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II
BONAPARTE.–L’ENFANT CORROMPU.–LES CONSULS.– UNE REVUE.–UN PÈRE.–ÉDUCATION NÉGLIGÉE; SES SUITES.
ОглавлениеNous nous crûmes sauvés en retrouvant le toit héréditaire, la ferme patrimoniale, mot qui avait une si grande solennité dans la bouche de ma mère, surtout lorsque lui venait après en contraste la flétrissante épithète de bien national.
Il nous restait peu de fortune, et elle avait besoin d’une sévère administration.
L’ordre eut des succès lents, mais heureux; une grande et profonde paix régna parmi nous.
C’est alors que j’entendis dans la ferme parler de Bonaparte, de l’Italie, du pont d’Arcole, et que je représentai ce trait de notre histoire avec mes jeunes camarades. Bonaparte, Arcole, Italie! je remplissais le petit domaine de ces trois mots.
Ce dictionnaire s’étendit par le récit de toutes les victoires que je faisais tous les soirs raconter à mon père.
Notre vie était égale, sereine, calme et douce, et moi j’étais un enfant enthousiaste, frémissant, violent, mais pur et sain, possédant tous les trésors de l’innocence des sens.
Ma chute de cet état au premier et glissant degré du mal eut une cause qu’il est utile de signaler aux pères et aux mères:
La société intime et non surveillée d’enfants de la ville mauvais et corrompus.
C’est une époque bien fatale de ma vie, et je n’y peux songer sans frémir.
En quelques jours tout fut perdu.
Ces enfants partirent, et je restai avec les étincelles de ce feu qui ne devait s’éteindre qu’à la voix de Dieu, et quand il aurait fait passer sur moi tous ses flots, comme parle Bossuet.
Oh! ne laissez jamais les enfants seuls ensemble, l’enfant innocent près des enfants inconnus. Le démon peut bien dire: Où il y en a seulement deux, je serai en troisième. Cela est effroyable à penser, mais cela est, n’en doutez pas.
J’avais à peine neuf ans, j’étais bon, joyeux, sincère et sain. Je devins plein de malice, inégal, menteur et malingre.
L’impureté m’avait pris, elle m’avait mis sa robe dévorante; je devins si méchant, si difficile à gouverner, qu’on parla de me mettre en pension.
Là, les mauvais exemples, plus nombreux, développèrent mes passions avec une rapidité que je ne me rappelle pas sans frémir. Quelle frénésie dans mes sens, quelles émotions dont mon cœur battait à sortir par mes lèvres! Une excitation terrible était surtout renfermée dans ces fréquentes distributions de prix, dans ces fêtes multipliées qui furent de si singuliers préludes à la reprise des jouissances de société dont la France avait été séparée si long-temps par le fleuve sanglant de la révolution.
Les salons des pensionnats furent les premiers qui se rouvrirent, et nous avions envahi presque tous les hôtels des fermiers-généraux des Champs-Elysées, et des belles rues du faubourg Saint-Germain. Là où s’étaient entendus les derniers chants, les derniers artistes célèbres de lamonarchie expirante, se retrouvèrent les premiers concerts et les nouveaux virtuoses de l’école et de la société qui allait se recomposer.
Étrange éducation! nos jeunes sens émus purent s’enivrer de toutes ces illusions, nos yeux contempler ces indécentes parures de l’antique Rome! Nous avons eu un si admirable instinct pour prendre tout ce qu’il y avait de mauvais dans les républiques! les massacres, les fournisseurs et les courtisanes! L’enfance, admise à cette rénovation morale, y puisa un délire précoce auquel les guerres de l’Empire seules donnèrent peut-être une direction moins funeste que celle qu’on en devait naturellement attendre.
Il y eut une étrange confusion dans ces salles d’études que venaient parcourir avec des yeuxmoqueurs, aimables et charmants, toutes les jeunes demoiselles des institutions voisines, premières invitées à ces réunions où toutes les gloires littéraires, savantes, administratives et guerrières, toutes les célébrités des deux sexes, se réunissaient pour décerner ces couronnes que l’on prodiguait à ces études si imparfaites au milieu du tumulte et de la désorganisation qui régnaient encore.
Mes rêves ardents prenaient une dévorante réalité. Ce ne furent dès lors que vers, messages, madrigaux cachés dans les cahiers de thèmes et dans les feuillets du Cornelius Nepos.
Pauvres misérables enfants!
J’étais à la tête du mouvement et du progrès social dans le pensionnat.
La révolution consulaire mit à cela une espèce de trève. Les événements militaires devinrent si glorieux, si grands, qu’ils nous prirent aussi, et tout le reste fut oublié.
A ce mot de consuls, nous nous crûmes Romains, nous autres petits faubouriens. Toutes nos versions se réalisaient.
Je vois encore sur mon Dictionnaire latin:
Bonaparte, Cambacéres, Lebrun, consulibus.
