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LES PASSAGERS DE LA NYMPHE DE L’OCÉAN

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Il y avait trois jours que le négrier avait jeté l’ancre dans Montego-Bay lorsqu’un vaisseau, mâté à carré, apparut au large, voiles déployées et le cap tourné vers le rivage. Bientôt il entra dans le havre; le drapeau de l’union anglaise flottant au-dessus du couronnement de la poupe. L’air franc, l’allure des marins de l’équipage révélaient un honnête navire marchand. On lisait ces mots à l’arrière:

La Nymphe de l’Océan, de Liverpool.

Bien que frété d’une cargaison de marchandises, la Nymphe de l’Océan amenait aussi des passagers. La majorité de ces derniers se composait de planteurs qui revenaient d’une visite à la mère patrie. D’autres, soit médecins, soit commerçants improvisés, étaient tous des chercheurs de fortune.

Parmi les passagers de première classe, se trouvait un individu d’autant plus remarquable qu’il ne cherchait qu’à se faire admirer. Au premier coup d’œil, on savait qu’on avait devant soi un cockney de Londres et un exquisite de la plus pure espèce. Ce jeune homme, bien qu’il eût vingt et un ans à peine, avait une figure fatiguée; il était d’un blond exagéré ; ses favoris et ses moustaches, soigneusement cultivés, dénotaient le cas que faisait d’eux leur propriétaire; des sourcils d’un jaune fade couronnaient des yeux d’un gris terne dont l’un était constamment fermé, et dont l’autre clignotait sous le lorgnon enchâssé comme à demeure dans sa paupière.

Son costume recherché répondait à ses prétentions de dandysme, et la lenteur de ses paroles, lorsqu’il condescendait à adresser la parole à quelqu’un, complétait le caractère du personnage.

Du reste, sauf le sourire moqueur que quelques-uns avaient peine à déguiser, on le traitait avec déférence; car M. Montagu Smythje avait pris soin d’expliquer aux personnes honorées de sa confiance qu’il allait prendre possession à la Jamaïque d’une propriété importante dont M. Loftus Vaughan avait été le curateur pendant sa minorité.

Parmi les humbles voyageurs faisant partie du steerage à bord de la Nymphe de l’Océan, se trouvait un autre jeune homme, de l’âge de M. Smythje, mais d’un aspect bien différent. Il avait le teint brun, malgré son origine anglaise; ses traits réguliers, la réserve de son maintien eussent attiré l’attention d’un observateur, car malgré l’usure de ses vêtements blanchis aux coutures, il gardait un air de distinction et de fierté modeste.

Assis près du cabestan, il tenait un album sur ses genoux et esquissait d’une main habile le havre dans lequel on allait attérir. Ce n’était pourtant pas un artiste, mais un pauvre jeune homme sans profession, inquiet de son avenir sans doute, car son front se rembrunissait parfois.

Comme le vaisseau se rapprochait de la terre, il ferma son album et se mit à contempler le paysage. Malgré les émotions qu’un spectacle si nouveau devait éveiller en lui, il devint pensif. Peut-être doutait-il de la bienvenue que lui offrirait cette contrée nouvelle.

Une voix étrangère l’arracha tout-à-coup à sa rêverie; c’était celle de M. Montagu Smythje. Ce gentleman avait fait la traversée de Liverpool à la Jamaïque sans franchir les limites sacrées du gaillard d’arrière; mais les passagers de toute classe s’étant précipités à l’avant dès l’entrée du port, afin de jouir du tableau splendide qui se déroulait devant eux, M. Smythje avait partagé la curiosité générale.

La belle nature qu’il honorait de sa contemplation lui arracha l’exclamation suivante:

«Sur mon honneur, un vrai décor d’opéra! Ne trouvez-vous pas, mon ami?»

Le jeune rêveur, surpris du ton de supériorité affecté par le passager des premières, s’abstint de répondre.

«C’est à vous que je parle, mon jeune camarade, continua le cockney. Par Jove, je vous ai souvent regardé du gaillard d’arrière. Vous êtes un voyageur de l’espèce taciturne. Puis-je savoir — pardon de la liberté grande —comment vous venez à là Jamaïque?

III

ÉTRANGE, S’ÉCRIA LE DANDY. (P. 25.)


— Comme vous-même, par la Nymphe de l’Océan.

— Ah! ah!... pas mal, fort bien répliqué. Et c’est du commerce que vous venez faire à la Jamaïque?

— Non, monsieur.

