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III

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Table des matières

«Lisset, ce 3 juillet 1860.

«CHER AMI...»

Donatien posa sa plume.

«Ces deux mots contiennent déjà un gros mensonge, pensa-t-il. Que notre langue est pauvre! Cet Hector Boisselin ne m’est pas du tout cher. En apprenant sa mort, je dirais: Tiens, il a eu tort de se laisser mourir, voilà tout. Est-il mon ami? Je ne pense pas que nous nous aimions beaucoup. Quand j’éprouvais le besoin d’entendre quelque drôlerie impertinente, j’allais le trouver; quand il avait besoin de se procurer de l’argent ou un auditeur, il venait me voir. Nous avons soupé ensemble, fait ensemble bien des choses réputées légères. Ce n’est pas là une de ces fameuses amitiés fondées sur la vertu, dont le but est de se soutenir mutuellement pour arriver ensemble au ciel. Quand nous étions jeunes, on nous faisait à ce sujet des lectures édifiantes dans un livre bleu... Après tout, n’est-il pas ce qu’on appelle un ami? J’ai envie d’écrire à quelque confident pour me débarrasser d’un certain malaise..... Je ne trouve pas le mot propre; enfin il y a pléthore, et je veux me dégonfler. En cherchant à qui m’adresser, je trouve son nom sous ma plume. N’est-ce pas un symptôme d’amitié ? Le diagnostic doit être sûr; j’écris donc:

CHER AMI,

«J’aurais besoin de ton expérience.....»

«Ah çà ! décidément je deviens fou. C’est à Boisselin que j’irais demander des conseils! Mais d’abord les conseils ne sont appréciés que par ceux qui les donnent, et d’ailleurs autant vaudrait faire venir le tonnelier pour raccommoder ma montre. Il est insoutenable, l’ami Boisselin.»

Et s’irritant à la fois contre lui-même et les malencontreux souvenirs évoqués par ce nom de Boisselin, il prit un plaisir amer à refaire le portrait du personnage en exagérant les angles.

Hector Boisselin, comptant un peu trop peut-être sur son esprit et son intelligence, avait eu foi dans son étoile, tant et si bien qu’il n’en gardait plus pour le reste. Il mit en coupe réglée les vertus et les vices qui eussent pu le gêner. Sous les formes les plus bienveillantes, il était dur comme un bloc de granit; par économie, sobre comme un chameau; chaste comme Scipion, il affichait au besoin un libertinage élégant. Prenant au physique ses modèles dans le journal des tailleurs, au moral, copiste éclectique, il alliait au cant anglais le débraillé régence. L’homme primitif disparaissait sous cette bigarrure d’emprunt. On pouvait trouver cependant le défaut de la cuirasse. En faisant jouer le ressort de la vanité, on mettait à nu des naïvetés étonnantes. Il aimait à se faire passer pour un boyard russe ou un grand seigneur anglais voyageant incognito: il s’appelait alors sir Bussling ou Burlinki, et savourait délicieusement les courbettes des garçons d’auberge. Il imposait à beaucoup de gens qu’éblouissaient ses façons de marquis. Mais, première victime de son charlatanisme, il se prenait au sérieux et se regardait lui-même sans rire.

Comment Donatien avait-il pu songer à le prendre pour confident? Il s’excusa en se disant qu’il était bien isolé, que d’ailleurs Boisselin se faisait pardonner ses travers, qu’il savait être insupportable sans devenir jamais ennuyeux. Tout en se rappelant quelques anecdotes comiques, il regardait le dos de sa plume et lisait: Blanzy, Poure, Boulogne. Il répétait: Blanzy, Poure, Boulogne. Et sur la lettre commencée il écrivait: Donatien, Donatien, en faisant de beaux paraphes, puis quelques hachures obliques. Ensuite, il dessina un profil avec un grand nez et des moustaches. Il écrivit: Blanche, Blanche. Il jeta sa plume avec colère, se leva et arpenta son cabinet. A chaque tour, se trouvant en face de la cheminée, il voyait un buste d’Hippocrate posé sur le marbre. —«Est-il désagréable! Qu’a-t-il donc à me regarder toujours? on dirait qu’il veut se moquer de moi.—Il retourna le buste. — Il est bête comme le soleil!

