Читать книгу Les enfants, L'élève Gendrevin - Robert 1853-1886 Caze - Страница 6

III

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Table des matières

Cette solitude de la prison, Gendrevin était presque arrivé à la souhaiter après deux années d’internat. Il la préférait à la vie en commun. L’isolement lui était devenu cher à mesure qu’il se trouvait davantage en contact avec ses camarades. Il n’avait rencontré en effet aucun ami au lycée où, dès son arrivée, son accent pâteux de franc-comtois avait fait le bonheur des loustics. Peu joueur, assez lourdaud, nullement expansif, il se contentait d’être un rêveur. La réclusion au moins c’était du loisir pour songer sans être distrait. Elle permettait à l’écolier de laisser galoper son esprit. En temps ordinaire, il acceptait comme une bonne diversion le séjour d’une cellule où il pouvait à peine se retourner, mais où la pensée restait libre. Sa passivité toute volontaire à subir la claustration révoltait tout le monde au lycée. Les maîtres y trouvaient l’indice évident d’une nature perverse. Les élèves riaient de l’aisance que mettait leur camarade à «grimper.»

C’était aujourd’hui la première fois que Gendrevin n’acceptait pas sans mot dire la punition accoutumée. Personne, à part quelques lycéens, et Séguin, n’avait tenu compte de la persistance de ses dénégations indignées. Le pion, le censeur et le surveillant général les prirent pour une nouvelle forme d’indiscipline. Suivant eux, Gendrevin s’assimilait l’amour du mensonge habituel aux pires élèves, aux «indécrottables.» Condamnant sans s’en apercevoir le régime du lycée, ils mettaient les protestations de l’adolescent sur le compte de la contagion. Nul parmi ces conducteurs d’enfants ne voulut soupçonner une injustice.

C’était pourtant d’une injustice que souffrait Gendrevin. Les arrêts, où il était monté cinq fois depuis la rentrée des grandes vacances, lui pesaient moins aujourd’hui que le manque absolu d’équité dont il était victime. Il se sentait atrocement lésé. Il était puni sans preuve, sans enquête, sans motif personnel. Pourquoi lui plutôt qu’un autre? Etait-ce donc parce qu’il ne sortait jamais, parce qu’obtenant presque toujours un assez bon rang dans les compositions hebdomadaires faites sous les yeux du professeur, il avait la plus mauvaise place à l’étude, au dortoir, au réfectoire où l’on paraissait l’exposer systématiquement aux courants d’air? Sa prodigieuse imagination exagérait naturellement tous ces mécomptes de la vie du collège. Il se jugeait volontiers un paria, un déclassé, un être à part, une sorte de bouc émissaire. Les mille et une taquineries de ses camarades, les punitions sans cesse répétées des maîtres lui laissaient dans le cœur un immense dégoût, une amertume profonde et comme un regret d’être né. Toujours, toujours une angoisse de petit martyr lui tenaillait la gorge, gonflant ses amygdales, montant jusqu’au cerveau qu’elle frappait de mille coups.

Enfin il pleura.

Lentement d’abord deux larmes coulèrent le long de ses joues. Puis d’autres, puis d’autres, encore d’autres. Son immense chagrin se traduisit en longs sanglots répétés comme un hoquet et qu’il étouffait dans son mouchoir marqué d’un chiffre au coton rouge. Il avait les pieds glacés. Plus il se lamentait, plus l’injustice dont il était victime grossissait dans son imagination surexcitée. Qu’avait-il fait pour être si malheureux? Pourquoi, pourquoi n’était-il pas resté perdu dans l’éternel repos des limbes? Pourquoi l’avait-on enfermé dans cette maison? Pourquoi l’y laissait-on souffrir? Pourquoi l’y faisait-on pâtir?

Il plongea la tête dans ses bras croisés sur le pupitre et continua à sangloter. On heurta la vitre du guichet-guillotine. L’enfant ne bougea pas. Ce fut à peine s’il entendit le bruit des verrous qu’on tirait, de la porte qu’on venait d’ouvrir. Séguin pénétra dans la cellule. Jamais il n’avait vu pleurer «ce pensionnaire» qu’il considérait comme un têtu au cœur dur, à l’esprit sournois. Il fut étonné, se persuada que Gendrevin parlait sincèrement tout à l’heure quand il avait protesté de son innocence. Le vieux se dérida, prit sa bonne mine des dimanches, et frappant sur l’épaule de l’enfant, il le regarda de ses yeux bleus très doux, indulgents comme le regard des saints dans les miniatures des manuscrits gothiques.

–Allons! dit Séguin, il faut travailler.

Je... ne peux pas, je ne... peux pas, répliqua Gendrevin avec un bredouillement de paroles mouillées par les pleurs.

–Pourquoi? Qu’y a-t-il?... Voyons, parlez.

Mais il fut impossible au séquestré de répondre. Un tremblement nerveux le secouait. Ses larmes qu’il essayait de sécher avec son mouchoir coulaient plus fort que jamais, bordaient ses paupières d’un rose de blépharite, obscurcissaient sa voix. Au lieu d’émettre des mots, le prisonnier hoquetait des sanglots. Séguin était très embarrassé. Qu’allait-il devenir avec ce pleurnicheur? Enfin il prit une détermination:

–Sortez, commanda-t-il.

Gendrevin retira ses jambes du banc-pupitre dans lequel il était emboîté et rentra avec le vieux dans la salle des arrêts. Instinctivement il se dirigea vers un poêle de fonte placé au centre de cette pièce, s’en approcha et chauffa ses pieds. Encore humides de neige, les gros souliers de l’enfant séchèrent au feu et de leur extrémité s’échappait une légère et fine buée. La chaleur remit un peu Gendrevin. Ses sanglots furent moins précipités, ses larmes moins abondantes. Seule l’angoisse qui lui tenaillait la gorge persistait à le torturer. Il avait très soif. Une migraine épouvantable continuait à marteler son cerveau et ses tempes battaient furieusement la charge sur ses paupières alourdies et gonflées. Le charbon qui brûlait dans le poêle empestait. Son odeur âcre augmentait encore les douleurs cérébrales de l’écolier dont la face était maintenant rouge et congestionnée.

