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Arrivée à Paris

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Surprise et admiration. — Menées du clergé. — Visite de l’abbé Gautier. — Visite de l’abbé Marthe. — Visite de Franklin. — Députation de l’Académie française. — Députation des comédiens. — Hémorrhagie. — Première représentation d’Irène. Nouvelle visite de l’abbé Gautier. — Lettre au curé de Saint-Sulpice. — Sa visite. — Voltaire rétabli se rend à l’Académie. — Ovation. — Voltaire à la Comédie Française. — Nouvelle ovation. — Couronnement de son buste. — Mécontentement de la cour et du clergé. — Visite à l’Académie des Sciences.

(Suite de la Relation de Wagnière.)

Enfin, le 10 février, vers les trois heures et demie du soir, nous arrivâmes à Paris.

A la barrière, les commis demandèrent si nous n’avions rien contre les ordres du Roi. «Ma foi, Messieurs, leur répondit M. de Voltaire, je crois qu’il n’y a ici de contrebande que moi.» Je descendis du carrosse pour que l’employé eut plus de facilité à faire sa visite. L’un des gardes dit à son camarade: C’est, pardieu! M. de Voltaire. Il tire par son habit le commis qui fouillait, et lui répète la même chose en me fixant; je ne pus m’empêcher de rire; alors tous regardant avec le plus grand étonnement mêlé de respect, prièrent M. de Voltaire de continuer son chemin.

Il avait joui pendant toute la route de la meilleure santé. Je ne l’ai jamais vu d’une humeur plus agréable; il avait été d’une gaîté charmante. Son grand plaisir était de faire tous ses efforts pour m’enivrer, disant que puisque je n’avais jamais été pris de vin, il serait peut-être fort plaisant de l’être une fois. Il reposait dans sa voiture qui était une espèce de dormeuse. Quelquefois il lisait; d’autres fois c’était mon tour à lire; tantôt il s’amusait à raisonner avec moi, tantôt à me faire des contes à mourir de rire.

Immédiatement après être descendu à l’hôtel de M. de Villette , il alla à pied chez M. le comte d’Argental, son ancien ami, qu’il ne trouva pas, et s’en revint . M. d’Argental arriva un moment après, et vit M. de Voltaire qui entrait dans l’appartement qu’on lui avait préparé. Il court à lui, et après les premiers embrassements, il lui dit qu’on venait d’enterrer M. Le Kain. M. de Voltaire fit un cri à cette nouvelle.

Le bruit fut bientôt répandu dans Paris que le grand homme y était arrivé . Dès lors, le salon de M. de Villette et la chambre à coucher de M. de Voltaire ne cessèrent d’être remplis d’un monde prodigieux. Sa politesse extrême lui fit recevoir toutes sortes de personnes. Il disait à chacun les choses les plus spirituelles. Tous le quittaient enchantés. Tous les faiseurs de vers et de prose lui en adressèrent et chantèrent son retour dans sa patrie .

Dès cet instant on forma le projet de le faire rester à Paris.

Le surlendemain de notre arrivée, M. le marquis de Jaucourt vint mystérieusement avertir Mme Denis que le retour subit de son oncle à Paris avait occasionné beaucoup d’étonnement à Versailles. On ne put le cacher à M. de Voltaire, et cela lui causa une grande surprise. On intrigua, on fit parler à Mme Jules de Polignac, intime amie de la reine; on engagea M. de Voltaire à lui écrire; elle lui fit une réponse fort honnête; elle vint même le voir, et il fut un peu tranquille. Cependant cette petite aventure lui laissa une forte impression dans son esprit et lui fit faire des réflexions.

Les prêtres commencèrent bientôt aussi à murmurer. Le curé de Saint-Sulpice chercha plusieurs fois à voir et à parler à M. de Voltaire, mais il ne put alors y parvenir.