«Dieu, quelle existence! Le matin, les femmes qui reviennent de Montigny avec leurs ânes et leurs paniers; à midi, le facteur; à deux heures le Hollandais; à quatre heures, c’est..... allons! encore! Décidément, je la déteste cette femme avec ses pauvres, ses enfants, son voile noir, sa tourelle, son sourire. Pourquoi passe-t-elle devant ma porte régulièrement à dix heures, puisa quatre? Elle me fait perdre deux heures par jour; je lui demanderai des dommages-intérêts.

«Voilà cependant à quoi je passe mon temps, et l’on se figure que je m’enferme pour récolter la lune sur un prisme et la soumettre à des analyses chimiques! Les paysans disent que je suis une bonne âme parce que j’oublie de leur présenter ma note. Ils se figurent que c’est amusant de les entendre se plaindre de leur vache malade, des impôts, de la grêle, du propriétaire..... Ma foi! j’aime encore mieux subir leur reconnaissance; on en dit toujours moins long pour remercier que pour se plaindre..... Moi, une bonne âme! merci! ils vont peut-être me canoniser.....»

Au-dessus d’Hippocrate mis en pénitence se trouvait un cartel avec une petite horloge d’ancien style; le cadran marquait quatre heures moins dix minutes.

«Il faut que je fasse un tour de jardin, le travail de cabinet fatigue la tête.»

Il se promena au fond de son jardin, se rapprochant insensiblement de la grille devant laquelle madame Lebrun passa.

«Quelle démarche prétentieuse! murmura le médecin; à quoi peut-elle penser? que signifie cette manière de toujours marcher droit devant soi sans regarder ni à droite ni à gauche? Alcide! Alcide!»

Alcide était un petit paysan de dix-sept ans qui lui servait de domestique.

«Alcide, est-ce que tu ne vas pas mettre des pétunias dans le massif en face de la grille! Les silènes sont fanés; d’ailleurs il faut varier.»

Il s’assit sur un banc et se dit:

«Décidément, j’ai envie de retourner à Paris; je m’ennuie, voilà le mot que je ne trouvais pas. Oh! mais je m’ennuie comme Louis XIV.»

Quelques jours après sa promenade avec M. Selvage, Donatien avait fait une grande tournée de visites: les deux notaires, le curé, son vicaire, le contrôleur des contributions, le maire, tous gens absorbés par leur spécialité ; quelques familles de Montigny, puis les environs, M. le comte de Brismont, le marquis de Carabas de la localité ; madame de Reversière et plusieurs personnes de leur société. Bientôt la bourgeoisie de Montigny lui parut impraticable; la marquise, entichée de son nom, spirituelle et médisante; le comte roide et pédant, mais hospitalier et de commerce agréable; en ne franchissant pas certaines limites assez restreintes, on trouvait à échanger quelques idées dans son salon. Donatien n’aimait pas le monde; il ne trouva d’intimité nulle part; il se rabattit sur l’étude, sur l’exercice de sa profession. Mais M. Selvage avait prédit juste: les clients ne se pressaient pas.

Pourquoi allait-il se fixer à Lisset, à un quart de lieue de la ville? Il s’agissait bien de jardin, de rivière, de vue et de campagne. On le voyait trotter de Sabine à Montigny, de La Ferté à Sabine sur un cheval blanc; il passait et repassait dans un cabriolet attelé d’un cheval roux. A quoi bon deux chevaux? Veut-il nous faire croire qu’il est très-occupé ? Ces Parisiens sont pétris de vantardise. Il espère nous jeter de la poudre aux yeux; il est rongé de dettes jusqu’aux os; tout cela c’est pour accrocher quelque dot. Ah! mais c’est que nous mettrons nos filles sous clef. Que signifie ce genre de visiter les pauvres sans se faire payer?..... De la popularité avec les paysans, allons donc! c’est bien cela qui le fera nommer conseiller municipal!

Donatien regardait sur la route; il y voyait toujours les mêmes choses aux mêmes heures; peut-être disait-il vrai en s’écriant: Je m’ennuie!

