Читать книгу Lettres de Sidy-Mahmoud à son ami Hassan - Sidy Mahmoud - Страница 4
ОглавлениеDe Marseille, le 26e. jour de Cha’ban, l’an de l’Hégire 1240.
BÉNI soit le tout-puissant Allah! je touche au terme de mon voyage, et la faveur du prophète semble écarter devant mes pas les obstacles que je redoutais.
Tu sais, sage Hassan, quels tristes pressentimens j’éprouvais eu recevant la mission qui m’a conduit ici. Plus d’une fois, en respirant dans mes jardins la brise du soir, nous nous sommes entretenus des dangers et des humiliations qui peut-être m’attendaient. Jamais conjonctures n’avaient paru plus défavorables, jamais l’avenir ne s’était présenté à mes yeux sous des couleurs plus sombres. Il y a long-temps, nous le savons, que les nations chrétiennes trouvent mauvais que nos braves marins règnent en maîtres sur les mers qui baignent nos rivages; elles osent qualifier de brigandage le droit de propriété que le plus fort et le plus brave acquiert sur celui qui n’a su ni se défendre ni mourir en combattant. Elles voudraient que l’audace renonçât à son légitime salaire, et qu’en vertu de je ne sais quelle chimère appelée par elles droit des gens, de vils chrétiens, tombés .en notre pouvoir par la force des armes, ou jetés sur nos côtes par la tempête, demeurassent libres à l’égal des enfans du prophète.
Ces folles prétentions ont, depuis nombre d’années, excité contre nous la haine des peuples de l’Europe; mais combien cette haine n’était-elle pas devenue plus vive depuis que nous soutenons le sérénissime sultan dans la lutte sacrée où il s’est engagé pour l’extermination totale de ses esclaves révoltés! Que de récits alarmans n’avions-nous pas entendus sur la part que ces chrétiens d’Occident prennent aux revers et aux succès de ceux qu’ils appellent leurs frères d’Orient! Nous en. fallait-il d’ailleurs d’autre preuve que l’arrivée de ces aventuriers, qui, de toutes les parties de l’Europe, accouraient sous les drapeaux des rebelles; et ne savions-nous pas que ces auxiliaires eussent encore été bien plus nombreux s’ils n’avaient trouvé des obstacles dans la sage politique de quelques visirs chrétiens à qui Allah a daigné souffler de grandes et généreuses pensées pour le salut du croissant?
Parmi les nations que des sentimens fraternels unissent aux Grecs, nous entendions surtout citer la nation française. On nous disait que de nombreux guerriers étaient sortis de ses ports pour aller toucher les rivages de la Grèce, que des secours d’armes et d’argent avaient été envoyés par ses habitans aux chrétiens rebelles. Bien plus, nous apprenions que le zèle religieux si long-temps assoupi chez cette nation, se réveillait avec une force nouvelle; que la foi catholique, un moment proscrite et long-temps dédaignée, reprenait tout son empire; qu’un ordre- religieux qui, dans d’autres temps, envoyait ses émissaires jusque dans l’Asie pour convertir les vrais croyans à la foi chrétienne, couvrait la France de ses établissemens; enfin, que, comme au temps de leur plus grand pouvoir, les prêtres du Christ avaient réclamé et obtenu le droit de livrer au bourreau ceux qui insultent leurs mystères. Que pouvais-je attendre de ma présence au milieu de ces chrétiens fanatiques, de ces amis enthousiastes des Grecs, moi musulman fidèle, moi ennemi des Grecs et allié de leurs ennemis?
Ces tristes pensées m’ont long-temps occupé avant mon départ; mais, en vrai musulman, je n’ai su qu’obéir à la parole du maître. En te quittant, cher Hassan, de funestes pressentimens m’agitaient, et j’ai lu sur ton front soucieux que ton amitié les partageait.
Le voyage n’a point dissipé cette sombre inquiétude; le ciel même semblait conspirer à lac-croître. La tempête a assailli mon navire, et j’ai vu périr, dans les flots, une partie de ces animaux terribles sur lesquels je comptais pour obtenir un accueil favorable; car, tu le sais, ces chrétiens ne sont point insensibles aux présens; et, quand le don leur plaît, peu leur importe la main dont ils le tiennent, et la manière dont il est acquis.
