Читать книгу L'amiral Du Casse, Chevalier de la Toison d'Or (1646-1715) - Robert Emmanuel Léon baron Du Casse - Страница 4
LIVRE PREMIER
ОглавлениеDe 1646 à 1686. SÉNÉGAL.
Naissance et premières années de du Casse.—Création de la Compagnie des Indes occidentales par arrêt du roi (1672).—Du Casse reçoit en 1677 la direction supérieure de toutes les forces de terre et de mer de la Compagnie, ainsi que le gouvernement de la côte occidentale d’Afrique.—Prise de Gorée et des comptoirs hollandais par l’amiral d’Estrées.—Les trois comptoirs de Rufisk, Joal et Portudal.—Traité avec les rois nègres de Cayor, de Sin et de Baol.—Du Casse obtient pour la France le monopole du commerce dans l’Afrique occidentale.—Expéditions de juillet et d’août 1678.—Capitulation du fort d’Arguin.—Démêlés avec les Hollandais.—Leur conduite déloyale.—Soulèvement de trois rois africains. Leur soumission.—Traité avantageux pour le commerce français.—Les idées de du Casse reprises en 1864 par le colonel Faidherbe.—Réclamations des ambassadeurs de Hollande auprès du ministre des affaires étrangères.—La traite en Amérique.—Du Casse à Saint-Domingue.—Sa nomination de directeur de la compagnie du Sénégal.
La majesté royale a eu sa plus haute expression dans la personne de Louis XIV.
Ce prince avait reçu de la Providence le jugement et la sagacité qui font les monarques d’un ordre supérieur. Il savait distinguer les hommes, assigner à chacun, selon ses aptitudes et ses œuvres, la place qui lui convenait. Il cherchait le vrai mérite, l’appréciait et l’utilisait au profit de la France.
Son âme était trop élevée pour qu’aucun sentiment de crainte ou de jalousie pût l’empêcher de s’entourer d’hommes éminents. Il laissait volontiers à ceux qu’il employait avec discernement, la gloire qui leur revenait, sachant bien d’ailleurs que la sienne n’en pouvait être diminuée.
Aussi avait-il toujours soin de confier les affaires de l’Etat à d’intègres administrateurs, à d’intelligents diplomates, le commandement des armées à d’habiles généraux.
Son règne vit surgir un grand nombre d’hommes remarquables. Sous un autre roi, ces hommes fussent peut-être restés ignorés de leurs contemporains et inutiles à leur patrie.
Nous allons étudier la vie de l’un des personnages de ce règne glorieux, Jean du Casse[1], qui, capitaine au long cours, s’éleva au rang de lieutenant général des armées navales et, d’après Saint-Simon: aurait été maréchal de France si son âge l’eût laissé vivre et servir.
La nature avait doué du Casse des vertus et des qualités qui préparent les hommes d’élite, auxquels il ne manque, pour briller, qu’une scène en rapport avec leur mérite et leurs aptitudes.
Marin intrépide, il fut aussi un administrateur habile, un diplomate d’une haute intelligence et un éloquent orateur.
Il naquit dans le Béarn, où sa famille était établie depuis longues années. Un de ses parents Guillaume du Casse, occupait vers la fin du XVIe siècle une charge au parlement de Bordeaux.
La plupart des historiens ont été induits en erreur sur le lieu et la date de la naissance de l’amiral du Casse. Le duc de Saint-Simon lui donne pour patrie Bayonne, probablement parce que le neveu de l’illustre marin habitait cette ville et s’y était marié en 1704. Les historiographes les plus autorisés de la marine rajeunissent l’amiral de plusieurs années; or son acte de baptême porte:
«Le second d’aoust mil six cent quarante six, en l’église paroissiale de Saubusse, a esté baptisé Jean du Casse fils, légitime de Bertrand du Casse et de Marguerite de Lavigne, estant parrin Jean de Sauques et marraine Bertrande de Letroncques, habitants les tous dudit Saubusse; présents Bertrand Destanguet et Estienne de Laborde, habitants du dit Saubusse.» Signé: Darjou, prestre.
Saubusse est un joli village de neuf cents habitants, à neuf kilomètres de Dax, sur la rive droite de l’Adour, bâti en amphithéâtre dans un site pittoresque; de la terrasse du château qui domine la vallée, on embrasse la vue du cours de la rivière et d’une partie de la chaîne des Pyrénées.
Dès son enfance, du Casse montra une intelligence précoce, un grand amour du travail. On le trouvait constamment un livre à la main. Ce n’était pas la lecture des romans de d’Urfé ou de mademoiselle de Scudéri qui remplissaient ses loisirs, mais l’étude d’ouvrages sérieux. Il fit seul son éducation. Dès qu’il connut les auteurs français, il eut le plus vif désir de lire dans leur texte original les chefs-d’œuvre de l’antiquité. A force de travail et d’application, il parvint à s’assimiler la langue latine.
Si du Casse fut né dans le centre de la France et non sur le bord de la mer, au milieu d’une population de marins, si le hasard l’eût appelé à vivre au sein d’une société de gens adonnés à la culture des belles-lettres, peut-être le futur lieutenant général des armées navales, au lieu de commander des escadres, eût-il occupé un fauteuil à l’Académie française.
Un peu rêveur, dans son enfance, il se laissait volontiers aller aux charmes de la vie contemplative. Il passait des heures entières assis sur la plage, regardant onduler les vagues. Cette tendance à une sorte de mélancolie étonnait ses compatriotes, rudes marins plus habitués à braver les périls de la navigation qu’à contempler les beautés poétiques de l’Océan.
La constitution physique de Jean du Casse fut lente à se développer. A dix-huit ans, sa figure était encore quasi enfantine; néanmoins aussitôt qu’il commença à prendre la mer pour de longs voyages, il révéla ce qu’il serait un jour.
Il apprit vite à surmonter les obstacles. Dans plus d’une circonstance, il donna de judicieux conseils à de vieux matelots. Homme de bon sens et d’esprit, de beaucoup d’esprit même, il laissait souvent échapper des saillies pleines de justesse et d’à-propos. Toujours intéressante à écouter, sa conversation avait de l’entrain et de la gaieté; il possédait au plus haut degré ce que l’on appelait encore à Bayonne, du temps de son neveu l’échevin Bernard du Casse, la verve pétillante et un peu braque des du Casse. Mais il avait du tact, et savait toujours observer une juste mesure dans ses paroles comme dans ses actions.
