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LE CORAIL ROSE

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Table des matières

Le comte Berthold était le premier ministre du roi Robert. Sa rigide probité, son honneur austère, qui n’avaient jamais su se plier à aucune transaction, lui avaient créé de nombreux ennemis à la cour. Ceux-ci voulaient se débarrasser de lui à tout prix: on le calomnia auprès du roi, on chercha à ternir sa réputation, on l’accusa de trahison. Berthold n’avait pas su flatter; Robert supportait quelquefois difficilement ses observations et ses conseils, que n’adoucissait jamais la moindre louange; il était las de cet ami sévère et froid, qui ne voulait que sa gloire et son bonheur, sans chercher à favoriser ses plaisirs. Il saisit le premier prétexte pour enlever à Berthold la position dont celui-ci jouissait auprès de lui, et le bannit de ses États.

Le ministre disgracié s’éloigna avec sa femme et ses trois filles. Fatigué des hommes, rebuté des intrigues des cours, il résolut de vouer le reste de son existence à une retraite embellie par l’affection de sa fidèle compagne, et d’y former à loisir le cœur et l’esprit de ses enfants.

Mais ses malheurs n’étaient point finis: sa femme succomba en peu de temps; les ennemis qui avaient préparé sa chute firent confisquer ses biens, et le riche, le puissant Berthold se trouva réduit à la misère. La perte de sa fortune lui parut un bien petit malheur auprès de celle de l’épouse qu’il avait tant aimée, et dont la tendresse seule pouvait le soutenir dans ses revers.

Il vendit quelques joyaux qui lui restaient encore, et, du prix qu’il en retira, il acheta une maisonnette aux bords de la mer et un troupeau de moutons, dont la laine et le laitage devaient servir à sa nourriture et à ses vêtements.

Ses filles, tout enfants, n’avaient point le souvenir de leurs grandeurs perdues; il leur fit croire qu’elles étaient nées simples bergères, et en même temps il se plut à cultiver leur intelligence, comme si elles eussent dû être des princesses.

L’aînée, Aména, profita encore mieux que ses sœurs de ses leçons; elle avait un esprit si vif et si prompt qu’elle saisissait tout avec la plus grande facilité. Sa figure était piquante et spirituelle; on l’eût trouvée charmante sans une triste infirmité qui la déparait; la pauvre Aména était bossue.

Bertholdine. qui venait après elle, sans être aussi intelligente, ne manquait pas non plus de finesse elle avait un goût passionné pour la musique, goû que son père avait encouragé et développé. Il avait gardé, de ses anciennes richesses, ses livres et sa harpe, dont Bertholdine apprit à se servir pour accompagner la voix ravissante dont la nature l’avait douée; elle était grande et bien faite, et sa figure n’aurait pas manqué de charme, si un accident, qui lui était arrivé dans sa première enfance, ne l’eût privée d’un œil, ce qui l’enlaidissait complétement.

Giselle était la plus jeune des filles du comte. Celle-ci n’avait ni talent particulier ni remarquable esprit, mais son cœur tendre et aimant en faisait la providence de sa famille; elle avait une bonté, un dévouement à toute épreuve; sa figure était douce et jolie, sa taille droite et élancée. Mais il semblait que la fatalité se fût attachée à tout ce qui tenait au malheureux Berthold. Giselle aussi était affligée d’une infirmité cruelle: elle boitait horriblement.

Le seigneur déchu se consolait de ses disgrâces auprès de ses filles adorées; il leur consacrait toutes ses soirées. Pendant le jour il menait paître ses mou tons dans une gorge profonde, encaissée entre deux falaises: là, dans la solitude, il déplorait tous ses malheurs et passait souvent de longues heures a regarder les vagues qui venaient se briser contre les rochers.

— Ma vie sera bientôt finie, se disait-il dans son amertume, et je n’en éprouverais aucun regret, si je pouvais laisser mes filles heureuses sur la terre. Je voudrais les confier, avant de mourir, à des époux dignes d’elles; mais où les chercher? et qui voudrait de mes pauvres enfants, si disgraciées de la nature?

Et pourtant, si on les connaissait, si on savait apprécier leurs qualités, qui pourrait mieux qu’elles faire le bonheur d’un époux et de ses enfants?

Oh! comme mon Aména s’entendrait à conduire sa maison! Si jamais son mari était embarrassé dans ses affaires, comme il la trouverait femme de bon conseil et habile à le seconder en tout! Comme elle saurait animer et égayer sa famille! On ne connaîtrait à ses côtés ni l’ennui ni la tristesse. Que de filles droites et bien faites qui ne sauraient pas comme elle embellir la vie de ceux qu’elle aimera! Mais elle est bossue, et nul homme ne songera à la rechercher.

Et ma Bertholdine! Quel bonheur d’entendre sa voix d’ange! Qu’elle est gracieuse et touchante, quand, assise à sa harpe, après nos repas, elle charme nos longues soirées! Mais qui voudra jamais d’une pauvre borgne, dont l’œil éteint détruit toute l’harmonie du visage?

Le plus heureux mari de tous serait encore celui qui aurait le bon esprit de choisir ma Giselle. Quels trésors d’amour et de dévouement il y a dans le cœur de cette jeune fille! Quels enfants seraient plus choyés, plus aimés que les siens? Quel mari plus adoré et plus entouré de soins et d’affection? Mais qui saurait apprécier sa bonté, sa douceur angélique? Elle est boiteuse, et on s’éloignera d’elle.