Tous les pensionnats prirent un uniforme; le nôtre était hussard. Nous sortions seuls dans Paris, nos sabres battaient sur les pavés, nous entrions aux Tuileries, nous montions les escaliers consulaires, nous allions au balcon de l’horloge voir passer les guides de Bonaparte et leur artillerie volante; et la brune infanterie de ces glorieuses armées d’Italie, tous ces généraux des quatorze armées qui portaient chacun un nom de victoire. C’était un ravissement au-dessus de notre âge, mais qui nous allait bien.
Quelle vie débordait autour de nous! quelle valeur dans les mots! dans les noms! quelle expression avait la musique des régiments, que les airs de Rossini, tout charmants qu’ils sont, ont si complètement privée de son cachet de vraie guerre. On sentait que les musiciens étaient soldats aussi, et soldats victorieux!
Il y avait un désir de se distinguer, de contribuer à cette gloire, à ces événements, à ce génie de Bonaparte qui se faisait sentir à tous.
Et puis des contrastes si bizarres!
Par exemple, ce mot, cette chose, cette personne de Cambacérès au milieu de tout cela.
Quelle plaisanterie!
Au moment où le consul sortait de ses appartements, un pressentiment d’agitation se communiquait à tout.
Sa démarche précipitée entraînait foule et cortège dans un empressement qui faisait frémir tous les pas derrière lui. Tous ces hommes qui le suivaient lui semblaient attachés par des ressorts invisibles.
Un jour, nous fûmes témoins d’un signe bien remarquable de cette puissance.
Le consul descendait les escaliers avec plus de rapidité encore que de coutume.
Il était mécontent et irrité, malade peut-être, ou sous l’influence du temps, qui était sombre, aigre et menaçant: toutes les figures portaient au front ces paroles:
Qu’a donc le consul?
Le Carrousel était rempli de régiments.
Un palfrenier, que je crois voir encore, attendait sous le pavillon de l’horloge, tenant un cheval blanc d’une expression admirable, qui battait le pavé de son pied sonore. Le palefrenier était grand, calme, beau, d’une figure douce et noble. Je ne sais s’il y eut de sa faute, si ce fut celle du cheval, mais au moment où le consul mettait le pied à l’étrier et s’élançait, le coursier, mal tenu peut-être, fit un écart; Bonaparte pensa tomber, cependant il se jeta en selle, et se penchant sur l’encolure avec les regards furieux d’un homme qui en va tuer un autre, il appliqua deux ou trois coups de sa cravache sur les épaules du palefrenier, qui courba son dos, et sans presser son pas, s’éloigna silencieux. Deux cents personnes l’avaient vu et frémissaient. Le blâme d’une telle action était certainement dans bien des cœurs, mais pas un regard ne l’exprima.
La revue commença; Bonaparte était sombre et de plus en plus sévère; il courut, préoccupé et inattentif, entre les lignes, et presqu’aussitôt revint avec son état-major muet et consterné se placer en face de l’horloge.
Le défilé commença. Il n’y avait de cavalerie qu’un escadron de hussards bleus que commandait une vieille moustache grise bien fournie. A peine l’infanterie avait-elle laissé un champ libre que cet escadron partit au grand trot des chevaux et sur une seule ligne de trois hommes de profondeur; c’était beau à voir! Le vieil officier contenait ses hussards par une espèce de rugissement sourd qui tenait de celui des lions, par des mots courts, précis, énergiques, et par une expression de figure admirable; et la ligne se maintenait droite, égale et ferme, s’animait à mesure quelle arrivait à la hauteur du consul; on sentait battre tous les cœurs de ces soldats; les chevaux hennissaient, et jusqu’aux sabres brillaient d’un éclat surnaturel
Ce fut sans doute cet excès de vie et d’attention qui fit, qu’arrivée sous le regard du héros, la terrible ligne exécuta un zig-zag qui la rendit pareille à un jeu de dominos que l’on mêle après la partie faite.
Le vieil officier fit entendre un juron qui rendit la chose du dernier comique.
Cependant le consul regardait avec une mélancolie sévère: qu’allait-il dire?
Un sourire rapide, indulgent, aimable, délicieux, éclaira sa figure pâle et terrible. Ce sourire, qui fut d’une seconde, avait été répété par toutes les physionomies de l’état–major. Cependant personne n’avait pu le voir; il parut comme un faible éclair dans un ciel sombre, s’éteignit à l’instant et ne laissa nulle trace, nul souvenir. Il n’en restait pas davantage sur tous ces visages qui avaient partagé cette fugitive gaieté.
On descendait de cheval à la hâte, on ne retrouvait plus sur tous les fronts que l’inquiétude, et la question de vie et de mort:
Qu’a donc le consul?
C’était un grand plaisir de raconter ces belles choses aux heures de récréation ou dans celles qui précédaient le sommeil; encore plus grand, dans les vacances, temps funeste et que jemployais si mal. En vain la maison paternelle était pleine de vertu, de pudeur, de décence, de bonté, d’indulgence; tant de nobles vertus ne pouvaient lutter contre l’impureté. L’impureté, je n’ai pas été surpris de la voir plus tard mise par les saints de la primitive Église et les lumières de nos temps, à la tête des plus terribles ennemis de Dieu et de l’homme.