Tel il était dans son enfance, tel le connut quarante ans plus tard le duc de Saint-Simon: Avec beaucoup de feu et de vivacité, doux, poli, respectueux, affable et ne se méconnaissant jamais.
De sa personne, il était plutôt bien que mal; l’air distingué, mince, élancé, il avait une charmante tournure.
Grâce à tous ces avantages, grâce à une éducation soignée, assez rare à cette époque, il fit un rapide chemin dans la marine marchande, théâtre de ses premiers exploits.
Nous croyons inutile de raconter les débuts de du Casse dans cette carrière. Ce récit offrirait peu d’intérêt, et serait plutôt le récit des actions des autres que des siennes propres; nous dirons seulement qu’il commença par servir sur les vaisseaux de la compagnie des Indes occidentales et qu’il passa ensuite au service de la compagnie du Sénégal.
En 1626, une association de marchands de Dieppe et de Rouen avait tenté d’exploiter, sur le continent africain, des comptoirs administrés par des directeurs de son choix. En 1664, ces commerçants vendirent leurs établissements pour la somme de 150,000 livres tournois à une compagnie dite des Indes-Occidentales, créée par un édit du mois de mai de la même année.
Un arrêt du conseil du roi, du 9 avril 1672, obligea cette compagnie à céder tous ses comptoirs et priviléges à une société qui, par lettres patentes du mois de juin 1679, prit le titre de Compagnie du Sénégal et obtint le privilége exclusif du négoce, depuis le cap Blanc jusqu’à celui de Bonne-Espérance.
Afin de protéger son commerce, et d’empêcher les empiétements, la Compagnie du Sénégal avait besoin de soldats, de marins vigoureux, et surtout de chefs habiles pour commander ses navires. Elle jeta les yeux sur du Casse.
Quelques années suffirent à ce dernier pour mériter et obtenir le commandement en second d’un navire de fort tonnage. En 1676, la compagnie le nomma capitaine de son plus beau vaisseau, et l’année suivante (1677) elle lui confia, avec l’assentiment du roi, la direction supérieure de toutes ses forces de terre et de mer, ainsi que le gouvernement de la côte occidentale d’Afrique.
Cette double mission, de la plus haute importance, rendait du Casse le protecteur du commerce français en Sénégambie, et lui donnait la défense de cette colonie.
A cette époque, la gloire de Louis XIV était à son apogée. L’Europe entière, coalisée contre la France, cédait à la puissance de ses armes. La Hollande était subjuguée, le Palatinat envahi, les possessions continentales de l’Espagne conquises. L’électeur de Brandebourg, doué de cette duplicité dont on retrouve la trace dans tous les actes de la politique cauteleuse des Hohenzollern, était prêt à abandonner de nouveau des alliés dans le malheur, et à implorer une seconde fois de Louis XIV un traité de paix particulier. La Franche-Comté venait d’être réunie à la couronne; Strasbourg ne devait pas tarder à l’être.
Les flottes françaises faisaient, sur toutes les mers, respecter le pavillon du grand roi.
Le drapeau blanc flottait sur les côtes de Madagascar et aux rives du Mississipi. «Nec pluribus impar,» pouvait dire, dans un juste et légitime orgueil, Louis XIV.
L’année précédente (1676), le vice-amiral Jean d’Estrées avait conquis sur les Hollandais la colonie de Cayenne; quelques mois plus tard, il battait l’amiral Byngs et s’emparait de Tabago. Poursuivant le cours de ses brillants succès, il vint avec une escadre attaquer l’île de Gorée.
Cette île est située à trois kilomètres du cap Vert, entre l’embouchure de la Gambie et celle du Sénégal. Ses côtes sont escarpées et presque inaccessibles, sauf du côté de l’est, où se trouvait alors un petit port à demi ensablé. Des chaloupes pouvaient seules y aborder. Les Hollandais avaient deux forts dans l’île: l’un, sur une hauteur, dominait le port; l’autre le joignait et était à quatre demi-bastions.
Le 1er novembre 1677, le maréchal d’Estrées s’empara de l’île, rasa le fort le plus élevé et détruisit l’autre en partie.
Gorée défendait les abords des comptoirs hollandais. Ces établissements commerciaux étaient au nombre de trois sur les côtes de cette partie de l’Afrique: l’un se trouvait à Rufisk, sur les terres du roi de Cayor; un autre à Joal, sur celles du roi de Sin; le troisième à Portudal, dans les domaines du roi de Baol.
Ces trois petits royaumes sont situés dans la Sénégambie; Rufisk et Portudal sont sur la côte, Joal près de l’embouchure et sur la rive droite du Sénégal; le plus important est Cayor, dont le roi prend le titre de Damel.
Du Casse commandait alors (1677), comme il a été dit plus haut, sur la côte d’Afrique. Il montait le vaisseau l’Entendu de la marine royale, portant quarante-quatre canons et deux cent cinquante hommes d’équipage. Le 15 novembre, il se rendit à Gorée, dont il mit les agents de la compagnie du Sénégal en possession.
Il fut ensuite à Rufisk, à Portudal et à Joal, où se trouvaient les comptoirs hollandais; il conclut avec les rois de Cayor, de Baol et de Bourzin des traités analogues à ceux précédemment signés par ces mêmes princes avec le gouvernement batave. Moyennant une redevance annuelle et déterminée, les commis de la compagnie française du Sénégal eurent le monopole de la traite et de tout le commerce d’exportation sur le littoral africain.
Après avoir arrêté ces conventions, vers le mois de décembre 1677, du Casse s’embarqua pour la France, afin de rendre compte à la compagnie de ce qu’il avait cru devoir faire.
La compagnie du Sénégal le combla d’éloges. Notre marin quitta de nouveau la France au mois d’avril 1678, à la tête d’une escadre formée de plusieurs navires armés en guerre. Arrivé à Gorée le 8 mai 1678, il commença par passer une inspection générale des établissements qu’il avait installés quelques mois auparavant. Il les trouva tous dans une situation prospère. Les employés de la compagnie jouissaient tranquillement des avantages qu’il leur avait procurés par son traité. Ils vivaient en parfaite harmonie avec les indigènes. Voulant récompenser les rois et les grands du pays de la bonne foi avec laquelle ils avaient jusqu’alors tenu leurs engagements, du Casse leur remit des présents rapportés par lui, objets inconnus et par conséquent fort estimés dans ces régions lointaines. Sa générosité donna à ces peuples une haute idée de la puissance ainsi que de la richesse de la France, et leur inspira un grand respect pour un homme aussi magnifique.