Les bras croisés, le regard fixé sur l’enfant, Séguin attendit qu’il fût un peu calme et il lui demanda:

–Eh bien! ça va-t-il mieux?

Gendrevin fit un signe de tête négatif et répondit.

–Non, j’ai mal.

–Où souffrez-vous?

–Je ne sais pas... Partout. Ici et là.

Il avait désigné sa tête et sa gorge. Le vieux Cerbère mit sa main droite sur le front du lycéen et dit:

–C’est vrai, vous avez trop chaud par là. Mais nom de nom! pourquoi êtes-vous venu vous rôtir au poêle?

–Oh! m’sieu, j’avais les pieds gelés.

–Vous me donnez peut-être là encore une de vos –bonnes raisons, monsieur Gendrevin. Avec vous on ne peut jamais avoir le dernier mot. Mais maintenant que vous êtes un peu remis, vous allez rentrer en cage et travailler, n’est-ce pas?

L’écolier ne répondit rien et se laissa passivement enfermer de nouveau. Il s’assit, ouvrit son Virgile, régla du papier qu’il divisa en six colonnes verticales et commença son pensum. Tout d’abord il essaya de scander correctement les vers de l’Enéide. D’une écriture moyenne, carrée et régulière il écrivait chaque pied de l’hexamètre et traçait au-dessus des syllabes les traits inflexibles désignant les longues ou les crochets qui panachent les brèves. Quand il eut indiqué ainsi la métrique des vingt-cinq premiers vers, comme sa page était finie, il la laissa sécher, mit sa tête lourde de migraine sur son coude et rumina de nouveau l’injustice des maîtres, le long martyre de l’internat, le dégoût profond de l’existence. Tout en mâchant ses rancunes sans pouvoir les digérer, Gendrevin fixait du regard le mur de sa cellule, un mur gris, constellé d’éclaboussures d’encre, couvert çà et là des maximes de prisonniers. Quelques-unes de ces pensées. d’Epictètes en uniforme avaient été grattées par le vigilant Séguin, mais profondément incrustées dans le plâtre à l’aide d’un bec de plume ou d’un canif caché dans les souliers des séquestrés, elles demeuraient lisibles. Un révolté anonyme avait écrit: Mort aux pions; un autre, un sentimental: J’aime Blanche d’Antigny; un troisième, évidemment un admirateur de la poésie utilitaire et républicaine avait laissé à ses successeurs le soin de méditer cette épigramme:

Des deux Napoléons les gloires sont égales,

Bien qu’ils aient employé des moyens inégaux.

L’un prit des ennemis toutes les capitales;

L’autre de ses sujets prend tous les capitaux.

A côté de ces vers mal rimés, mais incrustés dans le mur, une maxime probablement incomplète puisque les deux lignes dernières avaient été soigneusement grattées énonçait ceci: La vie est un désert. Puis c’étaient des noms et parfois des dates. Plainchamp, de Lithorel, 16juin1865, Lévy-Schowb, Jean-Nicias Philolaos, Dansel. Ce dernier vocable était répété à trois ou quatre endroits différents. En relisant ces noms, Gendrevin évoquait le souvenir de camarades plus âgés que lui qu’il avait connus à son entrée au lycée d’où ils s’étaient fait chasser. Tel Jean Nicias Philolaos un Grec superbe qui, en rhétorique, avait failli assommer le surveillant de la troisième étude. Tel encore Ange de Lithorel un candidat à Saint-Cyr. C’était lui qui avait fomenté la fameuse révolte de1866à la suite de laquelle on licencia les classes supérieures du lycée et l’on expulsa dix-huit rebelles. Certes maintenant ces deux insoumis étaient bien heureux et Gendrevin enviait le Grec retourné dans ses montagnes natales, le futur officier aujourd’hui engagé volontaire dans l’infanterie de marine. C’étaient des braves, des hommes. Ils avaient secoué l’esclavage, au moins. Leurs parents avaient compris les misères de cette vie • d’interne. Mais lui, Gendrevin s’il était mis injustement à la porte dans vingt-quatre heures, serait plus impitoyablement incarcéré le lendemain. Au lycée succéderait peut-être le bahut, l’institution où les enfants sont obligés de dérober du pain tant ils sont affamés, la maison du marchand de soupe où des pions de dernière catégorie sirotent de l’absinthe, derrière leurs pupitres, durant les études.

Le prisonnier se remit à la tâche. Mais, cette fois, il ne fit aucune attention au rhythme des hexamètres. A quoi lui aurait servi de rédiger proprement son pensum puisque demain peut-être il serait expulsé du lycée? D’ailleurs, il ne se sentait pas la force de travailler. Son mal de tête augmentait. Des brouillards lui passaient devant les yeux. La plume tremblait entre ses doigts. Le froid recommençait à geler ses pieds et ses jambes. Sa gorge le faisait tellement souffrir qu’il étouffait une envie de crier en avalant sa salive. 11éprouvait toujours une soif ardente.

