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—Ah! mon mari nous a trahis! s’écria la marquise, et elle s’évanouit.

Un maréchal des logis qui était resté un peu en arrière s’approcha de la voiture en trébuchant, et dit d’une voix qui avait l’air de sortir du cabaret:

—Je suis fâché de la mission que j’ai à remplir, mais je vous arrête, général Fabio Conti.

Fabrice crut que le maréchal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en l’appelant général. «Tu me le paieras», se dit-il; il regardait les gendarmes déguisés et guettait le moment favorable pour sauter à bas de la voiture et se sauver à travers champs.

La comtesse sourit à tout hasard, je crois, puis dit au maréchal des logis:

—Mais, mon cher maréchal, est-donc cet enfant de seize ans que vous prenez pour le général Conti?

—N’êtes-vous pas la fille du général? dit le maréchal des logis.

—Voyez mon père, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent saisis d’un rire fou.

—Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le maréchal des logis piqué de la gaieté générale.

—Ces dames n’en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d’un air froid et philosophique; elles viennent de leur château de Grianta. Celle-ci est Mme la comtesse Pietranera, celle-là, Mme la marquise del Dongo.

Le maréchal des logis, tout déconcerté, passa à la tête des chevaux, et là tint conseil avec ses hommes. La conférence durait bien depuis cinq minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture fût avancée de quelques pas et placée à l’ombre; la chaleur était accablante, quoiqu’il ne fût que onze heures du matin, Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les côtés, cherchant le moyen de se sauver, vit déboucher d’un petit sentier à travers champs, et arriver sur la grande route, couverte de poussière, une jeune fille de quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s’avançait à pied entre deux gendarmes en uniforme, et, à trois pas derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une procession.

—Où les avez-vous donc trouvés? dit le maréchal des logis tout à fait ivre en ce moment.

—Se sauvant à travers champs, et pas plus de passeports que sur la main.

Le maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête; il avait devant lui cinq prisonniers au lieu de deux qu’il lui fallait. Il s’éloigna de quelques pas, ne laissant qu’un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majesté, et un autre pour empêcher les chevaux d’avancer.

—Reste, dit la comtesse à Fabrice qui déjà avait sauté à terre, tout va s’arranger.

On entendit un gendarme s’écrier:

—Qu’importe! s’ils n’ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout de même.

Le maréchal des logis semblait n’être pas tout à fait aussi décidé; le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l’inquiétude, il avait connu le général, dont il ne savait pas la mort. «Le général n’est pas un homme à ne pas se venger si j’arrête sa femme mal à propos», se disait-il.

Pendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié conversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la poussière à côté de la calèche; elle avait été frappée de sa beauté.

—Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous permettra bien de monter en calèche.

Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, s’approcha pour aider la jeune fille à monter. Celle-ci s’élançait déjà sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, lorsque l’homme imposant, qui était à six pas en arrière de la voiture, cria d’une voix grossie par la volonté d’être digne:

—Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas.

Fabrice n’avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de monter dans la calèche, voulut redescendre, et Fabrice continuant à la soutenir elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondément; ils restèrent un instant à se regarder après que la jeune fille se fut dégagée de ses bras.

«Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle pensée profonde sous ce front! elle saurait aimer.»

Le maréchal des logis s’approcha d’un air d’autorité:

—Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti?

—Moi, dit la jeune fille.

—Et moi, s’écria l’homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan de S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu’un homme de ma sorte soit traqué comme un voleur.

—Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n’avez-vous pas envoyé promener l’inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh bien! aujourd’hui il vous empêche de vous promener.

—Je m’éloignais déjà avec ma barque, j’étais pressé, le temps étant à l’orage; un homme sans uniforme m’a crié du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon nom et j’ai continué mon voyage.

—Et ce matin vous vous êtes enfui de Côme?

—Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le lac. Ce matin, à Côme, on m’a dit que je serais arrêté à la porte, je suis sorti à pied avec ma fille; j’espérais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu’à Milan, où certes ma première visite sera pour porter mes plaintes au général commandant la province.

Le maréchal des logis parut soulagé d’un grand poids.

—Eh bien! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et vous, qui êtes-vous? dit-il à Fabrice.

—Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du général de division Pietranera.

—Sans passeport, madame la comtesse? dit le maréchal des logis fort radouci.

—A son âge il n’en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi.

Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en plus offensée avec les gendarmes.

—Pas tant de paroles, lui dit l’un d’eux, vous êtes arrêté, suffit!

—Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous consentions à ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement, malgré la poussière et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien à pied au milieu de nos chevaux.

Le général se mit à jurer.

—Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. Où est ton uniforme de général? Le premier venu ne peut-il pas dire qu’il est général?

Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient beaucoup mieux dans la calèche.

La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s’ils eussent été ses gens. Elle venait de donner un écu à l’un d’eux pour aller chercher du vin et surtout de l’eau fraîche dans une cassine que l’on apercevait à deux cents pas. Elle avait trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline. «J’ai de bons pistolets», disait-il. Elle obtint du général irrité qu’il laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion, le général, qui aimait à parler de lui et de sa famille, apprit à ces dames que sa fille n’avait que douze ans, étant née en 1803, le 27 octobre; mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison.

«Homme tout à fait commun», disaient les yeux de la comtesse à la marquise. Grâce à la comtesse, tout s’arrangea après un colloque d’une heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au général Conti, après que la comtesse lui eut dit:

—Vous aurez 10 francs.

Le maréchal des logis partit seul avec le général; les autres gendarmes restèrent sous un arbre en compagnie avec quatre énormes bouteilles de vin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoyé à la cassine avait rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut autorisée par le digne chambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea à arrêter le fils du brave général comte Pietranera. Après les premiers moments donnés à la politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se terminer, Clélia Conti remarqua la nuance d’enthousiasme avec laquelle une aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice; certainement elle n’était pas sa mère. Son attention fut surtout excitée par des allusions répétées à quelque chose d’héroïque, de hardi, de dangereux au suprême degré, qu’il avait fait depuis peu; malgré toute son intelligence, la jeune Clélia ne put deviner de quoi il s’agissait.

Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient respirer encore tout le feu de l’action. Pour lui, il était un peu interdit de la beauté si singulière de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la faisaient rougir.

Une lieue avant d’arriver à Milan, Fabrice dit qu’il allait voir son oncle, et prit congé des dames.

—Si jamais je me tire d’affaire, dit-il à Clélia, j’irai voir les beaux tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice del Dongo?

—Bon! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l’incognito! Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s’appelle Pietranera et non del Dongo.

Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui conduit à une promenade à la mode. L’envoi des deux domestiques en Suisse avait épuisé les fort petites économies de la marquise et de sa sœur; par bonheur, Fabrice avait encore quelques napoléons, et l’un des diamants, qu’on résolut de vendre.

Ces dames étaient aimées et connaissaient toute la ville; les personnages les plus considérables dans le parti autrichien et dévot allèrent parler en faveur de Fabrice au baron Binder, chef de la police. Ces messieurs ne concevaient pas, disaient-ils, comment l’on pouvait prendre au sérieux l’incartade d’un enfant de seize ans qui se dispute avec un frère aîné et déserte la maison paternelle.

—Mon métier est de tout prendre au sérieux, répondait doucement le baron Binder, homme sage et triste; il établissait alors cette fameuse police de Milan, et s’était engagé à prévenir une révolution comme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens de Gênes. Cette police de Milan, devenue depuis si célèbre par les aventures de MM. Pellico et d’Andryane, ne fut pas précisément cruelle, elle exécutait raisonnablement et sans pitié des lois sévères. L’empereur François II voulait qu’on frappât de terreur ces imaginations italiennes si hardies.

—Donnez-moi jour par jour, répétait le baron Binder aux protecteurs de Fabrice, l’indication prouvée de ce qu’a fait le jeune marchesino del Dongo; prenons-le depuis le moment de son départ de Grianta, 8 mars, jusqu’à son arrivée, hier soir, dans cette ville, où il est caché dans une des chambres de l’appartement de sa mère, et je suis prêt à le traiter comme le plus aimable et le plus espiègle des jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l’itinéraire du jeune homme pendant toutes les journées qui ont suivi son départ de Grianta, quels que soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte aux amis de sa famille, mon devoir n’est-il pas de le faire arrêter? Ne dois-je pas le retenir en prison jusqu’à ce qu’il m’ait donné la preuve qu’il n’est pas allé porter des paroles à Napoléon de la part de quelques mécontents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets de Sa Majesté Impériale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si le jeune del Dongo parvient à se justifier sur ce point, il restera coupable d’avoir passé à l’étranger sans passeport régulièrement délivré, et de plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemment d’un passeport délivré à un simple ouvrier, c’est-à-dire à un individu d’une classe tellement au-dessous de celle à laquelle il appartient.