Le genre de vie que menait ce vieillard depuis son arrivée était exactement contraire à celui qu’il avait embrassé à Ferney depuis vingt ans. Là, il était tranquille, et non assujetti à remplir aucun de ces devoirs gênants de la société, ne voyant presque personne, laissant faire à Mme Denis les honneurs de la maison, jouissant en tout sens de la plus entière liberté, passant une grande partie de son temps dans son lit, à travailler, se promenant en d’autres moments dans ses jardins, dans ses forêts, ou dans ses autres possessions, dirigeant lui-même les travaux de la campagne, goûtant le plaisir de créer et de voir prospérer sa colonie. Son nouveau genre de vie lui fit bientôt sentir qu’il altérait sa santé ; les jambes lui enflèrent de la fatigue de se tenir debout pour recevoir ceux qui venaient le visiter.

Dans ce temps, un ex-Jésuite, nommé l’abbé Gautier, lui écrivit pour lui offrir ses services spirituels, si l’occasion s’en présentait. M. de Voltaire le remercia par écrit. L’abbé vint le voir et laissa son adresse. Quand il fut parti, je demandai à mon cher maître s’il était content de ce M. Gautier. Il me répondit que c’était un bon imbécile.

Quelques jours après la visite de cette abbé, il vint un autre homme, qui me parut être aussi un prêtre, mais en habit court. Il me dit qu’il désirait ardemment de voir M. de Voltaire, qu’il venait de quatre cents lieues pour cet effet. Cela excita ma curiosité. Je lui répondis que M. de Voltaire était malade, et qu’il ne pouvait accorder que des audiences très courtes. Je demandai à M. de Voltaire la permission de lui présenter cet homme, qui disait venir de si loin pour le voir. «Eh bien, dit-il, qu’il entre un moment, il pourra peut-être m’apprendre quelque chose de nouveau. » Je retournai auprès de mon prétendu voyageur, et lui demandai son nom et sa patrie. Il me répondit qu’il s’appelait l’abbé Marthe, qu’il était d’Italie, ce qui me causa de la surprise.

Cependant je l’introduisis dans la chambre de M. de Voltaire, qui lui dit d’abord: «Vous avez là, Monsieur, un habit qui ne me paraît pas être celui d’un homme qui vient de quatre cents lieues.» L’abbé lui répondit que ce n’était pas celui qu’il portait ordinairement. Ensuite il supplia M. de Voltaire de permettre qu’il l’entretînt en particulier. Mon cher maître, m’adressant alors la parole ainsi qu’à un serrurier qui raccommodait une sonnette, nous dit de les laisser seuls. Je sortis et me tins à la porte, disant au serviteur d’y rester aussi. Il me prit une grande palpitation, et mon premier mouvement fut de porter machinalement la main à mon couteau.

Un instant après, M. de Voltaire s’écria avec véhémence: «Ah! Monsieur, que faites-vous?» L’abbé s’était mis à genoux, en disant: «Monsieur, il faut que tout à l’heure vous vous confessiez à moi, et cela absolument; il n’y a point à reculer, dépêchez-vous, je suis ici exprès.» Sur ce, M. de Voltaire lui dit: «N’êtes-vous pas Provençal?» — Non, je suis du Languedoc. — Ce que vous faites prouve que vous êtes au moins de la lisière. Allez-vous-en dans votre paroisse, y remplir vos devoirs envers Dieu, et laissez-moi remplir les miens dans ma chambre.»

J’étais rentré sitôt que j’eus entendu l’exclamation de M. de Voltaire. Je vis cet homme à genoux près du lit, ne voulant pas se relever, et jetant sur moi des regards étincelants et furieux. Je le pris par le bras, et le poussai avec violence hors de la chambre. Depuis, il tenta plusieurs fois de revenir dans l’hôtel, mais on l’avait consigné à la porte .

L’envie du curé de Saint-Sulpice de parler à M. de Voltaire, la lettre et la visite de l’abbé Gautier, l’aventure étrange de l’abbé Marthe, firent une singulière impression sur mon cher maître. Il soupçonna que tous agissaient de la part de l’archevêque; que les prêtres, les moines se remuaient et cabalaient contre lui.

Le célèbre Franklin vint avec son petit-fils, voir M. de Voltaire, et lui demanda sa bénédiction pour ce jeune homme, qui se mit à genoux. Il la lui donna en prononçant ces mots: Dieu, Liberté et Tolérance; il le releva en même temps et l’embrassa tendrement. Cette scène touchante fit une profonde impression sur tous ceux qui étaient présents.