— Une profession libérale, alors?

— Pas davantage, répondit le jeune homme avec distraction, j’y viens trouver un oncle à moi, s’il vit encore.

— Prodigieux, dit Smithje, vous n’êtes donc pas sûr de ce fait important? Il y a donc longtemps que vous n’avez pas eu de ses nouvelles?

— Des années, répondit le jeune homme qui ajouta, sous l’empire de l’impression d’isolement qu’il éprouvait: Et je n’en ai reçu aucune, bien que je lui eusse écrit que j’arriverais sur ce navire.

— Étrange, s’écria le dandy. Et comment s’appelle cet oncle? J’ai des connaissances à la Jamaïque et je pourrais vous renseigner peut-être.

— Il est planteur et se nomme Vaughan.

— Vaughan! dites-vous? dit Smythje avec une vive surprise. Vous ne parlez pas, je suppose, de Loftus Vaughan, esquire de Mount-Welcome?

— C’est bien lui. Loftus Vaughan était le propre frère de mon père qui s’appelait, lui Herbert Vaughan, ainsi que moi.

— Incompréhensiblement étrange! Savez-vous, mon jeune ami, que nous avons la même destination? Loftus Vaughan est le gérant de ma propriété, et c’est chez lui que je me rends. Ne serait-il pas bizarre que nous fussions, vous et moi, reçus sous un même toit, par le même hôte?»

Cette remarque fut accompagnée d’un regard dont l’insolence n’échappa point au jeune passager. Il se disposait à répliquer vertement, quand le cockney, qui avait lu sur le visage de son interlocuteur, s’empressa de le quitter en balbutiant quelques mots sur la possibilité d’une rencontre prochaine.

Les jours qui suivirent la réception des deux lettres de Londres, on aurait pu voir Loftus Vaughan à l’une des fenêtres de Mount-Welcome, surveillant avec sa longue-vue la rade et la mer. Les steamers n’arrivaient pas à cette époque comme aujourd’hui à l’heure presque dite, et l’hôte attendu pouvait débarquer d’un moment à l’autre.

Cet événement n’était un mystère pour personne à Mount-Welcome; chaque jour y amenait de nouveaux embellissements. Les chambres de la grande maison avaient été fraîchement décorées, les servantes habillées de neuf, et les valets, pourvus de livrées, luxe inconnu jusque-là à la Jamaïque.

Les motifs de tous ces préparatifs étaient plus secrets. Loftus Vaughan avait une fille en âge d’être mariée et M. Smythje était un riche parti; la propriété de Montagu-Castle donnait des revenus que le custos, qui la dirigeait depuis plusieurs années, pouvait évaluer à un shilling près. La réunion de cette plantation à celle de Mount-Welcome devait constituer le plus beau domaine du pays; aussi le désir de les réunir par un mariage était-il devenu l’idée fixe du planteur.

Une autre raison lui faisait souhaiter cette alliance; personne à la Jamaïque n’ignorait que Kate fût la fille d’une quarteronne, et par conséquent, de sang-mêlé, et les préjugés de race lui auraient interdit toute union sortable dans son pays; Loftus Vaughan savait que les jeunes Anglais observent moins cette loi de démarcation sociale, et il espérait qu’un mariage qui anoblirait sa fille effacerait cette tache originelle.

C’était avec un véritable chagrin qu’il avait reçu la lettre par laquelle son neveu lui annonçait son passage effectué en seconde classe sur la Nymphe de l’Océan, car il avait craint que sa parenté avec un jeune homme si pauvre ne fût découverte par M. Smythje et ne fît naître dans l’esprit de celui-ci des doutes sur la respectabilité parfaite de son hôte.

Il s’était flatté pourtant de l’espoir que cette reconnaissance ne se ferait pas à bord, étant données les habitudes aristocratiques du gentleman, et il avait pris ses mesures pour empêcher toute espèce de rapports entre les deux jeunes gens, après leur débarquement.

Son plan était tracé avant l’arrivée de la Nymphe de l’Océan. M. Smythje devait être attendu et conduit immédiatement à Mount-Welcome. Un autre itinéraire devait être suivi par Herbert qui logerait chez l’inspecteur dont la maison, distante d’un mille de l’habitation, offrait les garanties désirables de sécurité. Le jeune homme aurait à rester là jusqu’à ce que son oncle lui trouvât un emploi, soit à Montego-Bay, soit dans quelque exploitation éloignée.

