Читать книгу Les questions esthétiques contemporaines - Robert de la Sizeranne - Страница 3

INTRODUCTION

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Table des matières

Ce ne sont pas toutes les questions esthétiques contemporaines qui sont traitées ici, mais quelques-unes peut-être des principales et assurément des plus nouvelles. Qu’espérer de l’emploi du fer en architecture? Comment rendre, en sculpture, le vêtement moderne? Quelle place faire à la photographie dans les Arts? En voilà trois, par exemple, qu’aucune époque avant la nôtre n’avait eu à résoudre. Et si d’autres, comme la relégation de l’Art dans les musées ou les recherches de couleur connues sous le nom d’Impressionnisme, ont pu, en d’autres temps, inquiéter les artistes, il suffit cependant qu’en aucun temps on n’ait vu se fonder tant de musées, ni qu’aucune école coloriste n’ait soulevé tant de scandale, pour que les problèmes discutés hier soient devenus plus pressants aujourd’hui. Ce sont ces questions posées ou imposées à notre attention par la vie moderne qu’on trouvera étudiées dans les pages qui vont suivre; non avec la prétention de les résoudre, mais avec l’espoir de les éclaircir.

Selon quelle méthode ou dans quel sentiment?

Le plus simplement possible.

Ouvrir les yeux sur le monde et la vie et s’abandonner à l’impression de joie ou de répulsion que produit en soi chaque chose: naturelle ou artificielle, spontanée ou voulue. S’exalter aux qualités «sensorielles» des formes dans l’air et sur la terre, vivantes ou inanimées: lignes, couleurs, valeurs, souplesse, éclat, équilibre, harmonie; parcourir avec sa sensibilité les innombrables nuances colorées ou tactiles dont l’esprit ne peut se faire une idée et que les arts intellectuels: la parole, la description littéraire, l’analyse philosophique, la poésie ne peuvent rendre ou ne rendent que bien grossièrement au regard des arts plastiques; et ainsi, juger de l’Art plastique pour la qualité d’émotion que, seul, il apporte et que rien autre, ni poésie, ni philosophie, ni histoire ne peuvent nous apporter; l’aimer pour lui et non pour elles, pour l’enthousiasme tout sensible qu’il nous fait éprouver, pour la sensation d’une vie plus ardente et plus complète qu’il éveille, et non pour les souvenirs ou les associations d’idées qu’il nous procure,—telle est la méthode employée ici. Tel est le «sentiment esthétique». Elle diffère à ce point des habitudes prises ou des principes adoptés par les philosophes modernes, qu’il faut bien, pour son intelligence, ou au moins pour son excuse, dire ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle est,—et ce qui l’a fait adopter.

I

Pendant longtemps, la critique d’Art s’est crue en possession de «lois» esthétiques formelles et inéluctables avec lesquelles il suffisait de confronter les œuvres nouvelles pour en juger. On ne devait représenter que certains sujets, non tels autres, certaines régions, généralement situées dans le Midi, non tous les pays. Le tableau d’histoire était la seule matière à chefs-d’œuvre. La vie contemporaine pouvait à peine être mise en un petit tableautin. L’activité ouvrière ou rurale, le travail quotidien n’avaient point de beauté. Si on les voulait figurer, il fallait le faire par des allégories, c’est-à-dire par des femmes vêtues de chitons et de diploïs. Ces femmes elles-mêmes devaient ressembler à un type grec ou y être le plus possible ramenées. Le nez et le front devaient être sur la même ligne et tous les traits mis en ordre selon des «canons» que détenait Winckelmann. On savait ce que c’était que la Beauté.

A côté de ces lois générales, une foule de lois techniques. Le premier plan de tout paysage devait être noir, afin de repousser la lumière au second. Un portrait devait s’enlever en clair sur un fond sombre, d’un côté; en sombre sur un fond clair, de l’autre. Une composition devait être en forme de pyramide, et chaque figure se développer entièrement dans son plan, sans être obstruée par une figure de premier plan. Les nuages rentraient dans deux ou trois types de cumuli hors desquels il était interdit de s’aventurer. Il y avait des arbres nobles. Les lumières devaient être «chaudes», c’est-à-dire dorées et les ombres brunes, en imitation la plus proche possible des vieux tableaux de l’école italienne et de la Renaissance, non pas tels qu’ils avaient été peints, mais tels que la patine et les années les ont faits. Il ne fallait pas voir du vert dans une prairie; mais du brun. Ces lois et bien d’autres étaient dérivées de principes de Beauté déduits eux-mêmes, après beaucoup d’abstractions, de l’étude des Anciens. A la vérité, on ne les avait pas très attentivement observés, car beaucoup eussent démenti cet enseignement. Mais moins on le vérifiait, plus on avait pour lui de respect.

Quand parurent les peintres et les sculpteurs de l’époque romantique, puis les naturalistes de Barbizon, puis les «réalistes», la critique, armée de ces principes, déclara que les nouvelles œuvres ne pouvaient être «belles», car elles violaient manifestement ces «lois». Elle condamna les romantiques pour leurs excès de couleur et de mouvement, les réalistes pour leurs sujets et leurs «laideurs», les indépendants de toutes sortes pour leur dédain des sujets admis, des costumes adoptés, des «sites» composés, des gestes nobles ou des tons «locaux» depuis longtemps observés. Cette critique, jugeant tout par analogie avec les anciens maîtres, repoussa tout ce qui en était différent. Elle repoussa Delacroix, Rude, David d’Angers, Barye, Corot, Rousseau, Millet, plus tard Courbet, Puvis de Chavannes, Bastien-Lepage, au nom de lois qu’elle croyait infaillibles. Au même moment, en musique et pour des raisons parfois semblables, elle condamnait Wagner. Elle se trompa lourdement. Ces hommes étaient des maîtres. Avec le temps, ils triomphèrent et la critique d’Art basée sur l’admiration des maîtres anciens, des formes reconnues «belles» et des lois déduites d’un «Beau idéal», se tut misérablement.

Aujourd’hui, une réaction totale s’est produite. L’idée qui domine la critique contemporaine, avertie des erreurs de sa devancière et fermement résolue à n’y pas retomber, est qu’il n’y a pas de beau, pas de laid, dans la nature ni dans l’homme, ni dans les objets créés par l’homme, qu’il n’y a que des formes plus ou moins expressives de la vie, caractéristiques d’une civilisation, et qu’ainsi tout dépend de la pensée ou du sentiment que l’artiste veut exprimer. Celui-ci n’a pas à suivre telle ou telle «loi». Il n’y a pas de «loi». Pourvu qu’il exprime sincèrement une émotion, une pensée, une vérité, cela suffit. Et il y arrive, surtout, s’il les exprime selon sa race, son époque, son milieu. Tout est beau qui est expressif. Tout s’impose qui est personnel, quelles que soient l’absence ou la pauvreté des formes employées. Rien n’est beau de ce qui ne l’est pas, quelle que soit la perfection des formes. Il n’y a donc pas de «canon» de la Beauté. D’ailleurs les races, les époques en ont connu de fort dissemblables. La nature même ne peut être qu’un substratum ou qu’un prétexte à l’Art: elle ne vaut que si elle est vue «à travers un tempérament». Ce que l’artiste nous doit montrer, ce n’est pas elle, mais sa pensée sur elle.

Le critique n’a donc pas à s’occuper de la Nature, ni de la tradition, ni de la technique. Il n’a qu’une chose à faire: remettre l’artiste dans son époque, sa race, son milieu; observer s’il les exprime d’une façon personnelle; décrire les liens qui l’y rattachent; non pas confronter son œuvre avec la nature, ni avec les anciens, ni avec des règles quelconques, mais la comparer à l’auteur même, à la vie où il se meut, au peuple d’où il est sorti. Si elle l’exprime, l’acclamer et en faire un objet de joie; s’il ne l’exprime pas, la mépriser. Tel est le point de vue contemporain.