Aucune de mes filles ne pourra accomplir sa destinée ici-bas; elles languiront dans un triste isolement, et toutes leurs qualités, tous les agréments dont elles sont pourvues, se trouveront annulés. Ah! je ne regrette pas mes grandeurs évanouies; je ne regrette ni la fortune ni même ma patrie, où j’ai trouvé tant d’ingrats et de méchants; je pleure seulement sur les infirmités de mes pauvres filles, dont l’avenir seul me préoccupe désormais. Tout ce que je demande, ce serait, quand j’irai retrouver leur mère là-haut, de pouvoir lui dire qu’il m’a été permis d’assurer le bonheur de ses enfants sur la terre, qu’elles y sont aimées, appréciées et qu’elles y ont trouvé une tâche à remplir. Mais cette suprême consolation me sera refusée, et je mourrai laissant mes bien-aimées sans appui et sans affections.

Comme Berthold se parlait ainsi à lui-même, il aperçut sur les vagues un objet indécis qui s’avançait vers lui, et, ses yeux se fixant naturellement sur cet objet, il commença à distinguer une femme d’une petite taille et d’une beauté accomplie, debout sur une coquille rosée qui glissait légèrement sur l’onde.

Cette femme était à peine revêtue d’une robe blanche et flottante, si vaporeuse qu’elle semblait faite de l’écume du rivage; les plis en étaient rattachés sur sa poitrine par une tranche de corail rose, et d’autres coraux de la même couleur ornaient ses cheveux, ses bras et son cou. Elle était si souriante et si fraîche que le vieux Berthold sentit son cœur se rasséréner en la regardant. Elle s’approcha de lui:


— J’ai entendu tes plaintes, lui dit-elle, et je viens à toi pour y répondre; je connais tes malheurs et tes vertus, et je voudrais adoucir tes peines. Ne m’as-tu jamais regardée jouer dans les vagues, tandis que tu les considérais pendant tes rêveries sans fin? Moi, je t’ai vu, et, cachée par le rocher sur lequel tu t’appuies, j’ai souvent agité mon éventail d’algues marines pour apporter un peu de fraîcheur à ton front brûlant. Prends courage, Berthold, et espère pour tes filles un meilleur sort. Je ne saurais dans ces flots trouver les maris que tu désires pour elles, mais je puis peut-être contribuer à leur rendre la beauté qui leur manque.

Tiens, continua-t-elle en détachant une branche de corail de ses cheveux noirs, voici un talisman dont, quelque jour sans doute, tu pourras faire usage. Si l’une de tes filles peut être aimée malgré ses défauts, quand elle aura trouvé l’homme qui aura su l’apprécier, attache à ses cheveux ce corail rose durant quelques heures, et il la douera d’une beauté parfaite. Tu vas me dire qu’alors précisément ces charmes ne lui seront plus aussi nécessaires, mais je ne puis changer la destination de mon talisman, qui est de donner la beauté à toute femme aimée. Tes filles sauront bien comprendre la valeur de ce don, même alors qu’elles en sentiront moins le besoin. Adieu; chasse tes soucis et attends des jours plus prospères.

La Néréide sourit au vieillard consolé, et sa coquille glissa de nouveau sur les ondes.

Cependant le roi Robert se faisait vieux. Un jour, il fit venir ses trois fils, les chevaliers Bertrand, Rodolphe et Théobald.

— Mes enfants, leur dit-il, je sens que je m’incline vers la tombe; avant de mourir, je voudrais me choisir un successeur parmi vous. Partez tous trois. Allez courir le monde et apprenez à connaître les hommes. J’ai toute ma vie désiré trois talismans, que je voudrais pouvoir posséder avant ma mort. Tâchez de les trouver et de me les rapporter. Ce sont: l’eau qui prolonge la vie, le fruit qui fait oublier les peines, et le corail rose qui donne la beauté parfaite à toute femme aimée.

Cherchez aussi, mes enfants, à vous marier; les jeunes filles de ce pays ne me plaisent pas; elles sont mal élevées, et nos coutumes leur donnent trop de hardiesse et de hauteur. Ramenez de vos voyages des épouses modestes et douces, dignes que je les nomme mes filles, et, je dois vous le dire, celui de vous qui saura faire le choix le plus heureux sera appelé à me succéder. Celui-là, qui aura bien pu distinguer le mérite d’une femme, pourra sans doute le mieux gouverner des hommes. Allez donc; je vous donne trois ans pour vos recherches. Trois mois et un jour après cette époque, je renoncerai à ma couronne en votre faveur. Il faudra que les deux d’entre vous qui ne seront point élus me jurent de respecter mon choix et d’obéir à leur frère.

Les chevaliers prononcèrent le serment que leur père exigeait. On fit de grands préparatifs pour leur départ, et enfin tous trois, richement équipés et montés sur des chevaux fringants, quittèrent leur patrie pour trois années.

Ils virent bien des pays; ils virent bien des hommes; partout ils recherchèrent avec soin les trois talismans réclamés par le roi, sans découvrir où ils pouvaient se trouver; ils ne rencontraient pas non plus de femmes à leur goût; elles étaient toujours trop vieilles, trop jeunes ou mal apprises. Les trois ans pourtant touchaient à leur terme, et il en coûtait aux chevaliers de retourner dans leur pays sans avoir tiré plus de parti de leur voyage.

