Читать книгу Les planteurs de la Jamaïque : - Thomas Mayne Reid - Страница 11
UNE RÉCEPTION BRUTALE
ОглавлениеLa voiture qui avait conduit M. Smythje à Mount-Welcome était arrivée une heure avant qu’Herbert ne fît halte à la porte du pavillon.
On était au milieu du jour, et les habitants de Mount-Welcome dînaient à quatre heures; le valet de chambre de M. Smythje n’eut donc que le temps de déballer les valises et d’habiller son maître pour l’heure du repas.
C’était ce moment que M. Vaughan avait choisi pour présenter son hôte à sa fille; mais un fâcheux contretemps dérangea l’étiquette de cette cérémonie.
Le parquet glissant de la salle amena une catastrophe; en esquissant un salut fashionable, le cockney s’étala tout du long par terre aux pieds de la jeune fille, qui ne put retenir le plus irrésistible et le plus mortifiant des éclats de rire.
Heureusement, M. Smythje avait une trop solide vanité pour redouter qu’aucun accident lui donnât du ridicule.
«Paw! Paw! ce parquet est terriblement glissant!» dit-il, et sur cette remarque d’une vérité qu’il venait de prouver, il s’assit gravement à table.
Ce fut un de ces festins somptueux en usage aux Indes occidentales, que Loftus Vaughan offrit à son hôte anglais. Un véritable flot de valets empressés allait et venait de l’office à la salle, apportant des mets nouveaux et vaquant au service. D’autres versaient les vins tirés de rafraîchis-soirs en argent. Des jeunes filles de couleur agitaient autour des convives de longs éventails en plumes de paon, établissant ainsi dans la salle un courant d’air d’une délicieuse fraîcheur.
Montagu Smythje, quoique habitué aux élégances de la vie anglaise, ne put s’empêcher d’admirer tant de luxe; aussi Loftus Vaughan était-il au comble de la joie, quand un nuage vint troubler l’azur de son ciel.
Ce nuage avait forme humaine; il avançait dans la direction de la longue avenue; bientôt on put distinguer un homme à cheval; alors le custos s’agita sur son siége dans une attitude si contrainte que Smythje lui dit:
«Par mon âme, quelque contrariété, sir?
— Non, rien, balbutia Loftus Vaughan.... seulement une surprise!
— Eh! quoi donc, mon père? dit la jeune fille. Je vois un jeune homme qui vient sur un de nos poneys et voilà Quashie qui court derrière. Qui est-ce donc?
— Kate, restez assise; il n’est pas convenable de troubler ainsi notre dessert, répondit le custos d’un air auquel la jeune fille savait qu’il était dangereux de désobéir. M. Smythje, un verre de Madère?»
M. Vaughan affecta ainsi de ne plus s’occuper du cavalier; mais il avait peine à garder son sang-froid, et il lui devint impossible de soutenir la conversation. Le silence de mauvais augure qui s’était établi dans la salle fut enfin interrompu par un bruit de voix et de pas sur l’escalier. La porte s’ouvrit et le directeur de la plantation parut sur le seuil.
— Ah! dit Loftus Vaughan d’un air dégagé. M. Trusty veut me parler. Vous m’excuserez un instant, Smythje.»
Le planteur se dirigea en hâte vers la porte, comme pour empêcher M. Trusty de pénétrer dans la salle. Le directeur n’était pas diplomate malheureusement; il expliqua sa mission à voix basse, il est vrai, mais pas assez pour qu’on ne perçût aucune de ses paroles.
L’oreille fine de Kate, très-éveillée en ce moment, saisit ce lambeau de phrase: «Votre neveu.» Elle devina en partie la réponse: «Dites-lui de m’attendre dans le pavillon du jardin.»
M. Vaughan revint à sa place d’un air presque satisfait; il pensait avoir esquivé le danger; mais à peine se fut-il rassis que Kate s’écria:
«M. Trusty n’a-t-il point parlé de votre neveu, mon père? Est-ce que mon cousin serait arrivé ?
— Kate, répondit brusquement le custos, vous pouvez vous retirer chez vous. M. Smythje et moi, nous allons fumer un cigare.»
