Читать книгу L'amiral Du Casse, Chevalier de la Toison d'Or (1646-1715) - Robert Emmanuel Léon baron Du Casse - Страница 5
LIVRE II
ОглавлениеDe 1686 à 1691. Surinam.
Cause véritable de l’admission de du Casse dans la marine royale.—Action d’éclat qui fixe sur lui les regards de Louis XIV.—Sa mission difficile sur les côtes d’Afrique.—Le capitaine Monségur.—Accueil sympathique fait par des Anglais à du Casse.—Calomnies des Hollandais. Ils représentent les colons français comme des forbans et des pirates.—Le royaume de Commando.—Etablissement de comptoirs français.—Aventure du chevalier de Sainte-Marie.—La Martinique en 1688.—Rapport fait à Colbert par du Casse sur les colonies anglaises.—Expédition contre la Guyane hollandaise.—Instructions du 13 janvier 1689.—Surinam.—Tentative de descente au Mexique.—Expédition de Saint-Christophe.—Le marquis de Blénac.—Du Casse capitaine de frégate (2 novembre 1689).—Correspondance du ministre de la marine Pontchartrain, successeur de Seignelay, avec du Casse.—Prise du Cap par les Espagnols.—Mémoire fait par du Casse sur Saint-Domingue.—Instructions pour le marquis d’Esragny.—La Guadeloupe.—La Martinique.—Du Casse gouverneur de Saint-Domingue en remplacement du comte de Cussy.—Etat de Saint-Domingue à cette époque, d’après le chevalier de Galliffet.
Nous voici arrivés à l’époque où du Casse quitta la marine marchande pour entrer dans la marine royale.
La Biographie universelle de Labrousse, qui paraît tenir notre marin en haute estime, s’exprime à cet égard dans des termes peu bienveillants et surtout erronés: «Deux voyages successifs qu’il fit à Saint-Domingue en moins de deux ans, dit cette biographie, furent tellement fructueux pour la compagnie et avantageux pour lui, qu’il se vit en état de quitter la carrière du commerce; nous ne relevons ces choses qu’à regret sur le compte d’un brave marin.»
Il est possible que du Casse fut dès cette époque dans une position de fortune aisée, mais ce n’est pas là ce qui amena du changement dans sa carrière. Sous Louis XIV ce n’était pas des considérations de cet ordre qui déterminaient les choix du gouvernement.
Son admission dans la marine royale fut le prix d’une action d’éclat qui lui valut le grade de lieutenant de vaisseau.
Revenant en France, il rencontre une frégate hollandaise. Malgré une disproportion considérable entre son navire et le bâtiment ennemi, confiant dans son audace et dans la valeur de son équipage, du Casse donne la chasse au Hollandais, l’attaque, et, après l’avoir quelque temps canonné, manœuvre pour l’aborder. L’ayant accroché, il saute sur son bord, sans s’inquiéter du nombre d’hommes qui le suivent, une vingtaine au plus. Pendant qu’il fait des prodiges de valeur, les deux navires mal accrochés se séparent, et il reste avec ses vingt matelots sur le pont ennemi. La partie de son équipage demeurée à son bord ne doutant pas qu’il ne soit pris ou tué avec ceux qui l’ont suivi, s’éloigne faisant force de voiles. Tout autre que du Casse se fût trouvé fort heureux d’en être quitte avec la vie sauve, comme prisonnier de guerre. Il n’en est pas ainsi; l’intrépide marin redouble de courage. Continuant à combattre, et animant les siens, il parvient, malgré l’infériorité du nombre, à se rendre maître de la frégate ennemie, sur laquelle il arbore aussitôt son pavillon pour rappeler son propre bâtiment.
Quelques jours plus tard, il rentrait triomphalement à La Rochelle avec la frégate hollandaise. Le bruit de cette action aussi extraordinaire que glorieuse étant parvenu jusqu’à la cour de France, elle vint aux oreilles du roi. Ce prince, juste appréciateur du mérite, témoigna le désir d’avoir un pareil homme à son service et lui fit offrir d’entrer dans la marine militaire avec le grade de lieutenant de vaisseau. Du Casse, flatté de cette marque d’estime du premier monarque de la chrétienté, s’empressa d’accepter et reçut son brevet le 15 mars 1686.
Il ne tarda pas à être désigné pour remplir une mission fort délicate, celle d’aller protéger sur les côtes d’Afrique les intérêts de notre commerce en souffrance.
