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Second discours de Maximilien Robespierre, sur le jugement de Louis Capet; prononcé à la Convention nationale, le 28 décembre, l'an premier de la République [imprimé sur ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l'Egalité] (28 décembre 1792)

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Citoyens.

Par quelle fatalité la question qui devrait réunir le plus facilement tous les suffrages et tous les intérêts des représentants du peuple ne paraît-elle que le signal des dissensions et des tempêtes? Pourquoi les fondateurs de la république sont-ils divisés sur la punition du tyran? Je n'en suis pas moins convaincu que nous sommes tous pénétrés d'une égale horreur pour le despotisme, enflammés du même zèle pour la sainte égalité; et j'en conclus que nous devons nous rallier aisément aux principes de l'intérêt public et de l'éternelle justice.

Je ne répéterai point qu'il est des formes sacrées qui ne sont pas celles du barreau; qu'il est des principes indestructibles, supérieurs aux rubriques consacrées par l'habitude et par les préjugés; que le véritable jugement d'un roi, c'est le mouvement spontané et universel d'un peuple fatigué de la tyrannie, qui brise le sceptre entre les mains du tyran qui l'opprime; que c'est là le plus sûr, le plus équitable et le plus pur de tous les jugements. Je ne vous répéterai pas que Louis était déjà condamné, avant le décret par lequel vous avez prononcé qu'il serait jugé par vous; je ne veux raisonner ici que dans le système qui a prévalu. Je pourrais même ajouter que je partage, avec le plus faible d'entre vous, toutes les affections particulières qui peuvent l'intéresser au sort de l'accusé. Inexorable, quand il s'agit de calculer, d'une manière abstraite, le degré de sévérité que la justice des lois doit déployer contre les ennemis de l'humanité, j'ai senti chanceler dans mon coeur la vertu républicaine, en présence du coupable humilié devant la puissance souveraine. La haine des tyrans et l'amour de l'humanité ont une source commune dans le coeur de l'homme juste, qui aime son pays. Mais, citoyens, la dernière preuve de dévouement que les représentants du peuple doivent à la patrie, c'est d'immoler ces premiers mouvements de la sensibilité naturelle au salut d'un grand peuple et de l'humanité opprimée. Citoyens, la sensibilité qui sacrifie l'innocence au crime est une sensibilité cruelle; la clémence qui compose avec la tyrannie est barbare.

Citoyens, c'est à l'intérêt suprême du salut public que je vous rappelle. Quel est le motif qui vous force à vous occuper de Louis? Ce n'est pas le désir d'une vengeance indigne de la nation; c'est la nécessité de cimenter la liberté et la tranquillité publique par la punition du tyran. Tout mode de le juger, tout système de lenteur qui compromet la tranquillité publique, contrarie donc directement votre but; il vaudrait mieux que vous eussiez absolument oublié le soin de le punir que de faire de son procès une source de troubles et un commencement de guerre civile. Chaque instant de retard amène pour nous un nouveau danger; tous les délais réveillent les espérances coupables, encouragent l'audace des ennemis de la liberté, nourrissent au sein de cette assemblée la sombre défiance, les soupçons cruels; citoyens, c'est la voix de la patrie alarmée qui vous presse de hâter la décision qui doit la rassurer. Quel scrupule enchaîne encore votre zèle? Je n'en trouve le motif, ni dans les principes des amis de l'humanité, ni dans ceux des philosophes, ni dans ceux des hommes d'Etat, ni même dans ceux des praticiens les plus subtils et les plus épineux. La procédure est arrivée à son dernier terme. Avant-hier, l'accusé vous a déclaré qu'il n'avait rien de plus à dire pour sa défense; il a reconnu que toutes les formes qu'il désirait étaient remplies; il a déclaré qu'il n'en exigeait point d'autres. Le moment même où il vient de faire entendre sa justification est le plus favorable à sa cause. Il n'est pas de tribunal au monde qui n'adoptât, en sûreté de conscience, un pareil système. Un malheureux, pris en flagrant délit, ou prévenu seulement d'un crime ordinaire, sur des preuves mille fois moins éclatantes, eût été condamné dans vingt-quatre heures. Fondateurs de la république, selon ces principes, vous pouviez juger, il y a longtemps, avec sécurité, le tyran du peuple français. Quel était le motif d'un nouveau délai? Vouliez-vous acquérir de nouvelles preuves écrites contre l'accusé? Non. Vouliez-vous faire entendre des témoins? Cette idée n'est encore entrée dans la tête d'aucun de nous. Doutiez-vous du crime? Non. Vous auriez douté de la légitimité ou de la nécessité de l'insurrection; vous douteriez de ce que la nation croit fermement; vous seriez étrangers à notre révolution; et, loin de punir le tyran, c'est à la nation elle-même que vous auriez fait le procès. Avant-hier, le seul motif que l'on ait allégué pour prolonger la décision de cette affaire a été la nécessité de mettre à l'aise la conscience des membres que l'on a supposés n'être point encore convaincus des attentats de Louis. Cette supposition gratuite, injurieuse et absurde a été démentie par la discussion même.

