Читать книгу Les enfants, L'élève Gendrevin - Robert 1853-1886 Caze - Страница 5
II
ОглавлениеL’horloge du lycée tinta six fois. Ce furent d’abord les sons grêles et maigriots des quarts, auxquels succédèrent deux coups plus graves. Un roulement de tambour se fit aussitôt entendre, emplit les couloirs d’un bourdonnement de grosse mouche en colère et mourut subitement. Le désordre devint autre dans la sixième étude. Les élèves l’accentuèrent, soignant la finale de leur charivari. Ils laissaient retomber la partie supérieure des pupitres, chantaient à voix moyenne, s’interpellaient, s’emparaient de leurs livres de classe avec des gestes brusques. Le képi–un képi graisseux aux ors fanés–campé sur l’occiput, Dansel très rose, très gai, suant la santé et l’amour du tapage, était monté sur la table d’où il sauta à pieds joints sur le parquet. M. Bisson avait repris sa règle et flagellait le bois de sa chaire en criant:
–Allons, messieurs, mettez-vous en rang. On finit par obéir. Ces enfants se soumettaient moins aux ordres du maître répétiteur qu’à une habitude. Tous les jours, à pareille heure, ils se rendaient en classe. Ils faisaient maintenant comme ils avaient fait hier et comme ils feraient demain. Deux par deux, ils s’alignèrent. Thierron et Lordereau avaient pris la tête. Le premier fit sauter de l’index droit la targette de la porte d’entrée qu’il ouvrit toute grande. Cependant, M. Bisson venait de se couvrir d’un chapeau de soie qui avait, à la lumière, des tons d’arc-en-ciel. Cette coiffure était veinée de longues lignes d’usure. Elle donnait à son propriétaire un air de bohème crasseux qui devait désoler ce régulier. Par la porte entr’ouverte, le pion regardait défiler les élèves des études voisines. Beaucoup passaient nu-tête, une plume ou un crayon fiché dans leurs oreilles. Ils avaient sous le bras des livres aux coins usés, des cahiers de texte reliés en papier gaufré.
Ceux de mathématiques spéciales marchèrent d’abord. Il y avait parmi ces futurs polytechniciens des gaillards qui étaient déjà des hommes, deux ou trois portaient des lunettes, un autre étalait sur sa tunique une barbe noire de jeune fleuve oriental, un dernier était en petite tenue de lignard, sa culotte rouge ressortit violemment sur le fond d’ocre des murs du couloir. Puis vinrent, accompagnés d’un pion presque propre, les élèves de mathématiques élémentaires dont quelques-uns avec leurs moustaches naissantes qu’ils tordillaient prétentieusement se donnaient des attitudes anticipées de capitaine Clavaroche. Entre tous, un nègre superbe avait sous sa toison de mérinos une face cirée dans laquelle roulaient des yeux blancs. Les rhétoriciens et les élèves de seconde s’avancèrent ensuite, conduits par trois maîtres répétiteurs dont deux, des étudiants condamnés à temps au bagne universitaire, étaient incolores, inodores et insipides. Leur collègue, celui qui menait les collégiens de seconde, semblait en revanche un vieux bon enfant qui laissait bavarder à mi-voix les petits prisonniers.
Dansel s’était placé derrière Lordereau, au second rang des élèves de la sixième étude. A mesure que défilaient les pensionnaires des autres classes, il adressait quelques mots à l’un ou à l’autre. Les grands surtout excitaient son enthousiasme. Il entretenait de préférence des "relations avec les futurs Saint-Cyriens et les philosophes, à cette heure au cours de langues vivantes. Dansel accordait tout au plus son estime aux rhétoriciens. C’est à peine s’il lança une ou deux polissonneries à ces dadais dont certains passèrent, la bouche ouverte niaisement, l’œil vague et les pieds faisant grincer le sol briqueté. D’autres portaient sur eux la marque plus visible des tourments de la croissance. L’acné salissait leur visage de pustules entourées d’auréoles roses ou livides qui couronnaient leurs fronts ou grossissaient leurs nez.
