Читать книгу Discours par Maximilien Robespierre — 17 Avril 1792-27 Juillet 1794 - Robespierre Maximilien - Страница 1

Réponse de M. Robespierre aux discours de MM. Brissot et Guadet du 23 avril 1792, prononcée à la Société des Amis de la Constitution le 27 du même mois, et imprimée par ordre de la Société (27 avril 1792)

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Je ne viens pas vous occuper ici, quoi qu'on en puisse dire, de l'intérêt de quelques individus ni du mien; c'est la cause publique qui est l'unique objet de toute cette contestation: gardez-vous de penser que les destinées du peuple soient attachées à quelques hommes; gardez-vous de redouter le choc des opinions, et les orages des discussions politiques, qui ne sont que les douleurs de l'enfantement de la Liberté. Cette pusillanimité, reste honteux de nos anciennes moeurs, serait l'écueil de l'esprit public et la sauvegarde de tous les crimes. Elevons-nous une fois pour toute à la hauteur des âmes antiques; et songeons que le courage et la vérité peuvent seuls achever cette grande révolution.

Au reste, vous ne me verrez pas abuser des avantages que me donne Ici manière dont j'ai été personnellement attaqué; et, si je parle avec énergie, je n'en contribuerai que plus puissamment à la véritable paix et à la seule union qui convienne aux amis de la Patrie.

Ce n'est pas moi qui ai provoqué la dernière scène qui a eu lieu dans cette Société; elle avait été précédée d'une diffamation révoltante dont tous les journaux étaient les instruments et répandue surtout par ceux qui sont entre les mains de mes adversaires. Deux députés à l'Assemblée nationale connus par leur civisme intrépide et le défenseur de Château-Vieux avaient articulé des faits contre plusieurs membres de cette Société. Sans m'expliquer sur cet objet, et même sans y mettre autant d'importance que beaucoup d'autres, sans attaquer nommément qui que ce soit, j'ai cru devoir éclairer la Société sur les manoeuvres qui, dans ces derniers temps, avaient été employées pour la perdre ou la paralyser; j'ai demandé la permission de les dévoiler à cette séance; j'avais annoncé en même temps que je développerais dans un autre temps des vérités importantes au salut public; le lendemain toutes les espèces de journaux possibles, sans en excepter La Chronique ni Le Patriote Français, s'accordent à diriger contre moi et contre tous ceux qui avaient déplu à mes adversaires les plus absurdes et les plus atroces calomnies. Le lendemain, M. Brissot, prévenant le jour où je devais porter la parole, vient dans cette tribune, armé du volumineux discours que vous avez entendu.

Il ne dit presque rien sur les faits allégués par les trois citoyens que j'ai nommés; il nous assure que nous ne devons pas craindre de voir une autorité trop grande entre les mains des patriciens; se livre à une longue dissertation sur le tribunat, qu'il présente comme la seule calamité qui menace la nation; nous garantit que le patriotisme règne partout, sans en excepter le lieu qui fut jusqu'ici le foyer de toutes les intrigues et de toutes les conspirations; loue la dénonciation en général, mais prétend que cette arme sacrée doit rester oisive par la raison que nous sommes en guerre avec les ennemis du dehors: il va jusqu'à nous reprocher de crier contre la guerre, tandis qu'il n'est pas question de cela, et que nous n'en avons jamais parlé que pour proposer les moyens ou de prévenir en même temps la guerre étrangère et la guerre civile ou au moins de tourner la première au profit de la liberté. Enfin au panégyrique le plus pompeux de ses amis, il oppose les portraits hideux de tous les citoyens qui n'ont point suivi ses étendards; il présente tous les dénonciateurs comme des hommes exagérés, comme des factieux et des agitateurs du peuple; et, dans ses éternelles et vagues déclamations, il m'impute l'ambition la plus extravagante et la plus profonde perversité. M. Guadet, que je n'avais jamais attaqué en aucune manière, trouva le moyen d'enchérir sur M. Brissot dans un discours dicté par le même esprit.