Trois jours après la réception des deux lettres, le planteur, fidèle à son poste d’observation, aperçut dans le havre un navire mâté à carré ; aussitôt les cloches sonnèrent à toute volée pour rassembler les domestiques; le cor de chasse avertit l’inspecteur, et en moins d’une demi-heure, la barouche de la famille, — superbe véhicule attelé de chevaux richement caparaçonnés — prenait le chemin de la baie. A la suite, marchait un fourgon mené par huit vaches; un jeune négrillon, juché sur le plus hérissé des coursiers, Quashie en personne, partait également, chargé d’une mission délicate.

Pendant ce temps, la maison de Mount-Welcome était livrée aux agitations des derniers préparatifs. Les négresses présidaient au polissage des parquets composés, habituellement, de bois des tropiques de nuances diverses, parmi lesquels figurent l’acajou, le palissandre, l’artocarpe et l’ébénier.

Le lustre du parquet de la salle est une question d’orgueil chez les planteurs de la Jamaïque, comme chez les occidentaux le luxe des tapis.

La cuisine était le théâtre d’une activité non moins grande; l’intérêt avec lequel l’état-major des négresses. remplissait ses fonctions, montrait que leur habileté était stimulée par la solennité du jour.

Leur maître ne les abandonnait pas à leur propre génie. On le vit partout pendant les heures de l’attente: à l’écurie, pour surveiller grooms et cochers; à la cuisine, donnant des recettes aux praticiens; dans la salle, pour veiller à l’arrangement des meubles, enfin en contemplation devant l’avenue, pour voir de plus loin l’hôte qu’il voulait fêter.

Une demi-heure après la conversation des deux passagers de la Nymphe de l’Océan, le navire mettait en panne devant le port de Montego-Bay. Un faux pont fut jeté sur le rivage; et le désordre, la cohue, qui caractérisent les débarquements, commencèrent.

Parmi les divers véhicules rangés le long du quai, on remarquait une barouche attelée de quatre chevaux. Un cocher mulâtre, qui brillait comme une châtaigne au milieu de son écorce dans sa livrée verte et jaune, occupait le siège; à la portière se tenait un valet de pied portant les mêmes couleurs.

Ce somptueux équipage avait attiré l’attention d’Herbert Vaughan qui, debout sur le pont, semblait hésiter à descendre à terre; il vit alors deux gentlemen se diriger vers la barouche et il reconnut en l’un d’eux M. Montagu Smythje qui s’installa commodément.

Quand la voiture eut disparu, les yeux du jeune homme s’abaissèrent tristement sur le pont. Personne pour lui souhaiter la bienvenue, à lui!

«Sa, lui dit un négrillon en lui touchant le bras.

— Quoi? dit Herbert brusquement arraché à ses réflexions. Que me voulez-vous? Je n’ai pas d’argent.

— Argent, sa? Quashie, pas besoin; lui obéir à massa, jeune seigneur prêt à suivre lui?

— Et à quel endroit, s’il vous plaît?

— A Mount’-Come, sa, chez M. Vaugh! Moi avoir poney pour vous; bagages aller dans fourgon à vaches.

— Bien, dit Herbert; quel chemin dois-je prendre?

— Droit le long de la rivière; s’arrêter au carrefour, tourner à droite, et vous voir bientôt Mount-Come, sa!

— Combien de chemin ai-je à faire?

— Peu près sept ou huit milles, sa; pouvoir aller comme éclair; vous surtout pas prendre à gauche.»

Le jeune étranger quitta le navire sur ces instructions et gagna le quai, son fusil de chasse sur l’épaule; alors, détachant la bride qui retenait le poney à la roue du fourgon, il se mit en selle et dirigea sa monture vers le chemin indiqué comme le seul qui pût le conduire à Mount-Welcome.

La diversion produite par sa descente à terre, la course à cheval, l’animation des rues par lesquelles il passait lui firent oublier d’abord les préoccupations inspirées par sa situation précaire; mais le chemin, jusque-là bordé de maisons, s’enfonça sous une voûte de feuillages, et le voyageur se trouva tout à coup dans une solitude complète.

Le terrain devint bientôt marécageux; Herbert dut ralentir le pas de sa monture, et il s’abandonna à des réflexions pénibles.

Le sujet s’en devine aisément. Il avait remarqué la distinction établie entre lui et l’autre passager: «Par l’âme de mon père, se disait-il, c’est une insulte faite à sa mémoire, beaucoup plus qu’à moi-même. Sans mon respect pour sa dernière volonté, je n’avancerais pas d’un pas de plus. Ce jeune homme est riche; je suis pauvre; voilà la seule raison d’un accueil si différent. Il n’importe! si dénué que je sois, je ne courberai pas la tête sous les mépris de mon orgueilleux parent.»

