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IV

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Table des matières

La maison de M. Mulot se trouvait à l’extrémité du village, à quelques pieds en arrière de la ligne des autres façades, au fond d’un petit carré fermé du côté de la route par une rangée de bourrées dressées contre une perche transversale. Un étroit sentier, coupant cet espace en deux parties égales, conduisait à la porte. A droite, s’arrondissaient une douzaine de choux; à gauche, quelques haricots gravissant le long de leurs rames, semblaient monter à l’assaut pour se disputer l’air et le soleil interceptés par les pignons voisins; une giroflée languissante et chlorotique s’étirait indéfiniment dans une marmite fêlée. La porte était entr’ouverte. M. d’Estrigny entra sans bruit et se trouva dans l’obscurité. Il se sentit envahi par une odeur fade et malsaine, odeur de fièvre, de cataplasmes et de tisane qui lui rappela l’hôpital.

Ce souvenir poursuivait Donatien, tandis que, s’habituant peu à peu à l’atmosphère de la pièce, il cherchait à s’orienter. En face de lui, une fenêtre laissant pénétrer les dernières lueurs du jour, traçait dans le noir un carré de gris terne. A sa droite, un point lumineux, rayonnant dans un petit espace, dessinait, comme au compas, un cercle rouge, tandis qu’une masse d’ombre plus dense et plus opaque laissait deviner la profondeur de l’alcôve.

Il allait demander de la lumière lorsque de ce fond obscur partit un bruit étrange: on eût dit la chute d’une pierre dans l’eau, un son plein, puis le petit frémissement sec de l’écume. Ce bruit se répétait avec la régularité du balancier de l’horloge qui semblait marquer les intervalles et les espacer de dix en dix secondes. Donatien reconnut une des formes du râle de l’agonie: l’air, comprimé dans les poumons, se faisait violemment place le long des voies respiratoires, arrivait à la bouche et la forçait à s’entr’ouvrir bruyamment. En même temps quelque chose remua du côté du point lumineux et le cercle rouge s’élargit.

«On ne voit pas clair; allumez donc, que je visite la malade!» s’écria Donatien.

Une voix cassée répondit avec une sorte de murmure:

«Allumez donc, allumez donc; je veux bien, moi; mais où sont mes chènevottes?»

Les chènevottes sont des allumettes que fabriquent les paysans, en trempant dans le soufre les tiges desséchées du chanvre. Après avoir tâtonné quelque temps, M. Mulot parvint à retrouver les siennes dans un vieux sabot accroché au mur; il en prit une et l’approcha de la braise. Le point lumineux qu’avait remarqué le médecin était produit par la réunion de deux petits tisons qui mouraient tout doucement dans la cendre. La chandelle allumée, on s’approcha du lit: c’était une grande boîte oblongue supportée par quatre pieds massifs; il était très-haut, et on y avait accumulé tant de matelas, que Donatien put examiner la malade sans se baisser. M. Mulot, de petite stature, se trouvait au-dessous du niveau du visage de sa femme; une chaise haute, munie d’un marchepied, comme celles que l’on emploie pour asseoir les enfants à table, avait été approchée du lit; il s’en servait pour arriver jusqu’à sa femme lorsqu’elle réclamait ses soins.

La tête de madame Mulot reposait à plat sur un traversin; sa marmotte, en cotonnade à pois bleus, descendant fort bas sur le front, ne s’arrêtait qu’au-dessus des yeux qui, démesurément ouverts et retournés, l’iris presque totalement enfoui sous la paupière supérieure, formaient deux larges taches blanches sur sa peau brune, comme des yeux d’argent sur une statue de bronze; le nez aminci, au cartilage saillant, au bout incolore n’était plus animé par la circulation du sang ni le passage de l’air; les lèvres, blanches, gardaient un peu d’écume dans leurs angles abaissés; celle d’en haut était légèrement relevée vers la droite: on eût dit l’essai malheureux d’un sourire inachevé ; c’était l’issue que se ménageait l’air après avoir déplacé les obstacles obstruant les bronches et la trachée-artère, comme la soupape de sûreté d’une machine à vapeur.

Tout à fait au bas du lit, une légère saillie indiquait la place des pieds posés verticalement près l’un de l’autre, avec la rigidité précise des figures de sarcophages égyptiens. L’énorme distance comprise entre les pieds et la tête fit penser au médecin que la moribonde devait être d’une taille gigantesque.