Craignant que les Hollandais ne fissent une tentative pour réoccuper leurs anciens comptoirs, du Casse résolut de mettre l’île de Gorée, ainsi que les points accessibles des côtes de terre ferme, en état de défense, en rétablissant les anciennes fortifications. Les événements donnèrent raison à sa perspicacité.
Chassés des rives de la Gambie, les Hollandais avaient gardé à cent lieues au nord, près du cap Blanc, une forteresse bâtie dans la baie d’Arguin. Ils s’y étaient solidement établis, et de là faisaient le commerce d’une partie du Sahara, achetant et exportant la gomme, les plumes, la poudre d’or et l’ambre gris. Chaque fois que les navires français, chargés de la protection de la colonie du Sénégal, s’éloignaient pour porter dans la mère-patrie leurs cargaisons, les Hollandais, ne se contentant pas d’exploiter l’intérieur de l’Afrique septentrionale, profitaient de l’éloignement des navires de la compagnie française pour faire la traite dans les parties concédées à cette compagnie, cherchant à ruiner son commerce.
Persuadé que le voisinage de l’ennemi amènerait infailliblement la perte des établissements de la compagnie du Sénégal, du Casse, en sa qualité de commandant supérieur dans les mers d’Afrique, prit sur lui d’enlever le fort d’Arguin.
Jugeant l’expédition assez importante pour nécessiter sa présence, il se mit à la tête du corps expéditionnaire. Le 10 juillet 1678, il débarqua devant le fort hollandais. En quelques jours, il se rendit maître de tout le territoire placé sous la domination batave. Au nom du roi, il somma le gouverneur de rendre la place. Sur son refus, il fit ouvrir le feu. Mais il ne tarda pas à reconnaître que la position était trop forte et nécessiterait un siége en règle. Or, il n’avait pas pour cette opération un matériel suffisant. Il ne s’obstina pas dans son entreprise et, avec une prudence et une sagesse admirables chez un homme aussi jeune (trente-deux ans), il reprit la mer et revint au Sénégal compléter ses moyens d’action. Il embarqua alors avec lui comme second le chevalier de Richemont et cent hommes de renfort, grossit son escadre du vaisseau de la marine royale l’Entendu, et de quatre bâtiments de transport, chargés de tout ce qui était nécessaire pour le siége.
Le fort d’Arguin exigeait, en effet, une puissante artillerie. Sa position, au sommet d’un rocher, le rendait presque inaccessible. Il était couvert par une double enceinte, formée de quatre bastions. L’escarpe avait une épaisseur de quinze pieds et une élévation considérable au-dessus des fossés; la garnison comptait un millier de défenseurs, commandés par un chef énergique, le colonel hollandais Corneille Der-Lyncourt. La place était armée de trente bouches à feu.
Le 22 août, du Casse parut de nouveau devant Arguin et s’empara de l’île aussi facilement que la première fois.
Le gouverneur du fort, qui avait appelé à son aide les peuplades indigènes, montra la même fermeté dans sa défense, qui fut fort belle. Néanmoins du Casse parvint, en quelques jours, à couronner le chemin couvert et à y établir deux batteries de neuf pièces chacune. En quarante-huit heures, il eut une brèche praticable, et fit en outre creuser sous l’escarpe une mine pouvant faire sauter une partie du fort.
Le 29, il envoya à l’assiégé la sommation suivante:
«Nous, du Casse, commandant le vaisseau du roy l’Entendu et les autres vaisseaux et troupes destinées pour la terre:
«Déclarons à M. Der-Lyncourt, gouverneur de l’isle et fort d’Arguin appartenant aux Etats de Hollande, que le lundi 22 août nous avons fait descente avec nos troupes destinées pour l’attaque, et que nous avons pris possession de l’île au nom du roy; qu’ayant voulu attaquer le château, la vigoureuse résistance que nous a faite le dit sieur gouverneur par diverses fois nous a obligé à descendre notre artillerie, composée de dix-huit pièces, dont nous avons fait deux batteries différentes, de l’une desquelles nous avons fait faire feu pendant vingt-quatre heures, et étant maintenant en état de se servir de l’autre et de toutes ses forces pour la réduction de la place, sommons le dit sieur gouverneur de nous la remettre en main; faute de quoy nous sommes prêts à achever la brèche, à monter à l’assaut et faire jouer la mine, et il lui mandera en réponse s’il est en estat d’y résister sous peine d’encourir toutes les rigueurs les plus sévères de la guerre.
«Fait au camp devant Arguin, le 29 août 1678.»
L’artillerie des assiégeants avait fait des ravages considérables dans les rangs des défenseurs de la place.
Le gouverneur hollandais ne voulut pas risquer d’exposer sa garnison aux rigueurs extrêmes, dont on la menaçait, s’il prolongeait une défense inutile et laissait donner un assaut dont le résultat ne pouvait être douteux. Il entra en pourparlers. Sa défense avait été vigoureuse; du Casse voulut le reconnaître, en lui accordant une capitulation des plus honorables.
Avant de rien stipuler pour lui-même, le colonel Der-Lyncourt avait demandé que les Mores, ainsi que leurs familles, au service de son gouvernement, fussent déclarés libres sans pouvoir jamais être inquiétés à cause de leur conduite antérieure à la capitulation d’Arguin. Cette manière d’agir toucha du Casse, bien capable d’apprécier la noblesse du caractère de son ennemi. En conséquence, le vainqueur accorda avec plaisir les honneurs de la guerre.
En outre, il fit cadeau au commandant d’Arguin d’un navire de soixante tonneaux équipé et bien aménagé. L’acte de donation est conçu en ces termes:
«Le sieur du Casse, capitaine commandant le vaisseau du roy l’Entendu. Nous certifions à qui il appartiendra qu’ayant pris M. Der-Lyncourt, gouverneur du château d’Arguin en Afrique, et lui ayant donné un passeport pour se retirer en Hollande, ou tel port de l’Europe que bon luy semblera, nous lui avons donné, pour cet effet, une galiote du port d’environ soixante tonneaux, en sa propre personne, pour en disposer comme de son bien mesme, sans que personne de ses gens ny autres y puissent rien prétendre ny mesme la compagnie de Hollande, à qui elle a appartenu.»