–Suivez! commanda M. Bisson.
Aussitôt, séparés de leurs camarades de la cinquième étude par une distance d’un mètre et demi, Thierron et Lordereau se mirent en marche. A la queue-leuleu, les autres emboîtèrent le pas. Au milieu des rangs, Gendrevin traînait les pieds.
–Gendrevin! serrez, s’écria le sous-maître. Puis comme Thierron et Lordereau, faisaient de grandes enjambées, M. Bisson reprit: «Pas si vite, en tête!»
Les enfants sautèrent trois marches qui servaient de perron à la porte d’entrée des études et ils se trouvèrent dans une vaste cour où gelaient des marronniers chétifs. La neige formait au centre de ce préau une nappe aux irisations de diamant sous l’éclat d’un pâle soleil hivernal. Des deux côtés, aux endroits où avaient piétiné les lycéens, des amas de boue d’un blanc sale se convertissaient peu à peu en flaques d’eau. La cour était limitée par quatre lourds corps de bâtiment rectangulaires et à cinq étages. Au rez-de-chaussée, les études du grand collège faisaient face aux salles de classe. Chacune de celles-ci était désignée par des lettres noires qui se détachaient sur le fond gris du mur. Les mots suivants se succédaient dans toute la longueur du bâtiment: Mathématiques spéciales, Mathématiques élémentaires, Philosophie, Rhétorique, Seconde, Troisième A, Troisième B.A l’extrémité de la cour, les cabinets de physique et de chimie étaient éclairés par d’immenses fenêtres à travers lesquelles on apercevait la roue en verre d’une machine électrique et des amoncellements d’éprouvettes, de vases poreux et de flacons à demi pleins de cristaux ou de sels. Presque à l’angle des études, la salle réservée à l’histoire naturelle était plus sombre, plus étroite. La porte entr’ouverte de cette pièce laissait apercevoir un squelette pendu à un support. La tête de mort avait un large sourire sceptique qui mettait une pointe d’ironie dans la solennité nulle des choses ambiantes. A l’autre extrémité de la cour, trois immenses portes vitrées étaient surmontées de ces inscriptions: Vestiaire, Parloir, Lingerie. Au premier et au second, se trouvaient les appartements du censeur, du proviseur et de l’économe. Les croisées de ces logis étaient garnies de rideaux de mousseline de damas ou de reps dont les couleurs sobres, un peu fanées inspiraient l’idée d’une bourgeoisie pauvrette et proprette. Les étages supérieurs des classes et des études étaient occupés par les dortoirs. Point de volets aux fenêtres. Mais des grillages de fils de fer qui donnaient à cette partie de la maison un faux air de gigantesque cage à serins.
Dans la cour, une idée folle traversa la cervelle de Lordereau. Au lieu de faire le tour du préau comme le prescrivait le règlement, il obligea Thierron à traverser directement. Toute la sixième étude suivit, pataugeant avec joie dans la neige, la maculant des clous de souliers.
–Prenez donc par la droite, les deux premiers, fit rageusement M. Bisson. En voilà une idée, par exemple!
Ils obéirent, mais avec une mauvaise volonté évidente. Ils obligèrent leurs camarades à tracer un long zigzag dans la neige. Dansel trouvait cela drôle. Ce manège lui rappelait l’exercice du serpent auquel on dressait les lycéens pendant les heures consacrées à la gymnastique. Sur le pas des portes de classes, des élèves flâneurs ou retardataires contemplaient avec une joie profonde la sixième étude qui s’amusait.
–Lordereau et Thierron, cria le surveillant, deux heures de retenue.
En même temps, il courut à la tête pour remettre les deux chefs de file dans la bonne voie. A peine était-il arrivé à son but qu’une boule de neige serrée, dense et drue vint s’abattre sur son chapeau et le fit presque culbuter. Il y eut un rire général parmi les élèves. Les rhétoriciens dont le professeur était en retard s’entassèrent à la porte de leur classe appelés par deux ou trois d’entre eux, premiers témoins de la mésaventure du pion. Celui-ci avait commandé, halte! s’était immédiatement retourné, cherchant à connaître l’auteur du délit. Ses regards rencontrèrent du premier coup les yeux durs et presque mauvais de Gendrevin qui le fixaient avec effronterie. Il alla à l’enfant:
–C’est vous, clama-t-il en secouant le bras droit du lycéen, c’est vous! J’en suis sûr.
