Читать книгу Alsace, Lorraine et France rhénane - Stéphen Coubé - Страница 22
#NOTRE DROIT HISTORIQUE#
ОглавлениеL'intérêt corrobore le droit.
Quelques Français trop scrupuleux pourraient faire cette objection: «Est-ce que les avantages matériels et même la nécessité de la défense nationale que vous invoquez nous autorisent à occuper les terres de nos voisins? Nous reprochons justement à de Moltke d'avoir dit: «Il est vrai que l'Alsace et la Lorraine appartiennent à la France, mais, comme nous en avons besoin, nous avons le droit de les prendre.» Or n'est-ce pas le même raisonnement que nous appliquons aux provinces rhénanes? N'est-ce pas la même désinvolture dans la même injustice?»
C'est entendu, l'intérêt ne remplace pas le droit et ne le crée pas, mais, quand il s'y ajoute, il le corrobore. Or, c'est bien notre cas. Nous ne devons pas prendre le bien d'autrui; mais la question est précisément, et avant tout, de savoir à qui appartiennent les marches du Rhin, abstraction faite de l'avantage que leur possession peut assurer à l'occupant. Or, comme nous le verrons plus loin, elles ont été gauloises environ deux mille ans avant d'être germaniques.
L'Allemagne ne les a accaparées qu'au Xe siècle après Jésus-Christ, en vertu d'une diplomatie légale, mais arbitraire, d'un droit féodal abusif, qui partageait les nations comme un patrimoine entre les membres d'une même famille régnante, sans tenir compte des sympathies et des affinités électives des populations.
On pourrait dire aussi, sans tomber dans des subtilités de casuistique, qu'un peuple a le droit de vivre et par conséquent de prendre contre ses voisins toutes les mesures de défense que leur perfidie et leur brutalité rendent nécessaires. S'ils en souffrent, ils ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Par conséquent, alors même que la rive gauche du Rhin, ce qui n'est pas, appartiendrait historiquement à l'Allemagne, celle-ci aurait perdu son droit de propriété, par l'usage criminel qu'elle en a fait depuis un demi-siècle; nous aurions le droit de la lui enlever à titre de châtiment pour le passé et de précaution pour l'avenir.
Cela soit dit pour marquer la différence qui existe entre notre thèse et le raisonnement d'apache du maréchal de Moltke. Mais nous n'avons même pas besoin de recourir à ce droit de représailles: nous en avons un autre plus ancien et plus direct, c'est le droit historique.
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Valeur du droit historique
Les Allemands font sonner très haut ce qu'ils appellent leur droit historique. Ils revendiquent toute terre où ont passé leurs pères. C'est ainsi qu'ils prétendent accaparer notre Bourgogne, notre Aquitaine, notre Normandie, sous prétexte que ces provinces ont été jadis habitées par des peuples d'origine germanique, les Burgondes, les Wisigoths et les Normands. L'empreinte de leur pied sur un sol est pour eux ineffaçable, sacrée, et constitue un droit de propriété.
Or, ce droit historique provenant de l'occupation pure et simple est plus que contestable en lui-même. Il est nul s'il provient d'une invasion criminelle et si cette tare d'origine n'a pas été effacée par la prescription, car il n'est alors que le droit du plus fort. Pour qu'il soit légitime, il faut qu'il soit doublé d'un droit moral déterminé par les circonstances, par exemple le droit du premier occupant ou une cession à l'amiable par celui-ci; il faut aussi que, dans une large mesure, il tienne compte du vœu des habitants. Nous verrons que, sur ce terrain des volontés et des cœurs, l'avantage est encore de notre côté. Mais le terrain du fait historique brutal, choisi par nos adversaires, ne nous est pas moins favorable.
Il est vrai que les Allemands ont occupé environ pendant sept cents ans l'Alsace et la Lorraine et pendant neuf cents ans le reste de la rive gauche du Rhin. Mais nous pouvons leur opposer une possession historique bien plus longue et bien plus ancienne, une possession que nous pourrions même appeler préhistorique, car elle se perd dans la nuit des temps.