Le même jour, un autre membre de cette Société, pour s'être expliqué librement sur la conduite tenue par le procureur-syndic du Département, dans la fête de la Liberté, reçoit de la part de ce dernier l'assurance qu'il va le traduire devant les Tribunaux: et devant quels juges! Sera-ce devant les jurés que le procureur-syndic a lui-même choisis? Et ce procureur-syndic est membre de cette Société, et, après l'avoir prise pour arbitre d'une discussion élevée dans son sein, il décline son jugement, pour la soumettre à celui des Juges! Il récuse le tribunal de l'opinion publique pour adopter le tribunal de quelques hommes.

Je n'ai eu aucune espèce de part, ni directement ni indirectement, aux dénonciations faites ici par MM. Collot, Merlin et Chabot: je les en atteste eux-mêmes; j'en atteste tous ceux qui me connaissent; et je le jure par la Patrie et par la Liberté; mon opinion sur tout ce qui tient à cet objet est indépendante, isolée; ma cause ni mes principes n'ont jamais tenu, ni ne tiennent à ceux de personne. Mais j'ai cru que dans ce moment la justice, les principes de la liberté publique et individuelle m'imposaient la loi de faire ces légères observations sur le procédé de M. Roederer, avant de parler de ce qui me regarde personnellement.

Avant d'avoir expliqué le véritable objet de mes griefs, avant d'avoir nommé personne, c'est moi qui me trouve accusé par des adversaires qui usent contre moi de l'avantage qu'ils ont de parler tous les jours à la France entière dans des feuilles périodiques, de tout le crédit, de tout le pouvoir qu'ils exercent dans le moment actuel. Je suis calomnié à l'envi par les journaux de tous les partis ligués contre moi: je ne m'en plains pas; je ne cabale point contre mes accusateurs; j'aime bien que l'on m'accuse; je regarde la liberté des dénonciations, dans tous les temps, comme la sauvegarde du peuple, comme le droit sacré de tout citoyen; et je prends ici l'engagement formel de ne jamais porter mes plaintes à d'autre tribunal qu'à celui de l'opinion publique: mais il est juste au moins que je rende un hommage à ce tribunal vraiment souverain, en répondant devant lui à mes adversaires. Je le dois d'autant plus que, dans les temps où nous sommes, ces sortes d'attaques sont moins dirigées contre les personnes que contre la cause et les principes qu'elles défendent. Chef de parti, agitateur du peuple, agent du Comité Autrichien, payé ou tout au moins égaré, si l'absurdité de ces inculpations me défend de les réfuter, leur nature, l'influence et le caractère de leurs auteurs méritent au moins une réponse. Je ne ferai point celle de Scipion ou de Lafayette qui, accusé dans cette même tribune de plusieurs crimes de lèse-nation, ne répondit rien. Je répondrai sérieusement à cette question de M. Brissot: qu'avez-vous fait pour avoir le droit de censurer ma conduite et celle de mes amis? Il est vrai que, tout en m'interrogeant, il semble lui-même m'avoir fermé la bouche en répétant éternellement, avec tous mes ennemis, que je sacrifiais la chose publique à mon orgueil, que je ne cessais de vanter mes services, quoiqu'il sache bien que je n'ai jamais parlé de moi que lorsqu'on m'a forcé de repousser la calomnie et de défendre mes principes. Mais enfin, comme le droit d'interroger et de calomnier suppose celui de répondre, je vais lui dire franchement et sans orgueil ce que j'ai fait. Jamais personne ne m'accusa d'avoir exercé un métier lâche ou flétri mon nom par des liaisons honteuses et par des procès scandaleux; mais on m'accusa constamment de défendre avec trop de chaleur la cause des faibles opprimés contre les oppresseurs puissants; on m'accusa, avec raison, d'avoir violé le respect dû aux tribunaux tyranniques de l'ancien régime, pour les forcer à être justes par pudeur, d'avoir immolé à l'innocence outragée l'orgueil de l'aristocratie bourgeoise, municipale, nobiliaire, ecclésiastique. J'ai fait, dès la première aurore de la Révolution, au delà de laquelle vous vous plaisez à remonter pour y chercher à vos amis des titres de confiance, ce que je n'ai jamais daigné dire, mais ce que tous mes compatriotes s'empresseraient de vous rappeler à ma place, dans ce moment où l'on met en question si je suis un ennemi de la patrie, et s'il est utile à sa cause de me sacrifier; ils vous diraient que, membre d'un très petit tribunal, je repoussai par les principes de la souveraineté du peuple ces édits de Lamoignon auxquels les tribunaux supérieurs n'opposaient que des formes; ils