Le 2 septembre au matin, le capitaine du Casse, à la tête de ses troupes, fit une entrée triomphale dans le château d’Arguin. A midi, un Te Deum solennel fut chanté dans la chapelle. Quelques jours après, toutes les fortifications furent rasées, et pour qu’on ne put jamais remettre cet établissement dans son état primitif, les Français eurent soin de faire sauter les rochers, défenses naturelles de la place.
Le 1er septembre, la garnison hollandaise était sortie avec les honneurs de la guerre, et le surlendemain, avant de s’embarquer pour retourner dans son pays natal, son chef avait écrit au vainqueur une lettre qui se terminait par ces mots, empreints d’une certaine naïveté:
«Je reconnais que M. du Casse a exécuté la présente capitulation et tous les articles dont je suis très-content, ainsi que de toutes les autres choses qu’il m’a faites.»
«Signé: Der-Lyncourt.
3 septembre 1678.»
Peu de jours après la prise d’Arguin, du Casse revint à Gorée. Il fit construire, dans l’île deux maisons pour loger les agents de la Compagnie de commerce française. Il s’occupa de faire prospérer les comptoirs qu’elle y avait établis sous sa protection. Il exigea des rois nègres de la côte le renouvellement de l’engagement en vertu duquel la compagnie serait seule admise à trafiquer dans leurs États, sous les conditions auxquelles avaient été jadis astreints les commerçants hollandais.
Dans le courant du mois d’octobre 1678, le capitaine du Casse s’embarqua à bord de l’un des navires de la compagnie et remonta le cours de la Gambie, afin de s’assurer de la situation des établissements français sur les rives de ce fleuve. Il avait laissé le vaisseau royal l’Entendu mouillé près le cap Vert, sous le commandement de son second, le capitaine Jean de Brémand.
Au mois de novembre 1678, un navire hollandais, le Château de Corassol, commandé par le lieutenant Hubert, vint mouiller devant Gorée, cherchant à s’emparer de cette île et des comptoirs voisins.
Apprenant cette tentative, du Casse revint immédiatement à Gorée, et somma Hubert d’avoir à s’éloigner. Celui-ci sollicita une entrevue, qui eut lieu le 20 novembre 1678.
«Monsieur, dit l’officier hollandais au commandant français en l’abordant, mes compatriotes m’ont chargé de venir faire la traite dans les îles du cap Vert et sur les côtes adjacentes, ainsi que le faisait, il y a un an, M. le gouverneur Hopsake.»
Du Casse ne lui laissa pas le temps d’en dire plus long; et l’interrompant brusquement:
«Je suis étonné d’une semblable mission. Elle est contraire aux conventions diplomatiques. Seule, la compagnie de France a le droit de traite dans ce pays. Vous invoquez le souvenir de M. Hopsake, ancien gouverneur de cette côte pour les États généraux? Mais, depuis un an, monsieur, Gorée a changé de possesseur. Ne le savez-vous donc pas? Les États généraux ont osé soutenir la guerre contre le roi mon maître; Sa Majesté a conduit en personne ses armées dans les Provinces-Unies, et ordre a été donné à sa marine de s’emparer des colonies hollandaises. Mgr le vice-amiral d’Estrées a pris possession de Gorée, ainsi que des établissements voisins. Le traité de Nimègue, signé il y a quatre mois entre le roi très-chrétien et les États généraux, a stipulé le maintien de cette conquête entre les mains de la France. Et c’est aujourd’hui, après un an de paisible possession, après la consécration de cette possession par un traité de paix, que vous prétendez venir nous troubler dans l’exercice de notre droit? C’en est assez; cessons cet entretien. Et maintenant, monsieur, si vous ne vous éloignez pas de Gorée, vous et vos hommes, je serai forcé de vous considérer comme forbans, et d’agir en conséquence.»
Tel fut, à peu près, le langage du commandant français. Il rompit alors la conférence, ne doutant pas que les Hollandais ne se retirassent. Il n’en fut rien. Ils ne tinrent aucun compte de ses paroles, et continuèrent à naviguer dans les mêmes eaux, cherchant à faire la traite.
Du Casse envoya au capitaine du Corassol une nouvelle injonction d’avoir à se retirer. Celui-ci ne répondit rien et demeura sur la côte, s’efforçant de soulever les nègres contre les Français. Il réussit en effet à obtenir de quelques-uns d’embrasser sa cause.
Une dernière sommation étant restée, comme les précédentes, sans résultat, le 1er décembre 1678, du Casse fit saisir le navire le Château de Corassol et reconduire l’équipage hollandais à la Mina, port appartenant aux Provinces-Unies, situé à quatre cent cinquante lieues du cap Vert, sur les côtes de Guinée.
Le 8 du même mois, un autre petit vaisseau hollandais se présenta devant Gorée, pour faire la traite; mais du Casse l’ayant sommé de se retirer, il obéit sur-le-champ.
Après être resté une vingtaine de jours en observation sur les côtes, ne voyant plus aucun ennemi, du Casse pensa que les Hollandais s’étaient enfin lassés de leurs injustes prétentions et ne renouvelleraient plus leurs attaques.
Il crut donc pouvoir partir le 30 décembre, pour naviguer sur la Gambie, et veiller à ce que la compagnie française pût librement faire le commerce de ce côté, laissant encore une fois le commandement à son lieutenant Jean de Brémand.
Dix jours s’étaient à peine écoulés depuis le départ de du Casse, qu’un vaisseau hollandais de fort tonnage se montra dans les eaux du cap Vert (8 janvier 1679).
Sa chaloupe étant venue reconnaître l’Entendu, le commandant de Brémand fit tirer un coup de canon pour l’avertir d’avoir à l’accoster. Le commandant de la chaloupe obtempéra à cette invitation et vint à bord.
Jean de Brémand lui demanda quelle était la nationalité de son navire, d’où il venait, qui le commandait.
Sur la réponse qui lui fut faite que le bâtiment était hollandais, et arrivait d’Amsterdam sous le commandement du capitaine Hopsake, l’officier français demanda ce que venait faire dans ces parages ce commandant.
«M. Hopsake, lui répondit le Hollandais, était gouverneur de cette côte, lorsque M. d’Estrées s’en est emparé. Il est envoyé par la compagnie de Hollande pour rétablir ses anciens priviléges.
—C’est bien. Monsieur, si vous voulez rester à mon bord, je vais envoyer par votre chaloupe un de mes officiers parler à M. de Hopsake.»
Le commandant de Brémand appela alors son second, et lui donna ses instructions, lui recommandant d’amener à son bord M. de Hopsake et de se bien rendre compte de l’armement du bâtiment hollandais.