Cette déclaration, cruellement raisonnable, était accompagnée de toutes les marques de déférence et de respect que le chef de la police devait à la haute position de la marquise del Dongo et à celle des personnages importants qui venaient s’entremettre pour elle.

La marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron Binder.

—Fabrice va être arrêté, s’écria-t-elle en pleurant et une fois en prison, Dieu sait quand il en sortira! Son père le reniera!

Mme Pietranera et sa belle-sœur tinrent conseil avec deux ou trois amis intimes, et, quoi qu’ils pussent dire, la marquise voulut absolument faire partir son fils dès la nuit suivante.

—Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait que ton fils est ici; cet homme n’est point méchant.

—Non, mais il veut plaire à l’empereur François.

—Mais s’il croyait utile à son avancement de jeter Fabrice en prison, il y serait déjà, et c’est lui marquer une défiance injurieuse que de le faire sauver.

—Mais nous avouer qu’il sait où est Fabrice c’est nous dire: faites-le partir! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me répéter: Dans un quart d’heure mon fils peut être entre quatre murailles! Quelle que soit l’ambition du baron Binder, ajoutait la marquise, il croit utile à sa position personnelle en ce pays d’afficher des ménagements pour un homme du rang de mon mari, et j’en vois une preuve dans cette ouverture de cœur singulière avec laquelle il avoue qu’il sait où prendre mon fils. Bien plus, le baron détaille complaisamment les deux contraventions dont Fabrice est accusé d’après la dénonciation de son indigne frère; il explique que ces deux contraventions emportent la prison; n’est-ce pas nous dire que si nous aimons mieux l’exil, c’est à nous de choisir?

—Si tu choisis l’exil, répétait toujours la comtesse, de la vie nous ne le reverrons. Fabrice, présent à tout l’entretien, avec un des anciens amis de la marquise maintenant conseiller au tribunal formé par l’Autriche, était grandement d’avis de prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir même il sortit du palais caché dans la voiture qui conduisait au théâtre de la Scala sa mère et sa tante. Le cocher, dont on se défiait, alla faire comme d’habitude une station au cabaret, et pendant que le laquais, homme sûr, gardait les chevaux, Fabrice, déguisé en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la frontière avec le même bonheur, et quelques heures plus tard il était installé dans une terre que sa mère avait en Piémont, près de Novare, précisément à Romagnano, où Bayard fut tué.

On peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge, à la Scala, écoutaient le spectacle. Elles n’y étaient allées que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libéral, et dont l’apparition au palais del Dongo eût pu être mal interprétée par la police. Dans la loge, il fut résolu de faire une nouvelle démarche auprès du baron Binder. Il ne pouvait pas être question d’offrir une somme d’argent à ce magistrat parfaitement honnête homme, et d’ailleurs ces dames étaient fort pauvres, elles avaient forcé Fabrice à emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant.

Il était fort important toutefois d’avoir le dernier mot du baron. Les amis de la comtesse lui rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d’assez vilaines façons; ne pouvant réussir, il avait dénoncé son amitié pour Limercati au général Pietranera, sur quoi il avait été chassé comme un vilain. Or maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et naturellement était l’ami intime du mari. La comtesse se décida à la démarche horriblement pénible d’aller voir ce chanoine; et le lendemain matin de bonne heure, avant qu’il sortît de chez lui, elle se fit annoncer.

Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse Pietranera, cet homme fut ému au point d’en perdre la voix; il ne chercha point à réparer le désordre d’un négligé fort simple.

—Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d’une voix éteinte.

La comtesse entra; Borda se jeta à genoux.