Des forbans arboraient le drapeau français sans autorisation du gouvernement royal, et, à la faveur de ce subterfuge, se livraient à des actes de pillage, rançonnaient les côtes de la Guinée et enlevaient les nègres qu’ils allaient revendre en Amérique.
Un des pirates, nommé Thomas de Royan, avait mené à Saint-Domingue des nègres dont il s’était emparé de cette façon.
Rapport de cette affaire ayant été mis sous les yeux du roi, Louis XIV donna l’ordre que ces nègres fussent ramenés sur un de ses vaisseaux là où ils avaient été pris. Du Casse reçut le commandement de la frégate la Tempête et alla mouiller à Cadix, où il devait être rejoint par les nègres revenant d’Amérique. Il avait ordre de les ramener dans leur pays, et de donner la chasse à tous les forbans qui infestaient les mers d’Afrique.
Le 9 juin 1686, un navire venant de Saint-Domingue mouilla en effet dans le port de Cadix, ayant les nègres à son bord, et son commandant remit à du Casse une lettre que lui écrivait le capitaine de Monségur, l’un des principaux chefs des troupes de Saint-Domingue. Cette lettre lui faisait connaître l’état de la colonie et ce qui s’était passé depuis son départ. Entre autres choses, la lettre portait:
«Nombre de flibustiers ont passé dans la mer du Sud. La coste de Saint-Domingue est misérable, n’ayant pas un sou. La levée du tabac sera tardive.»
Cette nouvelle fit beaucoup de peine à du Casse, très-affligé d’apprendre l’amoindrissement d’une colonie à la prospérité de laquelle il avait espéré imprimer un nouvel essor par l’importation des nègres.
Il quitta la rade de Cadix, se dirigeant vers le littoral occidental d’Afrique. Parvenu à la côte d’Or, dans la partie septentrionale du golfe de Guinée, au-dessous de la Sénégambie, il apprit avec stupéfaction que les commandants hollandais dans ces pays répandaient partout le bruit qu’il était un forban ayant l’intention d’enlever tous les nègres qui s’aventureraient à son bord.
La mission de du Casse, qu’il remplissait comme il le devait, aurait dû faire tomber ces allégations mensongères sans qu’il fût besoin de les démentir, mais le bon sens n’est pas l’apanage de la multitude.
Non contents de travailler à discréditer du Casse auprès des populations nègres, les Hollandais poussèrent la haine jusqu’à faire croire au gouverneur de la colonie anglaise de Corsi sur la côte d’Or, près l’établissement hollandais de la Mina, à l’est, que la frégate prenant le pavillon français ne l’arborait qu’en fraude. «Calomniez, calomniez, écrivait un siècle plus tard un auteur demeuré célèbre, il en reste toujours quelque chose.» Quoique le mot n’eût pas été encore dit, le fait n’était pas moins vrai déjà à cette époque.
Du Casse ayant été mouiller près de la rade de Corsi, le commandant de la forteresse détacha un vaisseau de la marine anglaise pour aller combattre celui qu’il considérait comme un forban. Mais cette affaire n’alla pas aussi loin que les vindicatifs Hollandais le souhaitaient.
Du Casse fut vite reconnu, et les Anglais, n’ayant pas les mêmes motifs de haine et de jalousie contre lui, lui firent un accueil des plus sympathiques, témoignant beaucoup d’estime au jeune officier qui, dans un rang si peu élevé, avait su faire prévaloir sur le littoral de l’Afrique la prédominance de sa patrie.
La frégate française, continuant son exploration, vint à passer devant le fort de Boutoë, dans la rade duquel elle mouilla et où elle fut fort mal reçue.
Le mauvais accueil décida son capitaine à lever l’ancre; il courut des bordées le long des côtes, et chercha à entrer en relations suivies avec les nègres.
L’officier général qui commandait, au nom des États généraux bataves, le comptoir hollandais de la Mina, près le cap Corsi, mit en œuvre tous les moyens imaginables pour empêcher les relations entre du Casse et les noirs de s’établir, menaçant les indigènes d’une guerre d’extermination s’ils recevaient les Français.
L’année précédente, nos compatriotes s’étaient établis au village d’Aquitany, sur la côte d’Or. Le roi de Commendo, à qui appartenait ce point, leur en avait fait la cession. Le drapeau de la France ayant été arboré, les agents de la compagnie du Sénégal commencèrent à y élever des habitations. Les Hollandais, ne pouvant les en empêcher, voulurent obliger le roi de Commendo à révoquer cette concession. N’ayant pu l’obtenir, ils lui adressèrent les plus violentes menaces, et, sur le refus de ce prince, fidèle observateur de la parole donnée, d’obtempérer à leurs injonctions, des menaces ils passèrent aux actes, lui déclarèrent ouvertement la guerre, et par leurs perfides suggestions amenèrent le roi d’Adon, son voisin, à s’allier à eux. Ce dernier, à la tête d’une armée relativement considérable, envahit les Etats de Commendo, et, le succès ayant couronné son agression, il fit mettre à prix la tête du prince allié des Français, ainsi que celles des principaux nègres soupçonnés de leur être favorables.