Un jour qu’ils chevauchaient à travers une forêt, le plus jeune des trois, Théobald, entama la conversation pour égayer les ennuis de la route.

— Que pensez-vous, dit-il, mes frères, des requêtes du roi notre père? Je n’ai jamais vu nulle part ni fruit qui fasse oublier les chagrins, ni eau qui prolonge la vie, ni corail rose qui puisse embellir une femme; je crois bien que ce sont des fantaisies qui n’existent point. Et quant à une épouse, que voulait dire le roi en nous assurant qu’il donnerait le trône à celui de nous qui ferait le meilleur choix? A quelles qualités devons-nous accorder la préférence? Pour moi, je vous avoue que je n’en connais qu’une digne d’attirer mon attention, et celle-là, je le déclare hautement, c’est la beauté. Quoi de plus précieux, en effet, quoi de plus charmant qu’une belle figure? C’est là ce qui parle au cœur, c’est là ce qui parle à l’imagination, ce qui séduit, ce qui fascine. Pour moi, une belle personne pourra seule me décider au mariage.

— Vous avez bien raison, mon frère, reprit Rodolphe, et je suis bien sûr que mon père est du même avis que vous. La beauté est l’image de la divinité sur la terre; elle nous entraîne malgré nous, elle nous fait rêver au ciel, et je ne connais aucune qualité, aucune vertu même, qui puisse la valoir ou dédommager de son absence. A coup sûr, celui de nous qui saura trouver la plus belle sera assuré de remplacer notre père sur son trône.

— Je chercherai donc la plus belle! s’écria Bertrand à son tour. Une belle âme se reflète sur un beau visage, et je ne crois pas que des sentiments nobles et élevés puissent habiter dans une chétive et laide enveloppe. C’est la beauté seule qui mérite nos hommages, et c’est elle seule qui pourra nous gagner le trône. Ne nous attachons donc qu’à elle, et dédaignons tout le reste.

Comme les trois chevaliers devisaient ainsi, ils virent tout à coup sortir du milieu du bois trois jeunes filles qui marchaient en se tenant par le bras et en chantant. Chacune portait un petit panier d’osier, qu’elle allait remplir de fraises. Elles saluèrent les voyageurs en rougissant et continuèrent leur chemin.

— Ah parbleu! mes frères, s’écria Rodolphe en éclatant de rire aussitôt qu’elles furent un peu éloignées, ce ne sont pas ces filles-là que nous choisirons pour les conduire à notre père. Chacune, Dieu me pardonne! a son infirmité, qui, malgré sa jeunesse, lui enlève tout charme et tout attrait. Eh quoi! l’une est bossue, l’autre boite et la troisième est borgne. Là ne se trouve point la beauté sans tache que nous venons de glorifier et qui peut prétendre à gagner nos cœurs; il nous faudra des filles mieux bâties que celles-là pour nous décider au mariage.


— Belles ou laides, reprit Bertrand, elles pourraient toujours nous indiquer notre chemin. Le jour s’avance, et nous n’avons pas d’asile pour la nuit. Je n’ai pas vu une maison depuis le matin, et, ma foi! je voudrais savoir où me reposer, où manger et où coucher.

— Vous parlez d’or, Bertrand, dit Théobald, et, faisant retourner son cheval, il le mit au galop, et bientôt il eut rattrapé les trois jeunes filles.

— Voudriez-vous, mes enfants, leur demanda-t-il, nous indiquer quelque endroit où l’on pourrait nous donner l’hospitalité ? Nous sommes las; nous courons ainsi depuis le matin, et nous aurions besoin de quelque nourriture et d’un peu de repos.

— Nous ne connaissons ici d’autre habitation que celle de notre père, répondit la douce Giselle; mais il sera heureux, messeigneurs, de vous recevoir et de vous ouvrir sa maison. Nous ne sommes pas riches, mais nous pourrons toujours vous offrir de quoi vous faire oublier vos fatigues. Suivez-nous donc, et demain nous irons chercher nos fraises tout à loisir.

Les chevaliers, menant leurs coursiers au pas, suivirent leurs conductrices. Ils furent reçus le mieux du monde par le comte Berthold, qui mit à leur disposition tout ce qu’il possédait. On fit des frais pour leur repas, qui fut gai: les saillies de la vive Aména animaient la conversation, et, le soir, Bertholdine, assise à sa harpe, chanta d’une voix plus harmonieuse encore que de coutume. Giselle parlait peu; mais elle veillait à tout, attentive à satisfaire les moindres désirs de son père et des hôtes qu’il recevait.

Quand les trois chevaliers furent retirés dans la chambre qu’on leur avait préparée:

— Que pensez-vous, dit Théobald, de la charmante soirée que nous venons de passer? En vérité, aucune femme à la cour de notre père n’a le langage plus choisi, les manières aussi distinguées, plus de finesse et d’élégance que ces jeunes filles qui ne sont que de simples bergères.

— Comment, reprit Rodolphe, dans ces lieux retirés, cette aimable Bertholdine a-t-elle pu acquérir un talent aussi remarquable? Je suis encore sous le charme de la ravissante musique qu’elle nous a fait entendre.