Des horloges sonnèrent quatre heures. Leurs sons se croisèrent et un écho répéta leurs vibrations métalliques. Très affaibli, le roulement du tambour qui annonçait la fin de la classe, en bas, dans la cour, monta: jusqu’aux oreilles de Gendrevin. Le prisonnier éprouva un besoin de respirer, une nécessité impérieuse de se rafraîchir la tête. Il crut qu’elle allait éclater tant il souffrait. Aussitôt, il profita du bruit extérieur pour violer le règlement et, montant sur le banc du pupitre, il ouvrit la lucarne qui éclairait sa cellule. Une bouffée d’air très frais, presque glacial pénétra dans la prison, mit un peu de froid sur les joues de l’adolescent dont le visage était appliqué aux inutiles mais terrifiants barreaux en fer de l’étroite fenêtre. D’un côté, Gendrevin apercevait une moitié du Panthéon ressemblant ainsi à une énorme pièce montée dont on aurait déjà avalé une partie. Tout près de là, le clocher de Saint-Étienne du Mont se découpait plus gracieusement sous un ciel d’hiver qu’un pâle soleil couchant salissait de taches sanglantes. Beaucoup plus loin, à l’horizon, une vapeur de suie montait dans l’atmosphère au-dessus de toits sans nombre qui se succédaient inégaux, blancs de neige, surmontés de cheminées en tôle ou en brique panachées en majorité de fumées grises. Puis un énorme murmure, quelque chose comme le bruit du vent dans les peupliers ou la chanson de la mer. C’était la clameur condensée de Paris libre, travailleur, actif remuant, agité et nerveux. Seule la place du Panthéon dont le séquestré avait un coin sous les yeux, gardait son aspect endormi de grande province tranquille. De son observatoire, Gendrevin aperçut à peine quelques fureteurs de livres qui sortaient rapetissés et quasi minuscules de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Puis une bande d’enfants passa. Gendrevin reconnut d’abord les trente-cinq élèves de la boîte Cudlot, des petits meurt-de-faim, qui suivaient les cours du lycée. Ils rentraient vite au bahut en soufflant dans leurs doigts. Ce furent ensuite des externes libres qui se poursuivirent, jouèrent un moment, emplirent la place de cris aigus et disparurent au tournant des rues. Il envia leur sort. Ceux-là ne connaissaient que le moins mauvais côté de la vie de collège. Il leur suffisait d’être attentifs et de travailler en classe pour jouir d’une parfaite tranquillité. Ils avaient, dans leurs familles, le calme parfait, les soins maternels, la bonne poignée de main donnée par le père satisfait, la parole libre durant les repas, des plaisirs quelquefois et toujours le droit de rêver, de s’étudier, de laisser galoper la folle du logis. Lui aussi avait connu cette bonne existence, naguère dans sa province. Par quel déplorable défaut de jugement son père la lui avait-il enlevée?

Maintenant Gendrevin distinguait à peine, quelques rares passants. Le soir tombait et sa tristesse fut encore accrue par la ritournelle plaintive d’un orgue de Barbarie qui commençait à moudre le Trouvère. Un allumeur de réverbères mit de la flamme aux becs de gaz. D’en haut leurs lumières ressemblaient à des étincelles. Il y avait par endroits de grosses flaques d’ombre. Le Panthéon disparut peu à peu dans un voile de brume. Mais, là-bas à l’horizon, le ciel noirâtre tout à l’heure rougeoyait comme un fond de forge entrevue. Paris s’éclairait.

L’incarcéré pleura de nouveau. Ses larmes tombaient sur les barreaux de fer dont le contact n’avait pas rafraîchi son front. Il avait pourtant très froid, un fourmillement au bout des doigts, un engourdissement aux jambes et aux pieds. Cependant il demeurait là inerte, ne sachant plus pourquoi il s’était levé, mais sentant se rouvrir la blessure morale de l’injustice qui l’avait frappé. Tout à coup on ouvrit la porte. Le bruit qu’on fit ramena Gendrevin au sentiment de la réalité. Rapidement il poussa la fenêtre, dégringola plutôt qu’il ne s’assit sur son banc et saisit la plume. Séguin entra:–

–Voilà de la lumière, dit-il en posant sur le rebord du pupitre une chandelle placée dans un bougeoir de fer.– Tâchez surtout de ne pas éteindre.

–Il regarda attentivement son pensionnaire et aperçut de longs sillons de rouille qui tatouaient verticalement le visage de Gendrevin. Une belle colère s’empara du geôlier:

–Vous vous êtes mis à la fenêtre, grogna-t-il, vous savez bien pourtant que c’est défendu. Vous avais-je dit cela, hein? Vous l’avais-je dit, nom de nom? Vous vous fichez donc de tout, du tiers comme du quart?

Mais, m’sieu, bégaya l’adolescent qui pleurait toujours à chaudes larmes.

Vous allez encore me ficher vos bonnes raisons à la figure. Que je vous entende répliquer?

Taisez-vous, taisez-vous. Où est votre pensum? Montrez-moi ça.

Gendrevin exhiba deux feuilles et demie de papier maculé.

–Que ça! que ça! reprit Séguin. Vous ne vous êtes vraiment pas foulé le poignet. Et c’est écrit! On dirait que votre pensum a été gribouillé par un chat qui aurait trempé les pattes dans du cirage. Vous n’êtes pas fier, non, pas fier pour deux liards, monsieur Gendrevin. Ah çà! est-ce que vous vous êtes fourré dans la tête qu’on grimpait ici absolument comme si on allait à la campagne pour prendre le frais? Voyons: dites, répondez.

–Non, m’sieu, fit Gendrevin, mais...

–Ah! oui, voilà les explications qui recommencent. Eh bien! en deux mots et trois mouvements, je vais vous signifier la consigne, moi. Si vous ouvrez encore la fenêtre, le cachot. Si vous ne me présentez pas, à toutes les heures, le nombre de lignes réglementaires, le cachot. Compris, n’est-ce pas? En attendant, voici votre goûter.

Séguin retira de la poche de son veston un assez long morceau de pain qu’il tendit à l’élève.

–Merci, m’sieu, répondit celui-ci, je n’ai pas faim.

–Vous boudez contre votre ventre; à votre aise, mon petit. Mais je vous le répète; gare au cachot!

