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Avant l’ouverture. — 1er février.

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Le temps qui court ne paraît pas nous présager des merveilles. Il n’y a dans l’air aucun de ces signes qui font lever les yeux vers le ciel; la mêlée du salon sera, sans doute, terre-à-terre et confuse, et l’on n’apercevra point au-dessus de la tête des combattants quelque aigle radieux aux ailes déployées, à moins pourtant que le jury n’admette cette fois M. Eugène Delacroix qui présente cinq tableaux. La plupart des victorieux du passé sont assis à l’écart, dans l’attitude de la Mélancolie d’Albert Durer, la tête penchée sur une main oisive. L’art est surtout le reflet des sentiments de tout le monde. Si la société n’aime rien avec passion, l’art perd son enthousiasme et sa vertu expressive. Lorsque Raphaël peignait Galatée triomphante, chacun voyait dans cette femme nue et debout sur sa conque, la résurrection de la Beauté, la renaissance de la forme enterrée comme une momie antique dans les inflexibles bandelettes du moyen-âge.

Hélas! Galatée ne tarda pas à faire naufrage. On ne sauva de la mer que quelques nymphes fatiguées et de petits amours que chassèrent bientôt les soldats romains de David. Aujourd’hui, il faut de nouveau se mettre à la recherche de la Beauté.

Mais les artistes sont découragés, plusieurs par l’indifférence publique, d’autres par l’autocratie du jury, qui choisit les tableaux et qui les classe au Salon. On dit que ce malheureux tribunal secret et irresponsable a eu bien de la peine à se constituer cette année. Il serait curieux que cette institution vicieuse pérît de mort naturelle, après avoir résisté depuis quinze ans à toutes les attaques. Il y a de grands coupables qui finissent ainsi tranquillement dans leur lit.

L’autorité usurpée de ces vieux censeurs officiels a déjà écarté du Salon plusieurs artistes des plus distingués. M. Ary Scheffer, M. Barye, M. Rousseau, M. Dupré, M. Jeanron, et bien d’autres, ont renoncé à passer sous les lunettes de l’Académie. Vous n’aurez donc point cette année les beaux portraits de M. Scheffer, célèbres avant qu’on les ait vus. M. Barye garde ses lions et ses gazelles dans l’intimité de son atelier. Les paysages que MM. Dupré et Rousseau ont rapportés des Pyrénées iront tout droit dans la collection de M. Périer. De son côté, M. Ingres se soustrait volontairement à la publicité commune. Le Dieu se tient voilé dans le sanctuaire, et ne se manifeste qu’aux prêtres et aux initiés qui desservent l’autel. M. Delaroche est en voyage, et son beau-père, M. Horace Vernet, ne lui a pas encore appris le secret de peindre en courant sur les grands chemins. M. Steuben est en Russie, où la couleur de son talent prouve bien qu’il est né. M. Camille Roqueplan a été malade toute l’année. M. Gudin s’est marié outre-Manche. M. Winterhalter a eu la douleur de voir un de ses ouvrages refusé par le Roi. Les uns ont fait des chapelles; les autres sont morts. Il ne reste que M. Horace Vernet pour remplir le Louvre de son nom et de son incommensurable Bataille de la Smala.

Comment M. Vernet qui est un homme de tant d’esprit, n’a-t-il pas fait sa Bataille de la Smala sur une petite toile de chevalet ou sur une pierre lithographique? Les splendides Vénitiens des Noces de Cana vont étouffer sous ce pâle linceul qui doit les recouvrir au Louvre. Mais pourquoi donc cette proportion démesurée pour un fait d’armes qui n’égale pas sans doute les batailles d’Alexandre, de César, de Charlemagne ou de Napoléon? On nous a dit que quelque prince belligérant devait emporter en Afrique cette bonne toile roulée pour s’en faire une tente. Le fameux parasol de Maroc, fabriqué rue Saint-Denis, est vaincu.

Si cependant la tente déployée de M. Horace Vernet ne s’étend pas depuis le salon carré jusqu’au fond de la galerie Italienne, nous demandons place pour les tableaux de M. Eugène Delacroix; il y a de quoi nous consoler de l’absence de plusieurs autres. L’infatigable M. Delacroix a peint, cette année, outre sa grande composition de la rue de l’église Saint-Louis, au Marais, un Marc-Aurèle mourant, recommandant son fils à ses amis, l’Empereur de Maroc au milieu de ses officiers, l’éducation de la Vierge, une Sybille et une tète de Madeleine. On peut assurer que M. Delacroix sera encore le premier peintre de notre école contemporaine.