M. René Henry disait dans une conférence publiée par la Revue du Foyer (1er juin 1912): «Peu m'importent les droits historiques;—(c'est aller trop loin)—sur chaque parcelle de l'Europe, miroir où se reflètent des puissances qui passent, se sont succédé bien des droits de cette sorte. Mais pour ceux qui croient à de pareils droits (il faut en effet y croire) ce sont sans doute, comme en matière hypothécaire, les plus anciens qui l'emportent: nous avons les premières hypothèques.»
Les siècles germaniques n'ont pas effacé les siècles gaulois. Ils ont une tare originelle; ils commencent par un attentat à notre droit, et, contre le droit d'un peuple qui n'a cessé de protester, il n'y a pas de prescription, suivant le vieil adage romain: Quod subreptum erit, ejus rei aeterna auctoritas esto!
C'est justement ce que va nous démontrer l'étude des vicissitudes politiques par où ont passé ces provinces rhénanes si ardemment convoitées de part et d'autre.
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Le Rhin «décret de Dieu» (Napoléon).
Mais auparavant il est juste de remarquer que ce droit historique lui-même s'appuie sur un droit plus haut, qui découle de la nature des choses, de la configuration géographique des territoires, de la situation et de la direction du Rhin, dont le caractère, j'allais dire la fonction, de frontière crève les yeux.
Napoléon a écrit: «Les frontières des États sont des chaînes de montagnes ou de grands fleuves ou d'arides et grands déserts. La France est ainsi défendue par le Rhin, l'Italie par la chaîne des Alpes, l'Égypte par les déserts de la Libye, de la Nubie et de l'Arabie.»
Ces frontières naturelles sont des faits transcendants qui dominent la volonté et les conventions humaines et contre lesquels se brise la politique, quand elle ose les braver. Les limites peuvent être violées pendant quelque temps, mais elles se vengent, semble-t-il, par les conflits que leur violation fait naître.
Ce fleuve superbe qui coule du sud au nord entre les terres germaniques et les terres gauloises est une ligne providentiellement tracée, un fossé creusé pour nous séparer de l'Allemagne, de la même manière que la chaîne des Pyrénées nous sépare de l'Espagne.
Jadis la France a possédé en Espagne la Navarre, tandis que l'Espagne possédait en France la Cerdagne et le Roussillon. C'était une double anomalie, un désordre. Le bon sens politique de la France et de l'Espagne a fini par régulariser cette situation. Tout ce qui est en deçà des Pyrénées est français; tout ce qui est au delà est espagnol. Les Pyrénées sont le rempart crénelé de neige et de glace qui sépare les deux pays.
Le bon sens exige qu'une démarcation analogue et tout aussi nette existe entre la France et l'Allemagne, et elle ne peut être que la ligne argentée du Rhin. C'est indiqué par la nature, par l'auteur de la nature, par le grand architecte des continents et des nationalités.
Cette fonction du Rhin est si évidente qu'elle a été en réalité la règle incontestée de la politique internationale de l'Occident depuis les temps préhistoriques des Ibères, des Ligures et des vieux Celtes jusqu'à la fin de l'ère carolingienne. À cette époque seulement, l'ambition de l'Allemagne parvint à faire main basse sur la rive occidentale du fleuve. Et voilà près d'un millénaire que cette ambition a tout brouillé et a détruit l'antique et belle harmonie de la carte géographique de l'Europe.
Mais le bon sens politique, comme la conscience de notre droit historique, n'a cessé d'inspirer tous nos hommes d'État depuis dix siècles. Nous rapporterons plus loin leurs revendications. Napoléon les a toutes résumées dans cette phrase lapidaire admirable, que nous avons citée plus haut, où il déclare que «la limite du Rhin est un décret de Dieu, comme les Alpes et les Pyrénées».
Si les Allemands ne veulent pas admettre ce décret de Dieu, ce dictamen du bon sens, ce verdict de la justice, c'est notre droit et notre devoir de les y soumettre par la force. Leur présence sur la rive celtique du Rhin est un fait anormal, excentrique, une incongruité, une intrusion, une insulte à l'histoire, au droit, à la raison, un défi perpétuel, une menace et un outrage à la France.