—C’est dans cette position qu’un malheureux fou doit recevoir vos ordres, dit-il à la comtesse qui ce matin-là, dans son négligé à demi-déguisement, était d’un piquant irrésistible.

Le profond chagrin de l’exil de Fabrice, la violence qu’elle se faisait pour paraître chez un homme qui en avait agi traîtreusement avec elle, tout se réunissait pour donner à son regard un éclat incroyable.

—C’est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s’écria le chanoine, car il est évident que vous avez quelque service à me demander, autrement vous n’auriez pas honoré de votre présence la pauvre maison d’un malheureux fou: jadis transporté d’amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un lâche, une fois qu’il vit qu’il ne pouvait vous plaire.

Ces paroles étaient sincères et d’autant plus belles que le chanoine jouissait maintenant d’un grand pouvoir: la comtesse en fut touchée jusqu’aux larmes; l’humiliation, la crainte glaçaient son âme, en un instant l’attendrissement et un peu d’espoir leur succédaient. D’un état fort malheureux elle passait en un clin d’œil presque au bonheur.

—Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi. (Il faut savoir qu’en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitié tout aussi bien qu’un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grâce pour mon neveu Fabrice. Voici la vérité complète et sans le moindre déguisement comme on la dit à un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie; nous étions au château de Grianta, sur le lac de Côme. Un soir, à sept heures nous avons appris, par un bateau de Côme, le débarquement de l’Empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après s’être fait donner le passeport d’un de ses amis du peuple, un marchand de baromètres nommé Vasi. Comme il n’a pas l’air précisément d’un marchand de baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l’a arrêté; ses élans d’enthousiasme en mauvais français semblaient suspects. Au bout de quelque temps il s’est sauvé et a pu gagner Genève; nous avons envoyé à sa rencontre à Lugano...

—C’est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant.

La comtesse acheva l’histoire.

—Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec effusion; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai même des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment où ce pauvre salon sera privé de cette apparition céleste, et qui fait époque dans l’histoire de ma vie?

—Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu’enfin, au nom de l’amitié qu’il vous accorde, vous le suppliez d’employer tous ses espions à vérifier si, avant son départ pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de ces libéraux qu’il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu’il s’agit ici uniquement d’une véritable étourderie de jeunesse. Vous savez que j’avais, dans mon bel appartement du palais Dugnani, les estampes des batailles gagnées par Napoléon: c’est en lisant les légendes de ces gravures que mon neveu apprit à lire. Dès l’âge de cinq ans mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui mettions sur la tête le casque de mon mari, l’enfant traînait son grand sabre. Eh bien! un beau jour, il apprend que le dieu de mon mari, que l’Empereur est de retour en France; il part pour le rejoindre, comme un étourdi, mais il n’y réussit pas. Demandez à votre baron de quelle peine il veut punir ce moment de folie.

—J’oubliais une chose, s’écria le chanoine, vous allez voir que je ne suis pas tout à fait indigne du pardon que vous m’accordez. Voici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la dénonciation de cet infâme coltorto (hypocrite), voyez, signée Ascanio Valserra del Dongo, qui a commencé toute cette affaire; je l’ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et suis allé à la Scala, dans l’espoir de trouver quelqu’un allant d’habitude dans votre loge, par lequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette pièce est à Vienne depuis longtemps. Voilà l’ennemi que nous devons combattre. Le chanoine lut la dénonciation avec la comtesse, et il fut convenu que dans la journée, il lui en ferait tenir une copie par une personne sûre. Ce fut la joie dans le cœur que la comtesse rentra au palais del Dongo.

—Il est impossible d’être plus galant homme que cet ancien coquin, dit-elle à la marquise; ce soir à la Scala, à dix heures trois quarts à l’horloge du théâtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous éteindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et, à onze heures, le chanoine lui-même viendra nous dire ce qu’il a pu faire. C’est ce que nous avons trouvé de moins compromettant pour lui.

Ce chanoine avait beaucoup d’esprit; il n’eut garde de manquer au rendez-vous: il y montra une bonté complète et une ouverture de cœur sans réserve que l’on ne trouve guère que dans les pays où la vanité ne domine pas tous les sentiments. Sa dénonciation de la comtesse au général Pietranera, son mari, était un des grands remords de sa vie, et il trouvait un moyen d’abolir ce remords.