Nous déclarons que nous n’avons rien voulu voir d’avance dans les ateliers. Rien. C’est une manière comme une autre. C’est peut-être la bonne. Il y a plaisir à entrer à l’exposition comme un simple amateur de la foule, et à s’arrêter naïvement, sans propos délibéré, devant les tableaux qui ont de l’aspect et du magnétisme. On peut juger ainsi, sans prévention et sous le même jour, toutes ces toiles qu’on apprécie avec moins de justesse dans l’isolement d’un atelier.

Voici cependant l’indication des principaux ouvrages présentés à l’exposition. M. Decamps a fait neuf dessins. M. Diaz a envoyé trois portraits de femmes, d’une distinction charmante, entr’autres le portrait de madame L.., qui ressemble à mademoiselle de Cardoville ou à quelque jeune fille dorée des tableaux de Paul Véronèse. M. Couture, l’auteur de l’Amour de l’or, a commencé une grande composition excellente, qu’il intitule la Décadence romaine. Il a voulu mettre en scène toute la civilisation antique à son agonie. C’est un superbe prétexte pour une belle peinture. Nous ne doutons pas que M. Couture et M. Diaz, qui ont conquis tout d’un coup l’année dernière une réputation éminente parmi nos peintres. n’aient encore développé leur talent.

M. Gigoux a fait une Manon Lescaut, de grandeur naturelle; M. Henry Scheffer une madame Roland, M. Robert Fleury un Autodafé, M. Debon une grande bataille, M. Meissonnier, trois petits tableaux microscopiques, les Routiers jouant aux dés, la Partie de piquet, et un Homme feuilletant un carton de dessins; M. Rodolphe Lehmann, une Madone; M. Glaize, la Conversion de la Madeleine; M. Isabey, un Alchimiste; M. Alfred de Dreux, une jeune Femme à cheval. Parmi les paysagistes, on cite MM. Corot, Français, Troyon, Flers, etc.; nous retrouverons sans doute encore MM. Leleux, Muller, Flandrin et quelques autres dont on a remarqué la peinture au Salon de 1844.

On parle beaucoup de M. Brascassat et de ses animaux. M. Brascassat a-t-il, par hasard, été étudier Albert Cuyp et les anciens maîtres hollandais, depuis qu’il a disparu de nos expositions publiques? Ses taureaux ont-ils grandi depuis six ans? M. Brascassat a déjà l’estime des amateurs bourgeois qui paient sa peinture aussi cher que la mauvaise peinture de M. Verboeckoven, de M. Koekkoek, de M. Schelfout et des autres miniaturistes étrangers. Mais cet engouement passager ne soutiendra pas longtemps les faibles successeurs de la naïve et forte école des Pays-Bas. La peinture ne s’estime pas à la somme d’écus qu’elle déplace. Ne laissons pas les financiers faire la loi dans les arts. La sympathie des vrais artistes vaut mieux que l’argent.

Les sculpteurs ont beaucoup travaillé cette année. M. Pradier a fait une Phryné en marbre, M. David une statue d’enfant, M. Bosio une jeune fille nue. L’auteur de la statue du jeune David balançant sa fronde, M. Bonassieux, a envoyé un buste; M. Jouffroy, deux charmantes statues de femmes; M. Etex, un groupe, plusieurs bustes et quelques peintures. Il a fait, en outre, un modèle du monument de Vauban pour les Invalides, lequel ne sera point exposé. La Statue équestre du duc d’Orléans, par M. Marochetti, et le Jean-Bart de M. David, seront placés, dit-on, dans la cour du Louvre. On jugera mieux de l’effet en plein air. C’est un privilége qu’envieront sans doute les autres statuaires condamnés à l’obscurité de la salle basse du Louvre; car la statuaire exige l’espace et la grande lumière.

Le Salon de 1845 s’annonce donc comme les autres Salons depuis dix ans. Peu d’inspiration nouvelle, quelques artistes de talent, et la foule des médiocrités. Mais les arts comme le monde se renouvellent lentement, et personne n’a le secret des rêves qui agitent sourdement la poésie pendant son sommeil.

Le Salon de 1845

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