vous diraient qu'à l'époque des premières Assemblées, je les déterminai moi seul, non pas à réclamer, mais à exercer les droits du souverain; ils vous diraient qu'ils ne voulurent pas être présidés par ceux que le despotisme avait désignés pour exercer cette fonction, mais par les citoyens qu'ils choisirent librement; ils vous diraient que, tandis qu'ailleurs le Tiers-Etat remerciait humblement les nobles de leur prétendue renonciation à des privilèges pécuniaires, je les engageais à déclarer pour toute réponse à la Noblesse artésienne que nul n'avait le droit de faire don au peuple de ce qui lui appartenait; ils vous rappelleraient avec quelle hauteur ils repoussèrent le lendemain un courtisan fameux, gouverneur de la province et président des trois Ordres, qui les honora de sa visite pour les ramènera des procédés plus polis; ils vous diraient que je déterminai l'assemblée électorale représentative d'une province importante à annuler des actes illégaux et concussionnaires que les Etats de la province et l'intendant avaient osé se permettre; ils vous diraient qu'alors comme aujourd'hui en butte à la rage de toutes les puissances conjurées contre moi, menacé d'un procès criminel, le peuple m'arracha à la persécution pour me porter dans le sein de l'Assemblée nationale, tant la nature m'avait fait pour jouer le rôle d'un tribun ambitieux et d'un dangereux agitateur du peuple! Et moi j'ajouterai que le spectacle de ces grandes assemblées éveilla dans mon coeur un sentiment sublime et tendre qui me lia pour jamais à la cause du peuple par des liens bien plus forts que toutes les froides formules de serments inventées par les lois; je vous dirai que je compris dès lors cette grande vérité morale et politique annoncée par Jean-Jacques, que les hommes n'aiment jamais sincèrement que ceux qui les aiment; que le peuple seul est bon, juste, magnanime, et que la corruption et la tyrannie sont l'apanage exclusif de tous ceux qui le dédaignent. Je compris encore combien il eût été facile à des représentants vertueux d'élever tout d'un coup la nation française à toute la hauteur de la liberté. Si vous me demandez ce que j'ai fait à l'Assemblée nationale, je vous répondrai que je n'ai point fait tout le bien que je désirais, que je n'ai pas même fait tout le bien que je pouvais. Dès ce moment je n'ai plus eu à faire au peuple, à des hommes simples et purs, mais à une assemblée particulière, agitée par mille passions diverses, à des courtisans ambitieux, habiles dans l'art de tromper, qui, cachés sous le masque du patriotisme, se réunissaient souvent aux phalanges aristocratiques pour étouffer ma voix. Je ne pouvais prétendre qu'aux succès qu'obtiennent le courage et la fidélité à des devoirs rigoureux; il n'était point en moi de rechercher ceux de l'intrigue et de la corruption. J'aurais rougi de sacrifier des principes sacrés au frivole honneur d'attacher mon nom à un grand nombre de lois. Ne pouvant faire adopter beaucoup de décrets favorables à la liberté, j'en ai repoussé beaucoup de désastreux; j'ai forcé du moins la tyrannie à parcourir un long circuit pour approcher du but fatal où elle tendait. J'ai mieux aimé souvent exciter des murmures honorables que d'obtenir de honteux applaudissements; j'ai regardé comme un succès de faire retentir la voix de la vérité, lors même que j'étais sûr de la voir repoussée; portant toujours mes regards au delà de l'étroite enceinte du sanctuaire de la législation, quand j'adressai la parole au Corps représentatif, mon but était surtout de me faire entendre de la nation et de l'humanité; je voulais réveiller sans cesse dans le coeur des citoyens ce sentiment de la dignité de l'homme et ces principes éternels qui défendent les droits des peuples contre les erreurs ou contre les caprices du législateur même. Si c'est un sujet de reproche, comme vous le dites, de paraître souvent à la tribune; si Phocion et Aristide, que vous citez, ne servaient leur patrie que dans les camps et dans les tribunaux, je conviens que leur exemple me condamne; mais voilà mon excuse. Mais, quoi qu'il en soit d'Aristide et de Phocion, j'avoue encore que cet orgueil intraitable que vous me reprochez éternellement a constamment méprisé la cour et ses faveurs, que toujours il s'est révolté contre toutes les factions avec lesquelles j'ai pu partager la puissance et les dépouilles de la nation, que, souvent redoutable aux tyrans et aux traîtres, il ne respecta jamais que la vérité, la faiblesse et l'infortune.