Le cachot, aggravation de la cellule, le cachot, punition suprême, effraya médiocrement le prisonnier. Il savait par ouï-dire que c’était un trou noir placé plus avant sous les combles, un endroit privé d’air, de jour, de meubles. Dansel y avait croupi quelques heures à deux ou trois reprises différentes et il avait vanté les délices de ce séjour où l’on pouvait dormir à l’aise pourvu que l’on eût la précaution de se rouler dans un chaud caban. Aux yeux de Gendrevin, le cachot était un avant-goût du néant, de l’inertie absolue, du vide de toutes choses. Il y serait entré avec une docilité béate. Il regretta presque que le vieux geôlier s’en fût tenu aux menaces. Mieux aurait valu être plongé dans l’ombre, y oublier les autres, s’y oublier soi-même que de rester martyr de l’angoisse, de la migraine et de l’injustice dans cette cellule empuantie par l’odeur de suif de la lumière qui champignonnait. Machinalement cependant il reprit la confection de son pensum. Il scandait, scandait sans essayer de pénétrer le sens. Ce second livre de l’Énéide qu’il hachait menu restait lettre morte pour lui. Malgré ses poignantes douleurs, il avait conscience de faire un travail inutile et ridicule. Cette tâche ingrate le dégoûtait, lui paraissait odieuse. Si, au moins, on l’avait fait traduire! Mais non. La punition devait n’être pas intéressante.

Ainsi l’avaient voulu, ainsi l’avaient ordonné les punisseurs dans leur haute sagesse pédagogique. La traîtrise de Sinon, le supplice infligé à Laocoon par les dieux grecs, le sac de Troie, le songe d’Enée, la mort de Cassandre aux beaux yeux implorant le ciel, Priam assassiné au pied de l’autel des Pénates, tout cela fut des mots, rien que des mots surmontés de traits ou de crochets. Seule une fin de vers évoqua dans l’esprit du séquestré la mémoire d’une époque meilleure. Per arnica silentia lunæ chantait Virgile. En reproduisant ces quatre mots sur le papier des arrêts, Gendrevin se revit plus jeune de deux ans, prenant le frais à côté de sa mère assise sur un banc, dans le jardin, derrière la vieille maison familiale. C’était un soir de juillet, presque à la veille des vacances. Une odeur de foin coupé venait jusqu’à eux apportée par des brises légères et tièdes. Des grillons bruissaient. L’on entendait un son lointain de piano et, dans un ciel améthyste, une lune d’argent avait des blancheurs de monde neigeux. Per amica silentia lunæ... per amica silentia lunæ, répétait l’enfant au souvenir de ces impressions déjà anciennes.

Cette vision de l’existence antérieure causa de nouveau un grand chagrin au petit prisonnier. Il compara le passé calme au présent plein d’inquiétudes successives et renouvelées. Ses réflexions pessimistes lui revinrent plus férocement obstinées. Qu’avait-il-donc fait pour souffrir autant? Etait-il à tout jamais condamné au malheur qui le frappait depuis son admission au lycée? Des idées noires passaient comme de lourds nuages dans sa pauvre cervelle en ébullition.

Le temps s’écoulait. Des heures, des quarts et des demies sonnèrent. Par instants Séguin venait vérifier le travail de son prisonnier. Il tenait surtout à la quantité et à la belle écriture. Il avait pour celle-ci une affection d’ancien sous-officier qui se souvient d’avoir moulé des états. Mais il restait incapable de juger la qualité. Aussi gronda-t-il Gendrevin qui avait laissé tomber sur des feuillets du pensum une tache d’encre boueuse. Mais il se jugeait trop incompétent pour essayer même de voir si l’enfant avait correctement scandé. Les reproches du gardien touchèrent peu Gendrevin. Ses souffrances morales et physiques augmentaient en effet et le rendaient insensible aux critiques de Séguin. Des frissons lui couraient à fleur de peau. Ses dents claquaient, la migraine persistait férocement tenace. Parfois elle lui serrait les tempes, parfois elle battait ses paupières. Tantôt elle coupait sa tête d’une douleur allant de l’occiput au front. Tantôt elle prenait tout le crâne, descendait jusqu’aux oreilles qui s’emplissaient de bourdonnements.

Vers huit heures, Séguin ouvrit la porte. Il laissa entrer un cuistre mal rasé qui portait noué dans une serviette douteuse le souper du prisonnier, Gendrevin rangea ses cahiers et ses livres tandis que le garçon étalait sur le pupitre le repas du soir. Ce fut d’abord une assiette creuse remplie de soupe figée qui avait une odeur de colle. L’enfant essaya d’avaler deux cuillerées de cette eau grasse. Mais elle ne passa pas. Le sel dont on l’avait abondamment pourvue la rendit plus amèrement désagréable et piqua la gorge en feu du collégien. Il laissa cette lavasse. A la soupe succéda une tranche trop cuite d’épaule de mouton, de la chair noirâtre bordée de suif gris. Avec de grands efforts, il mastiqua quelques bouchées de cette viande à peine tiède. Il se reprenait à deux ou trois fois pour engloutir cette pitance. Des lentilles qui baignaient dans de l’eau vinaigrée parurent le séduire davantage. Mais elles lui occasionnèrent d’horribles douleurs de gorge. Il les mit doucement de côté, son repas était terminé. Il n’avait du reste pas faim. Une gourmandise d’enfant désœuvré l’avait seule poussé à essayer de triturer ces plats. La tête lourde appuyée sur son coude droit, il entendait sans y prêter attention un dialogue nul que Séguin avait engagé avec le cuistre. Le vieux soupait lui aussi et se plaignait de la cuisine monotone du lycée. Les mêmes plats revenaient à jour fixe. Le bœuf à l’huile du mardi matin et la morue à la hollandaise du vendredi soir exaspéraient particulièrement le geôlier. Mais il conclut avec philosophie qu’on n’a pas le droit d’être difficile quand on a mangé pendant trente années l’ordinaire des casernes. Le garçon enviait le sort de ce grognard et il le lui déclara. Son ambition aurait été de gagner assez de gages pour s’offrir de temps à autre une chopine et un supplément de nourriture fade acquise chez un charcutier du boulevard Saint-Michel, qui, à en juger par la devanture de la boutique, devait vendre des aliments extraordinaires. Ce à quoi Séguin répondit que quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a. Ce papottage de gens qui parlent sans avoir rien à se dire parvenait aux oreilles de Gendrevin parla porte de la cellule laissée entr’ouverte. Il l’entendait sans l’écouter. Les mots lui arrivaient nettement, mais ne faisaient point image dans sa cervelle malade qui les recevait confusément. Il avait du reste tiré de sa poche la lettre que Séguin lui avait laissée en se défendant de vouloir la lire. Il la tenait ouverte sur le pupitre, à côté des assiettes aux trois quarts pleines où la graisse figée avait des apparences de moisissure. Il parcourait des yeux ce papier couvert d’une écriture fine, distinguée, allongée sans crochets prétentieux à la fin des mots bien espacés les uns des autres. Une très légère odeur d’iris mariée au parfum plus violent du vétiver imprégnait encore ces quatre pages. Gendrevin les relut avec une sorte de ténacité, s’efforçant de saisir le sens de certains mots qu’il lui semblait avoir mieux compris la veille. Pourtant elle était très claire, très simple, si calme et si douce cette épître féminine dans laquelle la mère éloignée disait ceci à son petit:

«Mon cher enfant,

Je n’ai pas voulu laisser à ton père le souci de t’écrire. Il t’aurait grondé à cause des mauvaises notes que le proviseur de ton lycée nous a adressées avant-hier. J’aurais été trop peinée si je t’avais su malheureux en recevant des nouvelles de la maison. Cependant, mon cher René, je t’assure que j’éprouve un grand chagrin toutes les fois qu’on ne me dit pas beaucoup de bien à ton sujet. Ton père n’est pas mécontent des places que tu as obtenues. Seul, le rang que tu occupes en géométrie l’a vivement contrarié. Mais c’est ta conduite qui le met surtout hors de lui. Pourquoi n’obéis-tu pas à tes maîtres comme tu m’obéissais quand j’avais encore le bonheur de t’avoir à la maison? Cela ne doit pas être plus difficile et si tu veux que je t’aime toujours bien, si tu veux rester le René de petite mère, tu ne nous feras plus de chagrin, n’est-ce pas? Ton père dit toujours que, s’il t’a mis au collège à Paris, c’est pour ton avenir. Tu apprendras à devenir homme et tu te créeras aussi de belles relations. C’est utile dans la vie surtout pour toi qui ne seras pas aussi riche qu’on l’affirme à Armancourt. Nous avons perdu beaucoup d’argent en ces derniers temps, je puis te l’avouer, sachant que tu n’iras pas le redire. Mais tu comprends si tes mauvaises notes sont faites pour nous consoler de ce revers de fortune. Allons! tu me promets d’être tout à fait sage, n’est-ce pas? Tu ne veux plus me faire de la peine, tu me le promets.

Bonne maman est encore tout heureuse de la jolie petite lettre que tu lui as envoyée pour lui souhaiter la bonne année.

Ce bout de billet est devenu sa distraction du moment. Elle le communique à tout le monde. L’autre jour, elle l’a fait lire à Marthe Quérette qui était venue nous voir avec sa mère. Marthe s’est extasiée sur ta gentille façon de dire les choses et bonne maman était toute fière des éloges que l’on décernait à son René. Mais voilà qui va te donner de l’orgueil et, si ton père savait que je t’adresse ces détails, il me gronderait. Il ne faut pas en vouloir à M. Bélin, mon cher René. Ton correspondant est si terriblement affairé qu’il n’a point toujours le loisir de s’occuper de toi. Il t’a fait sortir deux jours durant les vacances de janvier. Rien ne prouve mieux sa bonne volonté à notre égard. Il est vrai qu’il est un peu notre obligé puisque c’est à ton père qu’il doit sa position. Mais il serait indélicat de lui faire sentir ce que je t’écris et tu as trop d’amour-propre, je le sais, pour te comporter malhonnêtement avec M. Bélin. Quand tu auras besoin de ses bons offices, écris-lui avec discrétion. Je suis sûre qu’il s’empressera de faire droit à tes désirs, s’ils sont raisonnables.

Je ne veux pas fermer ma lettre sans te dire une foule de bonnes choses de la part de la famille. Tout le monde t’embrasse cent mille fois depuis bonne maman jusqu’à la Méïanne. Cette dernière parle de toi à tout venant et à tout propos. Ne voulait-elle pas me forcer à t’envoyer une assiette de berlinquinquins et une douzaine de chalandeaux qu’elle a pétris à ton intention? J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire entendre raison.

Allons, adieu ou plutôt au revoir, mon cher petit angelot, je te supplie encore une fois d’être bien, bien sage et je t’embrasse autant que je t’aime,

Claire GENDREVIN.»

Le «cher petit angelot» resta soucieusement appesanti sur certaines phrases de cette missive. Pourquoi sa mère lui recommandait-elle d’être sage? Il avait la conviction parfaite de s’être toujours montré docile et l’on aurait dû comprendre, là-bas, dans sa petite ville, chez les siens, qu’il était devenu le paria de sa classe. Plus que tous les autres sa mère aurait pu avoir l’intuition et la prévision d’un pareil martyre. Il recommença à pleurer tant il se sentait délaissé, tant il se croyait à tout jamais perdu. Instinctivement, au milieu du grand chagrin qui recommençait à le torturer, ses yeux humides de larmes fixèrent de nouveau la lettre maternelle et distinguèrent vaguement le nom de la Meïanne. Pauvre vieille servante! Elle seule avait une grande pitié de l’enfançon dont elle avait jadis guidé les premiers pas. Elle seule essayait tenacement aujourd’hui de lui rendre la vie moins dure, de même qu’elle s’était obstinée, il y avait deux ans, à empêcher l’exil de son bouebat dans un lycée parisien. Cependant le garçon vint enlever les restes du souper de Gendrevin. Ce cuistre fit dans la cellule un gros bruit de lourde vaisselle remuée et tout en entassant les assiettes grasses dans sa serviette, il dit:

–Eh bien! l’appétit ne va donc pas aujourd’hui?

–Non, répliqua laconiquement René.