La jeune fille se leva et regagna son appartement d’un pas rêveur en protestant dans le secret de son cœur contre la différence de cet accueil fait à un étranger, et de l’hospitalité donnée comme à regret à son cousin. Mais le cavalier était-il bien ce pauvre Herbert pour lequel elle se sentait dans l’âme la tendresse d’une sœur, à la pensée qu’il était orphelin, dénué de tout soutien et de toute affection?
Un jardin de plantes et de fleurs rares occupait une partie de la plate-forme sur laquelle était bâti Mount-Welcome. Sur une des pelouses, à une douzaine de pas de l’habitation, s’élevait un pavillon léger, fait de bois indigènes. Une seule pièce occupait l’intérieur; il n’y avait pas de glaces aux fenêtres; les murs étaient à claire-voie, grillagés de persiennes vénitiennes. Une natte chinoise couvrait le parquet, une table en bambou et quelques chaises assorties composaient tout l’ameublement.
Au moment où Kate quittait la salle, Herbert était introduit dans ce pavillon par les soins de M. Trusty.
En arrivant à l’habitation, Herbert avait trouvé le directeur en sentinelle à la porte de l’escalier; il avait réclamé en termes simples, mais fermes, de ce personnage une entrevue avec M. Vaughan au nom de sa parenté, et M. Trusty avait dû se résoudre à déranger le planteur afin d’éviter à son maître le scandale dont semblait le menacer l’arrivée d’Herbert, en se dirigeant du côté de la salle.
«Patience, mon cher monsieur, avait dit le directeur au jeune homme; M. Vaughan vous recevra tout à l’heure, mais il a du monde à dîner.»
«Du monde! s’était dit Herbert. Le passager de la cabine qu’il fête, tandis qu’il me repousse, moi qui suis son neveu!»
Herbert était fier, il renonça pourtant à enlever le passage de vive force. Un tel début répugnait à ses principes d’éducation; il eût certes préféré sortir de la maison sans voir son oncle, et, s’il se décida à attendre le bon plaisir de ce parent si peu cordial, ce fut par respect pour la mémoire de son père.
Laissé seul dans le pavillon, il s’y promena de long en large, en proie à une agitation violente; enfin, pour se calmer un peu, il prit un des volumes épars sur la table; c’était un recueil des statuts de la Jamaïque relatifs à l’esclavage: le fameux, ou plutôt l’abominable Code noir.
Un jeune Anglais arrivant d’un pays chrétien ne devait pas puiser un grand apaisement dans cette lecture, car à chaque ligne, l’iniquité, la barbarie des possesseurs d’esclaves s’étale avec une candide impudence. Herbert en ressentit une nouvelle amertume, et il jeta loin de lui ce livre cruel.
Il était bien près d’atteindre le dernier paroxysme de l’irritation quand la porte s’ouvrit. Le jeune Anglais s’attendait à voir paraître un vieillard rechigné ; mais quelle fut sa surprise! Ce fut une charmante jeune fille qui s’avança vers lui, les yeux animés par une douce sympathie.
En se rendant au kiosque, Kate n’avait pas obéi à un vulgaire sentiment de curiosité, mais à ce noble instinct qui incline les femmes vers les êtres malheureux; pourtant si elle avait spontanément suivi sa généreuse inspiration, elle retrouva sa timidité de jeune fille quand elle se trouva près d’Herbert. Aussi ne sut-elle que lui demander d’une voix émue:
«Monsieur, êtes-vous mon cousin?
— Seriez-vous la fille de M. Vaughan? lui demanda le jeune homme, étonné de cette grâce bienveillante qui contrastait avec ce qu’il avait attendu.
— Je m’appelle Kate et je suis sa fille.
— Alors, je suis fier de proclamer notre parenté. Je m’appelle Herbert Vaughan, et j’arrive d’Angleterre.»
Il y avait dans ces quelques mots une certaine raideur qui attrista la jeune fille, car ce sentiment répondait mal à la bonne intention qui l’avait amenée; néanmoins elle ajouta pour rompre la glace:
«Mon père a reçu votre lettre, mais je pense qu’il ne vous attendait que demain. Permettez-moi, mon cousin, de vous souhaiter la bienvenue à la Jamaïque.»