Vous demandez ce que j'ai fait. Oh! une grande chose, sans doute. J'ai donné Brissot et Condorcet à la France. J'ai dit un jour à l'Assemblée constituante que, pour imprimer à son ouvrage un auguste caractère, elle devait donner au peuple un grand exemple de désintéressement et de magnanimité; que les vertus des législateurs devaient être la première leçon des citoyens; et je lui ai proposé de décréter qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu à la seconde législature; cette proposition fut accueillie avec enthousiasme. Sans cela peut-être beaucoup d'entre eux seraient restés dans la carrière; et qui peut répondre que le choix du peuple de Paris ne m'eût pas moi-même appelé à la place qu'occupent aujourd'hui Brissot ou Condorcet? Cette action ne peut être comptée pour rien par M. Brissot, qui, dans le panégyrique de son ami, rappelant ses liaisons avec d'Alembert et sa gloire académique, nous a reproché la témérité avec laquelle nous jugeons des hommes qu'il a appelés nos maîtres en patriotisme et en liberté. J'aurais cru, moi, que dans cet art nous n'avions d'autre maître que la nature.

Je pourrais observer que la Révolution a rapetissé bien des grands hommes de l'ancien régime; que, si les académiciens et les géomètres que M. Brissot nous propose pour modèles, ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n'en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois, dont ils ont tiré un assez bon parti; et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la Liberté dans la personne de ce Jean-Jacques dont j'aperçois ici l'image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita ces honneurs publics prostitués depuis par l'intrigue à des charlatans politiques et à de méprisables héros.

Quoi qu'il en soit, il n'en est pas moins vrai que, dans le système de M. Brissot, il doit paraître étonnant que celui de mes services que je viens de rappeler ne m'ait pas mérité quelque indulgence de la part de mes adversaires.