Gendrevin se dégagea brusquement, prit une attitude défensive et cria:
–Ne me touchez pas!
–Je vous dis que c’est vous.
–Moi? Prouvez-le.
–J’en suis sûr. Je vous connais, monsieur Gendrevin, vous êtes capable de tout.
–Eh bien! ce n’est pas moi. Laissez-moi tranquille maintenant, n’est-ce pas?
–M. le surveillant général, appela M. Bisson qui venait de voir sortir du parloir un gros homme apoplectique à la face congestionnée où une barbe grise et peu fournie formait des plaques sales.
Le surveillant général roula plutôt qu’il ne marcha vers le maître d’étude. Il tenait en main un fort trousseau de clefs qui sonnèrent son approche. Sans laisser à son supérieur le temps de placer une question, le maître d’étude parlait, parlait. Il usait d’une éloquence indignée, mais toujours solennelle pour raconter le méfait. Ses yeux, son menton, ses doigts, ses paroles désignaient Gendrevin. L’enfant serrait les poings et, devenu blême, ripostait à chacune des accusations du maître d’étude:
–Ce n’est’pas moi, ce n’est pas moi.
–Gendrevin, souffla le surveillant général, faites-moi le plaisir de me suivre. Vous m’adresserez un rapport écrit, n’est-ce pas? monsieur Bisson.
–Mais je vous jure, monsieur Desmarais, je vous jure que ce n’est pas moi, répétait Gendrevin. Vous pouvez demander à Klopfstein. J’étais avec lui en rang. Il vous dira bien si je me suis même baissé pour prendre de la neige.
Les autres élèves cependant entraient en classe et l’enfant put entendre la voix de M. Lebrègue, le professeur de troisième A, qui reprochait aux collégiens leur perpétuelle arrivée en retard. Gendrevin persistait dans ses dénégations.
–Je vous jure, s’obstinait-il à dire, je vous jure que je n’ai rien fait.
–Ça ne me regarde pas, dit le surveillant général, vous vous expliquerez avec M. le censeur. Suivez-moi.
Gendrevin obéit. A la suite du sieur Desmarais, il rentra dans le couloir des études qu’ils longèrent. Pas d’autre bruit que la chanson du lampiste qui nettoyait les quinquets de la salle affectée aux philosophes. C’était une sorte de mélopée rustique, traînarde et nasillarde, un de ces chants que les bergers de montagnes se renvoient dans les claires nuits d’août. Le surveillant général avait sans doute trouvé inconvenante la joie du cuistre, car, passant la tête dans la porte entrebâillée de l’étude, il s’écria:
–Taisez-vous donc, Gervais; on n’entend que vous.
Toujours suivi de l’écolier, M. Desmarais s’engagea dans un nouveau couloir sur lequel s’ouvraient les classes du moyen collège. On entendait des voix enfantines qui bredouillaient d’incomplètes phrases latines, des questions de professeurs entre lesquelles Gendrevin distingua celle-ci:
–Dites-moi le supin de ludere?
Instinctivement, par la seule force de l’habitude, Gendrevin laissa danser dans sa cervelle échauffée le mot lusum. Puis, en compagnie du surveillant général qui venait d’ouvrir une porte, il pénétra dans un préau semblable à celui du grand collège. Mêmes arbres souffreteux, même disposition architecturale. Les bureaux du censeur, du proviseur et de l’économe tenaient seuls la place qu’occupaient plus loin la lingerie, le vestiaire et le parloir. Un peu essoufflé parla marche, M. Desmarais fit une légère halte, après laquelle il pénétra chez le censeur en commandant à l’écolier de l’attendre.
