour distinguer le pouvoir législatif d’avec les autres pouvoirs. A supposer qu’en d’autres temps la loi ait dû être caractérisée comme ayant pour destination spéciale d’édicter les règles abstraites ou le droit applicable aux citoyens, on constate aujourd’hui que le concept de loi répond à un ordre d’idées différent. Les défenseurs des doctrines précitées l’ont bien senti; et pour masquer le défaut de concordance qui se manifeste entre leurs vues et le concept de Ici qui prévaut dans les Constitutions contemporaines, ils ont forgé la distinction, devenue classique, des lois en la forme et des lois quant au fond, ou encore — selon la terminologie allemande — des lois formelles et des lois matérielles: une distinction qui a ceci de caractéristique qu’elle dualise la notion de loi.
Ramenée à ses éléments essentiels, la théorie qui distingue des lois matérielles et des lois formelles, revient à opposer l’une à l’autre, comme totalement différentes, encore que pouvant se réaliser conjointement, deux catégories législatives: D’une part, la règle législative, c’est-à-dire celle qui, par son contenu, par les caractères internes de son dispositif ou par l’objet auquel elle s’applique, a nature intrinsèque de loi et remplit les conditions de la définition foncière de la loi; et c’est ici la loi matérielle, ou loi en soi, laquelle produit aussi les effets fonciers des lois, à savoir ceux qui découlent de la nature même des règles législatives. D’autre part, l’acte législatif, qui n’a pris le nom de loi qu’en raison de sa consistance formelle et parce qu’il revêt les formes extérieures d’une loi; ce qui implique qu’il possédera aussi les forces, et produira les effets attachés à l’emploi de la forme législative, mais sans cependant que son contenu acquière lui-même la valeur de règle législative, attendu que la forme externe dans laquelle ce contenu a été adopté, est impuissante à lui conférer les vertus législatives foncières qui lui font défaut; en sorte que cet acte législatif ne pourra constituer qu’une loi formelle.
En combinant cette notion dualiste de la loi avec les théories anciennes qui assignent à la législation, comme objet propre, soit la réglementation par voie de disposition générale, soit les règles dites de droit, les auteurs attachés à ces théories sont arrivés aux conclusions suivantes: Est loi matérielle, quelle que soit sa forme, toute prescription qui, à raison de la généralité de son dispositif, produit les effets propres aux règles générales, ou encore toute prescription qui, apportant des innovations à l’ordre juridique applicable aux particuliers, acquiert de ce chef la portée et engendre les effets d’une règle de droit. C’est ainsi qu’un décret réglementaire, bien que n’ayant pas la forme d’un acte législatif, sera qualifié loi matérielle du chef de son contenu, soit parce qu’il est conçu en termes généraux, soit au moins dans les cas où il règle du droit intéressant les particuliers; au point de vue de leurs effets fonciers, les règles portées dans ce décret sont, en effet, traitées de la même manière que si elles avaient été édictées par la voie législative, par exemple et notamment quant à l’ouverture du recours en cassation contre les jugements qui les auraient violées ou du recours en annulation contre les actes administratifs qui y auraient contrevenu. En sens inverse, l’emploi de la voie législative pour l’adoption de règles ou de mesures qui n’ont rien de législatif en soi, ne saurait modifier la nature interne de la règle ou mesure ainsi adoptée. C’est ainsi qu’un acte législatif des Chambres qui réglemente le fonctionnement intérieur des services administratifs, ou qui décide l’entreprise d’un ouvrage public, chemin de fer, route, etc..., ou qui statue sur le cas particulier d’une personne déterminée, n’engendre pas une loi matérielle; car il ne contient pas une règle législative au sens foncier du mot, et la décision ou mesure qu’il adopte, n’est pas susceptible de produire les effets inhérents aux règles de législation. Cet acte législatif n’est qu’une loi formelle: il n’est législatif que par sa forme et non par son dispositif. Sans doute, la décision ou mesuré qu’il édicté, tirera de la forme en laquelle elle a été adoptée, certaines forces qui sont celles attachées à tout acte législatif: et par exemple, elle ne pourra être modifiée que par un nouvel acte législatif des Chambres. En cela, il y a bien une certaine notion de loi qui se trouve réalisée; mais elle ne se dégage qu’en un sens formel et non en un sens matériel; et en tout cas, il est manifeste que les deux catégories législatives qui viennent ainsi d’être discernées, doivent être tenues pour complètement différentes l’une de l’autre. Finalement, l’idée de loi se trouve absolument dualisée.