On n’en avait jamais connu jusqu’ici, je ne dis pas seulement de plus faux, mais de moins «esthétique» dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire de moins orienté vers les qualités «sensorielles» d’un objet de nature ou d’Art,—de ces qualités qui frappent les sens et qui ne frappent que les sens: formes, couleurs, ombres, lumières, densité,—ni de moins «spécifique», c’est-à-dire de moins orienté vers une certaine exactitude d’imitation et une certaine perfection de matière. Dorénavant, ce sont les qualités qui frappent l’esprit et qui n’ont pas besoin, pour le frapper, de l’intermédiaire du sens de la vue, ni du secours des arts plastiques qu’on prise par-dessus tout. C’est l’expression, c’est la suggestion qui sont requises. Et, encore, expression de quoi? suggestion de quoi? De formes?—ce que peut suggérer un trait à l’eau-forte de Rembrandt? De profondeurs et de reliefs?—ce que peut suggérer une touche de Corot?—Non, mais de sentiments ou d’idées, c’est-à-dire de choses qui peuvent être exprimées ou suggérées tout aussi bien, et qui le sont tous les jours, par d’autres moyens: l’analyse psychologique, la synthèse poétique, et par un tout autre intermédiaire que les sens de la vue ou du toucher: par l’ouïe.

Jusqu’ici, les méthodes esthétiques avaient pu tomber dans de grandes erreurs, mettre à la base de nos impressions et de nos jugements une qualité technique fausse ou insuffisante, proscrire injustement des formes ou des expressions très légitimes; mais toujours il était resté, au fond de ces erreurs, le désir d’une qualité spécifique, d’une «délectation», comme on disait, ou d’une joie des sens. Dans les Esthétiques actuelles, les impressions requises de l’Art sont toujours des impressions intellectuelles, que l’Art non plastique peut aussi bien et même beaucoup mieux nous donner.

De là, deux tendances dominantes dans nos jugements esthétiques sur les choses de la vie et jusque dans les moindres considérants de la critique quotidienne. Le critique d’art moderne se défie de son impression physique, spontanée, «sensorielle», parce qu’il a peur qu’elle ne soit une résultante de son accoutumance aux anciens chefs-d’œuvre, un réflexe de la routine;—et, au contraire, il acclame toute tentative qui exprime un sentiment ou un état de choses récent, quelque peu de charme qu’il en éprouve, de peur de repousser, sans le savoir, un chef-d’œuvre nouveau. Dans le premier cas, il proscrit avec une extrême sévérité; dans le second, il accueille avec une extrême candeur; dans les deux, il fait violence à son goût intime et à son impression esthétique, bien plus qu’il ne les suit.

La première de ces tendances est singulière. Cette indifférence aux qualités purement sensorielles de l’Art nous pousse à condamner toute œuvre qui, belle de facture, de matière, de couleur, ne nous apporte pas une «émotion nouvelle», mais qui aurait pu être faite en d’autres temps, par une autre génération et semble inspirée des anciens: les figures de M. Bail ou de M. Roybet, par exemple, ou le Sacré-Cœur de Montmartre, ou les académies de M. Henner, ou les paysages de M. Harpignies. De pareilles choses seront toujours admirées par un artiste, non intellectuel, par tout être d’une sensibilité frémissante aux qualités de vie colorée, de belle matière, de lignes harmonieuses, parce qu’un sensitif en jouit toujours,—qu’elles soient expressives ou non d’une idée moderne. Un beau rouge est toujours un beau rouge, un beau passage de lumière sur un ton d’opale ou d’aigue marine est toujours une belle transition et, s’il est vrai que cet os décrit par le Maître ancien soit très beau, quand bien même il n’exprimerait rien autre que lui-même, il sera toujours très beau. Mais si, comme le critique d’art moderne, l’on met à la base de tout jugement ce postulat que l’Art n’existe pas, s’il n’exprime spécialement une idée, une époque, une race,—quelle que soit la beauté, le frisson de joie que peut donner un beau rapport de couleurs,—on sera obligé de mépriser ces choses parce qu’elles n’apportent pas une «émotion nouvelle».

La seconde tendance n’est pas moins étrange. Quelle que soit sa répulsion en face des créations de l’Industrialisme moderne—machines, bâtiments géométriques, engins informes,—le critique, lorsqu’elles sont modernes, adaptées à notre vie, se croit tenu de les trouver belles, ou, au moins, génératrices de beauté. Quelle que soit la révolte de son sens instinctif, il fait taire cette révolte, en se souvenant qu’on a proscrit, en d’autres temps, d’autres formes qui, devenues habituelles, n’ont plus paru si laides et se sont trouvées belles, un jour. Il est dominé par la peur de proscrire aujourd’hui des choses qui demain seront qualifiées chefs-d’œuvre, comme longtemps les fournisseurs de Barbizon n’osèrent plus refuser du crédit à un artiste, dans la crainte d’affamer un nouveau Millet. «Il faut tout comprendre!» s’écrie-t-il avec une candeur touchante et, d’effort en effort, il arrive à comprendre ce que les auteurs eux-mêmes ne comprennent pas. Comme ce pharmacien de vaudeville, qui lit couramment le nom de savantes drogues dans un gribouillage involontaire qu’un pseudo-médecin a griffonné, le critique découvre, maintenant, un sens profond et une vision d’humanité dans les essais désespérés que fait tout jeune artiste pour enchâsser un peu de talent dans beaucoup de saugrenuité. «N’ayons pas la négation irraisonnée du temps présent! ne proscrivons aucune tentative!» tel est le mot d’ordre des «modernistes». Alors, de peur de manquer, au passage, le chef-d’œuvre de demain, ils admirent tout, du moins tout ce qui leur paraît «nouveau». Et comme ils reconnaissent la nouveauté à ce qu’elle les choque, ils admirent tout ce qui les choque. «Tout ce qui a soulevé les protestations de la foule, jadis, était beau. Or ceci:—l’Olympia, le Balzac, la Porte Monumentale,—soulèvent les protestations de la foule, donc c’est beau.»

Ce raisonnement par analogie s’applique à tout. Protestons-nous contre «l’haussmannisation» de Paris? On nous répond: Les Parisiens se plaignaient déjà des travaux de Philippe-Auguste! Trouvons-nous qu’il faut simplement voir l’échec d’un grand artiste dans l’œuvre intitulée Balzac, on nous répond: Vous avez dit la même chose de Wagner! Hasardons-nous que la voûte de verre du Grand-Palais est un désastre pour la beauté de Paris, on nous dit: Les Grecs eussent parlé ainsi devant le gothique! Telle est la grande méthode de la critique d’art contemporaine: le raisonnement par analogie. Autrefois, on jugeait par analogie de sensations devant les œuvres; aujourd’hui, on juge par analogie de faits et de circonstances extérieures qui les ont accompagnées, et voici que de la ressemblance de deux mouvements d’Art, en un point, on en conclut hardiment à leur ressemblance en tous les autres. Aux époques traditionnalistes, on admirait les nouvelles œuvres d’autant qu’elles ressemblaient aux anciennes et qu’on pouvait les en rapprocher. Aujourd’hui, on les admire d’autant qu’elles en diffèrent et qu’on peut les leur opposer. Mais les deux méthodes sont aussi peu «esthétiques» l’une que l’autre. Ni l’une ni l’autre ne font appel au témoignage des sens. Ni l’une ni l’autre ne comparent l’œuvre avec la Nature, qui n’est ni ancienne ni nouvelle, qui ne songe pas à l’institut non plus qu’elle ne prend ses mots d’ordre aux Indépendants, qui ne songe ni à différer d’elle-même, ni à se ressembler, ni à se rajeunir, mais qui, infiniment changeante, et complexe, et semblable, et toujours belle à qui sait l’aimer, contient tous les aspects révélés par toutes les écoles, et une multitude d’autres qu’aucune école n’a jamais révélés, a des flots pour toutes les nefs, des couleurs pour tous les rêves et pour tous les pas en avant,—de quelque côté qu’on marche,—des horizons.

II

Que valent ces postulats de la critique d’art contemporaine ou ces axiomes, ou ces dogmes posés par les esthéticiens modernes, sans aucune démonstration préalable, que «dans toute forme, même artificielle, il y a de la Beauté», ou que «tout ce qui exprime l’idée ou le besoin d’une époque est beau», ou encore que «tout ce qui soulève des protestations et détermine des résistances dans la foule est beau»?—Ne seraient-ce pas là des demi-vérités, presque des erreurs, ou des généralisations hâtives succédant à d’un peu superficielles observations,—et toute l’Histoire de l’Art et l’expérience personnelle de chacun de nous les confirment-elles ou bien plutôt, ne les infirmeraient-elles pas à tout instant?