Cet ordre fut ponctuellement exécuté. Le commandant de Brémand ne tarda pas à voir revenir sa chaloupe avec M. de Hopsake. Il s’entretint un instant en particulier avec son second et apprit que le bâtiment hollandais, bien que d’un fort tonnage, étant surchargé de marchandises et d’objets de commerce, ne renfermait proportionnellement à sa grandeur qu’un nombre restreint de matelots. Il fit alors introduire M. de Hopsake, qui exhiba la commission en vertu de laquelle il devait rétablir dans son état primitif la colonie, dont il était anciennement le gouverneur, et cela au profit d’une compagnie hollandaise.
Brémand lui répondit que les Français étaient en possession de Gorée en vertu de l’article 7 du traité de paix de Nimègue, et en vertu de l’article 6 du traité de commerce; qu’en conséquence il ne pouvait que l’inviter à quitter ces parages.
Cette réponse fut faite d’un ton excessivement poli, mais net et ferme. Hopsake, voyant qu’il n’obtiendrait rien en parlementant, voulut essayer l’intimidation. Il déclara avec hauteur à Brémand qu’il prétendait traiter, et qu’il irait à Rufisk faire le commerce avec sa cargaison.
«Monsieur, riposta l’officier français, j’ai les ordres les plus formels de M. du Casse. Je les exécuterai. Vous n’irez pas à Rufisk, je vous le garantis, et si vous faites une tentative de ce genre, je vous préviens que je brûle votre navire et tout ce qu’il renferme.
—Ces menaces dans la bouche d’un simple commandant en second ont lieu de me surprendre.»
Brémand ne se laissa pas imposer par ce ton hautain et quelque peu ironique du Hollandais. Il déclara qu’il agissait comme ses instructions le lui prescrivaient et qu’il n’avait pas à craindre un désaveu. Voyant la fermeté de Brémand, le Hollandais sollicita la faveur d’être conduit auprès de du Casse. L’officier français y consentit et le fit mener devant son chef. M. de Hopsake répéta à du Casse ce qu’il avait déjà dit. Il reçut les mêmes réponses. Toutefois du Casse, aussi fin que brave, sentant combien le calme et la paix étaient nécessaires encore à la colonie naissante pour prospérer, proposa au Hollandais, s’il consentait à se retirer de bonne grâce, sans opérer aucune descente, de lui fournir tout ce qui lui serait nécessaire, à lui et à son équipage, pour leur retour en Europe.
L’ex-gouverneur avait bien vu qu’il ne serait pas de force à entrer en lutte avec les Français, commandés par des chefs aussi énergiques; il accepta les propositions qui lui étaient faites, et promit tout ce qu’on voulut.
Généreux, usant de procédés délicats, du Casse, après avoir reçu la parole de son ennemi, se hâta de renvoyer seul l’officier qui l’avait accompagné, et déclara au Hollandais qu’il était libre de rejoindre son navire.
Du Casse s’était trompé en pensant qu’il pouvait avoir confiance en cet homme. Il l’avait traité comme il aurait traité un gentilhomme français, esclave de l’honneur et de la foi jurée. Ce n’est point ainsi qu’il faut agir avec les représentants des nations mercantiles. Que de fois nous l’avons éprouvé, dans les temps passés, et dans des temps plus rapprochés de nous!...
Abusant des facilités que le gouverneur français lui avait laissées, Hopsake, au lieu de s’en retourner directement à son bord, à la rade de Gorée, se fit conduire à Joal.
De là, il se rendit à Portudal et ensuite à Rufisk; il passa quelques jours dans chacune de ces localités.
Contrairement au serment qu’il avait fait de ne rien entreprendre contre les Français, son voyage à Joal, Portudal et Rufisk n’avait d’autre but que de soulever les populations africaines contre la domination française.
«Quoi! disait-il aux rois nègres, vous souffrez le joug tyrannique des Français? mais ils sont cruels. Les Hollandais sont plus humains et plus traitables. Du temps où ils trafiquaient seuls sur vos côtes, ne vous en aperceviez-vous donc pas? Si vous vouliez nous rendre le privilége du commerce exclusif dans votre pays, et chasser l’insolente nation, quel bénéfice pour vous! Tout ce qui vous est vendu en ce moment à des prix si élevés, nous vous le donnerions moitié meilleur marché. Je pars pour la Hollande, afin d’aller chercher pour vous des cargaisons considérables. J’en reviendrai avec un grand nombre de vaisseaux de guerre qui permettront à mes compatriotes de reconquérir Gorée et les comptoirs. Donnez-nous aide et appui, nous ne voulons que votre bien. Avec nous, vous vous enrichirez; avec les Français, il n’en saurait être de même.»
Hopsake avait touché la corde sensible. L’intérêt était en jeu, mobile puissant chez tous les hommes et combien plus encore chez les nègres, dont la cupidité est justement proverbiale. Les rois africains prêtèrent volontiers l’oreille aux suggestions du Hollandais.
Ce dernier leur persuada que la compagnie de France n’était plus protégée par le roi; que, livrée à ses propres forces, elle était hors d’état de résister à une attaque sérieuse. Bref, il fut convenu entre cet officier et les chefs sénégaliens que ceux-ci égorgeraient les employés français, pilleraient leurs marchandises et brûleraient leurs cases.
Cet homme rêvait de nouvelles vêpres siciliennes dans les régions voisines de l’équateur.
Ses trames ourdies, Hopsake reprit la route de Gorée, rejoignit son navire et, ayant levé l’ancre après avoir reçu des approvisionnements du trop honnête du Casse, il repartit pour la Hollande.
On était dans les premiers jours de mars 1679. Peu de temps après, vers le 10 du même mois, les navires français qui naviguaient sur les côtes de ces pays prirent le large. A peine s’étaient-ils éloignés que le roi Sin se mit en pleine révolte. (Royaume de Joal.)
Il fit jeter les agents de la compagnie en prison et livra leurs magasins au pillage.
Le roi de Baol ne tarda pas à suivre l’exemple de son voisin et allié et à faire mettre également à sac les comptoirs de Joal.
A peine du Casse eut-il connaissance de ces désordres qu’avec son activité ordinaire, sans perdre un instant, il se mit en mesure de les réprimer.