11. — Mais précisément — et ainsi que nous l’avons annoncé p. 11 — cette dualisation, à laquelle se sont vus contraints d’aboutir les auteurs qui définissent la loi une règle générale ou une règle de droit, suffit à dévoiler le vice de telles définitions. Celles-ci entrent en opposition évidente avec les données fournies touchant la notion de loi par le droit public en vigueur. Car la Constitution de 1875 ne connaît pas deux catégories de lois: elle ne parle que d’un seul pouvoir législatif, celui dont l’article 1er de la loi du 25 février dit qu’il appartient aux Chambres, ce qui équivaut à dire que, seules, les Chambres peuvent faire une loi; ce langage de la Constitution ne permet donc pas de distinguer, à côté des lois formelles, c’est-à-dire nées de l’adoption parlementaire, une seconde catégorie législative qui se référerait à la nature, prétendue législative en soi, de telles ou telles prescriptions émises par des autorités autres que l’organe capable de légiférer. De plus, il est banal de rappeler que, selon le droit constitutionnel actuel, le Parlement est capable d’étendre son pouvoir législatif à tout objet quelconque sur lequel il entend s’attribuer et se réserver la faculté de statuer à l’exclusion de toute autre autorité ; il suffit de parcourir les recueils de textes législatifs pour constater qu’un très grand nombre de lois édictent tout autre chose que des règles générales ou des règles intéressant la condition juridique des citoyens; il n’est donc pas possible de prétendre que, seules, les règles de cette nature forment constitutionnellement la matière du pouvoir législatif.
Ainsi, la distinction dualiste des lois matérielles et des lois formelles n’a certainement point de base dans le droit de la Constitution. Elle est même inconciliable avec la Constitution: car, d’après ce qui vient d’être dit, il apparaît d’ores et déjà que la Constitution n’admet qu’un seul critérium de la loi, celui tiré de l’adoption par les Chambres, un critérium d’ordre formel. D’où vient donc cette distinction, qui a tant fait parler d’elle, en Allemagne notamment, et qui demeure encore si répandue, même en France? Elle s’explique, en réalité, par des causes historiques. Elle a été provoquée, en effet, par l’évolution qui s’est accomplie dans la notion de loi. Au XVIIIe. siècle, la loi était envisagée comme ayant pour destination de poser les règles générales. Dans la période des monarchies constitutionnelles du XIXe siècle, il a paru qu’elle devait avoir pour matière spéciale et réservée le statut particulier des citoyens. Mais, à ces anciens concepts il s’est substitué une conception nouvelle du pouvoir législatif, qui a prévalu dans le droit public actuel et qui prend son fondement dans des considérations fort différentes de celles d’où l’on avait déduit naguère que la loi doit avoir un contenu d’un genre déterminé. Il est arrivé cependant — et c’est là un phénomène dont l’histoire des doctrines juridiques offre plus d’un exemple — que les auteurs ont persisté à reproduire les définitions de la loi nées des traditions du temps passé. Dans la littérature, parfois même dans les textes législatifs, le mot loi est demeuré synonyme de règle générale ou de règle touchant au droit des individus. Sans doute, la doctrine faisait la part du jus novum, en reconnaissant, sous le nom de lois formelles, l’existence constitutionnelle d’une catégorie législative, dans laquelle figuraient des actes parlementaires portant sur des objets autres que ceux qui avaient été regardés jusque-là comme proprement législatifs; du moins, les auteurs maintenaient, en principe, que, seules, les règles ou mesures qui portaient sur des objets de cette dernière sorte, réalisaient la notion foncière de loi, et c’est en ce sens qu’ils désignaient ces règles ou mesures du nom de lois matérielles. Telle a été la cause originaire de la distinction des deux catégories de lois. Cette distinction est née de la lutte entre des concepts de loi datant d’époques différentes, et surtout procédant d’idées différentes. Ou, plus exactement, elle est née de ce que l’on a voulu maintenir, sous la qualification de lois matérielles, d’anciens concepts de la loi qui aujourd’hui ne sont plus ceux de la Constitution.
12. — Quel est donc présentement le concept de loi qui se trouve contenu dans la Constitution de 1875? Quelles sont les vues dont il s’inspire et les tendances auxquelles il répond? A quelle époque a-t-il fait son apparition?
Les sources de la notion constitutionnelle de loi se trouvent dans les principes qui, dès le début de la Révolution, ont été posés par les fondateurs du nouveau droit public français touchant la loi et le pouvoir législatif. Pour saisir cette notion dans sa consistance actuelle, il faut donc, au préalable, remonter à ses origines révolutionnaires et, en particulier, aux textes fondamentaux que consacre au pouvoir législatif la Constitution primitive de 1791. On va voir que les énonciations de ces textes ne laissent rien à désirer en précision et en clarté.
13. — La Constitution de 1791 et la Déclaration des Droits qui la précède et qui avait été votée dès août 1789, formulent, dans des textes multiples, dont chacun est conçu en des termes qui méritent d’être qualifiés de lapidaires, les principes qui inaugurent, dans le droit public issu de la Révolution, la nouvelle notion de la loi.