«On ne discute que ce qui est fort.» Voilà, par exemple, un axiome très répandu dans la mentalité contemporaine. Mais pour être très répandu et même banal, et pour servir en toute occasion et à tous les esprits, il n’en est pas moins faux. L’usure d’une pièce ne prouve pas toujours qu’elle est bonne. Elle peut prouver simplement qu’on ne l’a pas regardée. La vérité est qu’on discute tout ce qui choque et que, pour choquer, la force n’est pas nécessaire: l’ingéniosité suffit. Tout ce qui s’offre à la discussion avec violence, avec provocation,—que ce soit puissant ou non,—est discuté. Et nous avons vu très discutées, il y a quinze ans, il y a dix ans des œuvres très faibles dont on a déjà perdu le souvenir. Préault a été plus discuté que Rude, Mallarmé plus que M. Sully-Prudhomme, les Rose-Croix plus que Corot. Tout le monde a encore dans les oreilles le bruit soulevé, il y a quelque vingt ans, par les Décadents ou les Symbolistes, mais nul n’a devant les yeux un chef-d’œuvre qui en soit sorti. Sans doute, cette observation que tout ce qui fait scandale est puissant contient une part de vérité, mais il faut, pour l’en dégager, tenir compte de la diversité des causes, et de la diversité des temps.

Oui, ce qui fit scandale, autrefois, fut le plus souvent original, quand on ne savait pas encore que le scandale ou l’originalité seraient des éléments de succès; quand les novateurs étaient originaux presque malgré eux, ne connaissant à l’être que des risques à courir, et, l’étant cependant, malgré tout, par un irrésistible besoin d’exprimer quelque beauté particulière qu’ils découvraient dans la Nature et voulant, s’ils ne satisfaisaient point les autres, du moins se satisfaire eux-mêmes. Il en est de l’originalité comme de l’abnégation, qui n’est véritable que si elle est sans savoir qu’il y a un prix institué pour qu’elle soit. Du jour où l’on sait que ce prix existe, il n’y a plus de véritable vertu à être vertueux, ni de véritable originalité à être original, ni de véritable «sincérité» à être sincère. Du jour où l’on crie: «Venez voir comme je suis attaqué, condamné par l’Art officiel, proscrit par l’Institut, incompris de la foule! Comptez combien de pierres et de quel calibre me jette la critique pédante et autorisée! Songez à tous ceux qui furent lapidés avant moi! N’oubliez pas que Millet le fut, et Rousseau, et Delacroix, et Wagner! Et ne manquez pas de faire entre eux et moi tel rapprochement que vous inspirera votre esprit d’analyse et d’équité!» De ce jour-là, le sens du scandale n’est plus le même. Car on peut craindre que le novateur ne heurte le sentiment public non tant parce qu’il exprime le sien que parce qu’il a choisi laborieusement quelque chose qui le puisse heurter, et, par contre-coup, lui susciter le secours des raffinés aux yeux de qui, d’être d’un sentiment incompréhensible à la foule passa toujours pour le signe du génie.

Est-il plus vrai de dire que notre répulsion en face des formes nouvelles vient nécessairement de nos habitudes de vision ou, en d’autres termes, que notre habitude commande impérativement notre goût,—et que les costumes, les gestes, les formes monumentales, les engins de la vie, enfin les œuvres d’art que nous admirons le plus sont toujours ceux qui existent depuis le plus longtemps?—Nous voyons le contraire à toute heure. Nos yeux sont infiniment plus habitués aux formes de la redingote qu’à celles du burnous des Arabes et au geste du cocher de fiacre qui fouette son cheval qu’à celui de l’archer qui ajuste son arme. Nous sommes plus accoutumés à l’arc bombé répété des milliers de fois sur nos portes cochères de Paris qu’à l’arc outrepassé des palais mauresques. Cependant, si le hasard, en voyage, ou dans une de nos expositions exotiques, fait apparaître à nos yeux cette draperie, ce geste, cette forme architecturale, nous éprouvons une joie esthétique tout à fait absente devant le costume, le geste et le cintre accoutumés. L’habitude ne commande donc pas impérativement notre goût.

A cela, que peut-on dire? Que nous sommes enseignés par l’Art à dégager des formes anciennes ce qu’elles ont «d’esthétique», et que l’Art ne nous l’a pas encore appris des nouvelles? Quel pauvre argument, si l’on songe que, depuis trente ans et plus, nos Salons regorgent de scènes contemporaines, de portraits, de machines, et que par un singulier phénomène, plus on les voit, moins on les aime et plus l’Art s’acharne à substituer la redingote à la draperie, la locomotive au cheval, la cheminée d’usine à la flèche gothique, moins il produit de chefs-d’œuvre et moins il attire notre attention!

Car, bien loin que l’habitude conditionne absolument notre goût, la satiété est précisément la cause principale de toutes les réactions artistiques. Et de la beauté de certaines œuvres comme de la vertu d’Aristide on pourrait dire que le défaut fut seulement qu’on la vantait depuis trop longtemps. On a dénoncé maintes et maintes fois «l’influence de l’habitude»: on ne dénonce jamais le «goût du nouveau». Il expose à autant d’erreurs et est la cause d’autant d’injustices. On se passionne pour un aspect de nature ou d’humanité, parce qu’il nous apporte une «impression nouvelle». Plus tard, quand le nouveau est devenu vieux, quand l’inédit se réédite, quand l’inattendu est l’inévitable et, pour ainsi dire, le protocolaire, on s’aperçoit qu’il ne lui suffisait pas d’être «autre» pour être meilleur, ni d’être plus récent pour être plus durable que les œuvres consacrées des anciens. Il ne reste alors de ces œuvres jadis «nouvelles» que ce que leurs qualités spécifiques en ont maintenu. Si le tableau est matériellement bien peint, si la statue est bien modelée, si l’ouvrage est fait de main d’ouvrier, il reste admiré, quel que soit son degré de nouveauté—ou de pastiche. Si ces «visions» démocratiques de faubourgs, de grèves, de mineurs avec leurs lampes, de chiffonniers, de gares de chemins de fer et de laminoirs, de Christs anachroniques eurent un si merveilleux succès, il y a vingt ans, c’est qu’on n’avait guère osé, auparavant, les figurer dans l’art. On leur attribua mille mérites, dont le seul véritable était leur nouveauté. Aujourd’hui qu’ils n’excitent plus de surprise, ils n’excitent plus d’admiration. Ce qui montre assez que le succès tient de nos jours non pas nécessairement à l’habitude, mais souvent, au contraire, à la stupéfaction.

D’où vient, encore, cet autre postulat que «tout ce qui est réel peut devenir beau» ou qu’«il n’est pas de forme qui ne recèle une beauté secrète et dissimulée au vulgaire», et qu’ainsi l’Art doit adopter docilement, pour les reproduire, toutes les formes du machinisme actuel?—Il vient d’une confusion perpétuelle, chez les philosophes, entre la qualité plastique ou pittoresque des formes ou des couleurs et leur signification morale ou intellectuelle. Cette confusion n’est jamais faite par Delacroix, ni par Topffer, ni par Fromentin, mais depuis les Esthétiques allemandes jusque dans les thèses sur l’Art, soutenues, chaque année, à la Sorbonne, elle se glisse à quelque moment et dans quelque phrase, et aussitôt le débat dévie. Constamment, le philosophe réclame pour les engins que fabrique l’industrie moderne le droit de figurer dans le grand Art; il annonce qu’il va montrer en quoi consiste la beauté plastique, pittoresque, de cet engin et, tout de suite, il oublie qu’il s’agit de plastique et de pittoresque, pour n’en montrer que l’intérêt intellectuel ou poétique,—c’est-à-dire ce qui échappe au sens de la vue ou ce qui peut nous toucher sans lui. Les argumentations de Guyau en sont un parfait exemple et la confusion y est d’autant plus dangereuse qu’elle émane d’un plus puissant esprit et d’un plus éloquent écrivain. Une page typique est celle qu’il consacre à la défense esthétique du «cuirassé» moderne opposé au bateau à voiles. Les artistes regrettent la tartane, le lougre, la caravelle, le bateau qui s’inclinait sous le vent dominé par une immense voilure aux formes aiguës et glissait sur les vagues comme un oiseau. Le philosophe leur répond que «les bateaux à vapeur ont eux-mêmes leur beauté, bien plus, leur grâce», et il se met en devoir de la leur montrer.—Fort bien, pensons-nous, il va louer la forme monumentale du cuirassé vu de face, au repos, tendant autour de lui toutes sortes de choses pointues ou recourbées comme des antennes, le contraste des chaloupes blanches et de sa robe noire, les jeux du soleil sur les aciers, peut-être sur les linges qui, parfois, sèchent par milliers, «ces torchons radieux» qu’exalte la lumière. C’est peu à opposer aux bateaux à voiles immortalisés par Van de Velde, par Ziem et par Turner, mais c’est quelque chose.... Nous lisons la page du philosophe: rien de tout cela, mais des impressions dont aucune ne peut être plastiquement rendue: l’énormité du cuirassé «se meut avec tant d’aisance qu’elle effraye à peine; tout alentour l’eau bouillonne»—et ceci c’est la beauté de l’eau—«refoulée, ajoute-t-il, par une hélice invisible» qui, par conséquent, échappe au peintre. Il loue encore les «sifflets, les cris, les hurlements, les rugissements (comme ceux de la «sirène») qui semblent les éclats de joie d’un monstre épouvantable et pourtant docile»,—ce qui peut être perçu par l’ouïe et ensuite par le raisonnement, mais nullement par la vue. Enfin, le poète qui est en lui célèbre la flotte de guerre moderne, «troupe d’êtres gigantesques dont chacun cache au dedans de lui des milliers de volontés distinctes, soumises à la même règle, se confondant dans le même corps monstrueux, se manifestant par un seul mouvement d’ensemble, une société humaine personnifiée qui passe sur la mer en marche vers des dominations lointaines....» La page est magnifique et il faut la lire tout entière. Mais quand on est au bout, l’on n’a point aperçu, dans le cuirassé, telle beauté de lignes, de formes ou de couleurs que le sens de la vue puisse éprouver, ni que l’Art plastique, s’adressant à la vue, puisse rendre.