— Depuis que nous avons quitté la cour, ajouta Bertrand, nous n’avons pas encore passé de moments aussi agréables. La vie s’écoulerait vite et doucement au fond de ce désert, auprès de cette famille, qui d’abord nous paraissait devoir être insipide et ennuyeuse. Je ne me lasserais pas de causer avec cette jeune Aména, dont la gaîté se communiquait à moi.

— Reposons-nous ici quelques jours, dit encore Théobald, et profitons de l’hospitalité que nous offre ce vieillard, que je soupçonne de n’avoir pas toujours été berger.

Quelques jours se passèrent en effet; les chevaliers ne pouvaient plus se décider à quitter l’humble demeure où ils se trouvaient si bien accueillis. Ils appréciaient de plus en plus les qualités de leurs jeunes hôtesses.

— Vous paraissez être un savant, dit un matin en déjeunant Rodolphe au vieux Berthold; du moins, si j’en juge par les livres que je vois là rangés, vous devez avoir beaucoup étudié. Ne vous serait-il donc pas possible de nous renseigner sur les recherches que nous avons à faire? Nous courons le monde depuis longtemps pour y trouver l’eau qui prolonge la vie, le fruit qui apporte l’oubli des peines et le corail rose qui donne la beauté à la femme que l’on aime.

— Quant à ce dernier, répondit Berthold en souriant, vous n’iriez peut-être pas loin pour le trouver. Il y a beaucoup de coraux sur nos côtes, et vous pourriez les explorer en tous sens. Pour les autres talismans que vous désirez, malgré le savoir que vous me supposez, j’ignore absolument où ils peuvent être cachés, et je n’en avais même jamais entendu parler; il me serait donc impossible de vous rien apprendre à ce sujet.

Amena n’avait pas perdu un mot de cette conversation. Elle se leva de table sans bruit et s’en alla rêver à son aise dans la campagne.

— Que pourrais-je faire, se disait-elle, pour seconder dans leurs recherche ces trois chevaliers si courtois, et dont la société est venue si agréablement charmer notre solitude? Mes bonnes amies les pies sont bien bavardes et savent bien des choses. Il me serait peut-être possible d’apprendre par elles ce secret ignoré de mon père lui-même. Allons les trouver et faisons-les jaser.

Et la jeune fille se dirigea vers une longue avenue de peupliers qui étaient tout couverts de nids de pies. Elle était bien connue de ces oiseaux, dont elle aimait la société, et elle ne tarda pas à en être entourée. L’entretien s’anima, et l’adroite Aména sut le faire rouler sur l’objet qui la préoccupait.

— L’eau qui prolonge la vie se trouve à trente lieues d’ici, dit une vieille pie en hochant la tête; c’est une eau brillante et dorée dont les propriétés sont inappréciables. Elle rend la santé aux malades, la jeunesse aux vieillards et la force à ceux qui vont mourir. Mais il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de se la procurer. Elle jaillit d’un rocher qui se trouve au fond d’une vallée profonde. Tout le jour un brouillard épais enveloppe cette vallée et empêche même d’en pouvoir distinguer l’entrée; mais, sitôt que le soir arrive, ce brouillard se condense et devient un animal énorme et effrayant, dont les yeux lancent des flammes. Cet animal guette tous ceux qui veulent pénétrer dans la vallée et leur adresse une série de questions au nombre de vingt. Pour peu que l’on tarde trop à deviner ces énigmes ou qu’on y réponde mal, on est métamorphosé en pierre. Plus d’une lieue avant d’arriver à cet endroit maudit, on trouve la terre couverte de grosses pierres; toutes ont été des chevaliers ou des dames qui ont voulu tenter l’aventure et dont les réponses n’ont pu satisfaire le monstre qui garde l’eau merveilleuse.

Le fruit qui console des chagrins est, au contraire, sur le haut d’une montagne. Il pend, rouge et vermeil, à un arbre d’or très-élevé, et tout autour de lui volent par milliers des essaims d’abeilles qui piquent jusqu’au sang tous les téméraires qui voudraient essayer de le cueillir.

Je ne parlerai pas du corail rose; votre père, Aména, sait mieux que personne où il peut se trouver; et s’il ne divulgue pas ce secret, croyez bien qu’il a de bonnes raisons pour cela.

La jeune fille remercia sa vieille amie la pie des renseignements qu’elle lui donnait. Elle lui demanda, en outre, beaucoup de détails sur la route à suivre pour arriver jusqu’aux talismans; elle se les fit répéter pour n’en oublier aucun, et ne rentra qu’après une longue causerie dont aucun mot n’avait été inutile.

Cependant Théobald était allé parcourir tous les rochers d’alentour pour tâcher de découvrir le corail rose. Dans l’ardeur de ses recherches, il posa le pied de travers sur un roc assez élevé et tomba rudement sur des pierres, où il demeura sans connaissance. Il fut trouvé dans cet état par Giselle, qui s’occupait à ramasser des simples, dont elle aimait à étudier les propriétés, afin de pouvoir venir en aide aux malades, aux infirmes ou aux blessés.