Sous l’influence de cette douce voix, Herbert eut honte de son attitude morose: «Merci de votre bon souhait, lui dit-il avec cordialité. Je suis bien aise que votre nom soit Catherine, ma chère parente. C’était le nom de la mère de mon père? Était-ce aussi celui de ma tante?
— Non, elle s’appelait Quasheba.
— Voilà un prénom qui n’est pas commun.
— A Londres sans doute?.... Les vieilles gens de la plantation ont l’habitude, à cause de cela, de m’appeler Lilly Quasheba; mais cela déplaît à mon père, qui le leur défend.
— Votre mère était-elle Anglaise?
— Non, elle était de la Jamaïque; elle est morte jeune, je ne l’ai jamais connue, et je n’ai jamais eu non plus ni frères ni sœurs. Je me sens bien seule parfois, moi aussi!
— Mais vous aurez de la compagnie désormais, répliqua Herbert d’un ton un peu amer. M. Smythje me paraît fort amusant.
— Vous le connaissez? demanda la jeune fille. Ah! oui, vous êtes arrivés tous les deux par le même navire. Quelle idée avez-vous eue de ne pas venir dans la barouche avec lui?... Mais j’y pense, mon cousin, excusez mon étourderie, vous n’avez peut-être pas dîné ?
— Non, mais qu’importe! Même mourant de faim, je refuserais de m’asseoir à une table où je ne serais pas le bienvenu.
— Oh! cousin, vous m’affligez. Que dites-vous là ?»
En ce moment la porte s’ouvrit bruyamment et Loftus Vaughan parut sur le seuil.
— Kate, s’écria le planteur d’une voix courroucée, que faites-vous ici? Je vous ai cherchée par toute la maison. M. Smithje vous prie de lui jouer quelque chose sur la harpe.»
Ce ton violent dénotait, outre la colère, une excitation à laquelle les vins fins du dîner n’étaient pas étrangers.
«Mon père, ne voyez vous pas votre neveu?
— Venez, venez, vous dis-je.» Et sans répondre à la remarque de sa fille, M. Vaughan referma la porte du kiosque et entraîna Kate vers la maison.
Après le départ de la jeune créole, Herbert resta indécis sur la conduite qu’il devait tenir.
Ce qui venait de se passer le confirmait dans sa conviction qu’il n’était considéré que comme un intrus dans la maison de son oncle. Le résultat de son entrevue avec celui-ci n’était donc pas douteux; devant cet accueil blessant, il voulut d’abord s’éloigner de cette demeure inhospitalière sans attendre de nouveaux déboires; mais sa fierté le décida à aller jusqu’au bout, et à expérimenter combien peuvent être fragiles les liens de la famille pour ceux qui ne voient dans la vie que des intérêts.
Au lieu d’atténuer l’amertume de cette pénible attente, les sons de la harpe qui vibrèrent bientôt lui firent l’effet d’une raillerie; mais quand le jeune homme eut écouté quelques instants cette musique, il reconnut un motif triste et doux, l’air de l’Exilé d’Érin, et une voix mélodieuse lui apporta ces paroles appropriées à sa propre situation:
«Triste est mon sort, dit l’étranger au cœur brisé. Le daim sauvage, le loup cruel ont leur tanière dans la forêt; moi, je n’ai ni abri, ni refuge contre la faim et le danger. Je n’ai plus de maison, pas même de patrie!»
Cette voix, il la reconnaissait, c’était celle de Kate. Était-ce à lui que sa cousine envoyait ce chant sympathique?
Une fois encore, il se sentit calmé et prêt à pardonner; mais cette disposition ne dura pas longtemps. Comme les dernières notes mouraient dans l’air, la porte du kiosque s’ouvrit, et Herbert se trouva en face de son oncle.
Un froncement de sourcils de mauvais augure plissait le front assombri de M. Vaughan. Sans saluer le jeune homme ni lui tendre la main, il l’interpella rudement en ces termes:
«Ainsi, vous êtes le fils de mon frère.... Quel motif vous amène à la Jamaïque?
— Ma lettre a dû vous instruire à ce sujet.
— Et puis-je vous demander si vous avez une profession?
— Aucune, malheureusement; j’ai été élevé avec soin dans un bon collége, mais....
— J’entends; vous n’y avez appris que des fadaises impropres à vous faire gagner votre vie. Et vous n’avez aucune fortune, je pense?