J'ai cru encore que, pour conserver la vertu des membres de l'Assemblée nationale pure de toute intrigue et de toute espérance corruptrice, il fallait élever une barrière entre eux et le ministère, que leur devoir était de surveiller les ministres, et non de s'identifier avec eux ou de le devenir eux-mêmes; et l'Assemblée constituante, consacrant ces principes, a décrété que les membres des législatures ne pourraient parvenir au ministère ni accepter aucun emploi du pouvoir exécutif pendant quatre ans après la fin de leur mission. Après avoir élevé cette double digue contre l'ambition des représentants, il fallut la défendre encore longtemps contre les efforts incroyables de tous les intrigants qu'elle mettait au désespoir; et l'on peut facilement conjecturer qu'il m'eût été facile de composer avec eux sur ce point au profit de mon intérêt personnel. Eh bien! je l'ai constamment défendue; et je l'ai sauvée du naufrage de la revision. Comment le délire de la haine a-t-il donc pu vous aveugler au point d'imprimer dans vos petites feuilles et de répandre partout dans vos petites coteries, et même dans les lieux publics, que celui qui provoqua ces deux décrets aspire au ministère pour lui et pour ses amis, que je veux renverser les nouveaux ministres pour m'élever sur leurs ruines? Je n'ai pas encore dit un seul mot contre les nouveaux ministres; il en est même parmi eux que je préférerais, quant à présent, à tout autre et que je pourrais défendre dans l'occasion: je veux seulement qu'on les surveille et qu'on les éclaire, comme les autres; que l'on ne substitue pas les hommes aux principes, et la personne des ministres au caractère des peuples: je veux surtout qu'on démasque tous les factieux. Vous demandez ce que j'ai fait: et vous m'avez adressé cette question, dans cette tribune, dans cette Société dont l'existence même est un monument de ce que j'ai fait! Vous n'étiez pas ici, lorsque, sous le glaive de la proscription, environné de pièges et de baïonnettes, je la défendais et contre toutes les fureurs de nos modernes Syllas, et même contre toute la puissance de l'Assemblée constituante. Interrogez donc ceux qui m'entendirent; interrogez tous les amis de la Constitution répandus sur toute la surface de l'empire; demandez-leur quels sont les noms auxquels ils se sont ralliés, dans ces temps orageux. Sans ce que j'ai fait, vous ne m'auriez point outragé dans cette tribune, car elle n'existerait plus; et ce n'est pas vous qui l'auriez sauvée. Demandez-leur qui a conseillé les patriotes persécutés, ranimé l'esprit public, dénoncé à la France entière une coalition perfide et toute-puissante, arrêté le cours de ses sinistres projets, et converti ses jours de triomphe en des jours d'angoisse et d'ignominie. J'ai fait tout ce qu'a fait le magistrat intègre que vous louez dans les mêmes feuilles où vous me déchirez. C'est en vain que vous vous efforcez de séparer des hommes que l'opinion publique et l'amour de la patrie ont unis. Les outrages que vous me prodiguez sont dirigés contre lui-même, et les calomniateurs sont les fléaux de tous les bons citoyens. Vous jetez un nuage sur la conduite et sur les principes de mon compagnon d'armes, vous enchérissez sur les calomnies de nos ennemis communs, quand vous osez m'accuser de vouloir égarer et flatter le peuple! Et comment le pourrais-je! Je ne suis ni le courtisan, ni le modérateur, ni le tribun, ni le défenseur du peuple; je suis peuple moi-même!

Mais par quelle fatalité tous les reproches que vous me faites sont-ils précisément les chefs d'accusation intentés contre moi et contre Petion au mois de juillet dernier par les d'André, les Bamave, les Duport, les Lafayette! Comment se fait-il que, pour répondre à vos inculpations, je n'aie rien autre chose à faire que de vous renvoyer à l'adresse que nous fîmes à nos commettants, pour confondre leurs impostures et dévoiler leurs intrigues? Alors, ils nous appelaient factieux; et vous n'avez sur eux d'autre avantage que d'avoir inventé le terme d'agitateur, apparemment parce que l'autre est usé. Suivant les gens que je viens de nommer, c'était nous qui semions la division parmi les patriotes; c'était nous qui soulevions le peuple contre les lois, contre l'Assemblée nationale, c'est-à-dire l'opinion publique contre l'intrigue et la trahison. Au reste, je ne me suis jamais étonné que mes ennemis n'aient point conçu qu'on pouvait être aimé du peuple sans intrigue, ou le servir sans intérêt. Comment l'aveugle-né peut-il avoir l'idée des couleurs, et les âmes viles deviner le sentiment de l'humanité et les passions vertueuses? Comment croiraient-ils aussi que le peuple peut lui-même dispenser justement son estime ou son mépris? Ils le jugent par eux-mêmes; ils le méprisent et le craignent; ils ne savent que le calomnier pour l'asservir et pour l'opprimer.