Elle avait sur elle un élixir qu’elle fit respirer au chevalier évanoui, puis elle courut appeler son père et sa sœur Bertholdine, et, grâce à leur aide, elle rapporta le blessé jusqu’à la maison, où on le déposa sur un lit. Il avait l’épaule fracturée et souffrait horriblement. Giselle posa un appareil sur sa blessure et s’installa à son chevet, où, par ses douces paroles et ses soins consolants, elle chercha à le distraire de ses maux. Rodolphe et Bertrand, à leur retour, furent bien affligés de le trouver en cet état.

— Nous voilà forcés de réclamer encore votre hospitalité pour quelque temps, dit Rodolphe à Berthold. Je vois mon frère incapable de poursuivre sa route avant quelques jours.

— Laissez-le aux soins de ma Giselle, dit le vieillard; nul mieux qu’elle ne s’entend à soulager ceux qui souffrent, et quand ses soins n’y peuvent entièrement réussir, elle sait du moins les plaindre et pleurer avec eux. Elle est habile et compatissante, et elle a le talent de mettre du miel sur les plaies du cœur comme sur celles du corps.

On se mit à table auprès du malade, et Aména rendit compte de ce qu’elle avait appris.

— Voilà de bonnes nouvelles! s’écria Bertrand. Pendant le temps que mon frère mettra à se rétablir, j’ai bien envie d’aller chercher l’eau qui prolonge la vie, au risque d’être changé en pierre. Je suis las de mon oisiveté, et il faut que je fasse mes efforts pour rapporter à mon père au moins un des objets qu’il nous a demandés. Si vous vouliez bien, vieillard, confier votre fille à mon honneur de chevalier, ajouta-t-il en se tournant vers Berthold, elle monterait en croupe sur mon coursier et serait mon guide dans cette hasardeuse entreprise. Son esprit fin et délié saura mieux que le mien résoudre les problèmes du sphynx de la vallée, et elle me dirigera dans ma route, car je ne saurais jamais me souvenir de tous les mille détours qu’elle vient de nous indiquer.

Aména sourit et consulta son père du regard.

— Va donc, ma fille, dit Berthold, avec ce beau chevalier; je te sais si adroite et si sage que je ne crains rien pour toi, et tu pourras le seconder heureusement dans ses recherches.

— Je vous adresserai la même prière que mon frère, reprit Rodolphe, et si vous voulez permettre à votre chère Bertholdine de m’accompagner, j’irai avec elle tenter la conquête du fruit merveilleux. Elle doit connaître, ainsi que sa sœur, tous les environs, et c’est elle qui dirigera mes pas dans ma course aventureuse.

— Bertholdine, lui dit son père, es-tu disposée à conduire le seigneur Rodolphe jusqu’à la montagne où se trouve l’arbre d’or?

La jeune fille rougit et baissa la tête en signe d’assentiment.

Le jour suivant, au lever du soleil, les deux chevaliers se mettaient en route, ayant chacun une des sœurs en croupe.

Bertrand chevaucha bien longtemps, mais le chemin ne lui semblait pas long; il y avait tant de charmes dans l’entretien de sa compagne, qu’il lui semblait qu’il aurait toujours voulu voyager ainsi; les heures s’écoulaient avec rapidité ; l’ennui ne pouvait se faire sentir quand on était auprès d’Aména.

Le soir tombait, quand les voyageurs arrivèrent à l’entrée de la redoutable vallée; l’étrange animal qui la gardait vint au-devant d’eux.

— Quel est, dit-il au chevalier, le premier mérite d’une femme à tes yeux?

— La beauté, répondit étourdiment Bertrand, et au même instant il tomba lourdement de son cheval et alla augmenter le nombre des pierres qui jonchaient la terre.

— La vertu! s’écria Aména d’une voix claire, et à chaque question du sphynx elle répondit sans hésiter, et sut résoudre toutes les difficultés qu’il lui présentait.

Le terrible gardien se rangea alors respectueusement, et la jeune fille put librement aller remplir son flacon à la source enchantée.

— J’ai remporté la victoire, s’écria-t-elle en revenant triomphante, mais je ne partirai pas sans mon chevalier. C’est pour lui seul que je suis venue ici, pour lui seul que j’ai désiré posséder cette eau sans pareille, et j’aimerais mieux y renoncer que de l’emporter sans lui.

— Jettes-en donc quelques gouttes sur cette pierre, reprit le monstre.

Et à l’instant Bertrand se leva honteux et remonta sur son cheval sans dire un mot.

Bientôt pourtant sa confusion se dissipa; il possédait le talisman qu’il avait tant désiré, et sa reconnaissance pour l’aimable fille qui le lui avait fait acquérir égalait l’amour qu’elle avait su lui inspirer, malgré son infirmité.

— Cette eau m’est d’autant plus précieuse, dit-il enfin, que c’est à vous, bonne Aména, que je la dois; mais vous pourriez me faire un don qui me serait encore plus cher, c’est celui de votre main, joint à celui de votre cœur. Mon père mettra sur son trône qui il voudra, s’il ne vous trouve pas assez belle pour y monter. L’amour d’une femme de notre choix est encore préférable à une couronne, et si je puis posséder le vôtre, Aména, je me consolerai aisément de voir un de mes cadets succéder au roi Robert, de préférence à moi, en supposant que les femmes qu’ils prendront lui agréent plus que vous.