14. — Le premier de ces textes, qui, à lui seul, a déjà une portée capitale, parce qu’il résume en quelques mots toutes les idées qui vont désormais servir de base à la notion moderne de loi et qui serviront aussi, dans la Constitution de 1791, à exalter la loi et sa puissance, c’est l’article 6 de la Déclaration de 1789, lequel débutait par la proposition devenue fameuse: «La loi est l’expression de la volonté générale.» Et le même article 6 mettait aussitôt en pleine lumière les raisons qui font que la loi doit être envisagée comme l’œuvre de la volonté générale: c’est, disait-il, que «par leurs représentants», c’est-à-dire par l’assemblée élue des députés, «tous les citoyens» exercent, ou tout au moins sont considérés idéalement comme exerçant «le droit de concourir à sa formation».
Ainsi, l’article 6 partait du principe, emprunté aux doctrines de Rousseau, que le peuple, c’est-à-dire la totalité des citoyens, doit coopérer à l’acte de création de la loi, parce que cet acte légiférant est la manifestation par excellence de la souveraineté, laquelle est essentiellement populaire, selon la terminologie du Contrat social, nationale, selon le langage de 1789; et l’on sait que, dans la conception révolutionnaire, la nation est exclusivement une formation de citoyens, en ce sens qu’elle n’a pour éléments composants que les individus qui sont ses membres. De là, la formule initiale de l’article 6, qui assignait pour fondement à la législation la volonté générale, bien plus qui définissait la loi par cette volonté même. Cette définition est reproduite par l’article 4 de la Déclaration des Droits de 1793 et par l’article 6 de celle de l’an III.
15. — Mais, comment la loi a-t-elle pu être présentée par les Constitutions de 1791 et de l’an III comme l’œuvre de la volonté générale, alors que ces Constitutions réduisaient la participation législative des citoyens à l’élection des députés qui exercent effectivement le pouvoir législatif? Elles ont maintenu l’identité de la loi avec la volonté générale, en s’appuyant sur le second principe introduit par l’article 6 précité, un principe qui, celui-ci, ne venait plus de Rousseau et qui consistait à admettre que, dans l’assemblée qui légifère, les citoyens eux-mêmes, «tous les citoyens», sont présents, attendu qu’ils s’y trouvent représentés par leurs élus. Sans doute, les Constitutions révolutionnaires spécifient que les députés représentent, non leurs collèges particuliers; mais indivisiblement la nation entière (Const. 1791,. tit. III, ch. I, sect. 3, art. 7; Const. 1793, art. 29; Const. an III, art. 52); toutefois, comme la nation prend sa consistance dans les citoyens qui la composent, elle ne peut se trouver représentée par le Corps législatif, sans que ceux-ci le soient aussi en elle. En sorte que, finalement, tous les citoyens concourent, par l’intermédiaire des représentants nationaux, à l’adoption de la loi, qui, par suite, reste susceptible d’être qualifiée produit de la volonté générale. C’est ce même principe que Sieyès devait énoncer, avec une ferme précision, devant l’Assemblée nationale, dans la séance du 7 septembre 1789 (Archives parlementaires, t. VIII, p. 592 et s.), lorsqu’il vint définir le régime représentatif en disant que, dans ce régime, «le peuple parle, agit, par ses représentants» et que «les commettants se font entendre par les députés nationaux», parce que «la voix de la Législature nationale » n’est autre que «la voix du peuple» elle-même. C’était identifier les volontés exprimées par l’assemblée des députés avec la volonté populaire; c’était dire que toute décision de l’assemblée équivaut à une décision du corps des citoyens.
16. — En résumé, le concept de loi énoncé par l’article 6 de la Déclaration de 1789 se constituait de ces deux propositions: 1° La loi a pour fondement la volonté générale, elle doit donc être l’expression de cette volonté ; 2° Elle l’est aussi, réellement, puisque la volonté générale est exprimée par le Corps législatif, celui-ci représentant la totalité des citoyens. Au fond, le but effectif de tout le système représentatif ainsi édifié était de substituer la volonté des élus à celle des citoyens. Sieyès s’en explique catégoriquement dans son discours précité, où il marque fortement l’opposition qui s’établit entre le régime représentatif et celui de la démocratie, dans lequel le peuple décide et statue par lui-même. Aussi, puisque la première proposition contenue dans l’article 6 s’inspirait directement de la doctrine du Contrat social, l’on se trouve certainement en droit d’objecter à la deuxième proposition de ce texte et, par suite, à toute l’idéologie révolutionnaire rappelée ci-dessus que Rousseau lui-même avait démontré, d’une façon décisive, que le peuple n’est susceptible d’être ni remplacé, ni représenté, pour l’exercice de sa souveraineté. Il n’en demeure pas moins vrai que toute la construction élevée par l’Assemblée nationale de 1789 sous le nom de représentation nationale reposait sur l’idée essentielle que la loi doit émaner des citoyens formant la nation: et c’est dans cet esprit que la Constitution de 1791 réservait le titre de représentant, en première ligne, au corps des députés élus par le peuple. Dans le préambule de son titre III, l’article 2, poursuivant l’ordre d’idées formulé dans l’article 6 de la Déclaration, dit en effet: «La Constitution française est représentative: les représentants sont le Corps légistatif...».