Durant cinq minutes environ, Gendrevin resta dehors presque inconscient, la tête martelée par une épouvantable migraine, retenant au fond du gosier l’angoisse d’une forte envie de pleurer. Ses yeux fixaient vaguement une bande grise de pierrots qui se roulaient, les plumes hérissées, le ventre en boule, dans la neige de la cour. Près de lui, une gouttière laissait couler un mince filet d’eau. Aucun autre bruit que l’écho lointain de la chanson reprise par le lampiste, malgré l’ordre du surveillant général. Celui-ci reparut enfin et commanda à l’élève d’entrer. Gendrevin traversa une sorte d’antichambre dans laquelle, derrière une niche grillée, un employé–le secrétaire de M. le censeur–établissait la moyenne des notes hebdomadaires. M. Desmarais heurta du doigt la boiserie supérieure d’une porte en chêne. Quelqu’un répondit: «Entrez» et, après avoir indiqué le chemin à l’écolier, le surveillant général dit obséquieusement:
–Voilà l’élève Gendrevin, monsieur le censeur.
Le censeur, un petit monsieur sec, moustachu, décoré, avec ses cheveux blancs coupés ras, sa redingote impitoyablement boutonnée et collant à la taille, parla d’une voix brève et impérative d’homme qui pose pour l’officier en retraite:
–C’est donc vous, fit-il, qui vous êtes permis...
Gendrevin lui coupa la parole et protesta immédiatement.
–Non, m’sieu, non, ce n’est pas moi. M’sieu Bisson a menti.
Il avait énoncé cette dernière allégation sans en calculer la valeur, avec la franchise carrée et nette de la colère indignée. Immédiatement le censeur se leva derrière son bureau dont les bords lui coupaient la taille en deux. Il serra les dents et ses os maxillaires tracèrent une arête dure de chaque côté des joues. Il roula des yeux stupéfaits, se décida à parler et siffla ceci entre ses lèvres:
–Vous ajoutez, monsieur, l’insolence à la polissonnerie et à l’indiscipline.
–Je vous jure, m’sieu le censeur, que ce n’est pas moi, répéta Gendrevin.
En même temps son regard alla se fixer sur deux bustes–ceux de Rollin et de Fénelon–qui surmontaient la bibliothèque du fonctionnaire. Ces bonshommes de plâtre grimaçaient un sourire bénisseur, niais et agaçant. Le censeur reprit:
–Les mauvais écoliers sont prodigues de serments. Je suis habitué à ces sortes de grandes paroles. Mais on ne me trompe pas, moi, monsieur! Vous feriez mieux d’avouer.
–Vous pouvez ne pas me croire, m’sieu. Mais je vous le répète, je n’ai rien fait de mal. C’est parce que M. Bisson m’en veut qu’il m’accuse, voilà tout.
–M. Bisson est un excellent maître. J’ai toujours rendu justice à son impartialité. N’essayez donc pas de m’en imposer par des subterfuges indignes d’un jeune homme loyal.
–Je n’ai rien fait; ce n’est pas moi.
–Qui serait-ce alors?
–Je ne sais pas et si je le savais, je ne le dirais point. Je n’ai jamais dénoncé mes camarades.
–Faites bien attention, monsieur Gendrevin. Il y va de votre renvoi du collège, c’est-à-dire de votre avenir. Voulez-vous avouer?
–Mais je n’ai rien fait.
–Trêve à une inutile et déjà trop longue discussion, reprit le censeur. Je vous donne vingt-quatre heures de réflexion. Vous irez les passer au séquestre. Si d’ici là, vous ne vous êtes pas décidé à dire la vérité, M. le proviseur écrira à votre famille de vous reprendre.
L’universitaire se rassit et rédigea un ordre d’écrou fortement motivé. Pendant ce temps, Gendrevin restait morne, le regard allant des bustes d’anciens pédagogues aux livres ennuyeux alignés sur les rayons de la bibliothèque d’acajou. Dans la cheminée flambaient deux bûches dont les extrémités avaient des bulles d’eau noirâtre et pleurarde.
Vous avez un Virgile, n’est-ce pas? interrogea le censeur en posant sa plume.