On me fait aujourd'hui un reproche d'un nouveau genre. Les personnages dont j'ai parlé, dans le temps où je fus nommé accusateur public du Département de Paris, firent éclater hautement leur dépit et leur fureur; l'un d'eux abandonna même brusquement la place de président du Tribunal criminel; aujourd'hui ils me font un crime d'avoir abdiqué ces mêmes fonctions qu'ils s'indignaient de voir entre mes mains! C'est une chose digne d'attention de voir ce concert de tous les calomniateurs à gages de l'aristocratie et de la cour, pour chercher dans une démarche de cette nature des motifs lâches ou criminels! Ce qui n'est pas moins remarquable, c'est de voir MM. Brissot et Guadet en faire un des principaux chefs de l'accusation qu'ils ont dirigée contre moi. Ainsi, quand on reproche aux autres de briguer les places avec bassesse, on ne peut m'imputer que mon empressement à les fuir ou à les quitter. Au reste, je dois sur ce point à mes concitoyens une explication; et je remercie mes adversaires de m'avoir eux-mêmes présenté cette occasion de la donner publiquement. Ils feignent d'ignorer les motifs de ma démission; mais le grand bruit qu'ils en ont fait me prouverait qu'ils les connaissent trop bien; quand je ne les aurais pas d'avance annoncés très clairement à cette Société et au public, il y a trois mois, le jour même de l'installation du Tribunal criminel; je vais les rappeler. Après avoir donné une idée exacte des fonctions qui m'étaient confiées; après avoir observé que les crimes de lèse-nation n'étaient pas de la compétence de l'accusateur public; qu'il ne lui était pas permis de dénoncer directement les délits ordinaires, et que son ministère se bornait à donner son avis sur les affaires envoyées au Tribunal criminel en vertu des décisions du juré d'accusation; qu'il renfermait encore la surveillance sur les officiers de police, le droit de dénoncer directement leurs prévarications au Tribunal criminel, je suis convenu que, renfermée dans ces limites, cette place était peut-être la plus intéressante de la magistrature nouvelle. Mais j'ai déclaré que, dans la crise orageuse qui doit décider de la liberté de la France et de l'univers, je connaissais un devoir encore plus sacré que d'accuser le crime ou de défendre l'innocence et la liberté individuelle, avec un titre public, dans des causes particulières, devant un Tribunal judiciaire; ce devoir est celui de plaider la cause de l'humanité et de la liberté, comme homme et comme citoyen, au tribunal de l'univers et de la postérité; j'ai déclaré que je ferais tout ce qui serait en moi pour remplir à la fois ces deux lâches: mais que, si je m'apercevais qu'elles étaient au-dessus de mes forces, je préférerais la plus utile et la plus périlleuse; que nulle puissance ne pouvait me détacher de cette grande cause des nations que j'avais défendue, que les devoirs de chaque homme étaient écrits dans son coeur et dans son caractère, et que, s'il le fallait, je saurais sacrifier ma place à mes principes et mon intérêt particulier à l'intérêt général. J'ai conservé cette place jusqu'au moment où je me suis assuré qu'elle ne me permettait pas de donner aucun moment au soin général de la chose publique; alors je me suis déterminé à l'abdiquer. Je l'ai abdiquée, comme on jette son bouclier pour combattre plus facilement les ennemis du bien public; je l'ai abandonnée, je l'ai désertée, comme on déserte ses retranchements, pour monter à la brèche. J'aurais pu me livrer sans danger au soin paisible de poursuivre les auteurs des délits privés, et me faire pardonner peut-être par les ennemis de la Révolution une inflexibilité de principes qui subjuguait leur estime. J'aime mieux conserver la liberté de déjouer les complots tramés contre le salut public; et je dévoue ma tête aux fureurs des Syllas et des Clodius. J'ai usé du droit qui appartient à tout citoyen, et dont l'exercice est laissé à sa conscience. Je n'ai vu là qu'un acte de dévouement, qu'un nouvel hommage rendu par un magistrat aux principes de l'égalité et à la dignité du citoyen; si c'est un crime, je fais des voeux pour que l'opinion publique n'en ait jamais de plus dangereux à punir.