Les maisons, que la compagnie du Sénégal avait fait construire, furent brûlées par les esclaves des Hollandais, avec les marchandises qu’elles renfermaient.
Du Casse rétablit la colonie au nom du roi, fit rebâtir les maisons et y installa les agents de la Compagnie; mais dès qu’il se fut éloigné, deux vaisseaux hollandais vinrent s’embosser devant Aquitagny, canonnèrent le village et s’opposèrent à la pêche, qui faisait subsister tout le pays. Les Hollandais dirent aux indigènes que la conduite des Français les forçait à agir ainsi. Ils espéraient rendre ces derniers odieux, les faire chasser du pays, peut-être même égorger.
Tous ces faits, accomplis après le départ de du Casse, avaient lieu à son insu, pendant qu’il continuait ses explorations.
Passant devant Tacorary, localité importante de la côte, son navire la Tempête se trouva manquer d’eau.
Le lieutenant, le chevalier de Sainte-Marie, fut envoyé à terre avec le canot pour savoir si l’on pourrait remplir les futailles.
Aussitôt qu’il fut entré dans le village, un grand nombre de nègres armés se précipitèrent sur lui et sur son escorte, firent main basse sur le canot et menèrent l’équipage prisonnier à la forteresse hollandaise de Saconde, et de là à celle de la Mina. Le général commandant la station batave les fit jeter en prison et mettre aux fers pendant la nuit. Le lendemain, le lieutenant de Sainte-Marie reçut ordre d’avoir à se présenter devant le Hollandais.
Cet officier général ayant appris ce qui avait motivé l’envoi à terre du canot de la frégate française, renvoya l’équipage, mais sans offrir de vivres à ces pauvres gens, pas même à leur chef. Il les chargea de dire à du Casse que lorsqu’il voudrait descendre à terre il aurait à lui en demander la permission.
Le commandant de la Tempête fut assez étonné de la singulière réception faite à ses hommes et de la non moins singulière mission dont ils venaient d’être chargés pour lui. Il monta dans sa chaloupe, s’approcha de la rade où flottait le pavillon hollandais, et ne tarda pas à essuyer, sans que rien pût le lui faire prévoir, deux décharges de mousqueterie.
Il revint alors à son bord, résolu à tirer de cette nouvelle insulte une vengeance éclatante. Mais, prudent et sage autant que brave, et réfléchissant qu’avec son seul navire il aurait à soutenir une lutte par trop disproportionnée contre les forces de terre et de mer des Provinces-Unies dans ces parages, il patienta et envoya le chevalier d’Amon, capitaine du navire le Joly, atterrir à Acara sous une forteresse anglaise éloignée de quelques centaines de toises d’un fort hollandais.
Le commandant de ce dernier fort fit dire à l’Anglais qu’il était étonné de le voir accueillir des gens avec qui son général était en hostilité; qu’il avait l’ordre formel de tirer sur eux et de les faire prisonniers. L’Anglais, surpris et indigné de ce langage, fit une réponse telle que peu s’en fallut que les deux forts ne se canonnassent.
Quant à du Casse, fatigué de tous les obstacles que la mauvaise volonté des Hollandais apportait à l’exécution complète de sa mission, il ravitailla son navire et mit à la voile pour l’Amérique, ainsi que le lui prescrivaient ses instructions, remettant sa vengeance à d’autres temps.
Le 16 juin 1688, il arriva à la Martinique, et y resta peu de temps.
Il fit connaître, pendant son court séjour, à l’intendant de cette colonie, du Maitz de Goimpy, la conduite des Hollandais à son égard sur les côtes de Guinée; puis il mit à la voile pour la France, ayant hâte d’informer son gouvernement de ses démêlés avec les Hollandais. Il fit au ministre de la marine, Colbert, marquis de Seignelay, un récit fidèle des péripéties de son voyage.
Comme il racontait l’appui qu’il avait trouvé auprès des officiers du royaume de la Grande-Bretagne, le marquis de Seignelay le pria de lui exposer dans un rapport détaillé la situation des Anglais en Afrique. Le brouillon de ce rapport a été gardé par du Casse dans ses papiers. Il est intitulé:
«Titre des Anglais au Cap-Vert sur la côte de la Guinée en Afrique. Matière du fait et du droit des Anglais.»