–Oui, m’sieu! Je l’avais pris pour aller en classe.
–Très bien. Vous me scanderez tout le second livre de l’Enéide. Vous avez compris, n’est-ce pas? Et tâchez de faire proprement ce pensum. Je le vérifierai moi-même.
Puis, se levant, le censeur ouvrit la porte de son cabinet et rappela le surveillant général qui parlotait avec le scribe de l’antichambre:
–Monsieur Desmarais, dit-il, vous aurez la bonté d’accompagner l’élève Gendrevin. Il restera aux arrêts jusqu’à après-demain. Recommandez-le, s’il vous plaît, à la surveillance toute spéciale de M. Séguin.
–Allons, venez, Gendrevin, dit le surveillant. Vous avez toutes vos affaires, n’est-ce pas?
Le collégien esquissa un signe de tête affirmatif et obéît. Cette fois-ci, il dut précéder M. Desmarais qui voulait avoir l’œil sur son prisonnier. Ce fut de nouveau toute une pérégrination à travers les corridors, puis la complète ascension d’un escalier de deux cent trente-trois marches. A chaque étage, des portes vitrées laissaient apercevoir les dortoirs, avec leurs couchettes de fer, leurs tables de nuit escabeaux surmontées de boites à toilette, leurs lavabos, longues cuvettes de zinc à minces robinets en cuivre.
Le surveillant général geignait, ahélait, s’arrêtait sur les paliers pour reprendre le souffle, puis recommençait à poser lourdement les pieds sur chaque marche. Pensif, Gendrevin suivait tous les mouvements de cet homme. Ils arrivèrent enfin sous les combles devant une porte basse et guichetée, M. Desmarais l’ouvrit avec une forte clef et introduisit l’élève dans une grande salle nue, carrelée, où s’ouvrait une douzaine et demie de cellules. A l’angle de cette pièce, près d’une fenêtre, un vieux bien râblé et solide encore, lisait le Petit Journal. Ce bonhomme était accoudé sur une table noire mi-revêtue d’un sous-main en papier fort, gras, sali, constellé de pâtés. Il portait à la boutonnière de son veston râpé un ruban de la Légion d’Honneur. Il avait sous sa moustache grise l’air rébarbatif rendu plus mauvais encore par une forte ride qui bossuait le milieu de son front. Mais l’œil était bleu, très câlin, très doux, presque compatissant.
A l’arrivée du surveillant général et de l’élève, le vieux interrompit sa lecture, plia son journal en quatre, leva la tête et s’écria:
–L’illustre Gendrevin! Un habitué! Qu’est-ce qu’il a encore fait?
M. Desmarais narra aussitôt le crime de l’écolier, un irrespectueux, un insolent, une nature indomptable, un mauvais esprit. Et avec cela menteur! menteur comme un dentiste. Passe encore si Gendrevin eût été un imbécile. Mais son intelligence ne servait qu’à sa perversité. Enfin M. le censeur recommandait une surveillance spéciale pour Gendrevin. Desmarais termina sa philippique par ces mots: «Je compte sur vous, n’est-ce pas, monsieur Séguin? Ne passez rien à ce garnement.»
–Soyez tranquille, répliqua le vieux en raccompagnant le surveillant général. Puis, après avoir fermé la porte d’entrée, il revint vers l’écolier et s’écria:
–Ah! maître Gendrevin, nous nous amusons à jeter des boules de neige aux répétiteurs.
. L’enfant leva les yeux vers le geôlier et très calme, un peu pâle, il répondit d’une voix altérée:
–Je suis puni injustement, m’sieu Séguin, je vous le jure. C’est toujours, toujours sur moi que m’sieu Bisson tombe depuis quelque temps. Je suis sa bête noire.
Il mit dans cette protestation tout un accent de douloureuse sincérité. Le grognard fut presque touché.
–Il fallait dire cela au censeur, fit-il doucement.
–Mais je le lui ai dit. Il n’a pas voulu me croire. Je ne suis pas un menteur pourtant, allez!