«Il n’y a rien à faire, absolument rien,» prononça-t-il en laissant retomber le grand rideau de serge verte.

Il cherchait, à l’usage du vieillard, dans son répertoire, quelqu’une de ces banales consolations dont il est bon qu’un médecin meuble sa mémoire avant de commencer une tournée. L’ancien maître d’école le prévint en disant:

«Monsieur le chirurgien, je savais bien qu’il était impossible de prolonger l’existence de ma compagne; je suis peiné de voir que je vous ai occasionné un dérangement inutile; s’il m’eût été possible de prévenir l’indiscrétion de ma voisine, j’y eusse certainement mis obstacle. Nul de nous, monsieur, ne peut se dérober à sa destinée. Ce matin, quand j’ai relevé ma pauvre chère femme pour la dernière fois, j’ai bien compris qu’elle devait avoir le corps tout pourri à l’intérieur, et je me suis dit: quoi que l’on puisse faire désormais, madame la maîtresse n’ira pas loin.»

La lune, qui venait de se lever, éclairait l’intérieur de la chambre. M. Mulot remit dans le sabot le bout de chènevotte qu’il avait gardé à la main, jeta un regard vers la fenêtre, et, voyant la lune, il éteignit la chandelle, la prit, la retourna et la replaça dans le chandelier la mèche en bas; sans s’occuper davantage du médecin, il alla s’asseoir près de la cheminée.

M. Mulot ou M. le maître, comme l’appelaient ses concitoyens, avait quatre-vingt-deux ans, et pendant toute sa vie il avait demandé à la morale et à l’hygiène les moyens de la prolonger; il parlait avec amertume des jeunes gens qui, fréquentant le cabaret, rentraient chez eux la tête en feu et les pieds à la glace; il raillait impitoyablement les goutteux de soixante ans, les gastronomes qui exigeaient du bouillon et de la viande, tandis que la moitié d’un chou pour la soupe et la queue d’un hareng devaient suffire au repas d’un homme moral. Son débit était lent, solennel, accentué comme celui d’un homme connaissant trop la valeur des mots pour s’exposer à en perdre le long d’un discours. L’ancien maître d’école parlait correctement, insistait sur les liaisons, montrait une grande partialité pour l’imparfait du subjonctif et certaines figures de rhétorique un peu vieillies.

Il portait un habit de gros drap bleu, à basques courtes, taillées carrément au milieu du dos; dans le collet, fort élevé, plongeait le bout des oreilles, que recouvrait par en haut un bonnet de soie noire.

Sous le regard fixe du médecin, les objets, aux contours grossièrement estompés par les lueurs incertaines de la lune, se précisèrent. Au pied du lit, la grande horloge de chêne noirci descendait tout droit jusqu’à deux pieds de terre, et là se renflait brusquement en un ovale au milieu duquel un trou laissait voir le grand balancier de cuivre, qui passait et repassait, marchant dix fois plus vite que les pulsations de l’agonie. M. Mulot, qui apportait dans ses habitudes la ponctualité d’un colonel russe, n’avait pas oublié de remonter les poids de l’horloge à huit heures précises. Vers la tête du lit se trouvait la huche au pain, surmontée du dressoir chargé de vaisselle; sous la fenêtre, un petit tonneau monté sur chantier; le long du large manteau d’une cheminée antique, pendait une tresse d’oignons, à côté d’une certaine quantité de harengs salés; chacun d’eux était coupé d’avance en quatre morceaux, et ces fragments, enfilés les uns à la suite des autres, formaient une sorte de chapelet. Après avoir rapproché ses deux maigres tisons pour raviver le feu, il alla chercher dans la huche quelques croûtes de pain, les fit tremper dans une tasse pleine d’eau, en murmurant:

«Voilà ce que c’est que de ne plus avoir de dents.»

Puis, prenant sur le dressoir une assiette contenant quelques débris de pommes de terre, il commença à souper. Au râle de madame Mulot, au son de l’horloge, s’ajouta le bruit de la fourchette qui, dirigée dans l’obscurité, allait, en hésitant, frapper les bords de l’assiette, et celui de la mastication lente du vieillard. Une fois il se leva, alla ouvrir le robinet du petit tonneau, se versa un verre du liquide dont il était plein, une boisson composée de résidus de fruits sur lesquels on avait versé de l’eau bouillante. De temps à autre il s’interrompait pour dire:

«Pauvre chère femme! pauvre chère femme!»