Nous croyons inutile de reproduire ce long rapport, qui n’a plus de nos jours l’intérêt qu’il avait il y a deux siècles, et qui établissait le droit primitif incontestable des Anglais sur celui des Hollandais.
Aussitôt ce rapport terminé, son auteur le porta au ministre. Nourrissant toujours des projets de vengeance contre le gouvernement des Provinces-Unies, du Casse profita de son audience pour insinuer à Seignelay qu’il serait assez habile à la France de saisir l’occasion d’une révolte qui venait d’éclater dans la Guyane hollandaise pour s’emparer de cette colonie. Le ministre parut frappé de la justesse de cette idée et promit d’examiner sérieusement le projet.
Le lendemain, le roi remit à Seignelay une pétition que lui adressait une compagnie de commerce, offrant à Sa Majesté de faire tous les frais d’une expédition destinée à prêter main-forte à la garnison de Surinam, principale ville de la Guyane hollandaise, révoltée contre la domination batave, à enlever la colonie, ou tout au moins à lui imposer une forte contribution de guerre. Le ministre fut d’avis de faire faire une réponse favorable à cette ouverture. Louis XIV voulut fournir, pour l’exécution de l’entreprise, quatre bâtiments et quatre cents hommes, tant soldats que matelots. Le marquis de Seignelay, se rappelant que l’idée première de cette expédition lui avait été suggérée par du Casse, proposa au roi d’en confier la direction et le commandement supérieur à cet habile officier. Le souverain donna à ce choix son approbation pleine et entière.
Chose singulière! bien que du Casse ne fût que lieutenant de vaisseau, on avait à la cour une telle opinion de sa valeur et de ses talents, qu’on n’hésita pas à mettre sous ses ordres un capitaine de la marine royale nommé de Gennes, contrairement à tous les usages et aux règles de la hiérarchie! Chose plus singulière encore! tel était le renom de du Casse, si grande était l’estime de ses camarades et de ses chefs pour lui, que le capitaine de Gennes accepta, sans réclamer, de servir sous ses ordres.
Le 13 janvier 1689, du Casse reçut des mains du délégué du ministère de la marine, M. de Lagny, des instructions écrites, longues, diffuses et dont l’esprit, plus mercantile que noble, était surtout de dépenser le moins possible et d’arriver aux résultats les plus lucratifs.
Du Casse devait commander quatre bâtiments armés en course, le Hasardeux, l’Emérillon, la Loire et la Bretonne, mettre son pavillon sur le second de ces navires, l’Emérillon, agir avec économie et prudence, se rendre à Cayenne et aux côtes de la Guyane. Si, sur sa route, il capturait des bâtiments, il avait ordre d’envoyer ses prises au fur et à mesure à La Rochelle, ne conservant que ce qui pouvait lui être utile pour son expédition. Une fois à Cayenne, il devait s’entendre avec M. de la Barre, qui y commandait, mettre à terre tout ce qu’il avait pour la colonie française, prendre à son bord les officiers, soldats, habitants indigènes qui voudraient le suivre à Surinam, convenir, avec ces auxiliaires et avec les officiers et soldats de la garnison de Cayenne qui feraient partie de l’expédition, de la part qui leur serait faite sur les prises.
Du reste, pleine et entière latitude était laissée au chef de l’expédition pour la direction et la conduite de l’opération de guerre, soit qu’il agît de vive force, soit qu’il tentât de s’emparer de Surinam par stratagème. On recommandait enfin à du Casse le mystère le plus absolu, pour que rien ne vînt à l’avance aux oreilles de l’ennemi.
Les instructions se terminaient par de longues recommandations pour vendre au mieux les nègres et les prises, afin d’en retirer le plus de profit possible.
Le 13 février 1689, du Casse quitta La Rochelle suivi de sa flottille. Pendant la traversée il fut joint par un navire flibustier.
Fort aimé des flibustiers, qu’il avait déjà associés à ses entreprises dans plusieurs circonstances, du Casse fit souvent profiter la marine royale de son influence sur eux, en les employant comme troupe de renfort dans ses expéditions. C’est là ce qui donna prétexte au malveillant duc de Saint-Simon de prétendre que du Casse avait été flibustier, erreur propagée depuis par des biographes mal informés, ou se répétant les uns les autres.
L’escadre, ainsi que le prescrivaient les ordres du roi, mouilla à Cayenne.