— Adressez-vous à mon père, répondit la jeune fille confuse et ravie; lui seul peut disposer de ma main. Quant à mon cœur, beau chevalier, me serais-je exposée à tant de dangers pour vous être utile, si déjà il n’eût été un peu à vous?

Bertrand, charmé, accéléra le pas de son cheval, et en arrivant il courut se prosterner devant Berthold, qui n’eut pas de peine à lui accorder la main de sa fille aînée.

Le vieillard prit alors celle-ci à part, et, déroulant ses longs cheveux, il y attacha le corail rose; puis Aména, se suspendant au bras de son fiancé, alla avec lui se promener au bord de la mer. Ils devisèrent longtemps de leur amour, de leur projet d’union, de l’heureuse réussite de l’entreprise qu’ils avaient tentée en commun, et le jour commençait à baisser quand ils rentrèrent pour prendre part au repas du soir. Aména s’assit rêveuse, et Giselle, qui venait d’apprêter le souper, arriva sa lampe à la main. Elle jeta un cri de joie et de surprise en regardant sa sœur. La taille de la jeune fille s’était redressée, et elle était désormais aussi souple et aussi gracieuse qu’elle avait été longtemps ridicule et difforme; sa figure, naturellement agréable, resplendissait maintenant d’une beauté surnaturelle. Au cri de Giselle, Bertrand leva les yeux, et, transporté d’amour et de joie, il vint tomber aux pieds de sa fiancée transfigurée.

— Ah! vous n’aviez pas besoin de tant d’attraits, s’écria-t-il; votre esprit suffisait pour me charmer. Ravissante Aména, quel est mon bonheur! et combien je serai fier de présenter à mon père une épouse aussi accomplie! Mes frères auront bien de la peine à faire un choix aussi heureux que le mien.

Berthold vint aussi féliciter sa fille d’un changement auquel pourtant il s’attendait bien, et dans son cœur il remercia la Néréide qui lui avait donné le corail rose.

Le lendemain, on alla au bourg le plus proche pour y célébrer les noces de Bertrand et de la belle Aména; après quoi celle-ci monta de nouveau en croupe derrière son chevalier, et tous deux se mirent en route pour les États du roi Robert, auquel ils portaient l’eau qu’il avait tant désirée.

Berthold, avant de se séparer de sa fille, eut soin de lui reprendre la branche de corail qui avait exercé sur elle une si heureuse influence, et dont il espérait bien les mêmes résultats pour ses autres enfants.

Pendant ce temps, Rodolphe galopait de son côté, en compagnie de Bertholdine. Le chemin ne lui paraissait pas plus long qu’à son frère, car la douce voix de sa compagne savait le distraire des ennuis du voyage.

En approchant de la montagne où se trouvait l’arbre d’or, ils aperçurent des abeilles qui rôdaient tout à l’entour; mais la jeune fille remarqua que son chant les jetait dans une sorte d’ivresse, et qu’en l’écoutant elles tournoyaient quelque temps et finissaient par tomber à terre engourdies.

Elle continua donc à chanter. A mesure que le cheval gravissait la montagne, les abeilles devenaient de plus en plus nombreuses; mais leurs piqûres n’étaient point à craindre, car elles paraissaient charmées de la suave musique qu’elles écoutaient, au point qu’elles en oubliaient le trésor confié à leur garde.

Enfin les voyageurs aperçurent l’arbre d’or, auquel pendait le fruit éblouissant. Ils purent en approcher sans danger, toutes les gardiennes ailées paraissant avoir perdu leurs aiguillons avec leur vigilance.

Bertholdine, heureuse de l’effet produit par sa voix mélodieuse, s’assit au pied de l’arbre en adoucissant encore ses accents. Le chevalier, debout derrière elle, l’écoutait avec ravissement. Les feuilles d’or de l’arbre merveilleux frémissaient comme au souffle d’un vent léger; le fruit commença bientôt à s’agiter sur sa tige, puis, s’inclinant doucement, il descendit de lui-même sur les genoux de la séduisante syrène. Elle éprouva alors un indicible bien-être, une joie étrange et inconnue; tous les soucis qui pouvaient l’agiter semblèrent se dissiper comme une fumée; elle oublia la triste infirmité qui la défigurait depuis son enfance; elle oublia même l’amour qui s’était glissé dans son cœur pour le beau chevalier qu’elle conduisait, amour qu’elle cherchait vainement à combattre; son cœur battait plus doucement, son sang circulait avec plus de liberté ; mais enfin elle se souvint que ce n’était pas pour elle qu’elle était venue chercher ce talisman, si délicieux à posséder, et, se levant lentement, elle se tourna vers Rodolphe et le lui offrit avec un doux sourire.

Celui-ci l’accepta, puis mettant un genou en terre devant celle qui l’avait conquis pour lui:

— Si précieux, dit-il, que soit ce fruit sans égal, je ne ferais aucun cas de sa possession si l’enchanteresse à qui je le dois ne consentait à m’accorder aussi son cœur et sa main, car je sens bien que je ne puis plus désormais être heureux sans elle. Ne me refusez pas, charmante Bertholdine; sans vous, la couronne même de mon père n’aurait aucun attrait pour moi.

— C’est auprès de mon père seul que je pourrai vous répondre, dit la jeune fille émue d’une joie profonde.

— Hâtons-nous donc d’aller le rejoindre, s’écria le chevalier, et, remontant sur son destrier, il lui fit redescendre au galop la montagne.