Il n’est pas douteux que l’organe exerçant le pouvoir législatif de la nation n’ait tiré cette qualification représentative, avant tout, de ses attaches électives avec le corps des citoyens et du fait qu’en vertu de ces attaches, la volonté par lui exprimée pouvait passer pour conforme à la volonté générale de ce dernier. L’on dira peut-être qu’à côté du Corps législatif, ce même article 2 plaçait aussi, comme représentant, le roi, personnage non électif. Mais les constituants de 1789-91 ont eux-mêmes spécifié que le roi n’était érigé en représentant qu’à titre exceptionnel et dans une mesure restreinte, à savoir en raison seulement du pouvoir de veto suspensif qui lui était accordé par la Constitution à l’encontre des lois adoptées par le Corps législatif, et aussi en raison de ce qu’il recevait le pouvoir d’entretenir et de diriger les relations avec les États étrangers. Sous ce double rapport, en effet, il avait paru que le roi exerçait un pouvoir représentatif, consistant à exprimer, au nom de la nation et indépendamment du Corps législatif, la volonté générale. Mais, en réalité, aucune de ces deux facultés laissées au chef de l’Exécutif n’impliquait en lui un caractère de représentation véritable. Car le droit de veto, s’il permettait au roi d’opposer une certaine résistance aux décisions législatives de l’assemblée des députés, n’allait pas jusqu’à lui conférer le pouvoir de statuer définitivement sur le sort des lois; l’exercice de ce droit n’entraînait que le renvoi à des Législatures subséquentes, qui seules prononçaient sur l’adoption ou le rejet de la loi frappée d’opposition royale. Et pareillement, les conventions de toutes sortes conclues par le roi à la suite de négociations avec les puissances étrangères étaient subordonnées à la ratification du Corps législatif (Const. 1791, tit. III, ch. III, sect. 3, art. 2 et ch. IV, sect. 3, art. 3). Ainsi, même à la suite d’un veto, même dans l’ordre des tractations diplomatiques, l’expression décisive, c’est-à-dire pleinement représentative (au sens dégagé à cette époque), de la volonté générale de la nation demeurait réservée, comme un monopole exclusif, au corps des députés, qui, seul, méritait complètement la qualification de représentant.
17. — Au surplus, ce n’est pas uniquement à ses origines électives que le Corps législatif devait sa qualité représentative. L’élection, à elle seule, ne suffisait pas à faire de l’élu un représentant. On en trouve la preuve dans l’article 2 du tit. III, ch. IV, sect. 2, de la Constitution de 1791, qui spécifiait que «les administrateurs n’ont aucun caractère de représentation» ; et cependant, ce texte rappelait qu’ils sont «élus à temps par le peuple» ; malgré leur provenance élective, l’article 2 précisait qu’ils ne portent en eux de représentation à aucun degré et en aucun sens. Ce qui fait le représentant, selon la conception représentative fondée en 1789-91, c’est la nature du pouvoir pour l’exercice duquel il a été élu. Est représentant celui-là seulement qui exerce un pouvoir de nature représentative. Et les constituants de cette époque — Barnave, entre autres, dans la séance du 10 août 1791 (Archives parlementaires, t. XXIX, p. 331) — définissent, de la façon la plus nette, la représentation, en disant qu’elle consiste; en son essence même, à «vouloir pour la nation». Or, il n’y a de volonté véritable que celle qui se meut librement, sans être conditionnée par une volonté supérieure. Tel était bien, selon Barnave, le pouvoir du Corps législatif: «Le Corps législatif est le représentant de la nation, parce qu’il veut pour elle: 1° en faisant ses lois; 2° en ratifiant les traités avec les puissances étrangères.» Au contraire, le pouvoir que possédaient les administrateurs, n’atteignait plus à la vertu représentative, et cela par la raison que les actes et décisions de l’autorité administrative sont dominés et même déterminés par les lois en vigueur: la volonté qui peut se trouver contenue dans ces actes, n’a donc pas le caractère de volonté libre et initiale. Les administrateurs n’énoncent pas la volonté générale sous sa forme primaire: la vérité est seulement qu’ils veulent et agissent en conséquence et en exécution de la volonté générale. De même, les juges, qui, dans la conception du pouvoir judiciaire dont s’est inspirée l’Assemblée nationale de 1789, n’avaient d’autre rôle que d’appliquer strictement les lois adoptées par le Corps législatif et à qui était déniée toute puissance de création jurisprudentielle autonome, ne pouvaient, eux aussi, prétendre à «aucun caractère de représentation». Le roi lui-même, on vient de le voir, ne remplissait pas les conditions d’une représentation digne de ce nom.