Edgar Quinet signalait ce caractère provocateur de l'occupation germanique des provinces cisrhénanes lorsqu'il adressait aux Allemands en 1840 ces paroles éloquentes et douloureuses:
«Vous ne savez que trop bien que notre frontière est non pas affaiblie, mais enlevée, et quelle énorme blessure vous nous avez faite tous ensemble, depuis la Meuse jusqu'aux lignes de Wissembourg! Par là notre flanc est ouvert…
«Considérez un moment combien la possession de la rive gauche du Rhin a, de votre part, un caractère hostile pour nous. En occupant ce bord vous ne pouvez vous empêcher de paraître menacer, car vous avez le pied sur notre seuil. Vous êtes chez nous. Vous pourriez pénétrer jusqu'à notre foyer sans rencontrer un seul obstacle, tant le piège a été bien ourdi!
«Au contraire, lorsque cette rive est à nous, notre position n'est encore que défensive. Nous ne sommes pas debout à votre porte. Le fleuve reste entre nous, et il est si vrai que ces provinces n'entrent pas naturellement et nécessairement dans votre organisation nouvelle que vous n'avez su comment les y rattacher. Quel lien trouvez-vous entre Sarrebourg et Berlin, entre Landau et Munich?…
«Si, pour obtenir votre amitié, il s'agit de laisser éternellement à vos princes, à vos rois absolus, le pied sur notre gorge et de leur abandonner pour jamais dans Landau, dans Luxembourg, dans Mayence, les clefs de Paris, je suis d'avis, d'une part, que ce n'est pas l'intérêt de votre peuple, de l'autre, que notre devoir est de nous y opposer jusqu'à notre dernier souffle…»
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Droit et intérêt.
Il y a deux mobiles qui doivent faire agir une nation, son droit et son intérêt. Ils lui indiquent clairement son devoir. Notre droit, nous allons le voir, nous appelle à la rive rhénane où dorment nos aïeux: notre intérêt réclame la frontière qui pourra seule défendre nos descendants.
Si nous ne voulons pas être à la merci d'un coup de main allemand, nous devons nous appuyer solidement au Rhin, occuper la vallée de la Sarre et celle de la Moselle, Trèves, dont la Porte Noire nous appelle, Sarrelouis, Landau, Spire, Worms, Mayence, Coblentz, Bonn, Cologne. Ces places, qui furent pour nous une menace, deviendront notre sécurité.
Pour compléter notre défense, il faudra aussi imposer à l'ennemi la destruction de toutes ses forteresses à une portée de canon sur la rive droite du fleuve, Istein, Vieux-Brisach, Kehl, Rastadt, Ehrenbreitstein, Deutz, et lui interdire d'en élever de nouvelles.
Voilà ce que demande l'intérêt de la France et de l'Europe. Si notre victoire n'est pas complétée par ces mesures de sûreté, elle sera manchote et, peut-être, hélas! sans tête et sans bras, comme la victoire de Samothrace!
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Le vœu des populations.
Le vœu des populations demandant leur réunion à une nation voisine est-il une condition nécessaire et une condition suffisante pour permettre à cette nation de les annexer? Beaucoup d'auteurs estiment qu'il est à la fois l'un et l'autre, c'est-à-dire que d'abord on n'y peut contrevenir sans injustice et qu'ensuite il peut remplacer tous les autres droits.
Il semble bien que le consentement d'un peuple soit nécessaire pour que l'on puisse disposer de lui, quand il s'agit d'un peuple majeur et raisonnable, car si l'on prend par exemple une tribu ou même une nation sauvage, malfaisante, qui n'use de sa force que pour razzier la contrée d'alentour, il parait juste de la museler, de la soumettre à une autorité qui saura la contenir, la mater, jusqu'à ce qu'elle soit assagie, et cela dans l'intérêt même de cette tribu ou nation aussi bien que de ses voisins. Elle est par le fait assimilée à un mineur qui n'a pas encore la plénitude de ses droits et qui a besoin d'un tuteur pour gérer ses intérêts et sa fortune.