En approchant des côtes de France, ma tristesse redoubla quand on me dit que je devais débarquer à Marseille. N’avions-nous pas appris que cette ville se distinguait entre toutes par son ardeur religieuse, que quelques prédicateurs véhémens s’étaient naguère promenés triomphalement au milieu de sa population enivrée, et que c’est de son port qu’étaient partis tant de guerriers chrétiens qui combattent en ce moment les enfans du prophète? La fatalité semblait me poursuivre en décidant que mes premiers pas sur le sol chrétien me conduiraient dans cette ville funeste.
Quand je fus près du rivage, j’aperçus, avec une sorte d’effroi, la foule rassemblée pour me voir débarquer. Heureusement on me conduisit à un établissement assez éloigné, appelé lazareth, où ces chrétiens font séjourner les voyageurs dans la crainte de la peste; comme si ceux à qui le ciel a résolu d’envoyer ses fléaux pouvaient les éviter par de vaines précautions! comme si ces précautions n’étaient pas complètement inutiles pour ceux qu’Allah regarde sans colère!
Entré dans le lazareth, je me félicitais d’échapper aux regards, peut-être aux insultes de ce peuple en qui je croyais trouver des senti mens hostiles. Je me trompais, cher Hassan, et le lendemain mon erreur fut dissipée. A peine étais-je reposé des fatigues du voyage, qu’on m’avertit qu’une députation des principaux de la ville allait se rendre près de moi. Je l’attendis avec quelque trouble, pensant que peut-être elle venait m’enjoindre de remonter sur mon navire. Je vis bientôt s’approcher une douzaine d’individus qui la composaient. J’étais peu habitué au costume européen, et je ne pouvais regarder sans surprise ces habits étroits et mesquins sous lesquels l’homme n’a plus ni grâce, ni dignité. Quelques-uns d’entre eux avaient les cheveux arrangés d’une manière bizarre et couverts d’une poudre blanche. Leur cou, emprisonné dans un collier de toile, achevait d’ôter toute noblesse à leur physionomie. Néanmoins, à la manière dont ils relevaient leurs têtes, je m’aperçus qu’ils croyaient présenter un spectacle très-majestueux. Je réprimai un sourire involontaire qui errait sur mes lèvres; et, m’étant mis sur mon séant, j’attendis avec calme ce qu’ils allaient me dire. Après m’avoir salué d’une manière assez humble, celui qui était à leur tête tira de sa poche un morceau de papier, et lut un discours qu’Abdul, mon interprète, me transmettait phrase par phrase. Contre mon attente, le langage de ces hommes n’avait rien d’âpre ni de fier. Ils me dirent que le prince qui m’envoyait avait toujours été l’ami fidèle de la France. Jamais, ajoutèrent-ils, elle n’a plus apprécié son attachement pour elle, que lorsqu’il vient prendre part à sa joie dans l’heureux avènement d’un souverain qu’elle chérit. Ils finirent en m’assurant qu’ils s’estimaient heureux de remplir la volonté du Roi, en rendant ce qui était dû à l’honorable mission pour laquelle mon excellence avait été dignement choisie, et au prince qui me lavait confiée. Que ces paroles résonnaient agréablement à mon oreille! Comme elles dissipaient toutes ces vaines alarmes qu’une prévoyance exagérée nous avait fait concevoir! Les magistrats d’un pays redevenu le plus catholique de l’Europe, se félicitaient de rendre ce qui est dû à l’envoyé d’un prince musulman de quatrième classe! Ils m’assuraient qu’un monarque puissant, qui compte parmi ses titres celui de fils aîné de l’Église, s’applaudissait d’avoir pour ami fidèle le Bey de Tunis! Ma joie était si vive, que je faillis la laisser éclater par des paroles de gratitude et des démonstrations affectueuses; mais je me rappelai promptement ce que je devais à ma dignité, et je me contentai de leur faire savoir en peu de mots que j’étais satisfait des sentimens qu’ils m’exprimaient.