Le 29 avril 1689, du Casse partit de cette colonie, ayant sous ses ordres deux vaisseaux de guerre de trente à trente-huit canons, deux flûtes de l’État, une barque longue, un brulôt, une galiote à bombes, un navire flibustier, deux autres navires, le Glorieux et la Diligente, quatre grandes chaloupes, deux pirogues, en tout seize bâtiments de diverses grandeurs.
Le 6 mai 1689, il arriva près de la rivière de Surinam, où il apprit que la situation avait changé du tout au tout en faveur des Hollandais. La garnison indigène, rentrée dans le devoir, avait été renforcée de troupes européennes. En outre, quatorze bâtiments ennemis (dont un vaisseau de soixante canons) étaient en mesure d’appuyer la défense de la colonie.
Du Casse néanmoins ne voulut pas renoncer à l’entreprise. Il résolut de faire une tentative contre Surinam. Les dispositions d’attaque qu’il prit auraient fait honneur aux plus habiles et aux plus anciens officiers de la marine royale.
Deux hommes de mérite, l’ingénieur qui accompagnait l’expédition de Surinam, et un marin de beaucoup de valeur, le chevalier d’Orvilliers, rendirent compte au ministre, par lettre du 9 au 10 juin 1689, un mois après l’expédition, des causes de l’insuccès; tous les deux s’accordent à faire l’éloge de la belle conduite de du Casse.
Voici la lettre de M. d’Orvilliers:
«Monseigneur,
«Je ne vous mande pas les raisons qui ont empêché la réussite du projet que l’on avait fait pour la prise de Surinam et de ce qui s’est passé à Barbiche: M. du Casse doit vous en rendre compte amplement. Tout ce que je peux vous assurer, monseigneur, c’est qu’il n’a pas tenu à lui si l’entreprise n’a pas eu son effet, puisque l’on ne peut pas avoir agi dans cette affaire avec plus de conduite, d’énergie et de vigueur qu’il l’a fait, mais il s’est trouvé des conjonctures qui ont rendu l’affaire impossible.»
Comme nous l’avons dit, malgré les forces considérables des Hollandais à Surinam, malgré leurs bâtiments et leur nombreuse artillerie, du Casse avait voulu d’abord tenter le sort des armes. Il fit ses dispositions d’attaque, mais l’impossibilité de trouver un point favorable à l’atterrissage le décida bientôt à abandonner une entreprise impraticable. Il se borna, pour l’instant, à se porter sur une petite colonie batave, dite de Berbice, qu’il mit à contribution. Toutefois, ce léger avantage n’était pas pour notre intrépide marin une compensation à la non-réussite devant Surinam; il conçut le hardi projet d’une descente au Mexique, décidé à un sacrifice considérable de ses propres deniers pour se procurer des soldats. Il se rendit avec cette intention à la Martinique. Mais, lorsqu’il voulut mettre ce projet à exécution et lever des hommes, le comte de Blénac, gouverneur de la colonie, s’y opposa formellement.
Le comte de Blénac, d’un caractère timide, mécontent d’ailleurs de ce que du Casse, qui se croyait, avec raison, indépendant de lui, ne lui avait pas, à son arrivée, présenté sa commission, profita de son titre de gouverneur de la Martinique pour défendre de lever un seul homme dans l’étendue de son gouvernement. En outre, ayant l’intention de faire lui-même une expédition contre l’île Saint-Christophe, une des petites Antilles, et voulant employer à cet effet deux des bâtiments de l’escadre de du Casse, il se trouvait naturellement opposé pour le moment à toute tentative sur le Mexique.
Du Casse fit à ce sujet un long rapport au ministre, dans lequel il expose son projet. Son intention aurait été de prendre mille cinq cents flibustiers à Saint-Domingue et d’opérer une descente avec eux, soit à la Vera-Cruz, soit à Carthagène. Revenant à son désaccord avec le comte de Blénac, du Casse écrit: «Ma conduite lui a paru désagréable; il s’est trouvé que son grief venait de ce que je ne lui avais pas rapporté ma commission et mes instructions, ainsi qu’il le déclara à M. d’Arbouville.»
Toutefois, le principal motif qui porta du Casse à abandonner pour l’instant son projet sur le Mexique fut la prétention que les flibustiers élevèrent sur leurs parts de prise. Du Casse termine sa lettre, qui est en même temps son rapport sur l’expédition de Surinam, par ces mots: «Pour moi, je pourrais bien vous jurer n’avoir fait ni dit aucune chose contre M. de Blénac, ni contre la modestie; il a voulu même insinuer à tout le monde que j’avais péché contre la conduite dans l’attaque de Surinam, et pour cela il a pris son héros, le fils de Daspoigny, qui était à mon bord où il eut grand peur, quoiqu’il fût garanti.»