Un peu plus tard il prit son chapeau et sortit. Le temps était lourd: un ciel bas, rougeâtre, pesait sur la terre comme un couvercle de cuivre; l’Orge sans rides, sans ondulations à la surface, paraissait morne et arrêtée. Toute la nature était frappée de stagnation et comme pétrifiée.

«On parle toujours de calme, pensait le médecin; il ne manque plus que la symétrie et la ponctualité pour faire un bel idéal de damnation.»

La cloche de l’église se mit à sonner; il se rappela les enthousiasmes de son enfance et sourit; mais la cloche sonnait plus longtemps que de coutume. Dans le silence absolu des éléments, les vibrations plus nettes, plus sonores, remplissaient tout l’espace.

Beaucoup de monde se pressait à la porte de l’église; il entra derrière les autres, prit de l’eau bénite, s’agenouilla, se releva et s’assit comme eux. Devant lui les ondulations de têtes; au fond, des lumières perçaient de clartés livides les nuages gris d’encens. On chantait autour de lui. Le prêtre s’assit à la droite de l’autel, posa ses mains sur ses genoux, par-dessous une chasuble roide qui miroitait à la lumière, et demeura immobile.

Un bruit de foudre lointaine retentit, se rapprocha avec des intonations plus graves et fit trembler l’église, et, s’apaisant peu à peu, il se traîna en longues notes plutôt plaintives que menaçantes: un rugissement de lion battant en retraite. Le médecin avait oublié le son des orgues; il sentit son attention captivée.

Alors une voix descendit de la voute; les notes tombaient une à une avec le murmure contenu d’une cascade glissant sur la mousse au fond d’un bois. Puis le son expirait lentement.

Donatien sentant l’harmonie pénétrer jusqu’au fond de son organisme par toutes les fibres, dominé, surpris, écoutait les yeux fixés devant lui, largement ouverts.

Il était près d’une chapelle latérale terminée par une fenêtre aiguë à double lancette. Des personnages bariolés, des fleurs; des figures géométriques étaient enchâssés dans de petites tringles de plomb. Son regard était arrêté sur une figure de saint couronné d’un nimbe, les dernières lueurs du jour éclairaient les fenêtres, et l’on voyait blanche et distincte la figure du personnage placé dans le trèfle que bordaient les deux pointes des lancettes géminées.

Il regardait sans se dire que ce fût là un saint couronné, mais il ne pouvait porter ses yeux ailleurs, et il voyait, suivant que les notes montaient et descendaient, le nimbe rayonner, s’agrandir ou pâlir et se rapetisser.

Il ferma les yeux: le contact visuel des objets devenait douloureux. Alors, la voix se traînait gémissante et expirait comme un souffle. Il voyait de grandes prairies, des bois, des moissons; la lumière douce faisait briller les gouttelettes de rosée attachées aux herbes; plus loin, les bois restaient dans l’ombre; le long des blés marchaient lentement des jeunes filles toutes blanches avec des couronnes de bluets: c’était la Fête-Dieu. Lui-même, enfant, un livre sous le bras, le chapeau à la main, suivait par derrière: il avait un pantalon blanc. De temps en temps, on s’arrêtait pour mettre le genou en terre. La voix grêle du prêtre que l’on entendait de loin se perdait dans le murmure ondoyant des blés courbés par le vent; on arrivait près des maisons, les murs tendus de blanc disparaissaient sous les bouquets fixés de distance en distance comme des constellations de fleurs.

Un bruit aigre fit tressaillir Donatien; il lui sembla qu’on jetait des pierres à la surface d’un lac de cristal. A ses côtés, une vieille femme récitait le chapelet. Il voyait de profil ses lèvres remuer; elle chuchotait en dodelinant de la tête; au tremblement de ses mains, les grains du chapelet et les médailles s’entrechoquaient, et cette tête s’interposait entre lui et le vitrail.

Après la réplique des orgues, la voix reprit, mais éclatante, pleine d’intenses vibrations; c’était le final, comme le suprême effort de sa puissance.

Alors, des vitraux, des lumières de l’autel, sortirent des éblouissements. Donatien murmurait intérieurement: Assez! Il se sentait les mains moites et des bouffées chaudes lui montaient à la tête.