Citoyens, il importe ici de jeter un regard sur le passé et de vous retracer à vous-mêmes vos propres principes et même vos propres engagements. Déjà, frappés des grands intérêts que je viens de vous représenter, vous aviez fixé deux fois, par deux décrets solennels, l'époque où vous deviez juger Louis irrévocablement; avant-hier était la seconde de ces deux époques. Lorsque vous rendîtes chacun de ces deux décrets, vous vous promettiez bien que ce serait là le dernier terme; et, loin de croire que vous violiez en cela la justice et la sagesse, vous étiez plutôt tentés de vous reprocher à vous-mêmes trop de facilité. Vous trompiez-vous alors? Non, citoyens, c'est dans les premiers moments que vos vues étaient plus saines, et vos principes plus sûrs; plus vous vous laisserez engager dans ce système, plus vous perdrez de votre énergie et de votre sagesse; plus la volonté des représentants du peuple, égarée, même à leur insu peut-être, s'éloignera de la volonté générale, qui doit être leur suprême régulatrice. Il faut le dire, tel est le cours naturel des choses, telle est la pente malheureuse du coeur humain. Je ne puis me dispenser de vous rappeler ici un exemple frappant, analogue aux circonstances où nous sommes, et qui doit nous instruire. Quand Louis, au retour de Varennes, fut soumis au jugement des premiers représentants du peuple, un cri général d'indignation s'élevait contre lui dans l'Assemblée constituante; il n'y avait qu'une voix pour le condamner. Peu de temps après, toutes les idées changèrent, les sophismes et les intrigues prévalurent sur la liberté et sur la justice; c'était un crime de réclamer contre lui la sévérité des lois à la tribune de l'Assemblée nationale; et ceux qui vous demandent aujourd'hui, pour la seconde fois, la punition de ses attentats, furent alors persécutés, proscrits, calomniés dans toute l'étendue de la France, précisément parce qu'ils étaient restés en trop petit nombre fidèles à la cause publique et aux principes sévères de la liberté; Louis seul était sacré; les représentants du peuple, qui l'accusaient, n'étaient que des factieux, des désorganisateurs, et, qui pis est, des républicains. Que dis-je? Le sang des meilleurs citoyens, le sang des femmes et des enfants coula pour lui sur l'autel de la patrie. Citoyens, nous sommes des hommes aussi, sachons mettre à profit l'expérience de nos devanciers.

Je n'ai pas cru cependant à la nécessité du décret qui vous fut proposé de juger sans désemparer. Ce n'est pas que je me détermine par le motif de ceux qui ont cru que cette mesure accuserait la justice ou les principes de la Convention nationale. Non, même à ne vous considérer que comme des juges, il était une raison très morale qui pouvait facilement la justifier en elle-même: c'est de soustraire les juges à toute influence étrangère; c'est de garantir leur impartialité et leur incorruptibilité, en les renfermant seuls avec leur conscience et les preuves, jusqu'au moment où ils auront prononcé leur sentence. Tel est le motif de la loi anglaise, qui soumet les jurés à la gêne qu'on voulait vous imposer; telle était la loi adoptée chez plusieurs peuples célèbres par leur sagesse; une pareille conduite ne vous eût pas déshonorés plus qu'elle ne déshonore l'Angleterre et les autres nations qui ont suivi les mêmes maximes; mais, moi, je la juge encore superflue, parce que je suis convaincu que la décision de cette affaire ne sera pas reculée au delà du terme où vous serez suffisamment éclairés, et que votre zèle pour le bien public est pour vous une loi plus impérieuse que vos décrets.