Du Casse ayant renoncé à son expédition contre le Mexique et ayant mis trois de ses bâtiments à la disposition du comte de Blénac pour son attaque de Saint-Christophe, le gouverneur de la Martinique partit, le 22 juillet 1689, avec les vaisseaux la Perle et le Cheval marin et les trois de du Casse, plus un navire flibustier portant quelques troupes de débarquement. Notre marin toujours disposé à servir utilement son pays, mettant de côté toute question d’amour-propre et de rancune personnelle, accompagnait Blénac.
En moins d’un mois, le comte de Blénac et du Casse, aidés par la partie française de l’île Saint-Christophe, forcèrent la colonie anglaise à capituler.
Malheureusement, les troupes avaient dévasté un grand nombre de propriétés de Saint-Christophe, ainsi que le dit du Casse à la fin de sa relation, et que le confirme le comte de Blénac, dans son rapport, où on lit ce qui suit:
«En investissant le fort, les soldats ont mis le feu aux habitations; on a cependant garanti de l’incendie celles des catholiques, et même on n’a fait aucun trouble à deux demoiselles et à un habitant qui ont promis de faire abjuration. On les entretiendra dans l’espérance d’être maintenues dans la possession jusqu’à ce qu’on ait reçu les ordres du roi. Cette conduite engagera ceux qui sont restés à recevoir avec plus de soumission les lois qu’on leur imposera et en fera peut-être revenir d’autres.»
Quoiqu’on ait pu dire et écrire sur l’intolérance du Grand roi, la cour désapprouva les actes de vandalisme commis contre les protestants restés fidèles à leur foi, et, en marge du rapport, sont écrits de la main même du ministre ces quelques mots: Il fallait garantir du feu les habitations des huguenots comme celles des catholiques.
De ces ménagements à l’égard des protestants, prescrits moins de quatre ans après la révocation de l’édit de Nantes, ne peut-on pas conclure que le souverain n’avait ni commandé ni approuvé les excès auxquels donna lieu l’ordonnance du 22 octobre 1685? Le peuple de France, qui avait foi en la justice de ses princes, murmurait parfois dans ses jours de détresse: Ah! si le roi le savait!
Le bon sens populaire avait raison.
Quels fâcheux résultats a souvent amenés l’exagération ou la fausse interprétation d’une décision par des agents subalternes, maladroits ou mal intentionnés! Et dans l’entourage des princes on en rencontre toujours.
Que de violences commises au nom de Louis XIV et à son insu! Pour faire exécuter la révocation de l’édit de Nantes, il eût fallu des ministres donnant comme mot d’ordre à leurs subordonnés cette recommandation du prince de Talleyrand: Surtout pas de zèle.
A ce moment, le Grand roi avait Louvois, le Bismarck de cette époque, plus habile à assurer le présent qu’à prévoir l’avenir.
Pour faire prévaloir leur politique, en 1685 comme en 1875, le ministre de Louis XIV et celui de l’empereur Guillaume, à deux siècles d’intervalle, ne reculent pas plus devant l’incendie d’un pays ennemi que devant la persécution religieuse contre leurs propres compatriotes, courbant les peuples sous leur implacable volonté et préparant ainsi ces orages terribles au souffle desquels disparaissent des sociétés entières.
Saint-Christophe pris, du Casse, incapable de rester inactif, jugeant sa présence inutile, songea à retourner en France. Comme il ramenait avec lui plusieurs vaisseaux, il voulut faire profiter le commerce de son voyage, en remplaçant par des produits coloniaux les vivres dont ses bâtiments avaient été chargés pour son expédition à leur départ. Il envoya à Saint-Domingue plusieurs petits navires, avec mission de charger du tabac et du sucre.
L’un de ses bâtiments ne reparaissant pas, du Casse l’attendit longtemps. Enfin, en juillet 1690, il apprit par le comte de Cussy, qui avait été joint par six hommes de l’équipage perdu, que le navire, revenant du Cul-de-Sac, poursuivi par deux corsaires armés de canons, avait été forcé d’échouer; que son équipage, fort de quatre-vingts hommes, avait failli périr par la faim, et que lui, de Cussy, allait envoyer deux de ses corsaires pour les ramener.
Ne voulant pas retarder plus longtemps son départ, du Casse se décida à abandonner ce navire à sa destinée et fit voile pour la France. Il y arriva sans avoir été attaqué.