18. — Toutes ces idées viennent se résumer dans la célèbre distinction établie par la Révolution entre le représentant et le fonctionnaire: une distinction dont l’importance est capitale, car elle contribue puissamment à révéler la véritable et profonde portée de toute la conception sur laquelle a été fondée, après 1789, l’organisation étatique propre au droit public français. Au fond, cette distinction du représentant et du fonctionnaire signifiait qu’il était institué par la Constitution deux sortes de titulaires de la puissance publique: D’une part, le Corps législatif ou Parlement, qui, en tant que représentant de la nation, ne fait qu’un avec elle; car, ainsi que l’avait dit l’article 6 de la Déclaration, tous les citoyens se trouvent représentés, c’est-à-dire présents dans l’assemblée législative, au moment de la confection des lois; celles ci, par l’effet de cette représentation, sont donc l’œuvre du peuple lui-même, c’est-à-dire du souverain. Mais, de ce concept représentatif il résulte aussi que le Parlement, puisqu’il représente le souverain, en détient la puissance dans ce qu’elle a de suprême. Ses pouvoirs, législatif ou autres, participent de la souveraineté dont il est investi représentativement. Tranchons le mot, ce Parlement, conçu comme le représentant de la nation, devient effectivement le souverain. En lui se concentre la souveraineté nationale, avec toutes les supériorités qui en découlent. Bien différente est, d’autre part, la qualification à donner aux personnages ou corps, autres que le Parlement, qui détiennent des attributions publiques: chef de l’Exécutif, administrateurs, juges. Ceux-ci exercent bien aussi la puissance nationale, mais ils ne l’exercent plus au degré souverain. Car ils ne représentent plus le souverain, et ils ne se confondent plus avec lui. Mais, comme le disait l’article 2 précité à propos des administrateurs, ils exercent seulement des «fonctions». c’est-à-dire des compétences, des offices ou des commissions, qui leur ont été attribués par le souverain dans la Constitution, et ils ne peuvent les exercer que dans la mesure, essentiellement restreinte, fixée par la Constitution. Dépourvus de caractère représentatif, ils n’expriment pas la volonté générale; et, quand ils prennent quelque décision ou font quelque acte de leur compétence, ce n’est plus le peuple qui parle ou agit par eux: eux seuls parlent et agissent, et c’est pourquoi le même article 2 les qualifiait d’ «agents», des agents qui fonctionnent au service du peuple.
On voit par ces divers traits quel véritable abîme juridique a été creusé par les fondateurs du droit public français entre le Parlement, qui est déclaré par la Constitution le représentant, c’est-à-dire l’égal, de la nation, et les autres personnages ou corps qui, d’après la Constitution, ne sont que les agents d’exercice d’une fonction de puissance nationale. Le Parlement prend rang de souverain: il est le souverain réel. Quant aux autres titulaires de pouvoirs divers, la qualification juridique qui leur convient, est celle de simples autorités: ce ne sont que des autorités commises. Opposition du souverain et des autorités préposées au-dessous de lui, telle était la signification dernière de la distinction révolutionnaire entre le représentant et le fonctionnaire. Cette distinction ne répondait pas seulement à l’idée qu’il s’établit entre l’assemblée législative et les autorités exécutives ou judiciaires une gradation hiérarchique de pouvoirs, tenant à ce qu’elles auraient respectivement exercé la puissance étatique de la nation à des degrés inégaux. La portée de la distinction était bien plus absolue. Elle impliquait que la Législature et les autorités de la seconde sorte se trouvaient investies de puissances d’essence différente, comme aussi elles différaient elles-mêmes essentiellement, dans leurs rapports mutuels, par leurs titres et leurs qualités respectives. Le système représentatif que la Révolution a érigé en partant du principe de la souveraineté nationale, s’analyse, en définitive, en un système de souveraineté parlementaire. Souverain, le Parlement l’était doublement: il l’était, d’abord, vis-à-vis de toutes autorités, puisqu’il figurait, en face d’elles, le peuple avec son pouvoir de volonté générale; et il l’était aussi, bien réellement, vis-à-vis du corps des citoyens lui-même, puisque, comme l’avait dit Sieyès, celui-ci ne pouvait exprimer sa volonté générale que par l’assemblée des députés.
19. — La Constitution de 1791 ne s’en est pas tenue à l’énonciation de ces principes. Elle en a formulé expressément certaines conséquences, notamment quant au pouvoir législatif et à la loi.