Au reste, il était difficile de répondre aux raisons que je viens de développer; mais, pour retarder votre jugement, on vous a parlé de l'honneur de la nation, de la dignité de l'Assemblée. L'honneur des nations, c'est de foudroyer les tyrans et de venger l'humanité avilie! La gloire de la Convention nationale consiste à déployer un grand caractère et à immoler les préjugés serviles aux principes salutaires de la raison et de la philosophie; il consiste à sauver la patrie et à cimenter la liberté par un grand exemple donné à l'univers. Je vois sa dignité s'éclipser à mesure que nous oublions cette énergie des maximes républicaines pour nous égarer dans un dédale de chicanes inutiles, et que nos orateurs, à celte tribune, font faire à la nation un nouveau cours de monarchie. La postérité vous admirera ou vous méprisera selon le degré de vigueur que vous montrerez dans cette occasion; et cette vigueur sera la mesure aussi de l'audace ou de la souplesse des despotes étrangers avec vous, elle sera le gage de notre servitude ou de notre liberté, de notre prospérité ou de notre misère. Citoyens, la victoire décidera si vous êtes des rebelles ou les bienfaiteurs de l'humanité; et c'est la hauteur de votre caractère qui décidera la victoire. Citoyens, trahir la cause du peuple et notre propre conscience, livrer la patrie à tous les désordres que les lenteurs d'un tel procès doivent exciter, voilà le seul danger que nous devions craindre. Il est temps de franchir l'obstacle fatal qui nous arrête depuis si longtemps à l'entrée de notre carrière; alors, sans doute, nous marcherons ensemble d'un pas ferme vers le but commun de la félicité publique; alors les passions haineuses qui mugissent trop souvent dans ce sanctuaire de la liberté feront place à l'amour du bien public, à la sainte émulation des amis de la patrie, et tous les projets des ennemis de l'ordre public seront confondus. Mais que nous sommes encore loin de ce but, si elle peut prévaloir ici, cette étrange opinion, que d'abord on eût à peine osé imaginer, qui ensuite a été soupçonnée, qui, enfin, a été hautement proposée!

Pour moi, dès ce moment, j'ai vu confirmer toutes mes craintes et mes soupçons. Nous avions tout d'abord paru inquiets sur les suites des délais que la marche de cette affaire pouvait entraîner, et il ne s'agit rien moins que de la rendre interminable; nous redoutions les troubles que chaque moment de retard pouvait amener, et voilà qu'on nous garantit en quelque sorte le bouleversement inévitable de la république. Eh! que nous importe que l'on cache un dessein funeste sous le voile de la prudence, et même sous le prétexte du respect pour la souveraineté du peuple! Ce fut là l'art perfide de tous les tyrans déguisés sous les dehors du patriotisme, qui ont, jusques ici, assassiné la liberté et causé tous nos maux. Ce ne sont point les déclamations sophistiques, mais le résultat, qu'il faut peser.

Oui, je le déclare hautement, je ne vois plus désormais, dans le procès du tyran, qu'un moyen de nous ramener au despotisme, par l'anarchie. C'est vous que j'en atteste, citoyens; au premier moment où il fut question du procès de Louis le dernier, de la Convention nationale, convoquée alors expressément pour le juger; lorsque vous partiez de vos départements, enflammés de l'amour de la liberté, pleins de ce généreux enthousiasme que vous inspiraient les preuves récentes de la confiance d'un peuple magnanime, que nulle influence étrangère n'avait encore altéré; que dis-je? au premier moment où il fut ici question d'entamer cette affaire, si quelqu'un vous eût dit: "Vous croyez que vous aurez terminé le procès du tyran dans huit jours, dans quinze jours, dans trois mois; vous vous trompez: ce ne sera pas même vous qui prononcerez la peine qui lui est due, qui le jugerez définitivement; je vous propose de renvoyer cette affaire aux 44.000 sections qui partagent la nation française, afin qu'elles prononcent toutes sur ce point; et vous adopterez cette proposition." Vous auriez ri de la confiance du motionnaire, vous auriez repoussé la motion, comme incendiaire, et faite pour allumer la guerre civile. Le dirai-je? On assure que la disposition des esprits est changée; telle est, sur plusieurs, l'influence d'une atmosphère pestiférée, que les idées les plus simples et les plus naturelles sont souvent étouffées par les plus dangereux sophismes. Imposez silence à tous les préjugés, à toutes les suggestions; examinons de sang-froid cette singulière question.