L’Académie française lui fit une députation extraordinaire .

Les comédiens vinrent aussi en corps. Il leur dit: «Je ne veux désormais vivre que par vous et pour vous.» Il leur distribua les rôles de sa tragédie d’Irène. Il eut bien de la peine à les mettre d’accord, et il fallut beaucoup de négociations pour arranger cette affaire. Enfin, il leur fit faire devant lui une répétition, dans laquelle Mme Vestris fut très peu complaisante pour M. de Voltaire .

Le 26 février, à midi et un quart, il me dictait de son lit. Il toussa trois fois assez fort; je me retournai; dans l’instant il me dit: «Oh! oh! je crache du sang.» Et sur le moment le sang lui jaillit par la bouche et par le nez, avec la même violence que quand on ouvre le robinet d’une fontaine dont l’eau est forcée. Je sonnai: Mme Denis entra; j’écrivis un mot [à M. Tronchin. Enfin, toute la maison fut en alarme, et la chambre du malade remplie de monde. Il m’ordonna d’écrire à l’abbé Gautier de venir lui parler, ne voulant pas, disait-il, que l’on jetât son corps à la voierie. Je fis semblant d’envoyer une lettre afin que l’on ne dît pas que M. de Voltaire avait montré de la faiblesse. Je l’assurai qu’on n’avait pu trouver l’abbé. Alors il dit aux personnes qui étaient dans la chambre: «Au moins, Messieurs, vous serez témoins que j’ai demandé à remplir ce qu’on appelle ici ses devoirs.»

M. Tronchin arriva bientôt, il tint le pouls du malade jusqu’au moment qu’il trouva convenable de le saigner. Enfin après avoir perdu environ trois pintes de sang, l’hémorrhagie diminua. Il continua d’en cracher pendant vingt-deux jours en assez grande quantité.

M. Tronchin recommanda au malade de ne point parler, pria les gens de la maison qu’on ne lui parlât pas et qu’on ne laissât entrer personne chez lui. Il envoya une jeune garde-malade très entendue, qui avait le plus grand soin de faire observer les ordonnances et de faire retirer ceux que l’on ramenait dans la chambre, ce qui déplut fort au maître de la maison. On eut soin de faire coucher toutes les nuits un chirurgien auprès de M. de Voltaire.

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On donna, dans ce temps (16 mars 1778) la première représentation d’Irène. Je fus témoin de la cabale violente contre cette pièce; il me parut qu’elle était principalement excitée par des gens vêtus en abbés; mais leur voix fut étouffée par des acclamations générales. Il ne manquait à ce spectacle que la cour et l’auteur.

Fort peu de temps après, M. l’abbé Gautier vint chez M. de Villette. On l’introduisit auprès de M. de Voltaire, qui lui dit: «Il y a quelques jours que je vous ai prié de venir me voir pour ce que vous savez. Si vous voulez, nous ferons tout à l’heure cette petite affaire.» «Très-volontiers, répondit l’abbé.» Il n’y avait alors dans la chambre que M. l’abbé Mignot, M. le marquis de Villevieille et moi. Le malade nous dit de rester, mais l’abbé Gautier ne le voulut pas. Nous sortîmes; je me tins à la porte, qui ne consistait qu’en un cadre revêtu de papier des deux côtés et n’avait point de loquet. J’entendis M. de Voltaire et l’abbé causer un moment ensemble et celui-ci finit par demander à mon maître une déclaration de sa main, à quoi il consentit.

Je soupçonnai alors que le confesseur était un émissaire du clergé. J’étais au désespoir de la démarche qu’on exigeait de M. de Voltaire; je m’agitais près de la porte et faisais beaucoup de bruit. MM. Mignot et de Villevielle, qui l’entendirent, accoururent à moi et me demandèrent si je devenais fou. Je leur répondis que j’étais au désespoir, non de ce que mon maître se confessait, mais de ce qu’on voulait lui faire signer un écrit qui le déshonorerait peut-être.