D’où peut venir, chez un aussi pénétrant esprit, une telle erreur? Elle vient de ce que le philosophe, si artiste qu’on le suppose, est psychologue, ou sociologue, ou poète avant d’être artiste. Ouvert aux jouissances de l’intelligence beaucoup plus qu’à celles de la sensibilité, attentif aux conditions des arts non plastiques beaucoup plus qu’à celles de l’art tout matériel du peintre ou du modeleur, songeant continuellement au drame ou au poème lyrique lors même qu’il parle peinture ou sculpture; posant ainsi pour les arts plastiques des lois qu’il ne démontrera que par des exemples empruntés aux arts littéraires, tel est le philosophe contemporain[1].

Il va se promener dans un vieux quartier de sa ville: il voit des rues tortueuses, sales, des loques pendantes au soleil, un chaudron dans une cuisine, une touffe de pariétaire sur un vieux mur, un étal de boucher, une flaque d’eau ou un ruisseau ou un peu d’océan au bout de la ruelle,—choses admirables et précieuses pour tout artiste et devant lesquelles, peut-être, si la lumière est glorieuse, on s’arrêterait une heure en des joies infinies. Il ne trouve là rien de beau. Il passe. Au bout de cette vieille ville est un musée. Dans ce musée, il retrouve peints par Chardin, par Rembrandt, par Vollon, par Bonvin, par M. Thaulow, quoi donc? Le même chaudron, le même étal, le même mur, la même flaque d’eau qu’il a tout à l’heure méprisés. Et ici, il admire, parce que l’espèce de splendeur qui était dans le chaudron: ces beaux reflets de cuivre profonds et nuancés, éclatants comme un coucher de soleil ou pleins de choses adverses comme un miroir noir, tout cela est ici dégagé, souligné,—moindre à des yeux d’artiste que la splendeur de l’original, mais plus perceptible aux yeux du philosophe. Il se dit: l’Art peut transfigurer ce chaudron; me faire admirer cette flaque d’eau que je n’admirais pas avant: l’Art est grand. Jusque-là, le raisonneur a raison. Il ne fait qu’enregistrer une observation qu’il a faite. Mais, aussitôt, pressé d’établir un principe, il généralise. L’Art peut tout transfigurer, dit-il; et, dès lors, il va bien au delà des limites de son observation. Le voici sorti du musée et entré dans l’usine. Il voit des roues, des bielles, des cylindres, des tuyaux, des lignes géométriques rigoureuses, des tons égaux, répandus sur des surfaces dures et plates. Il y a là, dans ces engins, des forces mystérieuses et inouïes emmagasinées. Il y a là de quoi renouveler la matière, la circulation, les conditions sociales peut-être, la vie. L’imagination du philosophe s’exalte: elle évoque tout ce que le monde en transformation doit à cet engin, à ce cylindre, à cette roue, à ces écheveaux de fils tordus et roulés autour de ce fer à cheval. Il pense à tout cela en sociologue, en poète, et, sans songer aux différents moyens d’expression qu’emploient les arts intellectuels et les arts plastiques, il dit: «Voilà un sujet pour l’Art.» A la vérité, ce cylindre, cette roue, il ne les trouve pas «beaux», mais il n’a pas trouvé beaux non plus la loque, le chaudron, l’eau dormante. Puisque l’Art en a fait des éléments de beauté, pourquoi n’en ferait-il pas de ces bielles, de ces roues qui lui procurent des sujets de méditation, de rêverie humanitaire et sociale qu’il n’a pas trouvés devant le chaudron? Il n’a pas vu la «beauté» du chaudron; il voit l’intérêt de la machine. Or l’artiste a fait une belle œuvre du chaudron. Donc, à plus forte raison, il peut transfigurer cette machine. Et le syllogisme est fait. Pour le philosophe, il est excellent. Pour un artiste, il ne vaut rien. Il repose sur une confusion entre la prétendue «laideur» du chaudron, ou du vieux mur, ou de la loque, ou de l’étal, et la nullité esthétique de la mécanique. Car le chaudron avait déjà une infinie beauté pittoresque. Si le philosophe ne l’a pas vue, l’artiste, lui, ne manquera jamais de la voir. Tandis que toute cette poésie, cette signification que le philosophe découvre dans la machine n’est pas du tout d’ordre plastique ou pittoresque. L’artiste souvent ne la voit pas et, dans tous les cas, ne peut pas la faire voir.

Enfin, le troisième postulat de la critique contemporaine, infiniment moins arbitraire que les précédents, est que le goût change selon les races, les époques, les milieux et que les joies esthétiques ne sont point déterminées par les mêmes formes dans tous les temps et dans tous les pays. De là suit qu’on ne saurait établir de «lois» générales du Beau. Et l’on aurait tout à fait raison si l’on disait qu’il y en a fort peu et surtout fort peu de générales. Il est vrai, par exemple, que les lois posées par David et son école pour la figure humaine en réaction contre les nez retroussés, les visages chiffonnés du XVIIIe siècle, étaient bien arbitraires et, d’ailleurs, elles ne se vérifiaient ni chez la plupart des anciens maîtres: Rubens, Vélazquez, Franz Hals, ni chez David lui-même en ses œuvres réalistes les meilleures, ni chez les grands artistes qui l’avaient immédiatement précédé. Elles ne se vérifiaient que dans la statuaire, et encore dans une certaine statuaire: la grecque; et encore que dans une époque de la grecque: celle de Phidias. Mais quand, en réaction de l’école de David, on a décidé qu’un visage, pour être esthétique, devait refléter une passion, ou une pensée, ou une race, ou un état social, on a posé là une loi qui ne se vérifie par rien du tout. Pareillement, si l’on enseigna, jadis, que le nu seul était beau et que le grand Art ne pourrait jamais s’affirmer dans le traitement des costumes vulgaires et habituels, ou encore que le seul véritable artiste était celui qui pouvait traiter le nu—principe toujours adopté, pour les concours de Rome dans notre École des Beaux-Arts,—on a émis là une évidente erreur et que l’exemple de bien des chefs-d’œuvre décèle à première vue. Mais si, pour réagir contre ce principe, on nous vient dire que tout paletot inventé par un tailleur vaut le nu et le drapé parce qu’il reflète un «état social» ou un «goût contemporain», et que le grand Art tient dans l’expression de cet état et non dans l’expression d’une forme elle-même variée et harmonieuse, comme celle du corps humain, ou, encore, qu’il y a autant de puissance dans la peinture d’un veston, d’un fauteuil, d’un rideau, d’un chapeau que dans une académie de Rubens, et qu’ainsi l’étude du nu ou de l’académie ne sert de rien au peintre, on émet, là, une contre-vérité artistique. Ou si quelque artiste l’a jamais exprimée, dans une boutade d’atelier, il a simplement voulu se divertir ou voir jusqu’où pourrait aller la crédulité des philosophes.