Vous allez donc convoquer les assemblées primaires, pour les occuper chacune séparément de la destinée de leur ci-devant roi; c'est-à-dire que vous allez changer toutes les assemblées de canton, toutes les sections des villes, en autant de lices orageuses, où l'on combattra pour ou contre la personne de Louis, pour ou contre la royauté; car il existe bien des gens pour qui il est peu de distance entre le despote et le despotisme. Vous me garantissez que ces discussions seront parfaitement paisibles, et exemptes de toute influence dangereuse: mais garantissez-moi donc auparavant que les mauvais citoyens, que les modérés, que les feuillants, que les aristocrates n'y trouveront aucun accès, qu'aucun avocat bavard et astucieux ne viendra surprendre les gens de bonne foi et apitoyer sur le sort du tyran des hommes simples qui ne pourront prévoir les conséquences politiques d'une funeste indulgence ou d'une délibération irréfléchie. Mais que dis-je? Cette faiblesse même de l'Assemblée, pour ne point employer une expression plus forte, ne sera-t-elle pas le moyen le plus sûr de rallier tous les royalistes, tous les ennemis de la liberté, quels qu'ils soient, de les rappeler dans les assemblées du peuple qu'ils avaient fui, au moment où il vous nomma, dans ces temps heureux de la crise révolutionnaire, qui rendit quelque vigueur à la liberté expirante? Pourquoi ne viendraient-ils pas défendre leur chef, puisque la loi appellera elle-même tous les citoyens, pour venir discuter cette grande question avec une entière liberté? Or, qui est plus discret, plus adroit, plus fécond en ressources, que les intrigants, que les honnêtes gens, c'est-à-dire que les fripons de l'ancien et même du nouveau régime? Avec quel art ils déclameront d'abord contre le roi, pour conclure ensuite en sa faveur! Avec quelle éloquence ils proclameront la souveraineté du peuple, les droits de l'humanité, pour ramener le royalisme et l'aristocratie! Mais, citoyens, sera-ce bien le peuple qui se trouvera à ces assemblées primaires? Le cultivateur abandonnera-t-il son champ? L'artisan quittera-t-il le travail auquel est attachée son existence journalière, pour feuilleter le Code pénal, et délibérer dans une assemblée tumultueuse sur le genre de peine que Louis Capet a encouru, et sur bien d'autres questions peut-être qui ne seront pas moins étrangères à ses méditations. J'ai entendu déjà distinguer le peuple et la nation, précisément à l'occasion de cette motion même. Pour moi, qui croyais ces mots synonymes, je me suis aperçu qu'on renouvelait l'antique distinction que j'ai entendu faire par une partie de l'Assemblée constituante; et je sens qu'il faut entendre par le peuple, la nation, moins les ci-devant privilégiés et les honnêtes gens; or, je conçois que tous les honnêtes gens, que tous les intrigants de la république, pourront bien se réunir en force dans les assemblées primaires, abandonnées par la majorité de la nation, qu'on appelle ignoblement le peuple, et entraîner les bonnes gens, peut-être même traiter les amis fidèles de la liberté de cannibales, de désorganisateurs, de factieux. Je ne vois, moi, dans ce prétendu appel au peuple, qu'un appel de ce que le peuple a voulu, de ce que le peuple a fait, au moment où il déployait sa force, dans le seul temps où il exprimait sa propre volonté, c'est-à-dire dans le temps de l'insurrection du 10 août, à tous les ennemis secrets de l'égalité, dont la corruption et la lâcheté avaient nécessité l'insurrection elle-même. Car ceux qui redoutent le plus les mouvements salutaires qui enfantent la liberté sont précisément ceux qui cherchent à exciter tous les troubles qui peuvent ramener le despotisme ou l'aristocratie. Mais quelle idée, grand Dieu! de vouloir faire juger la cause d'un homme, que dis-je? la moitié de sa cause, par un tribunal composé de 44.000 tribunaux particuliers. Si l'on voulait persuader au monde qu'un roi est un être au-dessus de l'humanité, si l'on voulait rendre incurable la maladie honteuse du royalisme, quel moyen plus ingénieux pourrait-on imaginer que de convoquer une nation de 25 millions d'hommes pour le juger, que dis-je? pour appliquer la peine qu'il peut avoir encourue; et cette idée de réduire les fonctions du souverain à la faculté de déterminer la peine n'est pas, sans doute, le trait le moins adroit que présente ce système.