L’une de ces conséquences a trait à la primauté de la loi. Du moment que la loi est l’expression de la volonté générale, représentée par le Parlement, et qu’elle constitue, comme telle, l’œuvre du souverain, il va de soi qu’elle doit dominer de sa supériorité l’activité non seulement des nationaux, mais encore de toutes autorités nationales instituées à côté de la Législature. Telle est aussi la déduction qu’énonce, toujours en termes lapidaires et avec une rare vigueur, l’article 3 au tit. III, ch. II, sect. 1re: «II n’y a point en France d’autorité supérieure à celle de la loi.» C’est là une vérité évidente. Car il ne peut se concevoir de puissance qui prétende prévaloir sur la volonté générale, une fois qu’elle s’est exprimée par la loi, ou qui soit seulement capable d’entrer en comparaison avec elle. Bien plus, la loi ne se bornera pas à dominer, en la limitant, l’activité des autorités autres que la Législature: elle la conditionne, en ce sens qu’elle doit en former le point de départ et le fondement justificatif. En tant que volonté générale et souveraine, elle est, au sein de la nation, la volonté première, celle par laquelle tout doit débuter; et il n’y a place, en dehors d’elle, que pour des actes de puissance dérivée et subalterne. De là une nouvelle déduction, dont le même article 2 fait application au roi lui-même: «Ce n’est qu’au nom de la loi que le roi peut exiger l’obéissance.» Le roi, comme toutes autres autorités non parlementaires, ne peut faire aucun acte, édicter aucune mesure, adresser aux citoyens ou aux fonctionnaires eux-mêmes aucun ordre, qui ne puise dans la loi son fondement de légitimité. Et ceci prouve derechef que, dans le soi-disant «gouvernement monarchique» institué par la Constitution de 1791 (tit. III, préambule, art. 4), le roi n’était pas un représentant au sens complet du mot.
20. — Enfin, la Constitution de 1791 tire du principe posé dans l’article 6 de la Déclaration une dernière déduction, qui va achever de nous fixer sur le concept qu’elle s’est fait de la loi. Il s’agit ici de savoir à quels signes se reconnaît une loi, ou encore dans quels cas et à quelles conditions une prescription ou décision émise au nom de la nation doit être considérée comme une manifestation de la volonté générale. Sur ce point comme sur les précédents, la Constitution de 1791 répond avec toute la clarté désirable: «Les décrets du Corps législatif ont force de loi et portent le nom et l’intitulé de lois» (tit. III, ch. III, sect. 3, art. 6). D’après ce texte, la notion de loi ne dépend ni de conditions relatives au contenu de l’acte législatif, ni de distinctions entre matières ou objets qui seraient ou non législatifs en soi, mais uniquement d’un facteur d’ordre formel, à savoir l’origine de la loi, c’est-à-dire le fait qu’elle a été adoptée par le Corps législatif dans les formes requises pour la législation. De même que le Corps législatif peut seul faire une loi, de même aussi est loi tout ce que fait, en y mettant la forme législative, le Corps législatif.
Bodin, au XVIe siècle, avait déjà marqué que la notion de loi dérive de la qualité de l’auteur de l’acte législatif: «Lex ad imperantis majestatem pertinet. Est enim lex nihil aliud quam summae potestatis jussum.» Mais, cette idée que la loi doit son nom à la puissance suprême du législateur, avait été obscurcie, au XVIIIe siècle, par des doctrines d’inspiration fort différente. Rousseau, tout en exigeant de la loi qu’elle soit l’œuvre du souverain populaire, ce qui était une condition d’origine formelle, avait subordonné, en outre, la notion de loi à une condition de fond, la généralité de la disposition. Montesquieu, de son côté, n’avait pu fonder son système de séparation des pouvoirs entre titulaires distincts qu’après avoir admis que chacun des pouvoirs à séparer, et notamment le pouvoir législatif, avait un domaine propre, correspondant foncièrement à sa matière respective: d’où il résultait que la loi devait être définie par les matières mêmes qui sont à réserver au Corps législatif. Ces idées jouissaient, à la fin du XVIIIe siècle, d’un crédit considérable. La Constitution de 1791 en a elle-même subi l’influence. C’est ainsi qu’elle refusa le pouvoir réglementaire au roi, parce qu’il lui paraissait que le pouvoir de poser des règles générales était d’essence législative, et ne devait, dans un régime séparatiste, appartenir qu’au Corps législatif. De même, l’article 1er du tit. III, ch. III, sect. 1re, essayait de dresser une liste foncière des objets et mesures qui devaient, ratione materiae, être réservés à la compétence du Corps législatif et qui formaient ainsi la matière propre des lois. Mais, après avoir ainsi cédé à l’influence des idées courantes de l’époque, la Constitution de 1791 opérait un redressement et déclarait, en dernière analyse, que tout ce qui a été décidé par le Corps législatif, en forme législative, est loi et mérite le nom de la loi. Dans cette définition, la forme l’emporte sur le fond. Et l’article 6 précité prend soin de préciser pourquoi tous les décrets du Corps législatif réalisent la notion de loi. C’est, dit-il, parce qu’à raison de leur origine et de leur forme, ils «ont force de loi», c’est-à-dire cette force spéciale et supérieure qui n’appartient qu’à la loi et qui, dès lors, doit seule être retenue comme l’élément essentiel de sa définition. Ainsi, en face des doctrines antérieures qui identifiaient l’idée de loi avec celle de règle portée en termes généraux ou qui caractérisaient la loi par sa matière propre, les fondateurs du droit public moderne dégageaient un nouveau concept de la loi qui découlait directement du principe de représentation, suivant lequel le peuple exprime sa volonté par l’assemblée des députés. Car, il est bien manifeste que la volonté populaire reste la volonté générale, alors même qu’elle prononce sur un cas individuel ou qu’elle statue par voie de mesure d’espèce; de même, elle est la volonté générale, quel que soit le genre d’objet ou la matière auxquels elle s’applique. De là, la conséquence que tout décret du Corps législatif prenait, du seul fait qu’il émanait de l’assemblée représentant le peuple, la valeur et la force supérieures qui s’attachent à la volonté générale et souveraine. De là enfin, la conclusion que ce décret, quelle que soit la nature de son contenu, est loi, conformément à la définition romaine: Lex est quod populus jubet alque constituit. Ce concept, qui — tout en procédant incontestablement de vues foncières sur la base populaire de la notion de loi — était un concept extra-matériel et purement formel, sera consacré à nouveau par la Constitution de l’an III, article 92: «Les résolutions du Conseil des Cinq-Cents, adoptées par le Conseil des Anciens, s’appellent lois.»