Et le bruit de la mâchoire et celui de la fourchette recommençaient;

«Je me rappellerai toujours l’hiver de 1860, dit tout à coup le maître d’école; quand les nuits étaient froides, il fallait se relever, la prendre sous les aisselles et la redresser toute droite, comme cela..... Enfin, je puis dire que je n’ai rien négligé pour elle! Je vois que tout est inutile; il faut se séparer, après soixante ans d’une union que n’a jamais ternie le plus léger nuage.....

— Vous étiez seul à la soigner? demanda le médecin avec une nuance d’étonnement.

— Oui, monsieur, répondit le maître d’école: la tempérance et la régularité prolongent, soit dit sans vous offenser, monsieur, l’existence mieux que vos remèdes. Grâce à mon régime, je suis robuste..... Il ne faudrait pas d’ailleurs que vous vous imaginassiez que les soins ont fait défaut à ma pauvre chère compagne. A la fin de l’automne, elle a commencé à ne plus pouvoir se traîner; moi, je la portais et je la déposais là devant ma porte, sur beux bottes de paille, le dos appuyé au mur. La chaleur du soleil la ranimait un peu. Quelque temps plus tard, elle n’eut plus la force de se tenir toute seule; un jour, je l’ai trouvée par terre: elle avait glissé le long du mur à bas des bottes de paille..... Depuis ce jour-là elle n’a pas quitté son lit. J’achetai, à cette époque, deux bouteilles de vin vieux de Bordeaux, avec une demi-douzaine de biscuits. Tous les jours, je lui en faisais avaler une larme..... il y a de cela..... combien donc! C’est le 15 novembre, jour de la Saint-Eugène, que je fus moi-même chez M. Pacot, marchand de vins, dans la rue.....»

Après un arrêt de quelques instants, il lança cet aphorisme:

«Le vin est, dit-on, le lait des vieillards; mais, au delà d’une certaine mesure, il se transforme en poison. J’avais formé madame la maîtresse à l’ordre et à la sobriété. Chaque vendredi, j’achetais un petit pain blanc pour la soupe..... Je recourus à l’expérience d’un homme fort habile, un de ceux que le vulgaire appelle des panseux; je fis venir le vétérinaire.....

— Le vétérinaire! interrompit Donatien.

— Oui, monsieur, continua le maître d’école; mais j’eus bientôt acquis la certitude que les merveilles de la science humaine étaient impuissantes en face des arrêts de la destinée; que nos jours étant comptés là-haut, il ne dépendait pas de nous d’en prolonger la durée au gré de nos désirs.....»

A ce moment, la porte s’ouvrit, et, malgré l’obscurité, Donatien reconnut madame Lebrun, qui alla vers la malade.

«Vous le voyez, ma chère dame, il n’y a plus de ressource, dit M. Mulot.

— Mon bon monsieur Mulot, il ne nous reste plus qu’à prier pour son âme.

— Oh! priez si vous le jugez convenable, madame; mais la pauvre chère femme s’étant, durant le cours de son existence, conformée aux saintes lois de la morale, selon moi, douter de son bonheur éternel serait faire un sanglant outrage à la Providence.»

Madame Lebrun resta près du lit pendant que M. Mulot, tout en mangeant, racontait l’histoire de son mariage.