M. de Voltaire m’appela pour leur donner de quoi écrire. Il s’aperçut de mon agitation, m’en demanda avec étonnement la cause. Je ne pus pas lui répondre.

Il écrivit lui-même et signa une déclaration dans laquelle il disait «qu’il voulait mourir dans la religion catholique où il était né ; qu’il demandait pardon à Dieu et à l’Eglise, s’il avait pu les offenser» (2 mars). Il donna ensuite à l’abbé un billet de six cents livres pour les pauvres de la paroisse de Saint-Sulpice.

Mme Denis, presque au même moment, venait d’entrer dans la chambre pour témoigner à M. Gautier avec fermeté qu’il devait abréger sa séance auprès du malade.

Alors l’abbé Gautier nous invita à rentrer et nous dit: «M. de Voltaire m’a donné là une petite déclaration qui ne signifie pas grand’chose; je vous prie de vouloir bien la signer aussi.» M. le marquis de Villevielle et M. l’abbé Mignot la signèrent sans hésiter. L’abbé vint alors à moi et me demanda la même chose. Je le refusai; il insista beaucoup. M. de Voltaire regardait avec surprise la vivacité avec laquelle je parlais à l’abbé Gautier. Je répondis enfin, lassé de cette persécution, que je ne voulais, ni ne pouvais signer, attendu que j’étais protestant. Et il me laissa tranquille.

Il proposa ensuite au malade de lui donner la communion. Celui-ci répondit: «Monsieur l’abbé, faites attention que je crache continuellement du sang; il faut bien se donner de garde de mêler celui du bon Dieu avec le mien.» Le confesseur ne répliqua point. On le pria de se retirer et il sortit.

C’est pour moi quelque chose d’étonnant que cette espèce de lâcheté avec laquelle la plupart des prétendus philosophes et des prétendus amis de M. de Voltaire approuvèrent sa démarche et sa déclaration, sans même en savoir le contenu, lesquelles n’ont servi cependant à rien, comme on l’a vu à sa mort-Le 28 février, étant seul avec lui, je le priai de me dire quelle était exactement sa façon de penser, dans un moment où il me disait qu’il croyait mourir. Il me demanda du papier et de l’encre; il écrivit, signa et me remit la déclaration suivante:

JE MEURS EN ADORANT DIEU, EN AIMANT MES AMIS, EN NE HAÏSSANT PAS MES ENNEMIS, ET EN DÉTESTANT LA SUPERSTITION. 28 FEVRIER 1778. Signé VOLTAIRE .

M. de Tersac, curé de Saint-Sulpice, ayant bientôt appris ce qui s’était passé chez M. de Voltaire, vit M. de Villette et lui témoigna son mécontentement de ce que l’abbé Gautier se fût porté à de pareilles démarches sans son autorisation. Il en était d’autant plus blessé qu’il n’avait pu encore obtenir lui-même d’être admis auprès du malade. M. de Voltaire, informé des plaintes du curé, voulut le calmer par une lettre de politesse et de compliment. Celui-ci y répondit le même jour (4 mars) par une autre lettre à peu près de même genre.

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Cependant Mme Denis et les prétendus amis de M. de Voltaire le persécutaient pour l’engager à se fixer à Paris. Il y avait une grande répugnance, et comme il était très mal logé chez M. de Villette, où il lui fallait de la lumière à midi pour lire, on cherchait pour lui une maison à la campagne sans pouvoir réussir. On en trouva une contiguë à l’hôtel de M. de Villette. Mme Denis donna sa parole, mais une heure après son oncle lui ordonna de la retirer, parce qu’il voulait s’en aller à Ferney.

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Lorsque l’hémorrhagie de M. de Voltaire eut cessé, le curé de Saint-Sulpice fut enfin introduit dans sa chambre et causa avec lui. Dans cette première visite, le curé parut être très fâché de ce que l’abbé Gautier avait fait, disait-il, à son insu. Il ne fut question d’ailleurs que de politesse de part et d’autre et des établissements que ce prêtre avait formés.