Le garçon sortit, laissant entr’ouverte la porte de la cellule. Il reprit placidement sa conversation avec Séguin et lui fit remarquer que le séquestré n’avait presque rien mangé.

–Je crois qu’il est malade, répondit le vieux, à mi-voix. Il avait une forte migraine à quatre heures. Il n’y a du reste pas de bon sens à enfermer ces gamins par un froid pareil et surtout à un moment où l’épidémie s’est abattue sur le lycée. Si je m’étais écouté, j’aurais fait travailler ce polisson sur ma table, à côté de moi. Mais vous savez, il y a la consigne et je ne connais que ça. C’est égal, je ne veux pas être accusé d’assassiner mes prisonniers. Je vais aller voir si Gendrevin a encore mal à la tête. Attendez un peu. S’il n’est pas bien, je le dispenserai de la veillée et vous l’accompagnerez au dortoir.

Le cuistre plaça ses assiettes sur le carreau de la salle tandis que Séguin entrait dans la cellule de René. Sans mot dire, le grognard posa sur le front du petit sa grosse main où buissonnaient des poils bruns. En bas, dans la cour, un roulement de tambour annonçait l’ascension aux dortoirs.–Le vieux fit la grimace, toussota et parut un moment embarrassé. Il hésitait entre l’humanité et le devoir professionnel. Il commanda enfin:

–Levez-vous! Donnez-moi votre pensum.

Gendrevin lui remit quelques feuilles de papier noirci et sortit du banc-pupitre où son buste était étroitement resté emboîté. Rentré dans la grande salle des arrêts, il hasarda quelques pas pour se dégourdir les jambes. Il marcha lourdement comme les cavaliers qui viennent de fournir une longue traite ou les marins désaccoutumés du plancher des vaches depuis des mois. Il ferma les yeux un instant. La lampe de Séguin versait en effet dans la pièce une lumière violente et crue. Enfin instinctivement, René alla s’asseoir sur une chaise où il demeura sans pensée, sans parole, passif, inerte, la tête ballante, agité par des frissons intermittents. Très ébaubi, le garçon considérait, bouche ouverte, cet écolier anéanti, semblable aux monomanes mélancoliques internés das les hospices. Séguin s’était assis devant sa table et de sa belle écriture d’ancien sergent brisquard, il traçait des mots sur une feuille de papier. Mais les expressions justes ne lui venaient pas et il déchira trois pages commencées avant de pouvoir coordonner ses idées. Enfin il réussit à s’exprimer intelligiblement dans un style capitonné de pronoms relatifs. Cette besogne achevée, il plia son papier en forme de lettre, le scella au coin gauche d’un pain à cacheter violet et le remit au cuistre en disant:

–Vous donnerez ceci à M. Desmarais, n’est-ce pas? Onésime. Et vous, Gendrevin, suivez le garçon.

–Faut-il conduire l’élève chez le surveillant général? interrogea le domestique.

–Mais oui, naturellement. Allons! bonsoir, Onésime.

–Bonsoir, m’sieu Séguin.

René eut la perception que le bourru bienfaisant venait de lui être doux et clément. Lui aussi murmura un bonsoir, auquel le vieux répondit par ces mots:

–C’est bon! c’est bon! Vous feriez mieux d’être sage et discipliné.

A la suite du cuistre, Gendrevin sortit des arrêts et descendit l’escalier en s’appuyant à la rampe. Chaque fois qu’il posait le pied sur une nouvelle marche, il éprouvait une forte douleur cérébrale; il lui semblait qu’un coup de marteau venait d’être asséné au-dessus de son front. Devant lui, Onésime écrasait l’escalier de son pas lourd, balançait la serviette pleine d’assiettes dont les résidus s’égouttaient à mesure que se prolongeait la descente. A chaque étage, les portes vitrées des dortoirs laissaient apercevoir dans une sorte de clair obscur des blancheurs animées. C’étaient les lycéens en chemise et en casque à mèche qui se mettaient au lit. De distance en distance des quinquets fumeux accrochés au mur de l’escalier empestaient et –leur huile tombait en perles verdâtres et sales dans des godets gras. L’enfant et le domestique parvinrent enfin au rez-de-chaussée, traversèrent des couloirs et finirent par arriver chez le surveillant général. Onésime laissa sa vaisselle à la porte, introduisit René et présenta le billet de Séguin à M. Desmarais. Le poussah sommeillait devant un feu de coke. Le bruit de la porte qu’on venait d’ouvrir le tira de sa béatitude. Il n’aperçut tout d’abord que René:

–Encore vous, Gendrevin! clama-t-il. Quand donc se décidera-t-on à en finir avec Votre Seigneurie? Qui vous a autorisé à quitter le séquestre?

Le collégien garda le silence. Onésime continuait en effet à tendre au surveillant général le papier calligraphié par le geôlier. M. Desmarais le prit, après avoir fait observer au cuistre qu’on n’entrait pas chez les gens sans frapper. Il se leva péniblement, s’approcha d’une lampe qui charbonnait et déchiffra la missive de Séguin. Il esquissa une grimace de figure en caoutchouc ou de masque japonais. Ses lèvres formèrent une lippe en cul de poule, ses joues se tassèrent contractées, ridées, ne laissant plus apercevoir que les deux trous noirs des narines, ses yeux roulaient étonnés et blancs. Stupéfait et incrédule en même temps, il semblait chercher une solution. Il se demandait si Gendrevin jouait la maladie ou si la punition infligée à l’enfant était vraiment cause de quelque fièvre, de la scarlatine peut-être. Puis il réfléchit qu’il n’avait aucune responsabilité dans cette affaire. Tout retombait sur le maître d’étude et le censeur. Quant à lui, il s’en lavait les mains. Après cette minute d’effarement, il souffla quelques paroles et dit à Gendrevin:

–Je vais vous faire conduire à l’infirmerie, mais faites-y bien attention, si, demain matin, le docteur constate que vous êtes en bonne santé, le renvoi du lycée dont vous a menacé M. le censeur sera certain. Garçon, vous mènerez cet élève, n’est-ce pas? et vous prierez madame la supérieure de faire attention aux faits et gestes de ce prétendu malade.