Enfin, si en dégoût de l’étalage myologique des imitateurs de la Renaissance, de ces grands dentelés, grands obliques, ces muscles saillants, ces boules, ces «sacs de noix» qu’on a trop longtemps exhibés dans les tableaux d’académies, on prêche la «simplification» et la «synthèse», on a raison, d’autant que, dans la Nature, ces rouages du corps humain sont à peine visibles. Mais donner à des fautes de dessin le nom de «simplifications» ou à des indigences de couleurs le nom de «synthèses», admettre que le modelé ne soit même pas indiqué, sous prétexte d’«évocation» et de «vision personnelle», c’est seulement revêtir de vocables philosophiques les ignorances techniques les plus communes et signer «sagesse» ce que l’impuissance a écrit. De ce que telles «lois du Beau» reçues autrefois à l’école fussent arbitraires, exagérées ou néfastes, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il n’y ait pas de conditions de vie particulières à l’Art plastique ou, si l’on veut, des nécessités.

Ces conditions, on les retrouve respectées dans toute la suite des chefs-d’œuvre. Quelle que soit la diversité des écoles, des arts, des races et des idéals, certaines œuvres ont une perfection technique qui les sauve et qui réunit, autour d’elles, peu à peu, avec le temps, tous les suffrages. Cela n’arrive pas du premier coup. Ce qui s’impose du premier coup, c’est la Mode, non la Beauté: la Mode dont le double et précis caractère est d’être impérative et d’être éphémère, de s’imposer à tous et de ne s’imposer que pour peu de temps, tandis que le Beau est facultatif et éternel; il ne s’impose d’abord qu’à quelques-uns, mais il continue à s’imposer toujours.

Il est vrai que la mode, le goût d’une époque et surtout chez ceux qui ne sont pas artistes et qui cherchent dans l’art autre chose que ses qualités spécifiques, peut faire dédaigner, momentanément, telle ou telle œuvre, telle ou telle beauté. La constatation qu’il en a été souvent ainsi, dans l’Histoire de l’Art, la surprise et la découverte de certaines époques et écoles primitives trop méprisées jadis—et, en vérité, trop admirées aujourd’hui,—dominent la critique d’art contemporaine. Elle en tire des déductions hâtives. Mais un fait beaucoup plus constant s’observe dans l’Histoire de l’Art: c’est le retour de l’admiration vers les œuvres jadis admirées; c’est la consécration lente mais sûre de certaines œuvres, les mêmes, et leur universalité. Tandis que les œuvres médiocres au point de vue spécifique ont disparu par milliers, celles où il y avait quelque qualité de matière: justesse de dessin, puissance de couleur ou harmonie,—ont survécu. Notre jugement varie beaucoup sur «l’esprit» d’un tableau, très peu sur sa «matière». Si peu que nous considérions, en ce moment, les Carrache, ou le Bernin, ou le Guide, ou le Caravage, quel est l’artiste qui, en toute sincérité, nierait leur puissance et leur beauté? Et bien qu’on soutienne que Cimabué, ou Giotto, ou les sculpteurs français du XVe siècle sont supérieurs à toute la Renaissance, qui voudrait sacrifier la Renaissance à cet engouement passager? Quant à certains maîtres comme Velazquez, comme Rembrandt, comme le Titien, comme Léonard, comme Rubens, comme Van Dyck, comme Franz Hals, quant aux grandes œuvres comme celles de la statuaire grecque, est-il vraiment des artistes, à aucune époque, qui sincèrement les aient tout à fait méprisés? Il faut se défier extrêmement, en un pareil débat, des excommunications prononcées ou des étiquettes adoptées par les artistes, dans un moment de lutte, ou des boutades d’atelier enregistrées par les biographes. «Nous n’avons jamais nié au fond, écrivaient les Préraphaélites, qu’il y eût un art grand et sain chez Raphaël, et chez ses successeurs». Un élève d’Ingres lui ayant demandé ce qu’il pensait de Delacroix, le maître lui dit: «C’est un homme de génie, mais n’en parlez pas,» et M. Bordes-Lassalle ayant rapporté ce propos à Delacroix, en lui demandant ce qu’il pensait d’Ingres, le maître lui répondit en riant: «C’est un homme de talent, mais n’en dites rien.» Exacte ou controuvée, cette anecdote peint le vrai sentiment des artistes, pour les plus puissants d’entre eux, tel qu’il s’exprime, dans la solitude de l’atelier, lorsque nul thuriféraire n’écoute aux portes. Sans doute, Velazquez n’était pas, il y a cinquante ans, dans les ateliers, le dieu qu’il est aujourd’hui et qu’il ne sera peut-être plus demain, et longtemps le Laocoon, célébré par Lessing, a été préféré à l’œuvre présumé de Phidias. Ces maîtres ont eu des hauts et des bas extraordinaires. Dans ce crible que secoue la Mode aux mains puissantes, ils sont fort ballottés. Mais l’important n’est pas là. L’important est qu’ils restent tous du bon côté du crible,—tandis que le fretin passe au travers, devient poussière et se disperse au vent.

Il y a donc des «beautés» sur lesquelles le sentiment des différentes générations concorde et des maîtres sur lesquels il s’accorde, et de la sorte, s’il est vrai de dire que le goût change, il l’est tout autant d’affirmer que le même instinct du beau se perpétue. En le niant, la réaction contre les anciennes lois esthétiques est allée trop loin. Elle a dépassé de beaucoup les limites de ses observations et de ses expériences. On avait affirmé sans preuves: elle a nié sans contre-épreuves. On avait embarrassé l’Art de routines; elle a contesté qu’il y eût des conditions vitales et des expériences à respecter. Enfin, tout en soutenant qu’il n’y a pas de lois en Art, elle en a promulgué de très sévères et de très impératives. Ces lois de l’Esthétique contemporaine, ou, si l’on veut, ces tendances ou ces postulats n’ont jamais fait l’objet d’une démonstration positive. On peut, sans trop de témérité, refuser d’y sacrifier son goût personnel, la lumière qui éclaire chacun de nous. Comment donc juger des faits et des œuvres de la vie actuelle? Peut-être le pourrions-nous avec beaucoup moins de philosophie et de sociologie et un peu plus de confiance en notre goût instinctif.

III

Juger avec son goût instinctif, cela veut-il dire aborder l’œuvre d’un maître sans aucune préparation, sans rien savoir de ce maître, de sa vie, de son milieu, de son époque, ni rien avoir vu de ses autres œuvres, ni de celles qui l’ont inspirée? Cela veut-il dire que l’œuvre doive être prise intrinsèquement, sans aucune considération de son sujet, de sa signification historique, ou morale, ou légendaire, ou sociale?

Ici, nous devons nous garder de confondre deux choses: la jouissance qu’on peut prendre à une œuvre d’art et le jugement qu’on doit en porter. Pour en jouir, un grand nombre d’idées n’est jamais nuisible et il se peut qu’il soit utile; pour en juger, une seule suffit ou plutôt un seul sentiment; le «sentiment esthétique» et tout le reste: rapprochements historiques, significations morales ou sociales, non seulement n’aide pas à en juger, mais peut, jusqu’à un certain point, entraver la liberté du goût et égarer le jugement.

Par là, on voit combien il faut se défier de la critique d’art dite «littéraire», qui remplace la délicatesse des sensations par la subtilité des idées, la poésie des formes et des nuances par la poésie des mots et qui les confond de telle sorte qu’un philosophe paraît avoir des sensations délicates lorsqu’en réalité ce sont ses idées qui sont subtiles, et qu’habile à différencier les moindres nuances d’une pensée, il embrouille les divers tons d’une couleur ou les différentes phases d’un geste. Je dis qu’il faut s’en défier, non pas quand on veut jouir d’une œuvre d’art, mais quand on veut en juger. Quant on veut en jouir, en effet, quoi de plus naturel, quoi même de plus nécessaire que d’en saisir les moindres affinités, les plus subtiles intentions, que d’appeler et de rassembler autour d’elle toutes les idées, tous les souvenirs qui peuvent nous y attacher? Aussi, quand il arrive à quelque philosophe de trouver de belles significations et de profonds symboles aux œuvres des peintres ou des sculpteurs, comment pourrait-on le lui reprocher? On dit que ceux-ci ne les y ont pas mis? Mais qu’importe, si on les trouve? Et qui a jamais reproché à Moïse d’avoir fait jaillir une source là où il n’y avait qu’une terre aride et desséchée?