Ainsi donc, les actions les plus honnêtes ne sont que de nouveaux aliments de calomnie! Cependant, par quelle étrange contradiction feignez-vous de me croire nécessaire à une place importante, lorsque vous me refusez toutes les qualités d'un bon citoyen? Que dis-je? Vous me faites un crime d'avoir abandonné des fonctions publiques; et vous prétendez que, pour me soustraire à ce que vous appelez l'idolâtrie du peuple, je devrais me condamner moi-même à l'ostracisme! Qu'est-ce donc que cette idolâtrie prétendue, si ce n'est pas une nouvelle injure que vous faites au peuple? N'est-ce pas être aussi trop méfiant et trop soupçonneux à la fois, de paraître tant redouter un simple citoyen qui a toujours servi la cause de l'égalité avec désintéressement, et de craindre si peu les chefs de factions entourés de la force publique, qui lui ont déjà porté tant de coups mortels?

Mais quelle est donc cette espèce d'ostracisme dont vous parlez? Est-ce la renonciation à toute espèce d'emplois publics, même pour l'avenir? Si elle est nécessaire pour vous rassurer contre moi, parlez, je m'engage à en déposer dans vos mains l'acte authentique et solennel. Est-ce la défense d'élever désormais la voix pour défendre les principes de la Constitution et les droits du peuple? De quel front oseriez-vous me la proposer? Est-ce un exil volontaire, comme M. Guadet l'a annoncé en propres termes? Ah! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Pour moi, où voulez-vous que je me retire? Quel est le peuple où je trouverai la liberté établie? Et quel despote voudra me donner un asile? Ah! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante; mais menacée, mais déchirée, mais opprimée, on ne la fuit pas, on la sauve, ou on meurt pour elle. Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la liberté et qui me fit naître sous la domination des tyrans, le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au règne des factions et des crimes, m'appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la liberté; j'accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée. Exigez-vous de moi un autre sacrifice? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore; je l'offre à ma patrie, c'est celui de ma réputation. Je vous la livre, réunissez-vous tous pour la déchirer, joignez-vous à la foule innombrable de tous les ennemis de la liberté, unissez, multipliez vos libelles périodiques, je ne voulais de réputation que pour le bien de mon pays: si, pour la conserver, il faut trahir, par un coupable silence, la cause de la vérité et du peuple, je vous l'abandonne; je l'abandonne à tous les esprits faibles et versatiles que l'imposture peut égarer, à tous les méchants qui la répandent. J'aurai l'orgueil encore de préférer à leurs frivoles applaudissements le suffrage de ma conscience et l'estime de tous les hommes vertueux et éclairés; appuyé sur elle et sur la vérité, j'attendrai le secours tardif du temps, qui doit venger l'humanité trahie et les peuples opprimés.

Voilà mon apologie; c'est vous dire assez, sans doute, que je n'en avais pas besoin. Maintenant il me serait facile de vous prouver que je pourrais faire la guerre offensive avec autant d'avantages que la guerre défensive. Je ne veux que vous donner une preuve de modération. Je vous offre la paix, aux seules conditions que les amis de la patrie puissent accepter. A ces conditions, je vous pardonne volontiers toutes vos calomnies; j'oublierai même cette affectation cruelle avec laquelle vous ne cessez de défigurer ce que j'ai dit pour m'accuser d'avoir fait contre l'Assemblée nationale les réflexions qui s'adressaient à vous, cette artificieuse politique avec laquelle vous vous êtes toujours efforcés de vous identifier avec elle, d'inspirer de sinistres préventions contre moi à ceux de ses membres pour qui j'ai toujours marqué le plus d'égards et d'estime. Ces conditions, les voici.