René ne répondit rien. Ilse sentait trop accablé, trop souffrant, trop inerte pour essayer la moindre réplique. Onésime cependant réclamait contre la corvée dont M. Desmarais venait de le charger. Il devait aller à la cuisine où des soins de vaisselle le réclamaient. Si ces allées et venues continuaient, il n’aurait pas fini à deux heures du matin sa besogne accoutumée. Le surveillant général coupa court à ces observations. Il mit le cuistre en demeure d’obéir. L’autre s’exécuta. Gendrevin et lui laissèrent M. Desmarais fort occupé à aérer son cabinet, ils sortirent et, tournant à gauche, ils descendirent dans la cour des réfectoires du moyen collège, la traversèrent, franchirent enfin un premier étage sur lequel s’ouvrait l’infirmerie.

Dans la salle de consultation, une grande pièce meublée de deux divans recouverts de reps chocolat, d’une table, d’une armoire pharmaceutique, d’un bureau Louis-Philippe en acajou et de bancs de bois, ils trouvèrent sœur Madeleine, la supérieure. Elle rangeait en bataille sur la table des fioles aux étiquettes chargées de formules abrégées. Une odeur de remède se mêlait à la senteur fade des cataplasmes mijotant sur un fourneau à gaz, dans une chambre qui s’ouvrait sur la salle de consultation. Aucun bruit à part celui des flacons heurtés parla main sèche de sœur Madeleine dont la cornette empesée avait par instants une allure lourde d’énorme papillon blanc.

Onésime expliqua mal à la religieuse le cas de l’élève Gendrevin. Elle dut le faire répéter et désespérant d’être édifiée, elle tourna son visage aux tons de vieil ivoire vers René qu’elle fixa de ses yeux couleur lilas. Elle demanda des renseignements au petit. Il se montra encore plus obscur que le garçon. Ses idées n’avaient plus de suite. Il parla tout à la fois de son gros chagrin, de sa gorge en feu, de l’injustice des maîtres, de la cellule froide, du pensum lourdement inintelligible, de m’sieu Séguin qui avait eu la bonté de lui laisser une lettre de maman, puis il s’arrêta demandant un verre d’eau fraîche. Sœur Madeleine fut un peu effrayée de ce flux d’incohérences que l’écolier avait essayé de relier par une série d’alors. Elle crut aussitôt à un commencement de délire, vit René fortement congestionné et comme il insistait pour obtenir un verre d’eau:

–Tout à l’heure, lui dit-elle. Quant à vous, garçon, vous pouvez vous retirer.

Onésime partit aussitôt et le bruit de son pas lourd se perdit peu à peu dans le silence de l’escalier.

–Venez avec moi, mon enfant, dit la supérieure.

Comme elle aurait fait avec un des tout petits, elle prit la main de Gendrevin et le conduisit dans un dortoir minuscule où tremblotaient les lumières de trois veilleuses qui mettaient des points errants d’or pâle sur un mur simplement orné d’un crucifix entrevu. Quand ils entrèrent, une religieuse soutenait la tête d’un malade auquel elle faisait avaler une tasse de tisane. La supérieure désigna, près d’une fenêtre où pendaient de longs rideaux de calicot blanc, un lit inoccupé:

–Vous coucherez là cette nuit, dit-elle à René. Demain, si le docteur l’ordonne, on vous transportera là-haut, dans la salle des fiévreux. Mais ne vous déshabillez pas encore. Je vais faire bassiner le lit.

Puis, comme l’autre religieuse achevait sa besogne auprès du petit malade qui venait de boire:

–Sœur Félicité, commanda la supérieure, donnez une tasse de tisane à cet enfant. Vous le veillerez avec attention, n’est-ce pas? Il faudra ne pas le laisser se découvrir.

Gendrevin but d’un seul trait le breuvage tiède et sucré que sœur Félicité lui avait apporté.

–Encore! fit-il en rendant la tasse.

–Non, tout à l’heure, répliqua presque impérieusement sœur Madeleine. Vous deviendriez plus malade si vous buviez coup sur coup.–

Il n’osa pas insister. Malgré le vague de ses pensées, il gardait une forte appréhension pour la supérieure. Cette femme se montrait sévère à l’occasion. Elle avait une fermeté tenace à certaines heures, une force d’inertie à d’autres. Les élèves l’avaient surnommée Sœur Gendarme. Elle se montrait très orgueilleuse de ce sobriquet, faisait tout pour le conserver. Elle n’avait de douceur que pour les véritables malades et possédait une rare pénétration qui lui faisait distinguer du premier coup les paresseux amis du dorlotement des infirmeries. Dans son état d’abattement général Gendrevin était d’ailleurs incapable d’opposer la moindre réclamation aux ordres de sœur Gendarme. Elle-même bassina le lit de René, mit les deux oreillers au niveau convenable, les tapa d’un coup de poing, aida l’enfant à se coucher. Quand elle eut bordé les draps, elle prit la main de Gendrevin et lui tâta le pouls avec une assurance de vieux praticien.

–Là, êtes-vous bien? interrogea-t-elle.

Il ne répondit pas, n’ayant entendu qu’un murmure de paroles. Il avait du reste fermé les yeux dont les paupières étaient toujours appesanties. La soif continuait à le torturer et pourtant il éprouvait de grands maux de gorge en essayant d’avaler sa salive. Il ne se rendait plus compte de sa situation, du lieu où il se trouvait, des mots que l’on prononçait autour de lui. Seules l’injustice des maîtres et la punition qu’il venait de subir demeuraient à l’état fixe dans sa cervelle en feu. Cette rancune persistante était dominée par l’idée, par le besoin de la soif.

–A boire! à boire! gémissait-il toutes les deux minutes.