Mais si le philosophe fait de son interprétation à lui la qualité de l’œuvre qu’il interprète, s’il élève son impression toute subjective à la dignité de caractère objectif de l’œuvre, si, en un mot, il estime l’œuvre plus ou moins, en raison du plus ou moins de pensées qu’elle lui a inspirées, c’est alors qu’il nous égare et qu’il faut nous défier de lui. Car un ingénieux philosophe, un exquis poète peuvent tirer de très belles inspirations d’une œuvre très médiocre, tandis qu’une très belle matière peut ne rien leur inspirer du tout. Giotto ou Cimabué ont inspiré plus de belles pages que Franz Hals ou Velazquez. La beauté d’une description ou d’un commentaire n’est nullement en raison directe de la beauté de l’objet décrit ou expliqué. On peut même dire, en thèse générale, que plus un «motif», plus un sentiment, plus une pensée est rendue avec éloquence par la littérature, moins elle peut l’être par l’Art plastique. «La langue qui parle aux yeux, a dit Fromentin, n’est point celle qui parle à l’esprit.» Et qu’ainsi, demander à l’Art les mêmes impressions qu’à la littérature, c’est proprement lui demander ce qu’il ne peut pas donner ou ce qu’il ne peut donner sans contrainte, sans affectation ou absurdité.

«Un jour, raconte Stendhal, un grand seigneur russe pria le peintre de la cour de lui faire le portrait d’un serin qu’il aimait beaucoup. Cet oiseau chéri devait être représenté donnant un baiser à son maître, qui avait un morceau de sucre à la main: mais on devait voir dans les yeux du serin qu’il donnait un baiser à son maître, par amour, et non point par le désir d’obtenir le morceau de sucre.» Voilà de l’Art suggestif, de l’art intentionniste.—Suggestif d’une sottise ou d’un enfantillage? Soit. Mais l’enfantillage tient moins encore dans la chose à suggérer que dans le désir de suggérer par l’Art une chose que dix mots expliquent beaucoup mieux. Et il faut prendre garde que ce désir ne soit aussi vain lorsqu’il s’agit de signifier le bienfait de la mort ou la fraternité humaine que lorsqu’il s’agit de montrer le dévouement désintéressé d’un serin.

Envisageons un sentiment plus haut: celui de l’amitié et qui a inspiré un de nos plus grands suggestifs: Poussin. Prenons le Testament d’Eudamidas. Eudamidas, vieux soldat de Corinthe, allait mourir laissant après lui sa mère et sa fille,—et point de fortune. Mais si Eudamidas n’avait point d’argent, il avait deux amis: Charixène et Arété. Confiant en leur amitié, il imagina de léguer sa mère au premier et sa fille au second, avec mission de nourrir l’une et de marier l’autre avec une aussi grosse dot qu’on pourrait lui donner. Poussin lut ce trait chez Lucien, le trouva beau et, comme il pensait que la peinture doit exprimer de fortes pensées, il en fit un tableau: le Testament d’Eudamidas. Dans ce tableau, le soldat de Corinthe est représenté étendu sur son lit. Le médecin, la main sur le cœur du malade, est là, observant les approches de la mort. La mère et la fille pleurent: c’est très touchant, mais cela ne nous montre qu’une mort et non pas la confiance en l’amitié.... Alors, pour l’exprimer, Poussin a introduit une cinquième figure, essentielle, la figure symbolique: un notaire. Il écrit les dernières volontés. Et c’est à l’expression de ce notaire que nous devons de comprendre le legs du mourant. Et, encore, devons-nous saisir ce trait.—Que si l’un des deux amis, Charixène ou Arété, vient à mourir, le confiant Eudamidas dispose que le legs qu’il lui fait—c’est-à-dire la charge dont il l’honore,—revient au survivant. Et il faut que nous voyons sur toutes ces figures que le guerrier ne doute pas un instant que sa confiance soit bien placée.

Que de choses dans l’expression d’un notaire! Moins encore, cependant, ou moins contradictoires que celles admirées par les philosophes dans la fameuse Médée de Timmomaque. Timmomaque, raconte Pline, avait peint une Médée massacrant ses enfants. Ce qu’il y avait d’admirable dans ce tableau, c’est que l’artiste avait exprimé, dans le même visage, à la fois la fureur de la femme qui tuait ses enfants et la tendresse de la mère qui les regrettait. Et comment y était-il parvenu? Il y était parvenu, dit l’Histoire, en donnant à la figure un œil féroce et un œil attendri; en sorte, ajoute l’historien, que «la fureur paraissait dans la pitié et la pitié dans la fureur....»

C’est l’exagération, pensera-t-on peut-être, qui nous choque ici.—Mais l’exagération d’une vertu, en Art, ne nous choquerait pas!—Peut-être, dira-t-on qu’il n’est rien qui, poussé à l’extrême, ne puisse devenir absurde?... Mais si! Il y a les qualités spécifiques de cet Art. Un tableau ne peut jamais être trop harmonieux, une statue trop bien proportionnée, un monument trop bien équilibré ou trop imposant; une succession de couleurs ne peut jamais être trop délicate, un passage de lumière jamais trop subtil, une synthèse de traits jamais trop sobre, ni trop juste, et s’il y a exagération en quelqu’une de ces qualités esthétiques, cette exagération deviendra facilement une caractéristique et une beauté.

Qu’il y ait exagération dans la force myologique,—tant mieux, ce sera Michel Ange! dans la fraîcheur et la beauté du sang,—tant mieux, ce sera Rubens! dans le mystère du clair-obscur,—tant mieux, ce sera Rembrandt! exagération dans l’analyse subtile, inquiète des moindres frémissements d’indéfinissables teintes rompues sous la lumière,—tant mieux ce sera Watteau! exagération dans l’importance donnée au trait sobre et juste,—tant mieux, ce sera Ingres! exagération dans les jeux splendides mais fugitifs du soleil et de l’atmosphère chargée de vapeurs humides,—tant mieux, ce sera Turner! Et dans chacune de ces qualités spécifiques, même exagérées, de ces expressions esthétiques, même outrées, il y aura une source de beauté. Car plus on développe et l’on pousse à l’extrême une vertu propre à l’Art, plus on fait un chef-d’œuvre dans cet Art.

On voit donc bien la différence: insistance dans le symbolisme, dans la suggestion, c’est-à-dire dans les qualités morales ou sociales de l’Art,—source de ridicule.

Insistance dans l’harmonie, la précision, la délicatesse, le mouvement, qualités spécifiques de l’Art,—source de beauté.

Qu’est-ce à dire, sinon que nous possédons là, le signe, la pierre de touche nécessaire pour juger les œuvres d’art et que les qualités à considérer, avant tout, dans l’Art, sont évidemment celles qui ne peuvent jamais y être trop marquées, être trop puissantes, être trop ressenties. Celles, au contraire, qui deviennent facilement des défauts: symboles, prédictions morales et sociales, enseignements historiques, sont des qualités purement accessoires, ou ne sont pas des qualités du tout.

Envisageons, maintenant, les deux hypothèses les plus simples: une œuvre d’art nous plaît, une œuvre d’art nous déplaît.

Ceci nous plaît.... Oui, mais pour combien de temps? Ne vous est-il jamais arrivé de changer de sentiment sur un édifice, sur un tableau, sur un costume, sur un opéra? Une toilette qui plaisait il y a vingt ans, plaît-elle autant aujourd’hui? Une symphonie, une «romance» qui vous parut pénétrante la première fois que vous l’entendîtes, n’a-t-elle pas un peu perdu de charme la centième fois que la meilleure diva l’a restituée à vos oreilles? Et, cependant, si vous avez aimé les Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt, il y a vingt ans, il y a trente ans, les aimerez-vous moins aujourd’hui que vous les connaissez mieux? Vous les aimerez davantage et davantage vous aimerez une belle symphonie de Beethoven! Il y a donc des goûts dont on change et il y a des goûts dont on ne change pas. Il y a donc des œuvres qui plaisent du premier coup et qui déplaisent à la longue et il y en a d’autres qui, à la longue, plaisent davantage et dont le charme se dégage indéfiniment. Ce n’est donc pas tout de savoir si une œuvre d’art nous plaît: il faut encore savoir à quoi elle plaît en nous: si c’est à un goût passager fait de curiosités éphémères, ou bien si elle répond à ce qu’il y a de plus profond en nous et de plus sincère, de plus naïf dans notre admiration et de plus permanent dans notre humanité.