Et, ranimé par le sentiment de sa dignité personnelle, le jeune homme donna de l’éperon au poney, qui l’emporta au galop.

Pendant près d’une heure le poney tint le galop. Le chemin courait directement, sillonné de traces de roues; la rivière indiquée par le négrillon se montra; Herbert ralentit l’allure de sa bête pour chercher le gué, car il n’y avait aucune apparence de pont; mais J’eau était basse, le poney y plongea sans hésitation et la traversa sans difficulté.

Le jeune homme fit halte sur la rive opposée. Le chemin fourchait à cet endroit et présentait trois routes. Laquelle prendre? — Surtout pas à gauche! avait dit le nègre. —Mais il fallait choisir entre celle de droite et celle du milieu; le voyageur trouva prudent de chercher les empreintes laissées par la barouche qui avait dû passer avant lui.

Pendant qu’il tenait conseil, ses réflexions furent interrompues par une voix qui semblait retentir tout près de son oreille; et il fut étonné, en se retournant sur sa selle, d’apercevoir Quashie en personne.

«Eh! sa, moi dire à vous pas prendre à gauche, chemin du vieux Juif; mais suivre le milieu, c’est celui de massa Vaugh!»

La présence du négrillon étonnait Herbert, car il l’avait laissé sur le port, surveillant les bagages; et depuis, il avait parcouru plusieurs milles au galop, allure qu’un piéton ne pouvait suivre. Comment expliquer l’apparition de l’enfant?

«Quashie suivre massa, Quashie sur les talons du poney, répondit le négrillon aux questions d’Herbert.

— Veux-tu dire, peau noire, que tu as couru après moi depuis la place du débarquement?

— Cela pas difficile; Quashie mettre bagages dans fourgon; massa pas aller vite d’abord, Quashie attraper lui et courir après poney; pas malin, sa?

— Alors, petit drôle, je défie blanc ou noir de t’égaler à la course. Ah çà, tu as dit le chemin du milieu?

— Oui, sa!»

Herbert partit dans la direction indiquée; après quelques instants, il se retourna pour voir ce qu’était devenu le négrillon. Quashie avait disparu.

«Par où diable ce babouin a-t-il passé ? se dit le jeune homme à demi voix.

— Ici, sa! répondit Quashie,» et au même instant une forme brune se dressa sur la croupe du poney. Le procédé de ce page singulier était expliqué ; il se tenait accroché à la queue de l’animal.

Le jeune Anglais, oubliant ses préoccupations, partit d’un franc éclat de rire, auquel Quashie fit écho par une grimace qui lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles.

Un demi-mille plus loin ils atteignirent la porte d’entrée de Mount-Welcome. Il n’y avait pas de loge pour le garde, mais seulement deux grands piliers soutenant de chaque côté une aile de maçonnerie, et entre ces piliers, une porte massive à deux battants. Le bâtiment apparut alors avec ses murs blancs et ses jalousies vertes au bout de la longue allée de tamarins.

«Dites-moi, Quashie, demanda Herbert après avoir contemplé cette aristocratique demeure, est-ce M. Vaughan qui vous a donné des instructions pour me conduire à Mount-Welcome?

— Non, massa; lui, rien dit à moi. C’est le directeur: Quashie, il a dit, vous aller au grand vaisseau; vous voir jeune seigneur; vous donner Coco à lui — ce être le nom du poney, sa! — et alors vous amener lui à ma maison. »

— A la maison du directeur? Vous voulez dire à Mount-Welcome, Quashie?

— Non, massa; par ici! par ici!» répondit le négrillon en désignant une allée qui, bifurquant de l’avenue, s’enfonçait dans la direction de la montagne.

En entendant cette affirmation, Herbert resta plongé dans une pénible rêverie; sa poitrine se soulevait; son visage se contractait; il commençait à comprendre.... A ce moment, Quashie saisit le poney par la bride pour le faire tourner dans le chemin de traverse.

«Laisse-moi, garçon, laisse-moi! cria le cavalier d’une voix irritée, où tu feras connaissance avec ma cravache.... Voici mon chemin.»

Et arrachant la bride des mains de son guide stupéfait, il s’élança au galop dans la direction de Mount-Welcome.

Les planteurs de la Jamaïque :

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