21. — Au cours de l’accomplissement de sa tâche de régénération constitutionnelle, l’Assemblée nationale de 1871 s’est trouvée dans une position qui n’était pas sans analogie avec celle des constituants de 1789-91. On peut, jusqu’à un certain point, dire d’elle, comme de la première Constituante de l’époque révolutionnaire, qu’elle opérait sur un terrain où il ne subsistait plus, des organisations constitutionnelles du passé, que des ruines et où, par conséquent, tout était à refaire. Dans quel sens allait-elle orienter le statut organique qu’elle avait à rendre au peuple français?
Du moment que les monarchistes de l’assemblée ne parvenaient pas à ramener dans le pays la monarchie, il était inévitable d’admettre que la souveraineté, dans l’État français, ne pouvait appartenir qu’au corps populaire et national des citoyens. Mais, comme, d’autre part, les constituants d’opinion républicaine n’allaient. pas jusqu’à chercher à donner à la République française la forme et les institutions d’une démocratie directe — qui eussent été difficilement conciliables avec la situation délicate et périlleuse dans laquelle demeurait encore placée la France au point de vue international — , il devenait inévitable aussi de faire du Parlement, restitué à raison de ses origines électives dans sa qualité de représentant de la nation, l’organe central, attitré par excellence et élevé au rang suprême, de la volonté nationale. La Constitution de 1875 devait donc répudier, d’abord et par-dessus tout, les principes organiques des époques napoléoniennes, qui avaient eu pour but de réduire le Corps législatif à un rôle dépouillé de tout ce qui avait fait sa grandeur au temps de la Révolution. Elle ne pouvait pas davantage, bien que restaurant les traditions du régime parlementaire qui s’étaient introduites et consolidées durant la période des Chartes, s’inspirer du système organique établi par ces dernières, attendu que ce système avait reposé, en 1814, sur le principe que le monarque est le souverain, et, en 1830, sur l’idée que le roi reste, tout au moins, comme le disait l’article 13 de la Charte, «le Chef suprême de l’État», appelé, comme tel, notamment à parfaire les lois par sa sanction. Enfin, les constituants de 1875 n’avaient même pas la ressource de prendre pour modèle la Constitution de 1848: celle-ci, en effet, avait institué, à côté de l’Assemblée législative, un Président, dont elle avait confié l’élection au peuple et de qui elle avait fait, par certaines de ses dispositions relatives au rôle de ce personnage et à ses pouvoirs présidentiels, un second représentant de la volonté générale et populaire; or, ce système de dualisme représentatif avait eu, sous la deuxième République, des résultats fâcheux et l’on n’était point disposé, en 1875, à en renouveler l’essai.
22. — En fait de précédents, la Constitution de 1875 se trouvait donc ramenée, qu’elle le voulût ou non, à un régime d’organisation des pouvoirs analogue à celui que les fondateurs primitifs du droit public français avaient inauguré, après 1789, sur les ruines de l’ancienne monarchie: c’est-à-dire à ce régime de représentation nationale, dans lequel le Parlement est, en somme, seul à représenter la nation, dans lequel aussi il acquiert, à la faveur de l’idée que par lui s’exprime la volonté générale, une véritable suprématie: une suprématie, qui s’exerce tant au regard des citoyens, ceux-ci ne devant être admis à vouloir que par leurs représentants élus, qu’au regard des autres titulaires de puissance nationale, ceux-ci n’ayant que le caractère de simples autorités préposées à une fonction constitutionnelle, tandis que le Parlement finit, lui, par ne faire qu’un avec le souverain.