Son premier soin fut de se rendre auprès de son ministre, afin de lui faire de vive voix un compte exact et fidèle des expéditions de Surinam, de Berbice et de Saint-Christophe.
Le ministre lui ayant dit qu’il craignait que la France eût de la peine à conserver cette colonie presque exclusivement peuplée d’Anglais et de protestants, du Casse émit l’opinion que le meilleur système pour s’assimiler cette population serait d’y envoyer beaucoup de Français et de catholiques.
Cette politique était bonne; c’est celle que nous voyons employer aujourd’hui contre nous en Alsace-Lorraine, où, désespérant de vaincre les haines des catholiques et des indigènes, le gouvernement allemand multiplie les colonies prussiennes et protestantes.
Partout où règne le catholicisme, l’influence de la France surgit avec lui, tandis qu’au contraire la religion protestante amène toujours avec elle le triomphe de la race anglo-saxonne.
Sous le règne de Louis XIV, les officiers de la marine du roi ne demeuraient guère inactifs. Du Casse ne resta que fort peu de temps à Paris. A la fin de décembre 1690, il reçut la mission de porter des dépêches importantes aux gouverneurs des îles d’Amérique, et d’escorter un grand nombre de vaisseaux marchands, équipés à Nantes et à Bordeaux, pour exporter de la France, dans le nouveau monde, les produits du commerce, ainsi que ceux de l’industrie nationale.
Du Casse se hâta de se rendre à Rochefort, pour surveiller l’armement des navires de guerre dont il allait prendre le commandement.
Chaque jour il recevait des lettres du comte de Pontchartrain, ministre de la marine depuis la mort de Seignelay, l’invitant à hâter ses préparatifs de départ.
Le 20 janvier 1691, du Casse accuse réception à Pontchartrain de dépêches destinées au marquis d’Esragny, gouverneur général des Antilles françaises. Dans toutes ses lettres au ministre, il se loue de l’activité de l’intendant Michel Begon, un des plus habiles administrateurs de cette époque, alors au port de Rochefort, tige de la famille des Begon, marquis de la Rouzière. Malheureusement, mille entraves étaient apportées à l’exécution de la mission de du Casse par la lenteur des négociants dont il devait escorter les navires en Amérique; aussi fut-il autorisé à rompre tous les engagements et marchés qui, en retardant son départ, lui sembleraient de nature à compromettre les intérêts de l’Etat. A l’arrêt qui lui accordait cette facilité, était jointe une lettre signée de la main du roi, contre-signée par le ministre, enjoignant à tout huissier d’obtempérer à la première réquisition de du Casse.
Ce dernier se trouvait ainsi investi d’une grande autorité. Qui aurait pu résister à un officier nanti des quelques lignes suivantes?
«Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, au premier notre huissier ou sergent, sur ce requis, nous te mandons et commandons, par ces présentes, signées de notre main, que l’arrêt dont l’extrait est cy-attaché sous le contrescel de notre chancellerie, ce jourd’hui donné en notre conseil d’Etat, nous y étant, tu signifies à tous ceux qu’il appartiendra à ce qu’ils n’en ignorent, et fasses pour son entière exécution tous actes et exploits nécessaires sans demander autre permission, car tel est notre plaisir.
«Donné à Marly, le huitième jour de mars, l’an de grâce mil six cent quatre-vingt-onze.»
Par le roi,LOUIS.
Phelippeaux.
Du Casse, décidé à lever toutes les difficultés, s’apprêta à appareiller.
A ce moment arriva en France une nouvelle qui justifiait les craintes manifestées par du Casse dans sa lettre du 20 janvier 1691, et son impatience de porter secours aux colonies d’Amérique.
On connut la prise par les Espagnols du Cap-Français, ville la plus importante de Saint-Domingue, la défaite et la mort du comte de Cussy, gouverneur de l’île tué sur le champ de bataille.
Depuis dix ans, du Casse travaillait à l’accroissement et à la prospérité de Saint-Domingue. Avec la connaissance parfaite qu’il avait de cette colonie, il comprit que le fruit de tous ses efforts était sur le point d’être perdu.
Il craignit que la cour ne se rendît pas un compte exact de la gravité de la situation, et l’imminence du péril lui fit pousser un cri d’alarme destiné à retentir jusque sous les voûtes du château de Versailles.