«Jamais la plus légère altercation n’a troublé le calme de notre ménage. Je l’avais choisie dans des conditions qui devaient être les garants de notre mutuelle félicité. Ce n’est pas au bal, monsieur, que j’eusse été ramasser une femme. Par tempérament, je n’ai jamais aimé la danse non plus que le cabaret. Voici comment les choses eurent lieu. Pour reprendre Je fil des événements, il faut vous dire que j’étais arrivé à l’âge où l’on doit songer à contracter une union. Un cordonnier, domicilié à Vernan, à trois lieues d’ici, en remontant le cours de l’Orge, venait souvent chez M. Garnat, le meunier; il lui dit que l’instituteur de Vernan était père de trois filles aptes au mariage; que, d’autre part, je ne devais pas vivre toujours dans le célibat, car le célibat, monsieur, est un danger perpétuel pour les mœurs. Le susdit M. Garnat me fit part de cette observation, dont il me parut impossible de ne pas reconnaître la justesse; je ne m’opposai pas à ce que le cordonnier nous servît d’intermédiaire. Un dimanche, c’était le 9 novembre, jour de la Saint-Mathurin, je me trouvais à la sacristie et venais de revêtir ma chape; nous allions commencer notre messe; cet homme m’aborda et m’avertit qu’il venait dans le but de m’entretenir d’une affaire de conséquence..... Prévenu par M. Garnat, je savais qu’il s’agissait d’unir ma destinée à celle d’une des filles de l’instituteur; aussi, répondis-je au messager: «Allez à la maison; je vous eusse offert un verre de vin si je m’y fusse trouvé moi-même; peut-être ma sœur y songera-t-elle; en tout cas, je vous rejoindrai à l’issue de la messe.» En effet, il fut décidé que je me présenterais le dimanche suivant, après vêpres, chez l’instituteur de Vernan; je fus exact, et trois mois après, j’épousais l’aînée de ses demoiselles; c’était le 13 mars, jour de la sainte Euphrasie. J’avais eu le temps d’apprécier les qualités de....

— Vous avez choisi la plus grande? demanda le médecin.

— Je puis confesser hardiment, monsieur, que cette.considération a été d’un certain poids dans la balance; en effet, je me suis dit qu’en prenant une compagne dont la taille fût proportionnée à la mienne, nos rejetons seraient d’une stature par trop exiguë et je désirais maintenir notre race dans les proportions normales.»

Cependant madame Mulot râlait toujours, mais le bruit allait s’affaiblissant; il n’était plus comparable qu’à celui d’une goutte d’eau tombant à intervalles réguliers sur une dalle de marbre.

«Vite! de la lumière! s’écria madame Lebrun, je crois qu’elle va passer.»

M. Mulot chercha quelque temps dans le vieux sabot sa même chènevotte à demi consumée, ralluma la chandelle et s’approcha.

«Je crois aussi, madame, qu’elle va passer, dit-il après avoir grimpé sur la chaise haute pour examiner sa femme. Il est temps désormais de réciter les prières des agonisants.»

Il commença à prononcer à demi-voix, lentement et scandant ses mots, se reprenant quand il croyait avoir commis quelque erreur, les premiers versets du Miserere. Il fut interrompu par une nouvelle exclamation de madame Lebrun.

«Tout est fini, mon pauvre Mulot!»

Le bruit était devenu graduellement un souffle très-faible, très-faible; il venait de cesser.

M. Mulot ôta les lunettes qu’il avait mises pour lire le Miserere; il les replaça dans un étui de cuivre, se pencha de nouveau vers la morte et répéta:

«C’est vrai, madame, tout est fini; pauvre chère femme!»

Il souffla la chandelle, la replaça dans le chandelier avec les mêmes précautions que la première fois, et retourna près du feu.

Depuis longtemps, Donatien se disait qu’il n’avait rien à faire chez le maître d’école; il éprouvait cependant un charme étrange dans la laideur de ces détails, qu’il suivait minutieusement. L’arrivée de madame Lebrun n’était pas de nature à activer son départ.

Cette femme à laquelle il ne voulait pas pardonner le trouble dont il l’accusait d’être cause, qui avait hanté ses rêves, s’était burinée dans sa mémoire; cette femme, assise à quelques pas de lui, n’avait pas encore paru s’apercevoir de sa présence. Cependant ses yeux, fixés avec une hardiesse provocante, auraient dû percer l’obscurité pour arriver jusqu’à elle. Lorsque M. Mulot avait allumé, elle était restée dans l’ombre. Il lui en voulait de son calme et croyait voir l’expression dédaigneuse que lui prêtait son imagination; il s’excitait intérieurement à la vaillance pour provoquer en elle une sensation quelconque. Il cherchait quelque chose de saillant à dire, fût-ce une impertinence, pour faire monter du sang aux joues de cette statue. Mais ne trouvant rien, il continuait à regarder avidement dans la direction du lit mortuaire.

Un phénomène qu’expliqueront peut-être les lois physiques, mais familier avec ceux qui ont essayé du magnétisme, se produisit à ce moment.