De la rivière de Gambie où il se trouvait encore, il revient à Gorée, réunit les troupes françaises en garnison dans la colonie, et à leur tête entre dans le royaume de Baol. Il prend et brûle plusieurs villages sur la côte, bat partout les indigènes et terrifie la population. Maître en peu de jours de tout le littoral, il s’apprête à envahir l’intérieur du pays. Le roi de Baol, épouvanté des rapides progrès du corps expéditionnaire, envoie à du Casse deux grands seigneurs chargés d’implorer de lui la paix, s’en remettant presque à sa discrétion pour en déterminer les conditions. Du Casse exige qu’on lui livre comme otages deux parents du roi; puis il met à la voile dans la direction de Joal, où il fait une descente avec ses troupes. A peine a-t-il entamé les hostilités que le roi du pays envoie sa soumission.
Du Casse prend également deux otages à Joal, impose au roi un traité de paix très-avantageux pour la France et se rend le 5 avril à Rufisk. Persuadé qu’il a terrifié les nègres par ses deux rapides expéditions dans les royaumes du Baol et de Joal et qu’il ne court nul danger désormais, il débarque à Rufisk (royaume de Cayor) avec quelques agents, et seize matelots qui composent l’équipage de sa chaloupe. Pendant qu’il visite les magasins, il se trouve tout à coup entouré par plus de trois mille nègres; néanmoins la crainte qu’il leur inspire est si grande, que ceux-ci, tout en le menaçant, hésitent à s’emparer de sa personne. Cette hésitation de leur part donne le temps à du Casse de se retrancher dans les comptoirs; la lutte s’engage, les Français repoussent toutes les attaques pendant trois heures. La nuit vient enfin, mais les nègres, au moyen de flèches enflammées, mettent le feu aux magasins. Pour éviter d’être brûlé vif, du Casse sort avec son monde, s’ouvre un passage, parvient jusqu’au rivage et regagne sa chaloupe à la nage.
Il s’était tiré sain et sauf de cette bagarre, grâce à son courage et à sa résolution. Mais il n’en était pas de même de tous ses hommes. Sur seize matelots, dix avaient été tués et quatre grièvement blessés. Les agents qui l’accompagnaient avaient été éprouvés dans la même proportion.
Le lendemain, du Casse arme des brigantins et des chaloupes pour courir sus, le long de la côte, aux bateaux-pêcheurs nègres.
Plusieurs sont capturés et un grand nombre de noirs sont tués, mais la leçon n’est pas assez forte. Le 10 avril, le gouverneur débarque avec trois cents hommes, s’empare d’une petite ville d’environ mille maisons et la brûle complétement. Le lendemain, nouvelle exécution. Le troisième jour, il est maître de toute la côte. Le roi de Cayor, Damel, envoie les premiers du pays en ambassade auprès du commandant français. Le chef de la députation lui dit en l’abordant:
«Seigneur, le roi notre maître nous a envoyés auprès de vous, pour vous représenter que ce n’est point par ses ordres que vous avez été insulté. Lui-même est la première victime de cet odieux attentat. Les séditieux, auteurs de cette conspiration, sont recherchés avec soin. Un châtiment exemplaire leur sera infligé. Ils seront coupés en quatre quartiers. Le roi vous prie de cesser les hostilités, et pour vous prouver combien il tient à votre amitié, il n’est rien qu’il ne fasse pour l’obtenir.»
C’était dire clairement à du Casse que l’on subirait telle loi qu’il jugerait à propos d’imposer. Il profita de la circonstance pour exiger des trois princes qui avaient obéi aux suggestions des Hollandais un traité de paix des plus avantageux pour la compagnie, donnant à la France le monopole exclusif du commerce sur les côtes du Cap-Vert à la rivière de Gambie, et la possession des terres sur une profondeur de six lieues sans que la France ait à payer aucun tribut.
La compagnie du Sénégal se trouva ainsi maîtresse des terres de la côte sur une longueur de cinquante lieues. Les agents, jetés en prison à Portudal, furent rendus, mais pas les marchandises pillées: «Les nègres, écrit du Casse, ne vuidant pas aisément les mains de ce qu’ils ont une fois pris, ne restituèrent rien du pillage qu’ils avaient fait.»
A la fin de l’année 1679, du Casse quitta le gouvernement du Sénégal. Croira-t-on que depuis le jour de son départ ce traité, qui donnait à la France trois cents lieues carrées de terrain, resta pendant près de deux siècles à l’état de lettre morte!
Il y a seulement quelques années, un des successeurs de du Casse, le colonel, aujourd’hui général, Faidherbe songea à exiger l’exécution de cette convention.
De retour en France, au commencement de 1680, du Casse fut reçu par le marquis de Seignelay, qui avait remplacé comme ministre de la marine l’illustre Colbert, son père. Seignelay lui fit beaucoup de questions, et lui demanda des éclaircissements sur Arguin et sur la prise de ce fort, dont les ambassadeurs hollandais réclamaient la restitution, en vertu, disaient-ils, des clauses du traité de Nimègue.
Du Casse démontra facilement au ministre combien les prétentions des Provinces-Unies étaient mal fondées.
Il était dit en termes formels, dans le traité de Nimègue, que toutes prises faites au delà du cap Saint-Vincent, moins de dix semaines après la signature des préliminaires, seraient considérées comme bonnes. Or les Français s’étaient emparés du fort d’Arguin dix-neuf jours seulement après la conclusion de la paix.
Mis ainsi au courant de la situation par celui-là même qui l’avait créée, le marquis de Seignelay fit signifier aux plénipotentiaires de Hollande que leurs demandes n’étaient pas recevables et qu’il n’y serait point donné suite.
Voyant qu’ils n’obtiendraient rien de ce côté, les ambassadeurs, qui avaient reçu des instructions pour susciter des embarras et des difficultés à du Casse, dont la ferme et brillante administration avait été nuisible au commerce de leurs compatriotes en Afrique, adressèrent au ministre des affaires étrangères de France, Pomponne, un mémoire dans lequel ils demandaient la restitution du navire le Château de Corassol pris par du Casse, le paiement d’une indemnité de deux cent mille francs, la liberté du commerce du cap Bianco à Sierra-Leone.
Pomponne transmit la note des représentants des Provinces-Unies à son collègue de la marine.
Le marquis de Seignelay la remit à du Casse, en le priant de faire connaître ce qu’il avait à répondre.