Le malade étant enfin bien rétabli, il se rendit à l’Académie française. C’était le 30 mars, jour où devait avoir lieu la sixième représentation d’Irène. On lui fit accroire que la reine y viendrait. Elle vint en effet à Paris ce même jour, mais elle alla à l’Opéra. Tout le monde a su par les relations comment ce jour du triomphe de ce grand homme se passa. Jamais empressement ne fut plus grand. Nous pensâmes être étouffés en entrant au Louvre et à la Comédie, malgré les gardes qui nous ouvraient le chemin, ainsi qu’à la sortie. On voulait au moins toucher ses habits; on montait sur son carrosse; une personne sauta par dessus les autres jusqu’à la portière, priant M. de Voltaire de permettre qu’elle lui baisât les mains. Cet homme rencontre les mains de Mme de Villette, qu’il prend par mégarde pour celles de M. de Voltaire, et dit, après l’avoir baisée: «Par ma foi, voilà une main encore bien potelée pour un homme de quatre-vingt-quatre ans.»

M. le comte d’Artois envoya le prince de Henin dans la loge de M. de Voltaire pour le complimenter de sa part sur le succès d’Irène. C’est la seule nouvelle qu’il ait reçue de la cour, excepté de M. le duc d’Orléans, qui le fit inviter deux fois d’assister à son spectacle .

Certainement jamais homme de lettres n’a eu un moment plus brillant. Aussi disait-il: «On veut m’étouffer sous des roses.»

Cependant, je remarquai que tout cela n’avait pas fait sur lui toute l’impression qu’on aurait dû en attendre. Au contraire, lorsque je lui en parlais et lui témoignais ma surprise, il me répondait: «Ah! mon ami, vous ne connaissez pas les Français; ils en ont fait autant pour le Genevois Jean-Jacques; plusieurs même ont donné un écu à des crocheteurs pour monter sur leurs épaules et le voir passer. On l’a décrété ensuite de prise de corps et il a été obligé de s’enfuir.»

Aussi, quand nous allions nous promener et qu’il voyait les Parisiens courir après son carrosse, il devenait de mauvaise humeur, faisait abréger la promenade et ordonnait au cocher de nous ramener à l’hôtel.

Le triomphe de M. de Voltaire et tous ses applaudissements déplurent, nous dit-on, un peu à Versailles, et surtout au clergé.

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On s’aperçut que c’était moi qui le portais à s’en retourner dans sa tranquille retraite, et l’on résolut, à quelque prix que ce fût, de me séparer de ce vieillard respectable, qui m’avait élevé et servi de père, et à qui j’étais attaché depuis si longtemps.

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Plus ce vieillard montrait d’envie de s’en aller, plus on redoublait d’efforts pour le retenir. Il répondait qu’il reviendrait; on lui dit qu’il n’avait qu’à m’envoyer à Ferney, que je connaissais ses affaires aussi bien que lui-même. Il se tint plusieurs conseils pour trouver le moyen de me séparer de mon maître. On convint de me proposer de m’en aller à Ferney et d’y demeurer, en m’assurant que l’on m’y ferait un sort heureux et que l’on mettrait auprès de M. de Voltaire une autre personne à ma place (et qui, sans doute, ne l’engagerait pas, comme moi, à partir). J’étais parfaitement instruit de tout ce qui se faisait et de tout ce qu’on disait.

Aux yeux de Paris enchanté,

Reçois en ce jour un hommage

Que confirmera d’âge en âge

La sévère postérité !

Non, tu n’as pas besoin d’atteindre au noir rivage

Pour jouir des honneurs de l’immortalité ;

Voltaire, reçois la couronne

Que l’on vient de te présenter;

Il est beau de la mériter,

Quand c’est la France qui fa donne! a)

On a crié bis, et l’actrice a recommencé. Après, chacun est

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M. de Voltaire résolut d’aller passer seulement deux mois à Ferney. Alors, pour dernière ressource, M. de Thibouville écrivit à Mme Denis un billet par lequel il lui disait que tous les amis de son oncle croyaient devoir, par amitié pour lui, l’avertir que s’il s’en retournait à Ferney, on allait lui faire défense expresse d’en sortir et de revenir jamais à Paris; qu’il fallait absolument qu’il ne partît pas pour éviter la persécution.