On a voulu, sans doute, éluder par là quelques-unes des objections qu'il pouvait rencontrer. On a senti que l'idée d'une procédure à instruire par toutes les assemblées primaires de l'Empire français était trop ridicule; et on a pris le parti de leur soumettre uniquement la question de savoir quel est le degré de sévérité que le crime de Louis XVI pouvait provoquer; mais on n'a fait que multiplier les absurdités, sans diminuer les inconvénients. En effet, si une partie de la cause de Louis est portée au souverain, qui peut empêcher qu'il ne l'examine tout entière? Qui peut lui contester le droit de revoir le procès, de recevoir les mémoires, d'entendre la justification de l'accusé, de l'admettre à demander grâce à la nation assemblée, et dès lors de plaider la cause tout entière? Croit-on que les partisans hypocrites du système contraire à l'égalité négligeront de faire valoir ces motifs, et de réclamer le plein exercice des droits de la souveraineté? Voilà donc nécessairement une procédure commencée dans chaque assemblée primaire. Mais fût-elle réduite à la question de la peine, encore faudra-t-il qu'elle soit discutée? Et qui ne croira pas avoir le droit de la discuter éternellement, quand l'assemblée conventionnelle n'aura pas osé la décider elle-même? Qui peut indiquer le terme où cette grande affaire serait terminée? La célérité du dénouement dépendra des intrigues qui agiteront chaque section des diverses sections de la France; ensuite de l'activité ou de la lenteur avec lesquelles les suffrages seront recueillis par les assemblées primaires; ensuite de la négligence ou du zèle, de la fidélité ou de la partialité avec laquelle ils seront recensés par les directoires, et transmis à la Convention nationale, qui en fera le relevé? Cependant, la guerre étrangère n'est point terminée; la saison approche, où tous les despotes alliés ou complices de Louis XVI doivent déployer toutes leurs forces contre la république naissante; et ils trouveront la nation délibérante sur Louis XVI! Ils la trouveront occupée à décider s'il a mérité la mort, interrogeant le Code pénal, ou pesant les motifs de le traiter avec indulgence ou avec sévérité. Ils la surprendront épuisée, fatiguée par ces scandaleuses dissensions. Alors, si les amis intrépides de la liberté, aujourd'hui persécutés avec tant de fureur, ne sont point encore immolés, ils auront quelque chose de mieux à faire que de disputer sur un point de procédure; il faudra qu'ils volent à la défense de la patrie; il faudra qu'ils laissent la tribune et le théâtre des assemblées, converties en arènes de chicaneurs, aux amis naturels de la royauté, aux riches, aux égoïstes, aux hommes lâches et faibles, à tous les champions du feuillantisme et de l'aristocratie. Mais quoi! les citoyens qui combattent aujourd'hui pour la liberté, tous nos frères qui ont abandonné leurs femmes et leurs enfants pour voler à son secours, pourront-ils délibérer dans vos villes et dans vos assemblées, lorsqu'ils seront dans nos camps ou sur le champ de bataille? Et