Du Casse, dans une longue lettre explicative, déclare que la compagnie du Sénégal ne prétend pas exclure les sujets des Etats généraux du commerce des côtes d’Afrique, si ce n’est dans les lieux dépendants de la France; puis, racontant avec maints détails la conduite des Hollandais en faveur desquels on élevait des réclamations, il termine en déclarant qu’il ne comprend pas que «des hommes qui avaient agi comme des bandits provoquant au pillage et à l’assassinat, ne soient pas désavoués par les ambassadeurs d’une nation civilisée».
La lettre fut mise sous les yeux du ministre des affaires étrangères, qui fit aux plénipotentiaires une réponse assez sèche et hautaine. L’affaire en resta là.
Entré de cette façon en relations avec les hommes alors au pouvoir, du Casse devint naturellement leur intermédiaire dans leurs rapports avec la compagnie du Sénégal; aussi, le 11 janvier 1680, le ministre de la marine ayant été informé que le directeur de la compagnie du Sénégal à Dieppe s’était engagé dans une voie illégale, écrivit à du Casse le billet suivant:
«Vous verrez par la lettre cy-joint que les officiers de l’admirauté de Dieppe se plaignent que le directeur de la compagnie du Sénégal prétend faire sortir les vaisseaux, qu’elle envoie aux costes d’Afrique, sans passeport ny congé de monsieur l’admiral; et comme cela est contraire à l’usage ordinaire, faites moy sçavoir les raisons pour lesquelles cette compagnie en use ainsi.»
Du Casse fit faire droit à la réclamation du ministre. Vers la même époque la compagnie du Sénégal, par un contrat, reçut du roi le monopole de la fourniture annuelle, pendant huit ans, de deux mille nègres aux îles d’Amérique appartenant à la couronne de France.
La compagnie était redevable de cette importante concession à l’influence que du Casse avait su acquérir au ministère de la marine. Aussi le choisit-elle pour être un de ses directeurs.
Très-peu de temps après sa nomination, du Casse reçut une lettre de Saubusse, son pays natal, l’invitant à venir assister à la naissance d’un neveu et le priant d’en être le parrain. Il se rendit en Béarn et tint sur les fonts baptismaux cet enfant, qui reçut de lui le prénom de Jean.
Au siècle du grand roi, les voyages étaient longs; il fallut du temps à du Casse pour aller et revenir du Béarn; aussi trouva-t-il, à son retour à Paris, de grandes modifications dans la question de l’établissement de la traite en Amérique. La nouvelle de la concession royale n’était pas plutôt parvenue à Saint-Domingue que tous les colons, craignant la concurrence commerciale qu’allait leur faire la compagnie, déclarèrent qu’ils jetteraient à la mer tous les agents qui essaieraient de faire la traite. Quand du Casse arriva à Paris, ses collègues les directeurs de la compagnie du Sénégal lui firent lire une lettre du comte de Pouancey, gouverneur de Saint-Domingue, au ministre de la marine, dans laquelle le gouverneur rendait compte des émeutes que le nom seul de la compagnie faisait éclater dans l’île, et déclarait qu’il n’était pas en mesure de mettre par la force les rebelles à la raison.
Du Casse, moins alarmé que ses collègues, proposa d’aller, de sa personne, à Saint-Domingue, s’assurer de l’état des esprits et d’essayer de calmer cette effervescence.
La confiance qu’il inspirait était si grande, que cette proposition, transmise à l’assemblée générale de la compagnie, remplit de joie tous les intéressés. Elle fut accueillie avec acclamation, et du Casse ne tarda pas à partir pour Saint-Domingue.
Il débarqua dans le port du Cap, ville principale de la colonie, et s’occupa aussitôt de l’installation du bureau de la traite des noirs et de l’habitation des agents de la compagnie. Les colons, apprenant son arrivée et voyant ses préparatifs, se portèrent en masse à l’habitation, proférant des menaces de mort. Leurs vociférations ne purent émouvoir du Casse et le faire sortir de son calme.
Le gouverneur toutefois fut impuissant à faire rentrer dans le devoir la population, qui, le jour suivant, vint, les armes à la main, exiger le réembarquement de du Casse. Ce dernier ne se déconcerta pas plus que la veille et pria les mutinés de choisir quelques-uns d’entre eux avec lesquels il pût prendre des engagements. La foule, pensant qu’il ne demandait qu’à céder, lui envoya des délégués.
Du Casse les reçut fort courtoisement, leur donna communication des ordres du roi qui l’autorisaient à agir comme il le faisait, leur déclara que la compagnie, entrant dans les vues du souverain, ne voulait, comme Sa Majesté, que le bien des habitants; leur expliqua les avantages qu’ils devaient retirer de l’établissement de la traite, leur demanda si aucun d’eux oserait douter de la bienveillance du roi à leur égard, et fit adroitement comprendre aux délégués que, s’il était obligé de se retirer sans avoir accompli sa mission, ce serait eux qu’il dénoncerait au roi comme l’en ayant empêché. Cela leur donna lieu de réfléchir. Du Casse les congédia, en leur disant qu’il allait songer à leur réclamation; que de leur côté ils eussent à expliquer ses raisons à leurs concitoyens, et que, s’ils voulaient revenir le jour suivant, il leur ferait connaître définitivement le parti auquel il se serait arrêté.
Le lendemain, la majeure partie de la population revint, mais cette fois non armée. Les principaux meneurs, impuissants à maîtriser l’insurrection qu’ils avaient fomentée, débordés, comme cela arrive à tous ceux qui déchaînent l’émeute, épouvantés de la responsabilité qu’ils voyaient du Casse prêt à faire retomber sur leurs têtes, avaient obtenu de leurs compatriotes de venir sans armes. Prévoyant bien que du Casse ne céderait pas, sachant d’autre part que le gouverneur avait ordre de l’appuyer, même par la force, ils redoutaient un conflit sanglant, dont la justice royale les aurait à bon droit accusés d’être les principaux auteurs.
Du Casse, qui, dans cette crise, devait montrer une fois de plus une habileté, une adresse et un art de persuasion dignes du plus fin diplomate, était décidé à n’employer la violence qu’à la dernière extrémité et après avoir inutilement usé de tous les moyens de conciliation.
Il était déjà parvenu à intimider les principaux meneurs, à séparer leurs intérêts de ceux du reste des habitants, à priver ainsi l’insurrection de ses chefs. Il devait achever par son sang-froid, par son éloquence, de faire bientôt tout rentrer dans l’ordre.