Je ne transige point sur les principes de la justice et sur les droits de l'humanité. Vous me parlerez tant que vous voudrez du Comité autrichien; vous ajouterez même que je suis son agent involontaire, suivant l'expression familière de quelques-uns de vos papiers. Moi qui ne suis point initié dans les secrets de la cour, et qui ne puis l'être, moi qui ignore jusqu'où s'étendent l'influence et les relations de ce Comité, je ne connais qu'une seule règle de conduite, c'est la Déclaration des Droits de l'homme et les principes de notre Constitution. Partout où je vois un système qui les viole constamment; partout où j'aperçois l'ambition, l'intrigue, la ruse et le machiavélisme, je reconnais une faction; et toute faction tend de sa nature à immoler l'intérêt général à l'intérêt particulier. Que l'on s'appelle Condé, Cazalès, Lafayette, Duport, Lameth ou autrement, peu m'importe: je crois que sur les ruines de toutes les factions doivent s'élever la prospérité publique et la souveraineté nationale; et dans ce labyrinthe d'intrigues, de perfidies et de conspirations, je cherche la route qui conduit à ce but; voilà ma politique, voilà le seul fil qui puisse guider les pas des amis de la raison et de la liberté. Or, quels que soient le nombre et les nuances des différents partis, je les vois tous ligués contre l'égalité et contre la Constitution; ce n'est qu'après les avoir anéanties qu'ils se disputeront la puissance publique et la substance du peuple. De tous ces partis, le plus dangereux, à mon avis, est celui qui a pour chef le héros qui, après avoir assisté à la révolution du nouveau monde, ne s'est appliqué jusqu'ici qu'à arrêter les progrès de la liberté dans l'ancien, en opprimant ses concitoyens. Voilà, à mon avis, le plus grand des dangers qui menacent la liberté. Unissez-vous à nous pour le prévenir. Dévoilez, comme députés et comme écrivains, et cette faction et ce chef! Vous, Brissot, vous êtes convenu avec moi, et vous ne pouvez le nier, que Lafayette était le plus dangereux ennemi de notre liberté; qu'il était le bourreau et l'assassin du peuple; je vous ai entendu dire, en présence de témoins, que la journée du Champ-de-Mars avait fait rétrograder la Révolution de vingt années. Cet homme est-il moins redoutable parce qu'il est à la tête d'une armée? Non.

Hâtez-vous donc, vous et vos amis, d'éclairer la partie de la nation qu'il a abusée; déployez le caractère d'un véritable représentant; n'épargnez pas Narbonne plus que Lessart. Faites mouvoir horizontalement le glaive des lois pour frapper toutes les têtes des grands conspirateurs; si vous désirez de nouvelles preuves de leurs crimes, venez plus souvent dans nos séances, je m'engage à vous les fournir. Défendez la liberté individuelle, attaquée sans cesse par cette faction; protégez les citoyens les plus éprouvés contre ses attentats journaliers; ne les calomniez pas; ne les persécutez pas vous-même; le costume des prêtres a été supprimé; effacez toutes ces distinctions impolitiques et funestes par lesquelles Lafayette a voulu élever une barrière entre les gardes nationales et la généralité des citoyens; faites réformer cet état-major ouvertement voué à Lafayette, et auquel on impute tous les désordres, toutes les violences qui oppriment le patriotisme. Il est temps de montrer un caractère décidé de civisme et d'énergie véritable; il est temps de prendre les mesures nécessaires pour rendre la guerre utile à la liberté; déjà les troubles du Midi et de divers départements se réveillent; déjà on nous écrit de Metz que depuis cette époque tout s'incline dans cette ville devant le général; déjà le sang a coulé dans le département du Bas-Rhin. A Strasbourg, on vient d'emprisonner les meilleurs citoyens; Diétrich, l'ami de Lafayette, est dénoncé comme l'auteur de ces vexations; il faut que je vous le dise: vous êtes accusé de protéger ce Diétrich et sa faction; non par moi, mais par la Société des Amis de la Constitution de Strasbourg. Effacez tous ces soupçons, venez discuter avec nous les grands objets qui intéressent le salut de la patrie; prenez toutes les mesures que la prudence exige pour éteindre la guerre civile et terminer heureusement la guerre étrangère; c'est à la manière dont vous accueillerez cette proposition que les patriotes vous jugeront; mais, si vous la rejetez, rappelez-vous que nulle considération, que nulle puissance ne peut empêcher les amis de la patrie de remplir leurs devoirs.

Discours par Maximilien Robespierre — 17 Avril 1792-27 Juillet 1794

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