Or qu’est-ce qui peut nous égarer un instant et nous tromper sur la spontanéité de notre joie et sur la fidélité ou la durée de notre adhésion?—Bien des choses, et les plus sages d’entre nous, les mieux avertis, les plus artistes peuvent s’y tromper. Voici Ingres, par exemple. «Un jour, raconte un de ses biographes,—c’était à l’époque de son premier voyage en Italie,—Ingres s’était épris, avec la passion qu’il apportait en toutes choses, des fresques de Luca Signorelli, dans la cathédrale d’Orvieto. Malgré les incorrections de détail et les bizarreries d’un style aussi peu conforme encore au style des chefs-d’œuvre prochains de la Renaissance, que dépourvu de la beauté antique, ces peintures, qu’il voyait pour la première fois, lui apparaissaient comme de vrais modèles, dignes de la plus minutieuse étude. Il voulait se les approprier tous, s’installer dans l’église, au moins pour une semaine, avec l’élève qui l’accompagnait alors, et ne quitter la place que lorsqu’il aurait dessiné jusqu’à la dernière figure, recueilli jusqu’au moindre élément d’information. Le lendemain, en effet, il accourt armé de son portefeuille et de ses crayons, et le voilà au travail.... Au bout d’une heure, l’enthousiasme de ses paroles et de ses regards avait cessé. Il ne disait plus mot, détournait la tête, s’agitait à tout moment sur sa chaise et comme son élève, étonné de ces distractions et de ce silence, lui demandait s’il admirait moins ce qu’il avait sous les yeux.... «Oh! si fait! répondit Ingres: c’est beau, c’est très beau, mais... c’est laid, c’est très laid! Et puis, tenez, moi, je suis un Grec.... Allons-nous-en!»—Quelques instants après, il quittait Orvieto, oubliant aussi volontiers Luca Signorelli, qu’il s’était passionné pour lui, la veille.»

Qu’est-ce à dire? Qu’Ingres ne fût pas sincère? Il était sincère. Qu’il fût dominé par l’habitude? Son premier mouvement avait été, au contraire, le goût de la nouveauté. Que, sincère et libre, il n’eut pas une connaissance suffisante de son métier? Qui l’aura?... Ou cela ne veut-il pas dire plutôt qu’il n’avait pas éprouvé assez son impression et qu’il ne suffit pas d’avoir bon goût, d’être libre, de savoir le métier: il faut encore éprouver son impression.

Il faut, d’abord, se demander si l’enthousiasme que nous ressentons est un enthousiasme positif ou s’il est négatif, c’est-à-dire si nous aimons une œuvre d’Art, une mode, une apparition vivante pour la vision qu’elle nous apporte ou pour celle dont elle nous débarrasse, pour sa beauté nouvelle que nous admirons ou bien simplement pour sa réaction contre un idéal vieilli que nous n’admirons plus. Celui qui a dit:

Qui nous délivrera des Grecs et des Romains?

était évidemment prêt à admirer une œuvre d’art pour cela seul qu’elle échapperait à l’obsession de l’Antiquité. Constamment, en effet, un succès n’est dû qu’à un besoin de réaction. Par réaction contre le Réalisme, on se jette dans le Symbolisme le plus suggestif. Par réaction contre le Symbolisme qui signifie trop de choses, on se jette dans l’Impressionnisme qui n’en signifie plus assez. Par réaction contre l’Impressionnisme, où nous allons nous jeter? Assurément dans quelque «manière», dont la première qualité sera de restituer une chose que l’Impressionnisme aura proscrite. C’est là le secret de certains engouements qui, autrement, seraient inexplicables. «Les femmes, à l’église, a écrit Mme de Girardin, ont toujours l’air de prier contre quelqu’un.» On peut dire, qu’en Art, les grands succès qu’on fait, passagèrement, à une école sont faits contre une autre école, dont on est fatigué.

Plus tard, lorsque le besoin de réaction est satisfait, on revient à un sentiment plus juste; le goût s’exerce plus librement. Or ces besoins de réaction, qui influencent notre jugement, ne sont pas les mêmes selon les générations. Ils sont contradictoires. Ils font osciller la balance tantôt trop d’un côté, tantôt trop de l’autre. Ce n’est qu’à la longue que la moyenne s’établit: la Moyenne,—c’est-à-dire le jugement du goût personnel, de votre goût, seulement de votre goût libéré de la Mode, de votre goût sans réaction, de votre goût positif, universel et permanent. C’est vers cette moyenne qu’il faut tendre si l’on veut juger, à fond et pour l’avenir, d’une œuvre d’Art.

De même qu’il faut prendre garde que le sentiment soit trop passager, il faut prendre garde qu’il soit trop personnel, trop individuel, comme, par exemple, le souvenir d’un pays que l’on a vu sous une impression de joie intérieure, la figuration d’une idée qu’on a faite la compagne de sa vie ou d’un fait qui est entré dans notre destinée. De ce nombre, sont la plupart des sujets historiques passionnants pour les gens d’un seul pays, d’une seule époque et souvent d’une seule opinion, mais indifférents à tous les autres. Un sujet, par exemple, qui intéresse vivement certains Anglais est celui de John Knox prêchant devant les Lords de la Congrégation le 10 juin 1550. Toutes les fois qu’on peindra ce sujet, en Angleterre, on est sûr de soulever un vif enthousiasme. C’est que de cette prédication date une ère de réformes et de persécutions pour l’église anglicane. Pour nous, qui n’avons pas les mêmes raisons d’être émus, si nous allons à la National Gallery et si nous voyons le John Knox de Wilkie, nous ne prenons garde qu’à la façon dont il est peint, et comme il l’est fort mal, nous n’éprouvons aucune émotion. Les autres, un Turc, un Russe, feront de même. Et, même en Angleterre, lorsque John Knox sera tout à fait oublié, ce tableau ne fera plus d’impression à personne.—Tandis que les galeries de Florence, de Venise, de Cologne, de Bruges, d’Amsterdam, sont pleines de tableaux dont les sujets sont oubliés depuis longtemps: scènes d’histoire, dont le récit est indéchiffrable; légendes, dont l’intention nous échappe; mythes, dont le sens est perdu; miracles, dont on ne trouve pas trace dans les vies des Saints; portraits enfin, portraits de femmes inconnues dont le nom a duré moins que le sourire, portraits d’enfants dont on n’a jamais su le nom, comme ceux de Murillo à Munich, et qui, cependant, après trois siècles écoulés, oubliés de tous et de tous inconnus, enchantent encore les imaginations les plus diverses et les plus lointaines.

Il peut donc y avoir à notre impression des causes très différentes et assez faciles à démêler: les unes toutes personnelles, toutes locales, qui tiennent seulement au sujet, les autres universelles qui ne tiennent qu’à la manière dont le sujet est traité. Ce sont ces dernières seules qui comptent,—non pas quand il s’agit de prendre du plaisir à l’Art, mais quand on veut en juger. Assurément s’il s’agit d’y prendre du plaisir, rien ne nous en donnera un si subtil ni si particulier que ce que nous croirons y découvrir tout seuls ou ce qui nous semblera y avoir été mis pour nous seuls. Mais s’il s’agit de porter sur cette œuvre un jugement qui soit compris par les autres, ou de comprendre celui que les autres ont porté, alors il faut laisser tomber ce qui dans notre impression est le plus individuel, le plus personnel, et, au contraire, en recueillir ce qu’il y a en elle de plus altruiste, de plus universel.

Qu’est-ce donc qui est le plus universel? Qu’est-ce qui émeut toutes les âmes artistes? C’est la beauté spécifique de l’Art: c’est ou la qualité de la sensation colorée, ou celle de la ligne, ou celle de la densité ou du relief, ou celle de la puissance et de la souplesse de mouvement. Il n’est pas besoin pour les ressentir d’être de tel pays, de telle époque, de telle condition sociale. C’est la langue universelle parlée par tous, entendue par tous. Si ces qualités-là y sont, l’œuvre qui nous a plu est belle.