En dehors de ce cas exceptionnel, il semble bien que l'annexion d'un peuple malgré lui est injuste et nulle de plein droit. Un célèbre jurisconsulte allemand, le professeur Bluntschli, de Heidelberg, écrit dans son Droit international codifié: «Pour qu'une cession de territoire soit valable, il faut la reconnaissance par les personnes habitant le territoire cédé et y jouissant de leurs droits politiques. Les populations ne sont pas une chose sans droit et sans volonté, dont on se transmet la propriété.»
C'est le grand argument que les députés du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, de la Meurthe et de la Moselle firent valoir le 17 février 1871 dans la sublime protestation que M. Keller lut en leur nom devant l'Assemblée nationale de Bordeaux: «Tous unanimes, les citoyens demeurés dans leurs foyers comme les soldats accourus sous les drapeaux, les uns en votant, les autres en combattant, signifient à l'Allemagne et au monde l'immuable volonté de l'Alsace et de la Lorraine de rester françaises.» Ils ajoutaient que la France elle-même n'avait pas le droit de céder ces provinces et que, si elle les cédait, l'acte en serait radicalement nul. Nous citerons plus loin cette admirable page tout entière.
C'est aussi le langage que Fustel de Coulanges tenait dans sa réponse à l'historien Mommsen, selon qui l'Alsace appartenait à l'Allemagne par la race comme par la langue. «La France, disait Fustel, n'a qu'un seul motif pour vouloir conserver l'Alsace, c'est que l'Alsace a vaillamment montré qu'elle voulait rester avec la France. Nous ne combattons pas pour la contraindre, nous combattons pour vous empêcher de la contraindre… On a sommé Strasbourg de se rendre, et vous savez comment il a répondu. Comme les premiers chrétiens confessaient leur foi, Strasbourg, par le martyre, a confessé qu'il était français.» Fustel de Coulanges allait trop loin en disant que le seul motif qu'avait la France de conserver ses provinces était la volonté de celles-ci. C'est le motif du cœur, le plus puissant peut-être, mais il y en a d'autres.
S'il en est ainsi, si un peuple ne peut être annexé sans son consentement, il s'ensuit, semble-t-il, qu'il peut se donner à qui il lui plaît et par conséquent que sa libre volonté est aussi une condition suffisante pour qu'un État puisse l'annexer.
Quoi qu'il en soit de la théorie, il est certain que si un peuple, outre les droits historiques qu'il a sur une terre, en vertu d'une occupation antérieure indiscutée et en vertu de la configuration géographique de cette terre, est encore appelé par ses habitants, son droit de l'occuper est clair comme le soleil et que personne ne la lui peut disputer sans crime. Or, c'est ainsi que l'Alsace-Lorraine est à nous; toute cette étude va le démontrer.
Il n'en est pas de même, il est vrai, du moins au même degré, des provinces cisrhénanes inférieures. Mais cela tient à un siècle de germanisation intensive qui a nécessairement aveuglé les esprits. Cependant nous verrons qu'il reste là-bas bien des semences françaises, enfouies sous terre, toujours vivantes, simplement endormies par un long hiver et qui lèveront bientôt sous l'haleine printanière des vents de France; que la population de la Sarre et du Mont-Tonnerre n'éprouvera nullement à nous voir revenir la douleur que l'Alsace-Lorraine ressentit à nous voir partir; et qu'enfin, après un loyal essai de civilisation française, elle bénira bientôt son retour à la maison de famille de ses pères: ce n'est donc pas lui faire violence que d'escompter dès maintenant cette volonté future.
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Nous l'avons eu, votre Rhin allemand!
Comparé aux grands fleuves de l'Amérique méridionale le Rhin est fort modeste, mais c'est un des plus puissants et des plus riches cours d'eau de l'Europe. Sorti des glaciers éternels de la Suisse, il traverse le lac de Constance, tombe de vingt mètres de haut à Schaffhouse, longe la plaine d'Alsace, se fraye une trouée héroïque de Mayence à Coblentz entre le Taunus et le Hunsrück, mire dans ses eaux les tours crénelées des vieux burgs et voit mûrir les jolis vignobles de vins blancs sur les coteaux du Rheingau.
