Читать книгу Eaux printanières - Иван Тургенев, Тургенев Иван Сергеевич - Страница 11
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ОглавлениеGemma, en effet, fut très contente de revoir Sanine, et Frau Lénore lereçut très amicalement; il était évident qu'il avait produit la veilleune excellente impression sur toutes deux. Emilio courut commander ledéjeuner après avoir encore une fois rappelé à Sanine qu'il avait promisde plaider sa cause auprès de sa mère.
– Je n'oublierai pas, soyez tranquille, dit Sanine au jeune garçon.
Frau Lénore n'était pas tout à fait bien; elle souffrait de la migraine,et à demi-allongée dans le fauteuil, elle s'efforçait de resterimmobile.
Gemma portait une ample blouse jaune retenue par une ceinture de cuirnoir; elle semblait aussi un peu lasse; elle était légèrement pâle, descercles noirs entouraient ses yeux, sans pourtant leur enlever leuréclat, et cette pâleur ajoutait un charme mystérieux aux traitsclassiquement sévères de la jeune Italienne.
Cette fois Sanine fut surtout frappé par la beauté élégante des mains dela jeune fille. Lorsqu'elle rajustait ou soulevait ses boucles noires etbrillantes, Sanine ne pouvait arracher ses regards de ces doigtssouples, longs, écartés l'un de l'autre comme ceux de la Fornarine deRaphaël.
Il faisait extrêmement chaud dehors; après le déjeuner Sanine voulut seretirer, mais ses hôtes lui dirent que par une pareille chaleur ilvalait beaucoup mieux ne pas bouger de sa place; et il resta.
Dans l'arrière-salon ou il se tenait avec la famille Roselli, régnaitune agréable fraîcheur: les fenêtres ouvraient sur un petit jardinplanté d'acacias. Des essaims d'abeilles, des taons et des bourdonschantaient en chœur avec ivresse dans les branches touffues des arbresparsemées de fleurs d'or; à travers les volets à demi clos et les storesbaissés, ce bourdonnement incessant pénétrait dans la chambre donnantl'impression de la chaleur répandue dans l'air au dehors, et lafraîcheur de la chambre fermée et confortable paraissait d'autant plusagréable…
Sanine causait beaucoup, comme la veille, mais cette fois il ne parlaitplus de la Russie ni de la vie russe. Pour rendre service à son jeuneami, qui tout de suite après le déjeuner avait été envoyé chez M. Kluberpour être initié à la tenue des livres, Sanine amena la conversation surles avantages respectifs du commerce et de l'art. Il ne fut pas étonnéde voir que Frau Lénore était pour le commerce, il s'y attendait, maisil fut surpris de voir que Gemma partageait l'opinion de sa mère.
– Pour être un artiste, et surtout un chanteur, déclara la jeune filleen faisant un geste énergique de la main, il faut occuper le premierrang; le second ne vaut rien; et comment savoir si l'on est capable detenir la première place?
Pantaleone prit part à la conversation et se déclara partisan de l'art.Il est vrai que ses arguments étaient assez faibles: il soutint qu'ilfaut avant tout posséder un certo estro d'epirazione– un certain éland'inspiration!
Frau Lénore fit la remarque que certainement Pantaleone avait dûposséder cet estro et pourtant…
– C'est que j'ai eu des ennemis, répondit lugubrement Pantaleone.
– Et comment peux-tu savoir (les Italiens tutoient facilement) qu'Emilion'aura pas d'ennemis, lors même qu'il posséderait cet estro?
– Eh bien! faites de lui un commerçant, dit Pantaleone dépité, maisGiovan' Battista n'aurait pas agi de la sorte, bien qu'il fût confiseurlui-même…
– Mon mari, Giovan' Battista, était un homme raisonnable, et si dans sajeunesse il a cédé à des entraînements…
Mais Pantaleone ne voulut plus rien entendre et sortit de la chambre enrépétant sur un ton de reproche: «Ah! Giovan' Battista!»
Gemma dit alors que si Emilio se sentait un cœur de patriote, et s'iltenait à consacrer toutes ses forces à la délivrance de l'Italie, onpourrait pour cette œuvre sacrée sacrifier un avenir assuré, mais paspour le théâtre…»
À ces mots, Frau Lénore devint très inquiète et supplia sa fille de nepas induire en erreur son jeune frère, mais de se contenter d'êtreelle-même, une affreuse républicaine!..
Après avoir prononcé ces paroles, Frau Lénore se mit à gémir et seplaignit de son mal de tête; il lui semblait que son crâne allaitéclater.
Gemma s'empressa de donner des soins à sa mère. Elle humecta le front deMadame Roselli d'eau de Cologne et souffla lentement dessus, puis ellelui baisa doucement les joues, posa la tête de Frau Lénore sur descoussins, lui défendit de parler et de nouveau l'embrassa. Alors, setournant vers Sanine, d'une voix à demi émue, à demi badine, ellecommença à faire l'éloge de sa mère.
– Si vous saviez comme elle est bonne et comme elle a été belle!.. Quedis-je, elle l'a été, elle l'est encore maintenant… Regardez les yeuxde maman!
Gemma sortit de sa poche un mouchoir blanc, en couvrit le visage de samère, puis abaissant lentement le rebord de haut en bas, elle découvritl'un après l'autre le front, les sourcils et les yeux de Frau Lénore; alors elle pria sa mère d'ouvrir les yeux.
Frau Lénore obéit, et Gemma s'exclama d'admiration.
Les yeux de Frau Lénore étaient en effet fort beaux.
Gemma maintenant le mouchoir sur la partie inférieure du visage, quiétait moins régulière, se mit de nouveau à couvrir sa mère de baisers.
Madame Roselli riait, détournait la tête et feignait de vouloirrepousser sa fille; Gemma de son côté faisait semblant de lutter avec samère, non pas avec des câlineries de chatte, à la manière française, mais avec cette grâce italienne qui laisse pressentir la force.
Enfin Frau Lénore se déclara fatiguée. Gemma lui conseilla de faire lasieste dans ce fauteuil, en promettant que le monsieur russe etelle-même resteraient pendant ce temps aussi tranquilles que de petitessouris.
Frau Lénore répondit par un sourire, poussa quelques soupirs ets'endormit. Gemma s'assit sur un tabouret près de sa mère et restaimmobile; de temps en temps d'une main elle portait un doigt sur seslèvres, de l'autre elle soutenait l'oreiller derrière la tête de samère, et chuchotait d'une voix insaisissable, regardant de traversSanine, chaque fois qu'il s'avisait de faire un mouvement quelconque.
Bientôt Sanine resta immobile à son tour, comme hypnotisé, admirant detoutes les forces de son âme le tableau que formaient cette chambre àdemi-obscure où par-ci par-là rougissaient en points éclatants des rosesfraîches et somptueuses qui trempaient dans des coupes antiques decouleur verte, et cette femme endormie avec les mains chastementrepliées, son bon visage encadré par la blancheur neigeuse de l'oreilleret enfin ce jeune être tout entier à sa sollicitude, aussi bon, aussipur et d'une beauté inénarrable avec des yeux noirs, profonds, remplisd'ombre, et quand même lumineux…
Sanine se demandait où il était? Était-ce un rêve? Un conte? Comment setrouvait-il là?