Depuis ce temps, cher Hassan, mes jours ont été marqués par une suite non interrompue d’hommages, de divertissemens et de fêtes. A peine sorti du lazareth, les principaux marchands, réunis en corps, m’ont invité à un banquet qu’ils donnaient pour célébrer mon arrivée dans leurs murs. Quoique flatté de leur empressement, je crus devoir y répondre avec réserve; dès l’instant que je trouvais dans ces chrétiens des prévenances auxquelles j’étais si loin de m’attendre, il convenait peut-être de ne point leur laisser oublier la distance qui les sépare d’un musulman. Le jour fixé pour le banquet était un de ceux que notre sainte loi nous ordonne de marquer par l’abstinence. Je leur déclarai que je ne pouvais prendre part à leur banquet, attendu que ma religion me prescrivait de ne m’y asseoir qu’une heure après le coucher du soleil. C’est ici, cher Hassan, que tu vas voir combien le nom musulman inspire encore de respect à ces sectateurs du Christ. Loin d’être rebutés par ma réponse, ils me déclarèrent que le banquet ne commencerait qu’au moment où il me conviendrait d’y prendre place; et, en effet, les convives ne s’assirent à la table du festin qu’une heure après que le soleil eut disparu de l’horizon. Je l’avouerai, je fus si sensible à cet acte de soumission, j’éprouvai une satisfaction si vive d’avoir fait jeûner des chrétiens en vertu de la loi de Mahomet, que je me relâchai de ma réserve accoutumée; je voulus bien me mêler à la joie du festin, et je vis que ces chrétiens se trouvaient convenablement honorés de la familiarité que je leur permettais.
Il y a dans l’accueil que je reçois ici une chose qui me paraît difficile à expliquer. Ceux qui se montrent les plus empressés près de moi sont des catholiques zélés qui passent une partie de leurs journées dans les églises. Comme tels, ils doivent détester, et je crois qu’ils détestent en effet, la loi de Mahomet; d’où vient donc leur empressement à mon égard? J’ai cru m’apercevoir que des signes d’admiration, et je dirai presque d’envie, leur échappent chaque fois qu’il est question du gouvernement du sérénissime sultan ou de celui du Bey, notre magnanime seigneur. Malgré leur zèle pour la religion du Christ, ils semblent désirer que cette forme de gouverment continue de régir l’Orient, dussent les Grecs être exterminés. Je croyais ces chrétiens trop entichés de préjugés pour savoir si bien apprécier l’excellence des gouvernemens fondés sur le Koran.
Il paraît ici tous les matins un papier imprimé, appelé journal, dans lequel les délégués du prince font mettre tout ce qui leur plait. Ce journal a déjà publié de longs éloges sur la beauté de ma physionomie, sur la noblesse de. mes manières, sur l’illustration de ma famille, et sur la magnificence des présens que j’apporte. L’institution de ces journaux me paraît une chose admirable.
Tu me demanderas sans doute ce que l’on dit des Grecs: je t’assure que les hommes que je vois ici habituellement ne s’en occupent guère. Je me promenais, il y a quelques jours, sur le port, environné de gens qui s’empressaient de me donner des explications sur tous les objets qui frappaient mes regards. Nous étions suivis d’une foule de peuple qui me regardait avec cette curiosité stupide qui paraît être le caractère distinctif des peuples chrétiens. J’aperçus tout à coup quatre individus qui regardaient fixement la mer comme des gens impatiens de la franchir. Un vêtement noir et court serrait leur taille; leur tête était couverte d’un petit bonnet de même couleur; de longs cheveux blonds tombaient sur leurs épaules; tout annonçait qu’ils étaient dans la première jeunesse; mais on lisait sur leur visage pâle et maigre que déjà ils étaient familiarisés avec la fatigue et les privations. Quand je fus plus près d’eux, leurs yeux se fixèrent sur moi avec un mélange d’audace et de dédain auquel je n’étais point accoutumé. Leurs regards devinrent plus dédaigneux encore lorsqu’ils s’abaissèrent sur les individus qui m’entouraient. Je demandai quels étaient ces jeunes gens; on m’apprit que c’étaient des habitans du Nord qui venaient de faire quatre ou cinq cents lieues à pied, de surmonter des obstacles et des privations de tout genre, tout exprès pour s’embarquer à Marseille et aller combattre sous les drapeaux des Grecs. Cette explication justifia le sentiment d’éloignement qu’ils m’avaient inspiré. On se hâta cependant de m’apprendre que ces aventuriers n’avaient trouvé de secours qu’auprès de quelques particuliers obscurs, mais qu’ils n’avaient pas reçu le moindre témoignage d’intérêt de ceux qui viennent de m’offrir des fêtes et des banquets splendides.
Cher Hassan, il y a vraiment du bon chez les gens de ce pays; et c’est à regret que je les quitte pour me rendre dans la grande cité où m’appelle la mission que j’ai reçue de mon maître.