«C’est l’affaire la plus importante que puisse avoir Sa Majesté, hors de son royaume, écrit-il à Pontchartrain, par rapport aux avantages du commerce de l’Amérique, de la situation de cette île, et des entreprises qu’on pourrait former dans la suite contre l’Espagne. Les nouvelles, qui en sont venues, causent de grandes alarmes parmi les marchands, qui sont en doute s’ils feront partir les vaisseaux qu’ils avaient destinés pour partir sous mon convoy; les deux derniers qui en sont arrivés, quoique très-petits, valent plus de quatre cent mille livres.»
A sa lettre, du Casse joignait un mémoire, où il dit que la perte du Cap entraînera inévitablement celle de l’île de Saint-Domingue, ainsi que celle de la Tortue, et par suite de toutes les colonies françaises aux Antilles, si l’on n’y apporte remède. Il indique au ministre les moyens de reprendre le Cap.
Le 25 mars 1691, du Casse reçut de nouvelles instructions pour le marquis d’Esragny, gouverneur général des Antilles. Ces instructions, qu’il dut lire avant de les remettre, lui prouvèrent que la cour avait bien saisi le sens de son mémoire. Ordre était donné au marquis d’Esragny de voler au secours de Saint-Domingue. Le ministre engageait en même temps du Casse, à appareiller le plus tôt possible. Celui-ci mit à la voile au bout de très-peu de jours. Son voyage ne fut marqué par aucun incident. Il arriva sans encombre au Fort-Royal (Martinique), le 8 mai 1691. Apprenant que la Guadeloupe était cernée par l’escadre anglaise de l’amiral Codrington, et que l’île de Marie-Galande avait déjà succombé, du Casse n’hésita pas, malgré l’infériorité de ses forces, à se porter au secours de la Guadeloupe. Il cingla vers cette île, et le 22 mai parut en vue des Anglais. Il manœuvra si habilement, profitant du vent, attaquant séparément chaque vaisseau ennemi, qu’en moins d’une semaine il força l’amiral de Codrington à battre en retraite.
Peu de jours après, du Casse parvint à joindre deux bâtiments ennemis restés en croisière à la Barbade, le Nez coupé et l’Eméché, et les força à se retirer, comme le reste de l’escadre anglaise. Ainsi se trouva délivrée l’île de la Guadeloupe. Cette affaire fit le plus grand honneur au commandant français. Dix ans plus tard, lorsqu’il reçut le brevet de chef d’escadre, il lut ces mots écrits sur ce brevet: En 1691, il secourut si à propos et avec tant de bravoure l’île de la Guadeloupe, assiégée et pressée, que les ennemis furent obligés de lever le siége et de se retirer.
Du Casse était, en 1691, simple capitaine de frégate.
Ayant réussi devant la Guadeloupe, il revint à la Martinique, pour conférer avec le marquis d’Esragny sur la situation de la colonie, sur les moyens de s’opposer aux attaques incessantes des Anglais et des Espagnols.
Tandis que la flottille de du Casse était mouillée au Fort-Royal, une double épidémie se déclara à la Martinique et commença ses ravages sur les vaisseaux français. L’Emérillon fut le premier atteint. Les équipages du Cheval marin et du Solide ne tardèrent pas à être également en proie au pourpre et à une fièvre pestilentielle, maladies qui désolaient l’île tout entière. Du Casse se décida alors à quitter ces parages avec ses navires, le 27 juillet 1691.
Il alla mouiller à l’île Sainte-Croix.
En cinq jours, l’escadre avait perdu quarante hommes. Le 7 août 1691, elle partit de Sainte-Croix, en y laissant le germe de la maladie. Enfin, le 12 août 1691, du Casse aborda au Port-de-Paix.
Il sut alors qu’une flotte anglaise menaçait Léogane et le Cul-de-Sac, parties les plus fertiles et les plus riches de l’île; il s’y rendit immédiatement avec son escadre pour protéger les colons français.
Du Casse trouva à Léogane des lettres de service le nommant gouverneur de Saint-Domingue. Ce choix fut généralement approuvé, s’il faut en croire les contemporains. L’opinion publique le désignait comme devant être le successeur naturel de M. de Cussy: «Le choix, dit Charlevoix, l’historien de Saint-Domingue, n’était pas difficile à faire. Le seul M. du Casse avait une connaissance parfaite de l’île. Nul autre ne rassemblait en lui un plus grand nombre des qualités nécessaires pour y être à la tête des Français, dans les circonstances où ils se trouvaient alors.»
A l’époque où nous voyons du Casse mis à la tête du gouvernement de la colonie française de Saint-Domingue, cette île était divisée en deux parties bien distinctes: celle de l’est appartenant à l’Espagne, et celle de l’ouest à la France.