Jusqu’alors, Donatien ne voyait à la place qu’occupait madame Lebrun qu’une grande forme indécise d’un noir plus intense que les ténèbres de la pièce. Peu à peu, il vit la figure et les mains devenir plus claires pour arriver à la blancheur mate, puis à la transparence nacrée: les contours se dessinèrent avec la netteté lumineuse d’un profil de camée antique. Ne pouvant s’expliquer s’il voyait réellement avec ses yeux, ou s’il était le jouet d’une image enfantée par son cerveau, il regardait toujours, stupéfait et craignant de devenir visionnaire. Mais chacun de ces traits semblait naître et s’animer sous le regard. Aux tempes, sous la peau transparente, malgré le voile et le bandeau de cheveux, il vit distinctement s’épanouir un réseau délicat de veines ramifiées comme un arbre de corail. Les coins de la bouche dessinèrent le sourire tant redouté ; les yeux brillants, sévères, se tournèrent peu à peu vers lui, fixes aussi, mais interrogateurs, comme pour lui demander compte de la hardiesse de ses pensées. Il se sentit rougir et baissa les siens.

Quand madame Lebrun se leva, il vit l’image persister un instant à l’endroit où il l’avait vue se former.

«Il faudrait lui fermer les yeux, dit la veuve à M. Mulot.

— C’est donc fini, pauvre mère!» s’écria un troisième interlocuteur, M. Mulot fils, qui venait d’entrer.

Il réclama de la lumière, et pour la troisième fois, l’ancien maître d’école ralluma sa chandelle.

M. Mulot fils, qui avait hérité des fonctions paternelles, était un grand homme maigre d’environ cinquante-huit ans. On retrouvait chez lui les traits de son père; mais en long: on eût dit la figure de M. Mulot moulée dans du caoutchouc et fortement étirée.

Il s’agenouilla au pied du lit, murmura une courte prière et ferma les yeux de la morte; il voulut aussi fermer la bouche qui s’ouvrait large et profonde: elle résista; sa lèvre inférieure, subitement détendue, pendait languissante sur le menton.

«Donnez-moi une pièce de toile pour l’attacher,» dit le fils.

Le vieillard passa dans la seconde chambre; on le vit ouvrir l’armoire au linge, en tirer cinq ou six mouchoirs qu’il déploya lentement, et choisir le plus usé pour l’apporter à son fils.

«Vous devez être exténué, mon pauvre père, il faudra prendre un peu de repos; si vous le voulez bien, je vais préparer un lit dans l’autre chambre.»

Et M. Mulot jeune, emportant la lumière, y entra pour prendre une paire de draps; en jetant un coup d’œil par la porte entr’ouverte, le médecin put se rendre compte de l’ameublement. Au fond de la pièce, une cheminée étroite avec un marbre supportant une pendule de bois, carrée, à quatre colonnes torses, un de ces objets de pacotille, dont l’aspect vulgaire, avec une prétention de luxe mal réussie, cause une vague impression de tristesse. Près de la pendule, un vase sous cloche contenant un bouquet jaune. Il avait été blanc, il y a soixante ans; les fleurs d’oranger qui le composaient, quand au jour de son mariage elles ornaient le front candide et le sein frémissant de madame la maîtresse, avaient dû être le digne symbole de sa virginité prête à s’immoler sur l’autel de l’hymen: c’est ainsi que s’exprimait M. Mulot lui-même. Des coloquintes en forme de poires, d’oranges, de gourdes zébrées et mouchetées, symétriquement alignées comme des soldats à la revue, complétaient l’ornementation du marbre de cheminée.

Derrière la pendule, contre le mur, était accroché un petit miroir flanqué de deux cadres contenant un Arthur et une Clarisse, en buste, parfaitement peignés, l’un avec l’habit bleu de ciel, la cravate d’un jaune gomme-gutte pure, le gilet vermillon; l’autre, avec sa robe rose emprisonnant une taille mince comme un goulot de bouteille; tous deux la bouche en cœur, les yeux démesurés; une double légende, en français et en espagnol, indiquait leur nom et mettait le public au courant de leurs sentiments. Peut-être M. Mulot les avait-il rapportés de quelque foire voisine pour en faire hommage à madame la maîtresse et célébrer l’anniversaire de leur union: au fond des plus laides choses, il y a souvent une signification intime et touchante.