qui, plus qu'eux, aurait droit de voter dans la cause de la tyrannie et de la liberté? Les paisibles citadins auront-ils le privilège de la décider en leur absence? Que dis-je, cette cause n'est-elle pas particulièrement la leur? Ne sont-ce pas nos généreux soldats des troupes de ligne qui, dès les premiers jours de la révolution, ont méprisé les ordres sanguinaires de Louis, commandant le massacre de leurs concitoyens? Ne sont-ce pas eux qui, depuis ce temps, ont été persécutés par la cour, par Lafayette, par tous les ennemis du peuple? Ne sont-ce pas nos braves volontaires qui, dans les derniers temps, ont sauvé la patrie avec eux, par leur sublime dévouement, en repoussant les satellites du despotisme, que Louis a ligués contre nous? Absoudre le tyran ou ses pareils, ce serait les condamner eux-mêmes; ce serait les vouer à la vengeance du despotisme et de l'aristocratie, qui n'a jamais cessé de les poursuivre; car de tout temps il y aura un combat à mort entre les vrais patriotes et les oppresseurs de l'humanité: ainsi, tandis que tous les citoyens les plus courageux répandraient le reste de leur sang pour la patrie, la lie de la nation, les hommes les plus lâches et les plus corrompus, tous ces reptiles de la chicane, tous les bourgeois orgueilleux et aristocrates, tous les ci-devant privilégiés, cachés sous le masque du civisme, tous les hommes nés pour ramper et pour opprimer sous un roi, maîtres des assemblées désertées par la vertu simple et indigente, détruiraient impunément l'ouvrage des héros de la liberté, livreraient leurs femmes et leurs enfants à la servitude, et, seuls, décideraient insolemment des destinées de l'Etat! Voilà donc le plan affreux que l'hypocrisie la plus profonde, disons le mot, que la friponnerie la plus éhontée ose cacher sous le nom de la souveraineté du peuple, qu'elle veut anéantir. Mais ne voyez-vous pas que ce projet ne tend qu'à détruire la Convention elle-même; que, les assemblées primaires une fois convoquées, l'intrigue et le feuillantisme les détermineront à délibérer sur toutes les propositions qui pourront servir leurs vues perfides; qu'elles remettront en question jusqu'à la proclamation de la république, dont la cause se lie naturellement aux questions qui concernent le roi détrôné? Ne voyez-vous pas que la tournure insidieuse donnée au jugement de Louis ne fait que reproduire, sous une autre forme, la proposition qui vous fut faite dernièrement par Guadet de convoquer les assemblées primaires pour réviser le choix des députés, et que vous avez alors repoussée avec horreur? Ne voyez-vous point, dans tous les cas, qu'il est impossible qu'une si grande multitude d'assemblées soient entièrement d'accord, et que cette seule division, au moment de l'approche des ennemis, est la plus grande de toutes les calamités? Ainsi la guerre civile unira ses fureurs au fléau de la guerre étrangère; et les intrigants ambitieux transigeront avec les ennemis du peuple, sur les ruines de la patrie, et sur les cadavres sanglants de ses défenseurs.