Le matin, quand la comtesse était sortie de chez lui: «La voilà qui fait l’amour avec son neveu, s’était-il dit avec amertume, car il n’était point guéri. Altière comme elle l’est, être venue chez moi!... A la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes offres de service, quoique fort polies et très bien présentées par le colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1 500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa chambre! Puis aller habiter le château de Grianta avec un abominable secatore, ce marquis del Dongo!... Tout s’explique maintenant! Au fait, ce jeune Fabrice est plein de grâces, grand, bien fait, une figure toujours riante... et, mieux que cela, un certain regard chargé de douce volupté... une physionomie à la Corrège, ajoutait le chanoine avec amertume.

«La différence d’âge... point trop grande... Fabrice né après l’entrée des Français, vers 98, ce me semble; la comtesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, impossible d’être plus jolie, plus adorable; dans ce pays fertile en beautés, elle les bat toutes; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l’Aresi, la Pietragrua, elle l’emporte sur toutes ces femmes... Ils vivaient heureux cachés sur ce beau lac de Côme quand le jeune homme a voulu rejoindre Napoléon... Il y a encore des âmes en Italie! et, quoi qu’on fasse! Chère patrie!... Non, continuait ce cœur enflammé par la jalousie, impossible d’expliquer autrement cette résignation à végéter à la campagne, avec le dégoût de voir tous les jours, à tous les repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette infâme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que son père!... Eh bien! je la servirai franchement. Au moins j’aurai le plaisir de la voir autrement qu’au bout de ma lorgnette.»

Le chanoine Borda expliqua fort clairement l’affaire à ces dames. Au fond, Binder était on ne peut pas mieux disposé; il était charmé que Fabrice eût pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne; car le Binder n’avait pouvoir de décider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les autres; il envoyait à Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les informations: puis il attendait.

Il fallait que dans son exil à Romagnan Fabrice:

1º Ne manquât pas d’aller à la messe tous les jours, prît pour confesseur un homme d’esprit, dévoué à la cause de la monarchie, et ne lui avouât, au tribunal de la pénitence, que des sentiments fort irréprochables.

2º Il ne devait fréquenter aucun homme passant pour avoir de l’esprit, et, dans l’occasion, il fallait parler de la révolte avec horreur, et comme n’étant jamais permise.

3º Il ne devait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire d’autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan; en général, montrer du dégoût pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimé après 1720, exception tout au plus pour les romans de Walter Scott.

4º Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu’il fasse ouvertement la cour à quelqu’une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu; cela montrera qu’il n’a pas le génie sombre et mécontent d’un conspirateur en herbe.

Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante tous les conseils donnés par Borda.

Fabrice n’avait nulle envie de conspirer: il aimait Napoléon, et, en sa qualité de noble, se croyait fait pour être plus heureux qu’un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n’avait ouvert un livre depuis le collège, où il n’avait lu que des livres arrangés par les jésuites. Il s’établit à quelque distance de Romagnan, dans un palais magnifique, l’un des chefs-d’œuvre du fameux architecte San Micheli; mais depuis trente ans on ne l’avait pas habité, de sorte qu’il pleuvait dans toutes les pièces et pas une fenêtre ne fermait. Il s’empara des chevaux de l’homme d’affaires, qu’il montait sans façon toute la journée; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil de prendre une maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit à la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui voulait devenir évêque (comme le confesseur du Spielberg); mais il faisait trois lieues à pied et s’enveloppait d’un mystère qu’il croyait impénétrable, pour lire Le Constitutionnel, qu’il trouvait sublime. «Cela est aussi beau qu’Alfieri et le Dante!» s’écriait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française qu’il s’occupait beaucoup plus sérieusement de son cheval et de son journal que de sa maîtresse bien pensante. Mais il n’y avait pas encore de place pour l’imitation des autres dans cette âme naïve et ferme, et il ne fit pas d’amis dans la société du gros bourg de Romagnan; sa simplicité passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce caractère. C’est un cadet mécontent de n’être pas aîné, dit le curé.

La Chartreuse De Parme

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