Devant le portique, lorsqu’on sortit, des groupes se formaient. Le médecin entendit une dame disant:

«Madame Lebrun s’est vraiment surpassée ce soir dans l’Ave Maris Stella; cela pénètre jusqu’au fond de l’âme.»

Donatien rentra chez lui, se glissant le long des murs pour n’être pas exposé à causer avec quelqu’un. Rassemblant soigneusement ses impressions, il craignait de laisser échapper les dernières notes qui vibraient encore intérieurement; tout son être, imprégné d’harmonie, aurait voulu se mettre à l’unisson, mais l’accord ne venait pas, et il se sentait tiraillé d’une façon douloureuse.

Étendu sur son canapé, le cigare à la bouche, il se dit:

«Finissons-en; voilà qui est par trop naïf. On appelle cela de la musique qui pénètre jusqu’au fond de l’âme. Où va-t-elle se nicher leur âme? Je n’y vois, moi, qu’une irritation du nerf auditif et un trouble général du système nerveux; de la musique, des parfums, de la lumière, il n’en faut pas davantage pour bouleverser un homme; ce phénomène se produit à l’église; alors on dit que la grâce l’a touché. C’est ainsi que se manifeste ce qu’ils appellent la foi!..... Est-ce que par hasard la foi serait un commencement de névrose?..... On a dû faire des études sérieuses sur cette question, au moyen âge. A quelle température musicale arrivait l’extase? Combien de kilogrammes d’encens fallait-il brûler pour produire un suj et apte à la canonisation?..... J’aurais bien voulu la voir pendant qu’elle chantait. Je suis sûr qu’elle se croyait, de bonne foi, inspirée par le ciel. Ici, on m’appelle matérialiste et, qui plus est, voltairien; après avoir lâché ce gros mot, ils ont épuisé leur arsenal. C’est à cause de ma réputation qu’elle passe toujours sans regarder du côté de ma grille; j’y ai cependant fait grimper des volubilis; est-ce trop profane? J’y mettrai des scabieuses..... si je pouvais me déguiser en séminariste!.....»

Avant de regagner sa chambre, il passa dans son cabinet pour prendre un volume de la philosophie positiviste d’Auguste Comte. Il trouva du désordre sur son bureau; on avait pris du papier, répandu de l’encre, dérangé ses plumes; une lettre était restée à demi engagée sous d’autres paperasses, comme si l’on eût cherché à la cacher précipitamment.

«Tiens! je croyais qu’Alcide ne savait pas écrire..... si je l’avais appris plus tôt, j’aurais diminué ses gages.»

L’écriture très-grosse descendait obliquement de gauche à droite. Donatien lut (nous ferons grâce dé l’orthographe):

«MONSIEUR LE CURÉ,

«Permettez-moi donc que si j’ose m’adresser à vous, monsieur le curé, c’est en croyant, et cependant je n’ose affirmer, comme il n’y avait pas de signature à la précédente reçue qu’elle m’a été envoyée et dictée de votre pensée; sur ma conduite désaventurée et à ne faire aucune loi de la profession catholique. Vous avez tort de vous alarmer ainsi, monsieur le curé ; je ne suis pas un païen, ni même un protestaniste, ni sur aucune profession de ce que vous pourriez juger. Je suis simplement un catholique; je sais bien que je suis un peu coupable envers Dieu sur ma nourriture. Comme vous me le disiez que ce serait si facile, étant en service, de me priver de cette satisfaction envers Dieu, surtout les jours les plus humains, de ne jamais prendre protection de soi-même, à rendre l’âme inférieure de la volonté du Dieu tout-puissant.»

«Quel galimatias! s’écria Donatien se renversant sur son fauteuil pour rire à l’aise. Le curé doit être fier d’avoir produit un si brillant sujet..... Continuons: »

«Pour cela, je ne vais pas à l’encontre; je suis bien coupable; mon âme que j’ai bravée, mon cœur que j’ai outragé, que j’ai livré aux choses de la terre! Ah! si j’eusse eu des conseils plus tôt, ce ne serait pas si outragé que c’est maintenant; ce n’est pas par indignation de violer que je vais à l’encontre, mais par manque de réfléchir les jours réservés; comme vous savez que où je suis on ne vit qu’avec la viande; mon maître est un homme humanitaire, mais on dit qu’il est voltairien, philosophique et ostensible aux lois de notre sainte religion. Aussi, d’après la précédente reçue, croyez que j’ai pris pour conciliateur la garde de Dieu! Ces explications suffiront, je l’espère, pour vous démontrer qu’il n’y a aucune manière irréprochable sur ma conduite. Quand je vous verrai, j’aurai bien des choses à vous dire pour la transportation du pays.