Lorsqu’il se vit en présence de la foule, il déclara qu’il était sous la sauvegarde du roi, dont il ne faisait qu’exécuter les ordres; que d’ailleurs leurs délégués avaient dû leur faire connaître les intentions de Sa Majesté... Il fut interrompu par le cri presque général: Vive le roi sans Compagnie!
Voyant que sur la masse irresponsable cette tactique ne réussissait pas, il changea de langage et fit vibrer en eux une corde sensible chez la plupart des hommes, celle de l’intérêt.
Il affirma que le roi, en chargeant la compagnie de transporter des nègres dans les colonies d’Amérique, n’avait qu’un but et un désir, l’accroissement de la prospérité et du bien-être des colons. Il expliqua «que, si les colonies languissaient, c’est qu’elles n’avaient pas un nombre de bras suffisants pour retirer le profit qu’il était facile d’obtenir; que la multiplication des nègres serait pour les habitants un avantage très-grand, qu’ils n’appréciaient pas à sa juste valeur, parce qu’ils ne le connaissaient pas, mais qu’incessamment ils béniraient la compagnie d’avoir donné ainsi de l’extension à la culture et à l’industrie.»
Ces quelques mots calmèrent une partie des mutinés, mais d’autres se mirent à crier qu’il n’y avait pas besoin de compagnie pour cela; que chacun devait être libre, et que la compagnie voulait accaparer tout le commerce.
«Vous êtes dans l’erreur, leur répliqua du Casse; ni moi, ni ceux qui m’ont envoyé vers vous et chargé de leurs affaires, n’ont d’autre but que de vous procurer des nègres. Vous vous imaginez que le roi vous a engagés vis-à-vis de nous, au détriment de vos priviléges: il n’en est rien, au contraire, c’est nous qui sommes engagés envers vous. Nous sommes tenus de vous fournir, tous les ans, deux mille nègres, que rien ne vous oblige à nous acheter. Ceux qui vous ont trompés sont ceux qui voient que tous les produits du pays vont être en bien plus grande abondance, par suite du nombre de nègres que vous aurez à votre disposition. Des concurrents surgiront, et par suite ils ne pourront conserver le monopole de l’exportation. En face d’une telle situation, vous ne subirez plus leur loi; bien plus, entre des négociants rivaux, vous pourrez choisir ceux qui vous offriront les prix les plus avantageux. Vous voyez donc que nous ne toucherons en rien aux priviléges dont vous jouissez, que nous ne gênerons en rien votre commerce, et que par la force des choses nous favoriserons son développement.»
Il continua longtemps encore à développer sa pensée, et finit par les persuader que leur intérêt voulait qu’ils laissassent établir le bureau pour la traite; il parvint à se faire accepter, lui et ses projets, par toute la population de Saint-Domingue. Les plus opposants avouèrent qu’ils s’étaient alarmés mal à propos. On consentit alors à tout ce qu’il voulut. Le comptoir fut donc établi; du Casse, après avoir pris toutes les mesures nécessaires pour assurer le succès des opérations, revint en France.
A son arrivée, il déclara que tout était apaisé, que les colons en avaient passé par où il avait voulu, qu’ils étaient prêts à bien recevoir les agents de la compagnie. Cette nouvelle provoqua un véritable enthousiasme de la part des intéressés. Ses collègues, remplis d’admiration pour lui, ne pouvaient croire cependant à un succès aussi complet; ils n’osaient charger personne du premier transport des nègres, et ils le prièrent de vouloir bien remplir cette difficile mission. Du Casse accepta.
La compagnie fit équiper un navire de vingt-six canons, appelé la Bannière. Du Casse en prit le commandement. Il mit à la voile de la rade du Havre. Les vents dans la Manche sont souvent violents et dangereux; avant d’avoir pu gagner l’océan Atlantique, du Casse fut jeté sur les côtes d’Angleterre, où une violente tempête le contraignit à relâcher. Là, une longue et douloureuse maladie menaçant de le retenir des mois entiers, il ne voulut pas que les armateurs souffrissent de ce délai: il fit appareiller le navire, dont il donna le commandement à son second. Celui-ci partit, après avoir reçu de son capitaine de minutieuses instructions, grâce auxquelles son voyage s’opéra heureusement.
Quant à du Casse, il resta plusieurs mois en Angleterre entre la vie et la mort. Aussitôt guéri, il montra que la maladie n’avait pas abattu son courage. Il fit de ses propres deniers l’acquisition d’un autre bâtiment pour aller à Curaçao acheter des nègres qu’il voulait revendre à Saint-Domingue. Comme la France était en guerre avec le gouvernement des Provinces-Unies, il se munit d’une commission de l’amirauté d’Angleterre.
Il aborda en Amérique à l’île de Saint-Christophe. Cette colonie était sous le commandement du chevalier de Saint-Laurent. Ce dernier lui donna une commission française pour le faire reconnaître au besoin. Ils ne se doutaient guère l’un et l’autre que cette précaution serait une source de dangers. Du Casse approchait de Curaçao, lorsqu’il rencontra un vaisseau hollandais de fort tonnage, dont le capitaine le héla, lui ordonnant d’amener et de lui montrer sa commission. Sur la réponse qu’un coup de mer avait emporté sa chaloupe, du Casse vit arriver celle du Hollandais, sur laquelle il fut contraint de monter.
L’officier néerlandais, qui commandait la chaloupe, resta en otage sur le vaisseau français. Du Casse mit imprudemment sa cabine à sa disposition pendant son absence. L’officier, curieux et mal élevé, ou peut-être ayant reçu l’ordre de chercher à découvrir la nationalité vraie du navire, une fois seul, fureta les papiers et poussa l’indiscrétion jusqu’à ouvrir une boîte posée sur une table.
Elle renfermait ce qu’on avait le plus intérêt à lui cacher, la commission française délivrée par le chevalier de Saint-Laurent. Du Casse étant revenu, l’officier hollandais ne fit semblant de rien et revint à son bord, où il s’empressa de montrer à son capitaine la commission qu’il avait volée.
Le bâtiment français, qui ne pouvait soutenir de lutte, fut immédiatement saisi et amené à Curaçao, où il fut jugé de bonne prise.
Du Casse ne se laissa pas abattre par la perte énorme d’argent que lui faisait subir ce fâcheux contre-temps. Séance tenante, à Curaçao même, il racheta son propre navire, ainsi que deux autres bâtiments chargés de tabac, avec lesquels il eut l’adresse et l’habileté de réaliser un bénéfice compensant, et au delà, les pertes qu’il venait d’éprouver.