Très fiers de lui, les Allemands revendiquent le monopole de ses deux rives. Mais c'est un vol manifeste. Par le vœu des populations, par la voix des souvenirs, le vieux Rhin nous appelle. Si nos hommes d'État l'ont de tout temps revendiqué, c'est parce qu'il est à nous par sa rive gauche; c'est parce que, pendant des siècles, les chevaux des Gaulois et des Francs se sont abreuvés à ses flots et ont piaffé sur ses bords; c'est parce que Turenne et Condé, Napoléon et ses maréchaux l'ont franchi; c'est parce que nos barques pavoisées, fleuries, triomphales ont fendu bien souvent ses eaux vertes de Strasbourg à Cologne.
On se rappelle avec quelle verve éblouissante Musset a rappelé ces souvenirs aux Allemands trop portés à les oublier. Ce qui est moins connu c'est l'impression que ses vers firent sur l'esprit de Henri Heine: on y voit l'aveu de l'amour que nous garde le pays rhénan.
Le pangermaniste Becker venait de lancer dans son pays une poésie sur le Rhin allemand, pour lequel il revendiquait l'essence germanique, la Deutschheit de Fichte. On chantait partout après lui:
Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu'ils le
demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides.
Aussi longtemps qu'il roulera paisible, portant sa robe
verte, aussi longtemps qu'une rame frappera ses flots.
Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps
que les cœurs s'abreuveront de son vin de feu;
Aussi longtemps que les rocs s'élèveront au milieu de
son courant; aussi longtemps que les hautes cathédrales
se reflèteront dans son miroir.
Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps
que de hardis jeunes gens feront la cour aux jeunes
filles élancées.
Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, jusqu'à ce
que les ossements du dernier homme soient ensevelis dans
ses vagues.
Alfred de Musset, piqué au vif, fit à cette provocation la cinglante réponse que l'on sait:
Nous l'avons eu, votre Rhin allemand!
Il a tenu dans notre verre.
Un couplet qu'on s'en va chantant
Efface-t-il la trace altière
Du pied de nos chevaux marqué dans votre sang?
Nous l'avons eu, votre Rhin allemand!
Son sein porte une plaie ouverte,
Du jour où Condé triomphant
A déchiré sa robe verte.
Où le père a passé, passera bien l'enfant.
Dans les trois couplets suivants, le poète rappelait les exploits encore récents de Napoléon sur le Rhin et il finissait par cette superbe menace:
Qu'il coule en paix, votre Rhin allemand!
Que vos cathédrales gothiques
S'y reflètent modestement;
Mais craignez que vos airs bachiques
Ne réveillent nos morts de leur repos sanglant!
Toute l'Allemagne avait chanté les vers de Becker: toute la France chanta ceux de Musset. Henri Heine goûta fort la réplique de notre poète et l'on sait qu'il était dur pour ses compatriotes. Trois ans plus tard, il retournait en Allemagne; au passage du Rhin, la vue du vieux fleuve lui inspira ces strophes:
Lorsque j'arrivai au pont du Rhin, tout près de la ligne
du port, je vis couler à la lueur de la lune le grand
fleuve.
«Salut, vénérable Rhin! Comment as-tu vécu depuis?
J'ai pensé plus d'une fois à toi avec désir et avec
regret!»
C'est ainsi que je parlai, et j'entendis dans les profondeurs du fleuve des sons étranges et gémissants: c'était comme la toux sèche d'un vieillard, comme une voix à la fois grognarde et plaintive.
«Sois le bienvenu, mon enfant! Cela me fait plaisir que
tu ne m'aies pas oublié! Voilà treize ans que je ne t'ai pas
vu. Pour moi, depuis ce temps, j'ai eu bien des désagréments!
«À Biberich, j'ai avalé des pierres; vraiment ce n'est
pas trop friand. Mais pourtant les vers de Nicolas Becker
me pèsent encore plus sur l'estomac!
«Il m'a chanté comme si j'étais encore une vierge pure,
qui ne s'est pas laissé dérober la couronne virginale!
«Quand j'entends cette sotte chanson, je m'arracherais
bien ma barbe blanche et vraiment je serais tenté de me
noyer dans mes propres flots!
«Les Français le savent bien que je ne suis pas une
vierge! Ils ont si souvent mêlé à mes flots leurs eaux
victorieuses!