«Adieu, monsieur le curé, croyez..... etc.

«JEAN-SYLVESTRE-ALCIDE HOUDRAY.»

«P. S. Vous direz à mon frère Joseph de se faire examiner ses lettres avant de m’écrire. Il n’y avait pas de bon sens de m’avoir laissé envoyer cette lettre. J’ai compté cent trente-cinq fautes. Si cet enfant ne se fait pas examiner et corriger ses lettres, il ne saura jamais dicter par manque de savoir parler.»

Toujours en riant, Donatien alla se coucher. Le lendemain était un vendredi. Indépendamment d’Alcide, préposé au jardin et à l’écurie, il avait à son service une vieille fille appelée Marguerite, qui faisait la cuisine, entretenait la maison et causait avec les voisines.

Donatien lui fit comprendre qu’elle serait dispensée d’aller à la boucherie, qu’il avait envie de manger une omelette à son déjeuner, si bien que Marguerite alla aussitôt publier que, grâce à ses exhortations chrétiennes, son maître était en train de devenir pieux comme un petit ange.

En sortant de table, il prit un air affairé, fit seller un cheval et se mit à trotter sur la grande route. Un peu avant quatre heures, il était de retour et assis au fond de son jardin. Il s’appliquait au bord de l’Orge, sous un bouquet de saules pleureurs, à lire un article de la Gazette des Hôpitaux. Il s’agissait d’auscultation et d’un perfectionnement dans l’usage du stéthoscope. Mais une fois au bas de la page, il s’apercevait qu’il n’avait rien compris aux minutieuses descriptions de l’instrument. La rivière venant de Montigny arrivait jusqu’au jardin de Donatien en ligne légèrement ondulée. A partir du bouquet de saules elle s’écartait brusquement sur la gauche et revenait en s’arrondissant vers la route, enfermant dans cette courbe, d’environ un quart de lieue, les propriétés voisines de celle que Donatien avait louée. Elle formait une sorte de cap dont la maison de madame Lebrun occupait le centre. Par-dessus les arbres des jardins voisins, on voyait briller au soleil l’ardoise du toit aigu de la petite tourelle. En hiver, à travers les arbres dépouillés, elle se dressait tout entière, blanche et nue comme un dolmen celtique.

L’Orge, arrivant avec une certaine violence du dernier moulin de Montigny, venait se briser au coude, dont il ravinait le talus et y amoncelait des branchages, des roseaux, des feuilles sèches, dont la réunion constituait une sorte de digue à claire-voie que L’eau devait traverser; elle passait, avec un petit murmure irrité, le long de ces obstacles, déplaçant les longues herbes vertes suspendues aux branchages, et se divisant en mille filets qui allaient, au bout d’une seconde, rejoindre la masse principale.

Au-dessus de ce petit tourbillonnement continu, et précisément en face de l’endroit où Donatien établissait son cabinet de travail, s’étalait un massif d’aulnes vigoureux, largement dilatés en l’air, et plongeant leurs racines jusque dans l’eau; mises à nu par le travail incessant du courant, elles s’étendaient en avant du talus comme les pattes de quelque énorme araignée. Entre ces racines, une grosse touffe d’épilobes roses, mise en mouvement par les filets d’eau, se balançait continuellement de droite à gauche. Se laissant traîner, en compagnie des morelles douce-amère, les ronces et les houblons s’avançaient jusqu’au milieu de la rivière. Le feuillage des aulnes interceptait la vue d’un gros catalpa à demi couché sur l’Orge, à quelques centaines de mètres plus loin. Cet arbre, planté au point extrême de la courbe, faisait partie de la propriété de madame Lebrun.

