Читать книгу Lettres de Sidy-Mahmoud à son ami Hassan - Sidy Mahmoud - Страница 5
ОглавлениеLETTRE II.
SIDY-MAHMOUD
A HASSAN.
De Lyon, le 8e. jour de Ramadhan.
MON voyage est béni du ciel, cher Hassan; sa bonté se manifeste à chaque pas que je fais dans ce pays: il me réservait ici le plus grand plaisir que puisse éprouver un musulman jeté au milieu des infidèles.
Je suis arrivé de Marseille ici en peu d’heures, grâce à l’usage établi dans ce pays de tenir des chevaux préparés de distance en distance pour les voyageurs. Ces chevaux sont loin d’avoir la grâce et la légèreté de nos coursiers habitués à traverser le désert; mais, au moyen des relais qu’ils établissent sur les routes, ces chrétiens suppléent à ce que leur a refusé la nature si libérale envers nos climats.
Je suis descendu dans un des hôtels de cette ville. Ces hôtels sont des espèces de caravanserais beaucoup mieux pourvus et beaucoup plus commodes, il faut en convenir, que ceux de notre pays. A peine étais-je descendu de voiture, qu’on m’apprit qu’un illustre personnage venait d’arriver presque en même temps que moi.
Tu as entendu parler de ce puissant ministre qui, placé à la tête de la monarchie autrichienne, a soumis à sa volonté absolue tout le nord de l’Europe, a appesanti sa main sur la riche Italie, et étendu son influence jusque sur la France et l’Espagne. Je n’ai pas besoin de te rappeler son nom, la reconnaissance l’a gravé dans le cœur de tous les musulmans. C’est cet habile régulateur de la sainte-alliance, ce ministre religieux d’un prince apostolique, qui, depuis quatre ans, conjure l’orage prêt à fondre sur la Turquie. Grâce à lui, le czar de Russie a résisté à l’impulsion de ses peuples, et tenu enchaîné, sur les bords du Pruth, le bras de ses guerriers impatiens; grâce à lui, les Grecs ont vainement imploré les secours de l’Europe, tandis que les Turcs en ont reçu une assistance non déguisée; grâce à lui, nous n’avons jamais manqué de bâtimens chrétiens pour transporter nos troupes et ravitailler nos places; grâce à lui, la marine grecque a essuyé mille avanies de la part des frégates autrichiennes; grâce à lui, les députés du peuple grec, après avoir été confinés pendant plusieurs semaines dnas un port d’Italie, n’ont pu obtenir d’être entendus par le congrès de Vérone, qu’il a si glorieusement présidé ; grâce à lui, le rebelle Ipsilanty a trouvé des fers en mettant le pied sur le territoire autrichien. Que te dirai-je, enfin? quel musulman n’a entendu parler de ce journal turc rédigé par des chrétiens, qui a si bien mérité de l’islamisme, et nous a tant de fois consolés dans nos disgrâces; de ce noble et courageux. Observateur autrichien, qui a justifié les massacres de Chio et d’Ipsara, contre lesquels l’Europe osait jeter des cris de fureur, qui a transformé nos revers en prospérités et nos déroutes en triomphes! Eh bien, c’est encore ce grand homme d’état qui soutient, anime, encourage un journal si cher aux vrais croyans; dis-moi, un tel ministre n’a-t-il pas plus fait pour le salut du croissant que n’ont fait pour sa gloire tous les visirs ensemble, sans en excepter le grand Coprougli? Ne méritait-il pas de naître sous l’empire de notre sainte loi? Mais non, c’est un de ces instrumens dont Allah se sert pour exécuter les décrets souvent inexplicables de sa volonté. Il avait décidé que son peuple serait sauvé par un chrétien; ce grand homme est né , et les destinées se sont accomplies. Sa politique généreuse a établi un lien de fraternité entre lui et les musulmans; et, tout chrétien qu’il est, Mahomet lui doit une place dans son paradis.
Eh bien, cher Hassan, ce puissant ministre, ce généreux protecteur, j’ai logé sous le même toit que lui, j’ai contemplé long-temps ses traits vénérés. Que de sentimens sa présence a fait naître dans mon âme! Ce n’est pas qu’il y ait dans son aspect rien qui l’élève au-dessus des autres hommes; mais je songeais à tout ce qu’il a fait, et mes yeux se mouillaient de larmes, et je me sentais prêt à me jeter à ses pieds, à baiser la trace de ses pas. Hélas! cher Hassan, qui sait sans lui ce que le sort aurait ordonné des musulmans; qui sait si, au lieu de traverser un pays chrétien au milieu des fêtes, moi et les miens, et jusqu’à notre maître lui-même, nous ne serions pas réduits à cacher dans le désert nos têtes proscrites?
Le ciel, qui m’avait accordé le bonheur de jouir de sa vue, n’a pas voulu que ce bonheur durât long-temps. Il ne passa que peu d’heures à Lyon; mon cœur, que tant de joie avait dilaté, se serra en voyant sa voiture rapide l’emporter loin de moi. Tant qu’il fût resté dans cette ville, il m’aurait été impossible de m’en éloigner; un charme irrésistible m’aurait retenu près de lui.
Comme il voyageait sans mission de son maître, d’après un usage établi chez ces chrétiens, on ne lui rendait point d’honneurs, tandis que j’étais l’objet des hommages des magistrats de la ville. Quelque flatteur que fût ce contraste pour la dignité musulmane, j’aurais, je te le jure, volontiers reporté sur sa tête les honneurs que l’on me prodiguait.
Cette rencontre fortunée a tellement occupé toutes mes pensées, que j’ai fait peu d’attention à la cité commerçante d’où je t’écris. J’ai remarqué cependant qu’on m’y témoignait moins de respect et d’empressement qu’à Marseille. Cette ville est peuplée principalement de fabricans de ces beaux tissus de soie dont nos femmes aiment tant à se parer. Ces gens-là paraissent avoir un esprit d’indépendance qui doit les rendre favorables à la cause de nos ennemis. Je crois, cher Hassan, que c’est une classe nuisible et dangereuse dans un état: on m’assure que des hommes éminens partagent mon opinion sur ce point; je leur en sais bon gré.