Séguin hocha la tête et se mordit la lèvre. Puis, après un instant de silence, il reprit:
–Que voulez-vous? On peut se tromper, mon pauvre enfant. Ces messieurs sont des savants, mais enfin on ne sait jamais tout. Ah! vous en verrez bien d’autres quand vous serez au régiment. C’est là que la vie n’est pas drôle.
–Oh! je préférerais être soldat, m’sieu Séguin. Au moins les militaires sortent. Il y a une justice dans l’armée, tandis qu’ici...
–Une justice dans l’armée, repartit le vieux, une justice dans l’armée! Ah! bien, allez-y voir. La justice c’est comme le bon Dieu! Ça existe, mais ça ne se montre pas. Quand vous aurez mon âge, vous en saurez quelque chose. Le mieux, voyez-vous, c’est encore de se soumettre au règlement. Moi je ne connais que ça. Si vous obéissiez toujours, il est probable que M. Bisson ne songerait pas à vous punir. Dans l’armée c’est comme ici. Les supérieurs s’en prennent de préférence aux indisciplinés. C’est donc bien difficile de se tenir tranquille? Mais je bavarde et vous me faites blaguer pour flâner. Connu ce tour-là, mon petit. Allons! ouste, en cage, et plus vite que ça.
Aussitôt Séguin gonfla la ride de son front comme pour cacher la douceur de son regard. Il accentua la rudesse de sa physionomie, prit au sérieux son rôle de geôlier. Puis il s’écria d’un ton bref, en désignant une des cellules:
–Venez par ici. Entrez là. Asseyez-vous et travaillez. Vous connaissez la consigne: cinquante vers à l’heure, défense de regarder par la fenêtre, défense de parler ou de crier, défense de rien écrire sur les murs. A propos, j’ai oublié de visiter vos poches. Donnez-moi tout ce qu’il y a dedans et ne conservez que votre mouchoir.
Le collégien obéit. Il remit au geôlier un canif, un bout de ficelle, un porte-monnaie au cuir élimé sur lequel un décime moulait une circonférence, une enveloppe contenant une lettre.
–Gardez ça, fit Séguin. Je ne veux pas être accusé de lire la correspondance de mes pensionnaires.
–Merci, répliqua Gendrevin. Du reste, c’est une lettre de maman. Vous pouvez voir.
–Non. Je m’en fiche de votre lettre. Est-ce tout?
Le prisonnier continua à sonder ses poches et remit un cadenas à son gardien.
–Suis-je bête, fit-il, j’ai oublié de fermer mon pupitre. Mais on perd la tête avec cet animal de pion!
–Si je vous entends parler encore de la sorte, vous aurez de mes nouvelles, clama Séguin.
–Mais, m’sieu, je suis sûr qu’on va chercher dans mes affaires et je serai encore puni si un livre ou un cahier me manque.
–Tant pis! Cela vous apprendra à être désordonné. Maintenant faites-moi le plaisir de déboutonner votre tunique.
– Pourquoi? Il ne fait pas déjà si chaud ici.
–Dé-bou-ton-nez vo-tre tunique, monsieur Gendrevin. Je connais très bien les malices cousues de fil blanc des élèves, moi. On cache là-dessous des traductions juxtalinéaires pour faire plus vite son pensum et flâner ensuite.
–Mais je n’ai rien à traduire. M’sieu le censeur m’a dit de scander du Virgile.
–Ça ne fait rien, déboutonnez tout de même. Avant de grimper aux arrêts, vous avez peut-être dissimulé un roman ou un journal.
Le séquestré se résigna. Il ouvrit sa tunique sous laquelle se trouvait un gilet veuf de boutons et qui laissait voir par l’entrebâillement de la chemise en grosse toile un peu de peau blanche.
–Il n’y a rien là-dessous, reprit Séguin. C’est bon. Maintenant travaillez.
Il sortit poussant la porte de la cellule sur laquelle il fit glisser deux verrous. Il ferma également le petit guichet-guillotine placé au milieu de cette porte. Ainsi il pouvait surveiller le prisonnier sans être vu de lui.
Et Gendrevin resta dans la solitude.