Le docteur pensait quelquefois qu’elle devait venir sous son catalpa, comme il venait lui-même sous les saules; que ces arbres, vus de loin, s’ils s’étaient connus, auraient pu leur parler réciproquement l’un de l’autre. Mais les maudits aulnes devaient empêcher madame Lebrun de voir le jardin de Donatien. Quant à lui, il ne pouvait regarder l’horizon où s’enchevêtraient les collines boisées sans le voir brutalement coupé par la tourelle, toujours à la même place, avec une persistance railleuse. Le René de Chateaubriand, s’attachant à suivre, sur le cours d’un ruisseau, la destinée d’une petite feuille, lui rappelait que les eaux, comme l’air, comme l’aile de l’hirondelle ou le scintillement des étoiles, peuvent devenir des messagers d’amour; que, dans d’autres circonstances, les pétales d’une rose effeuillée sous les saules, et lentement portées par le courant, auraient pu s’arrêter sous le catalpa.

Donatien, habitué aux analyses intimes, faisait scrupuleusement passer ses propres sensations au creuset de l’examen; il appelait cela faire de l’auto-dissection.

Il se dit que madame Lebrun devait exciter sa curiosité, parce qu’il entendait souvent parler d’elle, parce qu’elle se cachait, parce qu’il était désœuvré, parce qu’il était encore jeune et parce qu’elle était belle.

Il ne s’était jamais trouvé face à face avec elle, mais souvent il se tenait à quelques pas derrière sa grille lorsqu’elle passait. Du haut de son cheval ou de son cabriolet, il avait jeté sur elle un regard furtif, emportant à la dérobée et gravant dans sa mémoire quelque trait de sa physionomie, quelque allure, quelque geste; puis, dans le loisir des longues heures d’ennui, rajustant, avec une patience coupée d’irritations, ces fragments éparpillés, il avait complété un portrait qu’il trouvait beau.

Le rapide éclair de la diligence lui avait montré un visage pâle, un reflet de neige; il avait prononcé : chlorotique. Le lendemain, il l’avait vue pâle aussi, mais d’une pâleur bronzée, pleine de sang; l’hypothèse de la chlorose se fondait sous les ardeurs d’un ciel napolitain ou andalous.

Le nez droit et mince devait frémir sous l’émotion; la bouche souriait d’elle-même, mais promettait une expression effrayante et se contractant pour le dédain. Sous la dentelle de l’éternel voile noir, les yeux presque toujours baissés, n’avaient pu cacher le secret de leur intelligente beauté.

Blanche, plus grande que la plupart des femmes, supportait sans affaissement et sans gaucherie l’embarras d’une taille qui devait attirer les regards. Le cou, flexible et long, se rattachait aux épaules par des lignes calmes.

Ce qu’il y avait de remarquable dans l’ensemble de cette physionomie, c’était la persévérante antithèse d’une jeunesse rebelle avec une maturité précoce: ce front large et uni, caché par une ogive de chastes bandeaux noirs aplatis avec soin, semblait réclamer des rides et la cornette, tandis que le sourire de la bouche et la fossette du menton faisaient songer aux fleurs d’avril.

Voilà ce que Donatien avait vu ou pressenti. A force de songer à elle, d’analyser lés effets, de remonter aux causes, de redescendre dans les conséquences, de subtiliser, de synthétiser et de disséquer, il en était venu à formuler cette naïveté pleine de profondeur:

«Quel dommage que je déteste cette femme! je l’aimerais bien!»

Quatre heures allaient sonner lorsqu’il se trouva devant la grille, grondant Alcide qui avait négligé de ratisser les allées. Une vieille femme vint demander M. le docteur, ce qui le força de rentrer dans son cabinet.

Cette vieille était prolixe dans ses discours; il s’agissait d’un voisin, l’ancien maître d’école de Surray, village situé à trois quarts de lieue sur la gauche, dans les terres. Ce maître d’école, M. Mulot, était un homme bien respectable, mais avare en diable; il coupait une allumette en quatre et aurait dépouillé une puce pour en vendre la peau...

«Enfin, qu’est-ce qu’il a? interrompit le médecin.

— Oh! lui, rien, le pauvre cher homme; c’est sa femme, madame la maîtresse; si vous ne venez pas...

— C’est bon, j’y serai ce soir.»

Après dîner, il partit à pied, et au bout d’une demi-heure il arrivait à Surray.

Donatien

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