Il n’est que trop vrai que, dans l’honnête maison paternelle, la religion, exercée peut-être dans ses commandements, ne l’était nullement dans ses pratiques, que l’Église y était méconnue et sacrifiée à l’esprit philosophique, à une philantropie toute morale, sans culte et sans prières.
Je reste convaincu qu’une grande partie de mes fautes est venue de cette absence de toutes dévotions.
Je n’avais à rendre compte à personne de mes actions secrètes, du danger desquelles un prêtre seul eût pu m’avertir.
Il m’arriva de pleurer de l’isolement où je me sentais dans le mal qui me dévorait, ne trouvant de conseils nulle part, ni d’encouragement au bien, me sentant entraîné et n’ayant pas d’amis.
Il y a des choses qu’on n’ose dire à son père: en les avouant à un confesseur, j’eusse été sauvé!
Le peu de trêve qui se faisait à mes pensées, toutes pleines de feu et de désirs, je le devais pourtant aux entretiens paternels; mais déjà je n’y assistais plus que de loin en loin; le temps fuyait, quinze ans avaient sonné! je cherchais le monde pour y voir des vêtements, des parures, des cheveux de femmes, pour me sentir brûler à côté de leurs robes ou en touchant l’extrémité de leurs rubans.
Je ne sais ce que j’aurais encouru de peines pour aller goûter une heure de cette fièvre et ce que je lui aurais sacrifié!
Tout me fatiguait à la maison, tout me semblait tiède et fade: j’aurais volontiers rougi de la noble simplicité qui la rendait si honorée de tout ce qui nous connaissait.
J’avais avec la pureté perdu l’innocence, avec l’innocence le bonheur des justes, le goût des choses saines et salutaires à l’âme et au corps.
Je m’exposais à tout pour en délivrer ma conscience et pour aller jeter mes regards émus dans les avenues du mal.
Je ne craignais rien à cela que le regard affligé de mon père et ses reproches si bien exprimés dans des paroles courtes, rares, mais pénétrantes.
Cela commença en moi des combats où le bien remportait de fugitives et incomplètes victoires!
Je me détestais d’affliger un si admirable père, et le Ciel a permis que je n’aie jamais cessé de l’honorer.
Il acceptait si facilement les moindres réparations.
Je n’avais pour le gagner qu’à écouter les récits qu’il avait tant de plaisir à nous faire des premières années de sa vie, de la solitude laborieuse et divine de son enfance au fond d’une vallée entourée de hautes montagnes, près d’un lac d’azur où il voyait se coucher le soleil.
Il me suffisait d’arroser avec lui le peu de fleurs que lui avait laissées la tourmente révolutionnaire et de les trouver belles et parfumées. Digne vieillard! quelques giroflées jaunes, quelques rosiers à cent-feuilles sur sa fenêtre suffisaient à la joie des soirs de la ville bruyante et échauffée.
O pensée fraîche et reposée du cœur d’un honnête homme! comme tu te complaisais sur les traits de mon père, derrière ce rempart d’humbles fleurs!
Il n’y a sur la terre nouvelle des serres de notre époque ni camélias ni daphnés qui aient procuré de si doux transports.
Quant aux miens, ils se tournaient de plus en plus vers les voluptés interdites et s’éloignaient chaque jour de ces scènes d’innocence et de vertu.
La couronne de mon enfance s’amaigrissait de plus en plus, et les feuilles en tombaient après les fleurs; le blanc, le rose, le vert, tout allait disparaître.
Je cherchais les lumières et la chaleur des spectacles, je fuyais le ciel et les campagnes; tout ordre était renversé dans mon être affaibli.
Je mourais épuisé de fatigue et de rêves dans les bois, au mois de mai, là où il y avait des chants d’oiseaux, des fleurs et des parfums de bouleaux naissants. Je me sentais vivre tout palpitant dans une petite salle de comédie de province, sous un vieux lustre infect, à côté d’un orchestre aux clarinettes glapissantes, aux violons de maîtres à danser exécutant une symphonie de Guépin, et à voir jouer les Rivaux d’eux-mêmes, de M. Pigault-Lebrun, dans de sales décorations qui avaient servi sans doute à la première représentation des Précieuses ridicules. J’y allais avant que le lustre fût allumé, les quinquets montés, je suivais tous les préparatifs avec une émotion étrange, avide même des répétitions de marches et de cliquetis de sabres romains qui se faisaient encore à cette heure, derrière le rideau, parmi les figurants de la tragédie d’Hypermnestre.
Ainsi s’annonçait l’âge de jeune homme où j’allais entrer avec de si mauvaises dispositions; ainsi finissait cette enfance commencée dans la maison de Dieu, à côté d’un saint serviteur de son Église que j’ai quarante ans oublié. C’est une grâce éclatante de Dieu qu’avec le goût précoce de ce genre de plaisirs, je n’aie pas fini par trouver mes dernières consolations au milieu des buissons de roses des coulisses de l’Opéra.