Bientôt, répondit sœur Félicité demeurée seule avec les deux malades. La supérieure m’a dit de vous donner de la tisane tous les trois quarts d’heure au plus.

Mais il n’entendait pas et répétait obstinément:

–A boire! à boire!

Quatre fois, la religieuse le souleva et approcha de ses lèvres une tasse de tisane qu’il buvait avec une gloutonnerie d’ivrogne. Quand il avait avalé cette eau teintée de fleurs sèches, il poussait un petit cri douloureux. En passant à travers le gosier, le liquide paraissait blesser les muqueuses endolories et laissait au fond de la gorge un insupportable goût de sucre qui rendait poisseuse la salive de l’enfant. Pourtant à peine avait-il bu qu’il reprenait ces mots:

–A boire! à boire!...

Sœur Félicité finit par s’apercevoir que le sucre attisait peut-être le feu qui cuisait la gorge du malade. Elle lui apporta la tisane pure. Il ressentit un très léger mieux, quelque chose comme un apaisement. A côté de lui, l’autre collégien dormait, l’haleine courte, bredouillant parfois des lambeaux de phrase.

René demeurait éveillé. Il avait rouvert les yeux et les tenait immuablement fixés en face de lui sur une portion de mur où la lumière d’une des veilleuses plaquait dans de la clarté toujours les mêmes sautillements. Pas d’autre émotion excepté la perception très vive des bruits lointains du dehors. Il restait sourd aux pas discrètement étouffés de sœur Félicité. Mais il entendit très nettement des sabots de rustre sur l’asphalte, des sifflets de machines à vapeur qui se répondaient dans la nuit, le grondement des voitures de vidange, des chansons de noceurs attardés dont les notes canailles lui arrivaient seules. Beaucoup plus tard des coqs déchirèrent le silence nocturne d’une sorte de sanglot strident. Il les écouta se renvoyer leurs saluts du matin. Puis, comme ses oreilles se remplissaient d’un bourdonnement semblable à la colère de l’Océan, il ferma les yeux et tomba dans l’anéantissement et le bienheureux oubli complet de lui-même qu’il avait souhaité durant la journée misérable de la veille.

Vingt-quatre heures s’écoulèrent sans que René sortît de cet état de prostration. Il restait un corps pourvu de souffle. Là s’arrêtait son existence. Il n’eut aucune notion de la première visite du médecin qui le déclara excessivement malade et le¬ fit transporter d’urgence dans la salle de l’étage supérieur convertie en petit hôpital de fiévreux. Il se laissa emporter roulé dans des couvertures et Guébhart le garçon de l’infirmerie–un géant alsacien–le soutint comme un paquet inerte à l’aide de ses bras ornés d’un double tatouage représentant un zouave, et un faisceau d’armes, René n’eut ni la notion du milieu nouveau dans lequel il se trouvait, ni la perception de son mal. Tout semblait fini pour lui. Dans la grande salle où il était alité, une quinzaine d’autres petits malades rêvassaient. Deux religieuses, sœur Anaclet et sœur Félicité, visitaient les lits, abreuvant tel fiévreux de tisane, soutenant la tête de tel autre. Deux fois par jour, à huit heures du matin et à cinq heures du soir, le médecin, un vieux chauve rasé, serré dans sa redingote dont la boutonnière était tachée d’une rosette pourpre, venait, tâtait le pouls de chaque enfant, regardait les progrès de l’éruption ou de la desquamation, inscrivait illisiblement des ordonnances, donnait des ordres aux infirmières d’une voix brève et moyenne. Il prescrivit une surveillance spéciale pour Gendrevin. Il avait prononcé les mots de scarlatine angineuse et les deux sœurs s’étaient regardées avec étonnement, n’osant pas questionner le praticien, se demandant si René n’apportait pas un fléau nouveau. Ce fut sœur Félicité qui se chargea de lui. De taille moyenne, cette religieuse toute jeune encore, avait sous les ailes blanches de la cornette qui lui serrait le front des yeux noirs, veloutés, très doux, ombragés de longs cils, un nez court, légèrement épais, aux narines dilatées, un soupçon de duvet au-dessus des lèvres rouges et bien en chair, le menton grassouillet, les joues roses. Sa voix de chanteuse de cantiques gardait les inflexions molles et caressantes de ces ritournelles sacrées. Dans le néant où il était plongé, Gendrevin n’eut que la sensation diffuse de ce timbre. Il crut entendre les accords lointains de violons qui pleurent des mélodies vagues. Parfois, sœur Félicité posait sur les tempes de René sa main légère et froide de jeune fille en bonne santé. C’était alors une sorte de caresse féminine compliquée d’une grande sensation de fraîcheur, quelque chose comme un baiser accordé sous une charmille dans le calme lourdeur d’une journée caniculaire. Puis, sœur Félicité penchée sur le lit d’un autre malade, l’enfant retombait dans le complet anéantissement. Ses mains aux doigts serrés restaient sous la couverture fixées à ses cuisses brûlantes. Il gardait une attitude raide de statue égyptienne. De temps à autre, l’infirmière lui soulevait la tête et le faisait boire. Il ingurgitait passivement les potions qui passaient toujours péniblement à travers sa gorge et il revenait à son état d’inertie. Nuit complète sous ses yeux fermés. Rien que du noir. L’odeur fade des remèdes ne montait pas à ses narines. Son ouïe avait des illusions. Tantôt ses oreilles s’emplissaient de bourdonnements. Tantôt il percevait des sons imaginaires. Aucune pensée, aucune idée. Un matin, cependant, le docteur fit remarquer aux infirmières une série peu nombreuse de petites taches framboisées qui salissaient le cou de René. En même temps il l’oblige a à exhiber sa langue. Elle était comme enduite d’un vernis.

–C’est l’éruption qui commence, dit le praticien. Nous en avons au moins pour huit jours. Il faut que le malade conserve la plus grande tranquillité. Si, par hasard, il était agité, vous mêleriez à ses potions de la belladone en quantité infinitésimale.

Les enfants, L'élève Gendrevin

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