Et c'est au nom de la paix publique, c'est sous le prétexte d'éviter la guerre civile qu'on vous propose cette motion insensée! On craint la guerre civile, on craint le retour de la royauté, si vous punissez promptement le roi qui a conspiré contre la liberté; le moyen de détruire la tyrannie, c'est de conserver le tyran; le moyen de prévenir la guerre civile, c'est d'en allumer sur-le-champ le flambeau. Cruels sophistes; c'est ainsi qu'on a raisonné de tout temps pour nous tromper. N'est-ce pas au nom de la paix et de la liberté même que Louis, Lafayette, et tous ses complices, dans l'Assemblée constituante et ailleurs, troublaient l'Etat, calomniaient et assassinaient le patriotisme?

Pour vous déterminer à accueillir cet étrange système, on vous a fait un dilemme non moins étrange, selon moi: "ou bien le peuple veut la mort du tyran, ou il ne la veut pas; s'il la veut, quel inconvénient de recourir à lui? s'il ne la veut pas, de quel droit pouvez-vous l'ordonner?"

Voici ma réponse: d'abord je ne doute pas, moi, que le peuple la veuille, si vous entendez par ce mot la majorité de la nation, sans en exclure la portion la plus nombreuse, la plus infortunée et la plus pure de la société, celle sur qui pèsent tous les crimes de l'égoïsme et de la tyrannie. Cette majorité a exprimé son voeu au moment où elle secoua le joug de votre ci-devant roi; elle a commencé, elle a soutenu la révolution; elle a des moeurs, cette majorité, elle a du courage; mais elle n'a ni finesse, ni éloquence; elle foudroie les tyrans, mais elle est souvent la dupe des fripons. Cette majorité ne doit point être fatiguée par des assemblées continuelles, où une minorité intrigante domine trop souvent. Elle ne peut être dans vos assemblées politiques, quand elle est dans ses ateliers; elle ne peut juger Louis XVI, quand elle nourrit à la sueur de son front les robustes citoyens qu'elle donne à la patrie. Je me fie à la volonté générale, surtout dans les moments où elle est éveillée par l'intérêt pressant du salut public; je redoute l'intrigue, surtout dans les troubles qu'elle amène, et au milieu des pièges qu'elle a longtemps préparés. Je redoute l'intrigue, quand les aristocrates encouragés relèvent une tête altière; quand les émigrés reviennent, au mépris des lois; quand l'opinion publique est travaillée par les libelles, dont une faction toute-puissante inonde la France, qui ne disent jamais un mot de république, qui n'éclairent jamais les esprits sur le procès de Louis le dernier, qui ne propagent que les opinions favorables à sa cause, qui calomnient tous ceux qui poursuivent sa condamnation avec le plus de zèle. Je ne vois donc dans votre système que le projet de détruire l'ouvrage du peuple et de rallier les ennemis qu'il a vaincus. Si vous avez un respect si scrupuleux pour sa volonté souveraine, sachez la respecter; remplissez la mission qu'il vous a confiée. C'est se jouer de la majesté du souverain que de lui renvoyer une affaire qu'il vous a chargés de terminer promptement. Si le peuple avait le temps de s'assembler pour juger des procès ou pour décider des questions d'Etat, il ne vous eût point confié le soin de ses intérêts. La seule manière de lui témoigner notre fidélité, c'est de faire des lois justes, et non de lui donner la guerre civile. Et de quel droit faites-vous l'injure au peuple de douter de son amour pour la liberté? Affecter un pareil doute, qu'est-ce autre chose que le faire naître et favoriser l'audace de tous les partisans de la royauté?

Répondez vous-mêmes à cet autre dilemme: ou vous croyez que l'intrigue dominera dans les délibérations que vous provoquez, ou vous pensez que ce sera l'amour de la liberté et la raison. Au premier cas, j'avoue que vos mesures sont parfaitement bien entendues pour bouleverser la république et ressusciter la tyrannie; au second cas, les Français assemblés verront avec indignation la démarche que vous proposez: ils mépriseront des représentants qui n'auront point osé remplir le devoir sacré qui leur était imposé. Ils détesteront la lâche politique de ceux qui ne se souviennent de la souveraineté du peuple que lorsqu'il s'agit de ménager l'ombre de la royauté. Ils s'indigneront de voir que leurs représentants feignent d'ignorer le mandat qu'il leur a donné. Ils vous diront: "Pourquoi nous consultez-vous sur la punition du plus grand des criminels, lorsque le coupable le plus digne d'indulgence tombe sous le glaive des lois sans notre intervention? Pourquoi faut-il que les représentants de la nation prononcent sur le crime, et la nation elle-même sur la peine? Si vous êtes compétents pour l'une de ces questions, pourquoi ne l'êtes-vous pas pour l'autre? Si vous êtes assez hardis pour résoudre l'une, pourquoi êtes-vous assez timides pour n'oser aborder l'autre? Connaissez-vous les lois moins bien que les citoyens qui vous ont choisis pour les faire? Le Code pénal est-il fermé pour vous? Ne pouvez-vous point y lire la peine décernée contre les conspirateurs? Or, quand vous aurez jugé que Louis a conspiré contre la liberté ou contre la sûreté de l'Etat, quelle difficulté trouvez-vous à déclarer qu'il l'a encourue? Cette conséquence est-elle si obscure, qu'il faille des milliers d'assemblées pour la tirer?"

Discours par Maximilien Robespierre — 17 Avril 1792-27 Juillet 1794

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