Ils furent bientôt de retour, et le vieux Berthold accepta avec joie le nouveau gendre qui se présentait à lui. Il glissa encore le corail rose dans les cheveux de sa seconde fille, et lorsque, comme Aména, elle vint prendre place au repas du soir, Giselle jeta encore un long cri de joie en la regardant. L’œil éteint de Bertholdine s’était rouvert, et son doux visage rayonnait d’une beauté céleste. Rodolphe ébloui la contemplait avec extase.

— Votre voix angélique ne suffisait-elle donc pas pour tout enchanter? s’écria-t-il. Quelle femme pourra réunir plus de perfections que vous, Bertholdine? Je vous dois déjà un talisman sans prix; mais, grâce à vous, je ne doute plus de remplacer le roi Robert. Ne tardons pas, mon amie; je brûle de vous présenter à mon père.

Les noces de la jeune fille et du chevalier eurent lieu le lendemain, et ils repartirent ensemble sur les traces de leur frère et de leur sœur.

Cependant Théobald se guérissait lentement. Il avait tant de plaisir à être soigné par Giselle, qu’il lui semblait qu’il aurait désiré être toujours malade ainsi. Il avait pu apprécier, pendant ses longs jours de souffrances et de réclusion, les charmantes qualités, le cœur affectueux et bon de sa jeune compagne. Il voyait arriver avec peine le moment où il lui faudrait la quitter.

— Ne pourrais-je imiter mes frères? se disait-il. Cette aimable fille ne m’a fait acquérir aucun talisman, mais je lui dois le retour de la santé et le contentement de cœur que j’éprouve auprès d’elle. Ses sœurs sont devenues des beautés parfaites, et pourtant je leur préfère cent fois la douceur ingénue et les traits de la naïve Giselle. Je sens que je serai à jamais malheureux si je me sépare d’elle; laissons mes frères se disputer le trône de mon père; le bonheur vaut mieux que l’éclat, et Giselle seule désormais peut me donner le bonheur.

Et Théobald alla se prosterner devant Berthold, en le priant de lui accorder la main de sa troisième fille.

— Avez-vous son consentement? demanda le vieillard, et, appelant Giselle, il la questionna sur ses sentiments secrets pour le chevalier qu’elle avait rappelé à la vie.

— Oh! mon père, dit la jeune fille, croyez-vous que jamais je pourrais me décider à le suivre et à vous laisser seul ici? Mes sœurs vous ont quitté ; c’est à moi maintenant à vous dévouer ma vie; laissez-moi remplir ce devoir sacré.

— Ne pourriez-vous donc nous suivre, seigneur Berthold? demanda l’impatient Théobald. Vous n’êtes certainement pas ce que vous paraissez, et il y a peu d’hommes de votre mérite à la cour du roi mon père. Je vous présenterai à lui, et il sera heureux de vous accueillir.

Le vieillard alors, pour la première fois, conta son histoire à sa fille et au jeune chevalier qui demandait à être son gendre.

— Nous saurons réparer tant d’injustices, s’écria celui-ci après ce triste récit. Suivez-moi, Berthold, et je me charge de faire reconnaître ses torts à mon père; il a été trompé, et vous lui pardonnerez. Si Giselle veut bien être ma femme, je serai heureux de vous emmener avec elle et de vous faire restituer vos biens et votre position.

— Qu’as-tu à répondre, mon enfant? demanda le vieillard à la jeune fille émue.

— Si vous nous accompagnez, mon père, que pourrais-je objecter? répondit celle-ci.

Puis, timide et rougissante, elle alla s’occuper des apprêts du repas. Son père la suivit et plaça lui-même la branche de corail rose sur son front: la figure de Giselle rayonna sous ce magique diadème; sa démarche devint assurée, ses traits prirent plus de noblesse et de régularité. Théobald restait ébloui.

— Vous n’aurez pas à chercher bien loin le troisième talisman réclamé par votre père, lui dit Berthold, Giselle vous l’apportera en dot; c’est à elle que je l’abandonne, et j’espère que, grâce à lui, vous ne la trouverez pas moins belle que ses sœurs.

— Ah! ne pouvait-elle se passer de cette beauté suprême? s’écria le chevalier; ce talisman lui était-il nécessaire? Un cœur comme le sien ne vaut-il pas tous les trésors? et n’ai-je pas su l’apprécier comme il le méritait? Chère Giselle, je suis trop heureux.

Berthold se sentait rajeuni, tant il était content; tous ses vœux étaient exaucés: ses trois filles étaient établies, et d’une manière plus brillante qu’il n’eût jamais osé l’espérer; sa favorite, sa Giselle avait le meilleur et le plus beau chevalier. Lui-même retrouvait tous les biens qu’il avait perdus et pouvait rentrer riche et triomphant dans cette patrie qu’il ne croyait plus revoir. Il accompagna ses enfants le lendemain, assista à leur mariage, et les suivit quand ils s’éloignèrent à leur tour.