— Votre supposition est aussi juste que triste pour moi, monsieur.
— Alors, comment comptez-vous vous tirer d’affaire?
— Du mieux et le plus honorablement que je le pourrai.
— En mendiant, en vivant aux crocs de votre oncle le planteur sans doute.
— Monsieur, dit Herbert en se redressant de toute sa hauteur, maintenant que j’ai le déplaisir de vous connaître, vous êtes le dernier homme dont j’accepterais un service.
— Vous êtes un impertinent, s’écria Loftus Vaughan.
Quittez à l’instant ma maison.
— Je n’y suis resté jusqu’ici qu’afin qu’il fût dit, monsieur, que vous en avez chassé le fils de votre propre frère.
— Ah! vous prétendez me faire la leçon?»
Le jeune homme avait sur les lèvres des paroles indignées, et il allait les jeter à la face de son oncle quand il aperçut le doux visage de Kate derrière une jalousie à demi levée.
«Il est son père, se dit Herbert, pour l’amour de cette gracieuse enfant, je me tairai — et, sans relever la dernière insulte de son oncle, il sortit du kiosque.
«Arrêtez, monsieur, lui cria le planteur, tout interdit de la tournure que les choses avaient prise; un mot avant. que vous ne partiez, si toutefois vous vous en allez.»
Herbert s’arrêta et tourna la tête pour écouter.
«Il ne sera pas dit, continua le planteur, que j’aurai laissé un parent sans secours. Vous trouverez vingt pounds dans cette bourse; prenez-les en attendant que vous trouviez un emploi; mais je ne vous les donne qu’à condition que vous ne vous vanterez à personne d’être mon neveu. »
Herbert prit la bourse sans répondre un seul mot; mais une seconde après les pièces d’or tintaient en se dispersant sur les cailloux de l’allée, et il lança le sac vide aux pieds de son oncle. Jetant alors au planteur un regard de dédain, il lui tourna le dos et s’éloigna rapidement.
IV
MERCI, AJOUTA-T-IL, EN DÉTACHANT LE RUBAN BLEU DE LA BOURSE. (P. 45.)
Il allait sortir du jardin quand son nom, prononcé à voix basse, le fit s’arrêter de nouveau.
«Cousin Herbert! lui disait-on.»
En s’approchant de l’angle du bâtiment d’où cet appel semblait partir, il aperçut Kate à une fenêtre.
«Ne soyez pas fâché, cousin Herbert, lui dit-elle; mon père est un peu souffrant; puis il est.... rude, un peu rude. Mon cher cousin, pardonnez-lui.»
Le jeune homme ouvrait les lèvres pour répondre lorsque Kate reprit:
«Vous avez refusé l’argent de mon père, mais vous accepterez le mien; c’est peu de chose, prenez-le cependant, ou bien vous me ferez un gros chagrin.»
Un objet brilla dans l’air et tomba en rendant un son métallique; une petite bourse de soie attachée par un ruban bleu gisait aux pieds d’Herbert.
Il la ramassa et parut hésiter un moment à la garder.
Mais après un instant de réflexion: «Merci, Kate, lui dit-il, vous avez été bonne pour moi.... Peut-être ne nous reverrons-nous jamais, mais je n’oublierai pas qu’il n’a pas dépendu de vous que le fils de mon père ait trouvé en vous une sœur et une amie. Vous n’en êtes pas à avoir besoin du dévouement d’un pauvre garçon tel que moi.... Souvenez-vous pourtant que j’aurai toujours un cœur de frère pour vous.»
Il détacha alors le ruban bleu qui nouait la jolie bourse, le fixa à sa boutonnière et renvoya avec adresse la bourse elle-même et son contenu à travers la baie de la fenêtre: «Si ma triste destinée, ajouta-t-il, me force à penser trop souvent qu’il est des cœurs durs et méchants, la vue de ce petit ruban me rappellera qu’il en est d’autres qui sont nobles et généreux. Adieu, ma chère cousine, que Dieu vous protège toujours!»
Avant que la jolie créole eût eu le temps de renouveler ses instances, avant qu’elle eût pu ajouter un mot de consolation et d’adieu, Herbert avait quitté le jardin et s’éloignait de Mount-Welcome.