Envisageons maintenant la seconde hypothèse: l’œuvre nous déplaît. Cela suffit, pensez-vous peut-être comme William Morris qui disait: «Ce qui est laid, c’est ce qu’on n’aime pas». Non, cela ne suffit pas. Encore faut-il savoir à quoi elle déplaît en nous, si c’est réellement à notre goût, à notre sentiment esthétique: si elle contrarie notre vision directe de la nature ou de la vie, ou bien si ce ne serait pas à une idée préétablie, à une habitude prise, à une éducation reçue, à une formule, à un type que nous avons accoutumé d’admirer et auquel nous rapportons, inconsciemment, tout ce que nous voyons de nouveau. Par exemple, sir George Beaumont entre un jour dans l’atelier de Constable, qui venait d’achever un paysage, le regarde en connaisseur qu’il était et lui dit: «Oui, c’est très bien,... mais je ne vois pas votre petit arbre brun.... Où allez-vous mettre votre petit arbre brun?» Or il n’y avait pas de petit arbre brun dans le coin de nature interprété par Constable, mais, à cette époque, il était entendu qu’il fallait toujours, au premier plan, un petit arbre brun, ou une souche, ou une racine noire. C’était une habitude entrée tellement dans la vision des amateurs, que s’ils ne voyaient pas le premier plan pourvu de ce sombre appendice, ils ne reconnaissaient pas un signe des tableaux de maîtres, et ils étaient choqués.

C’est cette habitude, cette intoxication, pourrait-on dire, du brun, du noirâtre, de la couleur ambrée qui a fait repousser les impressionnistes quand ils ont paru. On s’est écrié: «Qu’est-ce que ces ombres violettes? Les ombres ne sont pas violettes! Les ombres sont brunes.» Sans entrer, pour le moment, dans l’examen des théories impressionnistes, on peut dire que les ombres ne sont certainement pas, au moins en plein air, brunes comme on les peignait avant eux. Ce n’était nullement une loi de nature: c’était une simple habitude prise à regarder les tableaux jaunis et noircis des maîtres. Et, alors, devant des essais beaucoup plus justes, on était choqué, on criait au scandale. «Le terreux et l’olive, dit Delacroix, ont tellement dominé leur couleur que la nature est discordante à leurs yeux avec ses tons vifs et hardis.»

Comment donc s’y prendre, quand une œuvre imprévue, une technique nouvelle vient étonner la vision que les œuvres anciennes nous ont donnée de la nature? Comment discerner si c’est une tentative légitime, une vision juste,—ou une gageure, une erreur ou une folie? Tout simplement en le demandant au modèle lui-même, à la grande inspiratrice: en consultant la Nature et en lui comparant, en collationnant, pour ainsi dire, avec elle, l’interprétation nouvelle qu’on veut nous en imposer. On dit: Tous les goûts sont dans la Nature. Soit. Mais toutes les nouveautés y sont aussi. «Le réalisme, dit Delacroix, est la grande ressource des novateurs, dans les temps où les écoles alanguies, pour réveiller les goûts blasés du public, en sont venues à tourner dans le cercle de leurs inventions. Le retour à la Nature est proclamé, un matin, par un homme qui se donne pour inspiré.» C’est la loi de toutes les révolutions esthétiques. Il faut donc y retourner aussi pour juger d’un nouvel effort. D’ailleurs, quand paraît un mot nouveau, une expression inconnue, que faisons-nous pour en juger? Par exemple, le mot: ensoleiller, le mot: papillonner, le mot: mondial? Irons-nous comparer l’expression nouvelle à celles qui existent déjà et voir si elle leur ressemble? Ou n’irons-nous pas plutôt la comparer à la pensée et voir si elle la rend? Devrons-nous chercher dans un dictionnaire et, si nous ne l’y trouvons pas, dire: c’est une expression mauvaise; il ne faut pas l’accepter! Ou ne devrons-nous pas chercher dans la pensée si la nuance que rend le mot y existe, et si cette nuance existe et si l’on n’a pour la rendre encore aucun mot, ne dirons-nous pas qu’il est légitime de l’employer? Or comparer l’expression nouvelle à la pensée, en littérature, c’est, en Art, comparer la vision nouvelle à la Nature,—qui est peut-être une pensée infinie.

Ainsi, pour juger d’une œuvre d’art, d’une forme nouvelle dans la vie, un seul guide: le goût.

Mais le goût libéré des associations d’idées et de l’habitude.

Or le goût ne se libère des idées que s’il s’attache aux qualités spécifiques de l’art, parce que, seul, il peut les sentir.

Il ne se libère de l’habitude que s’il se retrempe dans la contemplation de la Nature parce que, seule, elle contient toute nouveauté.

Juger avec son goût; le goût s’exerçant sur les qualités spécifiques; ces qualités étant considérées dans leur rapport avec la Nature;—toute la méthode pour juger d’une œuvre d’art ne serait-elle pas là?

IV

Telle est la méthode appliquée dans les essais qui vont suivre. Dans aucun d’eux, l’auteur ne prend parti contre le goût instinctif de la foule; mais dans tous, il essaie de libérer ce goût des habitudes de la vision et de le mettre en garde contre les sophismes du raisonnement. Si l’on condamne, de prime abord, la forme grêle des ponts métalliques, il demande un second examen. Il examine si ce n’est point l’accoutumance aux formes massives de la pierre qui nous empêche d’admirer la fine trajectoire du fer. Si l’on refuse de voir dans les meilleures œuvres de Monet ou de Sisley des effets justes rendus avec puissance, le lecteur est simplement sollicité d’observer s’il ne s’est point fait les yeux aux tonalités chaudes et cuites des anciens paysagistes,—et si, en s’efforçant de voir la nature avec des yeux neufs, en considérant les champs par le plein soleil, il ne retrouve pas plutôt les tons de Claude Monet que ceux de Claude Lorrain. Et, ainsi, la beauté de certaines choses nouvelles apparaît, pour peu qu’on laisse décider le goût, sans l’obsession des modèles anciens et des souvenirs.

Mais, d’autre part, l’auteur ne pousse pas si loin la méfiance de cette obsession ou de ces souvenirs qu’elle le détourne de son instinct, lorsqu’il s’élève avec persistance contre une chose nouvelle. Si donc, sacrifiant son goût instinctif et son impression sensorielle à quelque raisonnement, le lecteur se croit tenu d’admirer le vêtement géométrique moderne ou les maisons de rapport de vingt étages, «parce qu’il n’y a pas de formes laides en soi» et «dont l’Art ne puisse tirer parti»,—ou s’il condamne, malgré qu’il les trouve belles, certaines photographies de tout point semblables à des mezzo-tintes ou à des fusains, «parce que la nature n’y est pas vue à travers un tempérament»,—l’auteur demande la permission d’examiner ce que valent ces deux propositions philosophiques:—s’il est bien vrai que l’Art ait jamais tiré parti de la laideur géométrique ou s’il est bien sûr qu’il n’y ait point, dans certaines photographies, «intervention d’un tempérament». Car ce sont là des arrêts justiciables de la critique la plus rationnelle, puisque le goût, l’instinct naturel y est plutôt contrarié que suivi et que, seule, une opération de la raison en a décidé.

Quant au reste, quant à ce qui ne relève pas de la critique historique, c’est la Nature seule qu’il faut consulter. Elle seule est toujours belle, ou,—si le mot de beauté éveille une idée de perfection plastique trop restreinte et trop anthropomorphe,—elle seule est toujours, en tous ses détails, et à toutes ses heures, une joie pour le sentiment profond qui veille en nous. A ce sentiment esthétique, ou à cette sensation, qui ne se définit guère que parce qu’il n’est pas et qui ne s’explique pas plus à celui qui l’ignore que les sensations de la faim ou de la soif à qui ne les a jamais ressenties, constamment il faut en appeler. Il est juge suprême de l’Art, parce qu’il en jouit et en souffre suprêmement. Combien l’éprouvent, je ne pourrais le dire, mais comme un culte commun, il unit à travers l’espace, devant les mêmes œuvres, des êtres qui s’ignorent et, à travers le temps, des êtres qui se succèdent, par les mêmes émotions subtiles ressenties et les mêmes colères, et les mêmes douleurs et les mêmes joies éprouvées. S’il est des «questions esthétiques contemporaines», c’est pour ceux-là seulement d’entre nous, pour qui il y a des joies et des douleurs esthétiques, et toute la science ou la raison du monde ne nous servirait de rien sans cette joie ou cette douleur, pour les éclaircir, ou seulement pour les éprouver.

Les questions esthétiques contemporaines

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