Je l’ai tenu ce billet infernal, rempli du plus horrible mensonge et que j’appelle l’arrêt de mort de mon malheureux maître. C’était à Paris, au contraire, qu’il devait craindre la persécution; elle commençait même déjà de la part des prêtres, puisqu’ils prêchaient avec véhémence contre lui en chaire; on ne l’ignorait pas et ils savaient la manière dont Sa Majesté s’était expliquée. Le Roi avait dit que, puisque ce vieillard devait s’en retourner bientôt, il fallait le laisser tranquillement finir ses jours dans sa retraite...

On eut la cruauté de faire part à M. de Voltaire de ce qu’avait écrit M. de Thibouville à Mme Denis; il en fut singulièrement frappé et étonné. Il dit:

C’est l’effet que sur moi fit toujours la menace. Et dès ce moment il. résolut de ne plus quitter Paris.

Le 24 avril, M. d’Argental lui envoya l’homme qui devait me remplacer pendant mon absence; cet homme vint ensuite me l’apprendre lui-même. Alors je me rendis auprès de M. de Voltaire et lui demandai s’il était vrai qu’il m’envoyât à Ferney et qu’il prît cette personne à ma place? Il se leva vivement de son fauteuil, me sauta au cou, criant avec force: «Ah! mon ami! mon ami! écoutez-moi, je vous prie, écoutez-moi.) Il me serrait dans ses bras et nous fondions en larmes; ensuite il me dit: «Je ne puis m’en retourner à présent à Ferney; je vous prie instamment de vous y rendre pour y chercher les papiers dont j’ai besoin et me les rapporter...» Je lui dis que j’étais prêt à exécuter ses ordres... «Puissé-je, mon cher maître, vous revoir bientôt en bonne santé !» — «Hélas! mon ami, répondit-il, je souhaite de vivre pour te revoir et de mourir dans tes bras.» Je m’arrachai alors des siens et me retirai sans pouvoir lui rien dire de plus, tant j’étais plein de trouble et d’agitation.

M. de Voltaire a répondu à ce mauvais quatrain par les deux vers de Zaïre, qu’on a trouvés fort impertinemment dans sa bouche:

Des chevaliers français tel est le caractère,

Leur noblesse en tout temps me fut utile et chère.

(Ibid., Ibid., du 2 mai.)

Il paraît constant que M. de Voltaire ne retournera point à Ferney. Il s’est déterminé à se séparer pour quelque temps de son secrétaire Wagnière, et à l’envoyer là-bas pour remettre ordre à tout, et lui faire venir sa bibliothèque. L’éloignement où ce philosophe est resté à la cour lui a fait craindre quelque orage s’il s’absentait. La ligue générale du clergé contre lui est formidable, et en effet, il aurait bien pu recevoir défense de revenir. (Ibid., Ibid., p. 264, du 13 mai.)

On raconte que ces jours derniers, M. de Voltaire étant chez Mme la maréchale de Luxembourg, il fut question de guerre. Cette dame en déplora les calamités, et souhaitait que les Anglais et nous, entendissions assez nos intérêts et ceux de l’humanité pour la terminer sans effusion de sang, par un bon traité de paix: «Madame dit le philosophe, en montrant l’épée du maréchal de Broglie, qui était présent, voilà la plume avec laquelle il faut signer ce traité. (Ibid., Ibid., du 16 mai.) (E. D.)

Telles sont les dernières paroles que j’ai entendu prononcer à ce grand homme, à cet être extraordinaire, vertueux et bon, à mon cher maître, mon père, mon ami, qu’un destin fatal n’a pas permis que je revisse et que je pleure chaque jour.

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Quelques jours après mon départ, il se rendit à une séance de l’Académie des sciences, où il fut reçu comme partout ailleurs.

(Wagnière, Relation du voyage de M. de Voltaire à Paris en 1778 et de sa mort. Extraits de la p. 120 à la p. 153 du t. I des Mémoires sur Voltaire, etc.).


Voltaire à Paris

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