23. — Tel est l’ordre d’idées dans lequel il convient de se placer aujourd’hui pour percevoir le concept qui, dans la Constitution de 1875, a servi de base à la notion de loi et de pouvoir législatif. Sur ce concept les constituants de 1875 ne se sont pas expliqués comme l’avaient fait naguère leurs devanciers de 1789-91. Se bornant à faire œuvre pratique, ils n’avaient point pour habitude de creuser rationnellement et de préciser dogmatiquement les principes sur le fondement desquels ils établissaient les institutions statutaires par eux adoptées. Parmi les dispositions si concises de la Constitution de 1875, on chercherait vainement, au sujet du pouvoir législatif, un texte comparable à ceux qui, dans la Constitution inaugurale de 1791, dégageaient, en des formules principielles, les éléments constitutifs de l’idée de loi. La préoccupation d’élucider et de fixer la portée juridique de cette idée a-t-elle seulement effleuré l’esprit des auteurs de la Constitution de 1875? Sans doute pensaient-ils, lorsqu’ils parlaient du «pouvoir législatif» dans l’article 1er de la loi du 25 février, que ce terme portait en lui un sens qui était suffisamment bien établi et suffisamment intelligible pour que l’on pût se dispenser, à son sujet, de tout commentaire.
Certains constitutionnalistes laissent donc percer le sentiment qu’il ne faut point essayer de trouver dans la Constitution française actuelle une notion précise de la loi que ses fondateurs n’ont pas songé à y consacrer. A quoi nous avons déjà répliqué (p. 1) qu’on ne peut pas raisonnablement supposer que les constituants de 1875 aient parlé de loi et de pouvoir législatif sans avoir, au fond d’eux-mêmes, une idée plus ou moins ferme de la signification dans laquelle ils employaient et inscrivaient dans leurs textes ces termes techniques. Et puis, quand encore il serait prouvé qu’ils ne se sont attachés sur ce point à aucune idée arrêtée, il resterait toujours que la portée constitutionnelle du mot loi dans les textes de 1875 doit être déterminée moins par ce que les auteurs de ces textes ont pu penser de la loi et du pouvoir législatif que par ce qu’en disent ces textes eux-mêmes. Qu’il nous soit, en effet, permis de faire observer à ce propos, et même d’une façon générale, qu’à l’heure présente, les interprètes de la Constitution française ne sauraient être liés par les vues, opinions ou intentions des hommes qui l’ont créée. Ceux-ci ont disparu: il ne subsiste d’eux, juridiquement parlant, que leur œuvre. C’est dans cette œuvre seule qu’il faut chercher la portée des institutions en vigueur. Et cela, d’autant plus qu’après plus de cinquante ans d’existence, la Constitution dite de 1875 repose, en définitive, moins sur les façons de voir originaires de ses fondateurs que sur la volonté des générations nationales ultérieures, qui, après avoir fait l’expérience des effets produits par le fonctionnement de cette Constitution, l’ont conservée dans sa teneur primitive, alors qu’il aurait dépendu d’elles d’y apporter des changements.
Ainsi, c’est aux textes constitutionnels eux-mêmes qu’il faut demander le sens dans lequel a été entendu et employé, en 1875, le mot loi. Or, l’examen des textes révèle que les constituants d’alors ont, en parlant du pouvoir législatif, obéi, instinctivement peut-être et obscurément, mais avec docilité, à un concept précis et fondamental, dont la Constitution atteste, en plus d’un point, l’influence prépondérante. Nombreuses en effet sont, en elle, les indications qui concourent à démontrer que ses auteurs ont suivi, consciemment ou non, le courant d’idées dont s’est inspirée, au début de la Révolution, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen pour jeter, en son article 6, les bases de la notion moderne de loi. Oui, de même que les fruits font reconnaître l’arbre, de même aussi il y a, dans la Constitution de 1875, tout un ensemble de traits qui impliquent que le concept de la loi expression de la volonté générale a été repris par elle et forme présentement l’une des assises de notre système de droit public. Si la Constitution ne formule pas ce concept en termes exprès, elle montre clairement, par la façon même dont elle traite la puissance législative aux mains des Chambres, qu’elle s’y est docilement conformée. Car, toute son attitude à l’égard de cette puissance présuppose inéluctablement l’idée de souveraineté effective du Parlement. Et cette idée ne peut s’expliquer que par celle qu’avaient dégagée les premiers constituants de 1789-91 et suivant laquelle le Corps législatif doit être considéré, de par ses origines électives, comme la représentation de la totalité universelle des citoyens composant la nation souveraine.
Le but de la présente étude est précisément de relever les divers traits que présente la Constitution de 1875 en ce sens.
Un premier trait se rapporte à la méthode qu’ont suivie les textes constitutionnels de 1875 pour établir la distinction du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif et pour déterminer, l’un par rapport à l’autre, les domaines respectifs de ces deux pouvoirs.
Le second trait se rapporte à la question de la distinction entre lois constitutionnelles et lois ordinaires.
Le troisième se rattache à la question du fondement juridique de la force obligatoire des lois.
Enfin, il y aura lieu aussi de rappeler en quelques mots les répercussions qu’a eues sur les conditions de fonctionnement du pouvoir exécutif le concept du Parlement représentant de la volonté générale.