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UN CADET DE FAMILLE
XCIV

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Je touchai à une des îles Barbie, parce qu'elle se trouvait sur mon chemin, mais je ne pus obtenir des habitants que deux sacs de tabac chinois.

En faisant l'achat de cette marchandise, je pris sur mes genoux une belle petite fille malaise dont les yeux avides et intelligents convoitaient mes pièces d'or.

– Allons, allons, me dit la mère de la jolie petite fille, donnez-moi encore une pièce d'or, et vous aurez le tabac, quatre poulets, un panier d'œufs, des fruits et mon aînée par-dessus le marché, car il me semble qu'elle vous plaît.

Je donnai à la marchande l'argent qu'elle demandait, et je dis à mes hommes d'emporter mes acquisitions sur le bateau. La petite fille me prit la main, et sans jeter un regard à sa mère, sans recevoir d'elle une caresse ou un mot d'adieu, elle s'élança, légère comme un faon, sur les traces des hommes du grab. Je fis cadeau à Zéla de cette fleur malaise, et, dans mon âme, je sentis une réelle admiration pour cette mère qui n'était point imbue des préjugés étroits qui prévalent en Europe. Toute la nature nous enseigne que l'enfant sevré ne doit être ni une charge ni un embarras pour sa mère; la lionne abandonne le lionceau, et les mères chrétiennes vraiment éclairées laissent leurs enfants libres, guidées sans doute dans leur conduite par la supériorité d'un instinct naturel.

À l'époque de mes voyages, la France et la Hollande étaient réunies sous la même dictature, et je fus très-bien accueilli par le gouverneur de Batavia, qui était un officier hollandais. Après avoir reçu mes dépêches, il ordonna aux autorités de la ville de me faciliter par tous les moyens possibles mes achats de provisions. Ces achats devaient se faire, pour mon intérêt, avec la plus grande promptitude, car il était fort dangereux de communiquer journellement avec les habitants de l'île, sur lesquels le choléra-morbus sévissait d'une manière horrible.

Les négociants de la factorerie hollandaise étaient si officieusement bons, bienveillants et hospitaliers, que leurs offres de repas, de rafraîchissements, me causaient malgré moi une sorte de dégoût. De Ruyter était le héros de ces marchands, et la confiance illimitée que notre commodore avait en moi, – puisque, possesseur de sommes considérables, je pouvais en disposer à ma guise, – produisait sur les habitants de Java un effet presque magique.

Bien que le nom et l'amitié de de Ruyter fussent pour moi un excellent patronage, je pouvais à la rigueur me passer de cette protection dans les endroits où nous étions connus. J'avais établi depuis longtemps par mes actions une renommée particulière, et mon nom seul suffisait pour m'ouvrir toutes les portes. Depuis, la médisance, ou, pour mieux dire, la calomnie, a analysé ma conduite: elle a prétendu que je méritais la corde… mais cette assertion n'est qu'une méchante, qu'une malicieuse envie.

J'ai eu des torts de jeunesse, je l'avoue, car, semblable à Michel Cassio, j'avais la tête inflammable, et je ne pouvais supporter avec calme l'aiguillon d'un excès de vin. Je dois cependant m'accorder le mérite d'avoir toujours fui avec une profonde horreur les dégoûtants excès de la bouche, et ce dégoût me faisait repousser avec une inflexible politesse les offres hospitalières des négociants hollandais. Quand j'eus terminé mes affaires, je regagnai en toute hâte ma petite cabine, séjour charmant, qui, pour moi, contenait le monde, puisqu'elle abritait Zéla. Nous étions toujours insatiables de caresses: notre affection était l'inépuisable trésor dans lequel nos mains avides se croisaient sans cesse. Je rentrai, et nous dînâmes tête à tête, nous régalant ensemble sur la même grappe de raisin, buvant du café dans la même tasse; heureux, enfin, heureux! Ce mot résume tout! L'excès de l'amour était mon seul excès; j'étais robuste, je vivais sobrement, et le mal qui frappait les habitants de Java me laissa dans la quiétude physique la plus parfaite.

Les Européens qui se trouvaient à bord et sur terre me dirent que le préservatif le plus efficace contre les attaques du choléra-morbus était une excellente nourriture et même un abus des liqueurs fortes. La fièvre cholérique, ajoutaient-ils, n'ose attaquer les gens forts qui la bravent, mais elle tyrannise les faibles qui la craignent.

J'approuvai les diseurs, mais je ne suivis pas leurs conseils. Quant à eux, ils les mirent aussitôt en pratique, mangeant et buvant du matin jusqu'au soir pour activer la circulation du sang. On défendit, comme fort dangereuses, les consommations de riz, de légumes; moi, je mangeai tout cela, ainsi que mon équipage, et nous vécûmes en parfaite santé; tandis que les Européens, en dépit de toutes leurs précautions, moururent comme des moutons atteints par la mortalité.

Plusieurs vaisseaux qui se trouvaient dans le havre furent chassés par le vent sur le rivage, faute de mains pour les attacher; d'autres, tout frétés, n'avaient pas assez de monde pour lever leur ancre. Deux vaisseaux de guerre français et hollandais, qui avaient reçu l'ordre de mettre à la voile, se trouvaient dans un état si déplorable, qu'il leur fut impossible de quitter le port.

Si le choléra-morbus avait pu être chassé par l'excellence de la nourriture, il n'eût point attaqué la partie européenne de mon équipage; ainsi, non-seulement la maladie nous frappa, mais elle n'atteignit exclusivement que les robustes fils du Nord, et respecta sa propre race, les enfants du soleil.

Un Cadet de Famille, v. 3/3

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