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PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE

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Paris, 31 juillet.

… Je reviens donc des Pins où j'ai passé plus d'un mois… Son mari lui a permis de poser en plein air, dans le petit îlot de joncs et de saules, au milieu du grand étang. Nous y allions tous les matins de soleil; M. de *** lisait son journal en fumant, l'air désintéressé d'un mari qui n'est là que pour les convenances, mais très satisfait au fond d'avoir une si belle femme, d'en jouir et de la pouvoir montrer avec décence. La pose est des plus simples. J'avais d'abord songé à l'attitude classique des Lédas célèbres; je ne voulais que transposer en plein air celle de Michel-Ange, que la jouissance accable, ou celle de Chassériau, dont la volupté plus discrète a aussi quelque chose de plus lascif et dont la main gauche caresse si joliment un illusoire amant. Mais il faudrait un modèle docile et dressé; j'ai donc laissé ma Léda à son inspiration, ne lui imposant aucun geste, ni surtout l'immobilité, et j'ai brossé avec fièvre et avec joie une douzaine d'ébauches, une par séance, auxquelles je ne retoucherai peut-être pas et que j'exposerai ensemble, comme Monet a fait pour ses meules, ses peupliers ou ses cathédrales. Voilà ce qui se passait. Arrivés en barque, nous nous promenions, cherchant un coin à la fois abrité du soleil et des yeux; l'endroit trouvé, j'installais mon chevalet et M. de *** m'emmenait à l'écart pour me recommander tous les jours la même discrétion, me faire jurer un silence tragique. A notre retour, Léda, assise au bord de l'eau, donnait à manger dans sa main à un grand cygne farouche qui battait des ailes au moindre bruit, fuyant sur l'eau, revenant avec des airs de galère vers la jeune femme qui lui tendait les bras. Près d'elle, la longue couleuvre s'allongeait, glissait le long de ses jambes vers la main reculée, et parfois, pendant une seconde, l'oiseau couvrait de ses larges ailes d'ange le corps frissonnant d'une amante; les yeux d'or du cygne un jour semblèrent énamourés et Léda ferma les siens, dupe de son rôle, prête aux illusoires noces des rêves mythologiques. Mais la bête, ayant mangé tout le pain émietté par la main tremblante de Léda, se retourna, disparut en nuage; et, satisfait, il frétillait comme un canard. Ce fut notre plus belle séance. Madame de *** m'assura depuis qu'elle avait en effet senti, sous la caresse du plumage tiède, quoique tout mouillé, un assez vague désir de stupre; pendant que l'oiseau ouvrit les ailes au-dessus de ses jambes, elle était décidée à ne pas bouger, à laisser faire… Je ne sais comment son mari a pris cette expérience assez folle, mais les jours suivants il trouva bon, sans en avoir l'air, d'effrayer le cygne qui ne quitta pas l'étang et vint à peine, tout fugitif, picorer au bord de l'eau. J'ai transposé, au commencement de ma série, ces trois dernières séances où l'oiseau, timide amoureux, semble faire sa cour. Léda est admirable; je n'avais encore jamais vu un nu d'une telle splendeur de forme et d'une nuance aussi vivante et aussi troublée: je voudrais dire ainsi d'un mot les mélanges de tons qui couraient sur la chair, l'ivoire rosé de la peau avivé par le reflet bleu du saule, les petites ombres violettes qui roulaient le long des muscles, le soleil tombant en larges médailles d'or sur les épaules d'où elles semblaient rejaillir comme de l'eau vermeille sur les bras, sur les genoux, remonter en étincelles vers le ventre où un croissant sombre semblait les boire; les seins, sous ce réseau de lumière, paraissaient plus vivants et plus libres; changeant de forme à chaque mouvement du corps, ils étaient toujours de forme pure, larges fleurs au cœur d'ambre et de pourpre, éperons de galère tachés du sang des meurtres!… A vrai dire, et pour expier mon lyrisme, je dois reconnaître que ces éperons, s'ils se sont écrasés contre beaucoup de poitrines, n'en ont transpercé aucune. Ils sont plutôt libertins que cruels; mais cette femme est si belle que si elle m'appartenait je lui permettrais tout. Je crois qu'à un certain degré la beauté est une idole qui a le droit de donner, à qui lui plaît, ses épaules à baiser. Ma Léda n'est pas une de ces jolies petites femmes dont la petite beauté de hasard est créée presque ligne à ligne par celui qui la désire ou qui la caresse; de celles-là on est naturellement jaloux, puisqu'elles sont vraiment l'œuvre de nos mains, de nos lèvres et de nos yeux; d'une Léda, ce n'est pas possible: elle est parfaite; celui qui l'aime n'y peut rien ajouter. On ne donne rien à une pareille femme, et à peine le plaisir, qu'elle reçoit avec dédain, à peu près comme un compliment; on n'est pas son amant, on est encore son adorateur alors qu'elle oublie sa divinité dans nos bras respectueux. Enfin, je l'ai aimée en peintre autant qu'en homme, et je compte ces six semaines pour les plus belles de ma vie; ce sont des semaines olympiennes. Mais je n'ai pas la moelle d'un dieu et j'ai tant adoré que je suis au lit avec la fièvre…—et voilà que l'accès me reprend… Je me suis sauvé, parce que la peinture avant tout, n'est-ce pas?…


Le songe d'une femme

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