Le roi Robert lui fit l’accueil le plus favorable: il avait depuis longtemps reconnu ses torts et amèrement regretté un ami si fidèle et si sûr. Il lui rendit une position plus brillante que celle qu’il occupait autrefois, et ne voulut plus se séparer de lui. Il approuva les choix de ses fils et fut émerveillé de la beauté de ses jeunes brus. Celles-ci firent de leur mieux pour lui plaire, et déployèrent à l’envi toutes les qualités dont la nature les avait douées. Le roi fut ébloui de l’esprit d’Aména; le talent de Bertholdine le charma; il fit d’abord moins d’attention à Giselle, mais il la trouva si simple et si douce qu’il s’attacha ensuite à elle plus qu’à ses sœurs. C’était elle en effet qui avait le plus d’égards pour sa vieillesse et ses infirmités; c’était elle qui s’entendait le mieux à le soigner et à le distraire. Il observait les trois sœurs, et il remarqua combien Giselle était sans cesse occupée des autres, combien surtout elle était attentive et bonne pour tous ceux qui paraissaient malheureux ou souffrants. Elle ne disait jamais un mot méchant ou désobligeant, et semblait n’exister que pour contribuer au bonheur d’autrui. Elle ne cherchait point à briller par elle-même, mais faisait son possible pour faire ressortir le mérite de ses sœurs. C’est elle qu’il trouvait la plus affectueuse pour Berthold et pour lui, et qui avait le plus de tendresse pour son mari.

Les trois mois s’écoulaient pourtant, et nul ne soupçonnait quel serait le choix du vieux roi.

La veille du jour où il devait le faire connaître, il ordonna une grande chasse où se rendirent toutes les dames de la cour. On s’attacha à poursuivre un ours énorme qui avait fait beaucoup de ravages dans les environs; on était venu à bout d’acculer la bête furieuse contre un rocher: les trois chevaliers, emportés par l’ardeur de la chasse, la serraient de près, lorsque tout à coup elle se retourna violemment pour fondre sur eux. Giselle, à cette vue, jeta un grand cri et courut éperdue se précipiter au-devant de son mari. L’ours alors sauta sur son cheval, qu’il mordit au poitrail et qui s’affaissa mourant sous cette horrible blessure. La jeune princesse vint rouler évanouie aux pieds de son Théobald, qu’elle avait sauvé. Les chevaliers, après la brusque attaque de l’ours, avaient eu le temps de se mettre en garde, et, arrivant ensemble sur lui, ils l’eurent bientôt terrassé. On ramassa Giselle immobile et froide, et on la reconduisit au palais, où des soins empressés la rappelèrent à la vie. Son mari, touché de son amour, couvrait ses mains de larmes et de baisers. Le roi Robert vint lui-même savoir comment elle se trouvait et la féliciter de son courage.

Le lendemain, le jour se leva radieux. Toute la cour s’assembla dans la grande salle du palais, où de bruyantes fanfares célébraient la solennité qui se préparait. Les trois princesses parurent, revêtues de robes de brocatelle d’or, brodées de diamants; des épis de diamants se balançaient dans leurs cheveux. Elles se placèrent sur des trônes d’argent, auprès de leurs maris, qui attendaient impatiemment la décision de leur père. Berthold souriait à ses filles, ne sachant pour laquelle faire des vœux.

Enfin le vieux roi parut, sa couronne d’or posée sur ses cheveux blancs, et il alla se placer sur un trône magnifique qui dominait la salle.

Un grand silence se fit; tous les cœurs battaient, tous les regards étaient fixés sur les jeunes femmes immobiles et recueillies.

Robert descendit lentement de son trône et s’achemina vers elles; les sœurs, tremblantes, baissaient les yeux. Le roi s’arrêta un moment à les contempler.

— Vos épouses, dit-il en s’adressant à ses fils, ont toutes trois une beauté accomplie; elles savent y joindre les plus charmantes qualités, et je ne puis que vous féliciter de vos choix, qui feront de vous d’heureux maris, s’ils ne peuvent vous faire monter tous trois sur mon trône. J’ai longtemps hésité entre ces aimables princesses, mais aujourd’hui ma décision est arrêtée. J’ai devant moi l’esprit, le talent et la bonté, et c’est à celle-ci que je donne la préférence. Le dévouement que votre femme vous a montré hier, Théobald, aurait fixé mon choix, si déjà il n’eût été fait. Comment mes sujets pourraient-ils être malheureux avec une reine qui a le cœur de votre Giselle?

Et Robert, prenant la couronne royale, la posa sur le front de la princesse, inclinée devant lui, aux applaudissements enthousiastes de la foule.

Théobald, au comble de ses vœux, saisissant la main de l’épouse qui lui valait un royaume, monta avec elle sur le trône de son père. Ses deux frères vinrent, l’un après l’autre, baiser sa main et lui jurer soumission et fidélité. Aména et Bertholdine n’avaient jamais connu l’envie; elles furent un peu étonnées de se voir préférer leur cadette, qu’elles avaient toujours considérée comme leur étant inférieure en tout; mais, la première surprise passée, elles vinrent à leur tour lui rendre hommage, et restèrent toute leur vie ses amies les plus sincères et les plus dévouées.

Jamais les peuples ne furent si heureux que sous le règne de Théobald, à qui sa femme conseilla toujours la clémence et l’humanité. Elle ne pouvait supporter qu’il y eût des malheureux dans son royaume; elle essuya bien des larmes et calma bien des douleurs, et pendant de longues années tous les cœurs se réunirent pour bénir et approuver le choix du vieux roi Robert.


Les Fées de la famille

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