Le papier de la chambre représentait de longues séries de chiens bleus faisant la culbute les uns au-dessus des autres dans des compartiments bordés de rayures jaunes. Ce papier disparaissait à demi sous des cadres contenant des sentences morales, chefs-d’œuvre calligraphiques de M. Mulot, qui avaient servi de modèles aux enfants de l’école. Les rideaux du lit de noyer étaient en indienne imprimée.

On devinait que c’était là la chambre d’honneur ouverte avec recueillement dans quelques rares solennités, comme un mariage, un baptême, ou la visite de quelque haut personnage. Donatien dut le penser en voyant le fils déposer ses sabots au seuil de cette chambre et marcher sur le bout des pieds, comme s’il n’eût osé souiller d’un contact trop familier les petits carreaux rouges et disjoints.

Cet homme, arrivé aux confins de la vieillesse, conservait les fétichismes de l’enfance. Comme l’inscription gravée sur l’écorce du jeune arbre s’élargit et se creuse avec l’âge, les traditions de respect s’enfonçaient dans l’esprit du maître d’école. Son père le regardait faire avec une expression d’inquiétude.

«Mon fils, prétendriez-vous sortir des draps blancs? dit-il.

— Oui, mon père, vous allez coucher dans ce lit; vous avez besoin de repos: je veillerai auprès de ma mère.

— Y songez-vous? Je vous prie de laisser cela et de revenir ici: il me semble superflu d’entamer une nouvelle paire de draps. On doit faire la lessive après demain. Je coucherai, comme je le fais habituellement, dans notre lit. Pauvre femme! je n’aurai plus longtemps à rester près d’elle. Écoutez-moi, j’ai quelques instructions à vous donner. Demain matin, vous irez faire la déclaration au maire. Comme vous tenez les registres, vous rédigerez l’acte de décès; de là, vous irez prévenir M. le curé qu’il faudra célébrer la messe: un service de dernière classe, vous entendez...»

Le maître d’école voulait hasarder quelques observations, mais le père, sans lui permettre de l’interrompre, continua:

«Vous lui direz formellement que je prétends fournir moi-même le luminaire, et vous irez à Montigny acheter des bougies chez M. Grassin, l’épicier, à raison de un franc trente centimes la livre... Laissez donc; je vous dis que je connais M. le curé : il voudrait absolument des cierges en cire, et vous ne sauriez pas vous défendre... Vous profiterez de votre voyage à Montigny pour vous procurer un crêpe, à moins que votre femme ou l’une de vos filles n’ait une robe noire hors de service... Écoutez encore: il me paraît inutile de déranger le sonneur; ne pourriez-vous faire la besogne vous-même? Ce sonneur est un ivrogne; ne serait-il pas douloureux de le voir se diriger vers le cabaret pour y dépenser aussitôt les trois francs qu’il aurait reçus de nous? Rappelez-vous qu’il ne faut jamais favoriser le vice.»

A ces mots, s’agenouillant près du lit, il commença à murmurer: De profundis clamavi ad te, Domine... «Ah! j’oubliais: vous savez que je laisse habituellement à la sacristie une paire de souliers que je mets pendant la messe, et je reprends mes sabots après l’office. Bien que je les possède depuis dix ans, ils sont presque neufs. Vous me les apporterez au moment où l’on viendra chercher le corps; il est inutile de vous rappeler qu’il faudra parler au menuisier...» Si iniquitates observa-vers, Domine... «Eh bien! et qui chantera au lutrin?

— Vous savez bien, mon père, que Jacques Parson et Joseph Cagnat nous remplacent quand nous nous absentons.

— Hum! hum! Jean Parson, encore un ivrogne! Quant à Cagnat, je suis sûr qu’il va fausser à la troisième note du Dies irœ. Ne seriez-vous pas d’avis de conserver pour nous-mêmes nos surplis et nos chapes?

— Comment! s’écria le fils, sur la figure flegmatique duquel passa une lueur d’étonnement, vous voulez que nous chantions au lutrin?

— Enfin, nous verrons,» dit le vieillard, qui commença à se déshabiller en murmurant: Domine quis sustinebit... speravit anima mea... Il s’interrompit encore pour demander à son fils: «Oublierez-vous de vous procurer de la petite monnaie pour l’offrande?»

Donatien, sur le seuil de la porte, l’entendit continuer: Quia apud Dominum misericordia et copiosa apud eum redemptio!

Donatien

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