«Quelle sotte chanson! Et quel sot rimeur que ce
Nicolas Becker avec son Rhin libre! Il m'a affiché de honteuse
façon. Il m'a même, d'une certaine manière, compromis
politiquement.
«Car quand un jour les Français reviendront, il me
faudra rougir de honte devant eux, moi qui, tant de fois, pour leur retour, ai prié le ciel avec des larmes!
«Je les ai toujours tant aimés, ces gentils petits Français!
Chantent-ils, dansent-ils encore comme autrefois?
Portent-ils encore des pantalons blancs?
«Je serais heureux de les revoir! Mais j'ai peur de leur
persiflage à cause de cette maudite chanson, j'ai peur de
la raillerie et du blâme qu'ils m'infligeront.
«Alfred de Musset, ce méchant garnement, viendra
peut-être à leur tête en tambour et me tambourinera aux
oreilles toutes ses mauvaises plaisanteries!»
Telle fut la plainte du vieux fleuve, du père Rhénus.
Il ne pouvait en prendre son parti. Je lui dis mainte parole
consolante pour lui rendre le calme…
Ce vieux père Rhénus! Quand je vous disais qu'il nous aime! C'est un contemporain des Celtes et des Francs Saliens; il a vu passer le grand Biturige Ambigat, et Clovis, et Charlemagne à la barbe fleurie comme la sienne; il est même leur aîné. Mais comme il s'intéresse à leurs petits-enfants! Comme il s'attendrit à leur souvenir! Comme il prie pour leur retour! Vous voyez bien qu'il est de la famille. Allons, c'est entendu, vieux père, nous irons te consoler, te porter nous-mêmes de nos nouvelles et te tambouriner notre Wacht am Rhein!
* * * * *
Le Rheingelüst, «le désir du Rhin».
Dans les vieilles légendes, il y a des gouffres qui attirent les voyageurs. Le Rhin a ce pouvoir mystérieux. Mais il n'apparaît pas comme un gouffre de mort; c'est la vie et la richesse qu'il charrie.
Les Allemands ont subi sa fascination à laquelle ils ont donné un nom: le Rheingelüst, le désir ou la convoitise du Rhin. Nous l'avons éprouvée, nous aussi, mais quelle différence entre leur sentiment et le nôtre!
Le Rhin recèle un trésor dans ses flots. Mal gardé par les Ondines, enlevé par un monstre, puis par le vieux dieu Wotan, son or a servi à forger l'anneau du Nibelung, anneau maudit qui chasse l'amour des cœurs qui le possèdent et qui en sont possédés.
Voilà bien l'image de la concupiscence, du Rheingelüst, des Allemands. Ils n'ont cherché qu'à s'enrichir en se répandant sur les bords du fleuve. Ils nous ont volé la part du trésor qui nous revenait, à nous les riverains des siècles passés. Ils en ont chassé l'amour, car jamais les reîtres n'ont su se faire aimer des Ondines.
Nous avons aimé le Rhin nous aussi, et c'était notre droit. D'ailleurs nous n'allons jamais nulle part sans être précédés par ce noble fourrier, le droit. Nos pères le mettaient en tête de leurs entreprises. Notre Charlemagne était «le droit empereur» et notre saint Louis «le roi droiturier». Avec le droit, c'est aussi l'amour qui nous attire au Rhin. Les âmes qu'il nourrit nous appellent comme les Ondines de la légende.
La rive gauche nous crie: «Je suis à vous; je vous ai été fiancée avant l'arrivée des barbares; je vous ai donné mon anneau d'or. Je l'ai vu, l'anneau béni, au doigt de Clovis, de Charlemagne, de Henri II, de Louis XIV et de Napoléon. On vous l'a brisé, on vous en a enlevé les morceaux en 1815 et en 1870; mais j'ai assez de Rheingold pour en forger un nouveau, plus splendide que l'ancien. Il est déjà fait, je vous le garde et je le mettrai au doigt du premier petit soldat bleu qui passera le pont de Strasbourg.»
Nous l'avons eu, votre Rhin allemand! Et nous l'aurons encore. Et vos monstres et votre dieu Wotan ne nous voleront plus son anneau!